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1815 , Napoléon vaincu quitte définitivement le vieux continent pour son exil à Sainte-Hélène. Malgré la débâcle, nombreux sont ses partisans à désirer le sortir des griffes des Anglais. Mais Longwood est loin et l’aventure risquée. Un projet fou germe dans l’esprit de quelques exilés bonapartistes installés aux États-Unis, mais il est vite éventé. Les autorités américaines, anglaises et françaises sont en effet sur le qui-vive et, désormais, tous les coups sont permis… Car Napoléon vivant, Napoléon libre, s’il est le rêve de certains, reste le pire cauchemar des autres… Le roman supplée ici, avec vraisemblance, l’histoire méconnue de ces fidèles parmi les fidèles qui espérèrent jusqu’au bout, en hommes d’action idéalistes, qu’une bonne nouvelle vienne du fin fond de l’Atlantique et annonce enfin l’Aigle libéré.
ANDRÉ MASTOR
06/06/2008
La nuit de Sainte-Hélène
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ANDRÉ MASTOR
16 € André Mastor est l’auteur de romans et récits à caractère historique dont Rebelles (2006) aux éditions Albiana. En couverture : William Turner, Fishermen at Sea, 1796, huile sur toile. © Tate, London 2008.
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Avant-propos La nouvelle de la mort de Napoléon 1er, prisonnier dans l’île de Sainte-Hélène, parvint en juillet 1821 dans la plupart des grandes villes d’Amérique, où des exilés français complotaient depuis des années pour arracher l’Empereur à ses geôliers. De tous les projets d’évasion répertoriés, des plus farfelus aux plus audacieux, l’un au moins connut un début d’exécution. C’est celui du Champ d’Asile au Texas. Les récits de certains des protagonistes le prouvent. Que s’est-il passé ensuite ? Nul ne le sait ! Le mystère et l’incertitude demeurent, mais le prisonnier isolé sur son rocher n’a pas ignoré cette tentative. Preuve en est que, dans son testament et ses codicilles, il a légué de fortes sommes d’argent à deux des acteurs de cette tentative. L’univers romanesque, seul, permet de redonner vie et force à ces hommes hors du commun, pour une nouvelle aventure. Les passages en italique sont tirés d’ouvrages et de documents historiques.
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L’île de Saint-Hélène.
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– Ah, vous avez donné dans le Texas, dans le Champ d’Asile. Vous étiez cependant encore bien jeune pour vous faire soldat-laboureur. – Oui, j’ai donné là-dedans, j’y ai perdu douze mille francs et mon temps, reprit Philippe en essayant de grimacer un sourire. […] – Et vous aimez toujours l’Empereur ? dit Finot. – Il est mon dieu, reprit Philippe Bridau. Balzac, La Rabouilleuse
« Des projets d’enlèvement se formèrent […]. Si Napoléon, échappé aux mains de ses geôliers se retirait aux États-Unis, ses regards attachés sur l’océan suffiraient pour troubler les peuples de l’Ancien Monde ; sa seule présence sur le rivage américain de l’Atlantique forcerait l’Europe à camper sur le rivage opposé. » Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe
« Lallemand fut employé par moi à Saint-Jean d’Acre, dans des négociations avec Sir Sidney Smith ; il fit preuve de beaucoup d’adresse et d’habileté. À mon retour de l’Île d’Elbe, il se déclara pour moi dans le moment le plus périlleux. Lallemand a beaucoup de résolution, il est capable de faire des combinaisons et il y a peu d’hommes plus propres que lui à conduire une entreprise hasardeuse, il a le feu sacré… » O’Meara, Napoléon en exil
Fragments du testament de l’empereur Napoléon 1er Aujourd’hui 15 avril 1821, à Longwood, île de Sainte-Hélène. Ceci est mon testament ou acte de ma dernière volonté. […] 25° Je lègue au général Lallemand, l’aîné, cent mille francs. […] Le 24 avril 1821 à Longwood, île de Sainte-Hélène. Ceci est un troisième codicille à mon testament du 15 avril. […] 5° Je lègue au général Rigau, celui qui a été proscrit, cent mille francs. […]
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Prologue
Les revenants de la garde se ressemblaient tous, visage farouche balafré de coups d’épée et barbe glacée. Le froid qui les pénétrait depuis des heures leur rappelait celui de la retraite de Russie, et la Seine, pour ne pas être en reste, s’était figée par endroits. Ils avaient refusé l’offre d’hébergement de la population de Paris et veillé toute la nuit, enveloppés dans leurs manteaux râpés. Ils s’étaient encore une fois raconté les mêmes histoires de guerre faisant rouler leur chique d’une joue à l’autre. L’aube les avait saisis à battre la semelle sur un sol nappé de givre autour de feux qu’attisait un vent tournoyant comme un chien affamé. L’événement les dépassait, les écrasait parce qu’il leur faisait revivre l’épopée fabuleuse où l’héroïsme avait consumé leur jeunesse. Ils cessèrent leurs allées et venues en petits groupes et se fondirent en un seul rang de chaque côté de l’avenue. Ces vanu-pieds de la gloire aux silhouettes massives se pressaient épaule contre épaule et on ne remarquait plus dans ce cortège d’ombres, pour qui survivre avait été le fruit du hasard, que le ruban rouge de la légion d’honneur fleurissant la boutonnière de leur col. – Molitor, lança une voix déchirant le silence. – Molitor… Molitor, murmurèrent les autres voix.
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Molitor avançait d’un pas hésitant, portant sur ses épaules le poids d’une trentaine de campagnes. De nouveau une onde secoua ces soldats au cœur simple : – Voilà Oudinot… Bertrand… Bertrand. Les deux maréchaux, l’uniforme rutilant et le bicorne empanaché, marchaient côte à côte, appuyés sur des cannes. La foule innombrable qui envahissait l’esplanade des Invalides contemplait les seize chevaux pommelés aux larges naseaux tirant le char décoré de tentures noires brodées d’abeilles d’or. Le char s’arrêta devant une église désaffectée et restaurée pour la circonstance. Les coups de canon cessèrent de trouer l’air, les cloches de sonner à la volée et les tambours de battre quand éclata la marche funèbre. Victor Hugo, noyé dans la foule, composait déjà ses vers : « Ciel glacé, soleil pur… jour beau comme la gloire, froid comme un tombeau ! » Dans la nef de l’église, au milieu d’invités et de dignitaires qui venaient à leur tour chercher leur part d’honneur, et beaucoup en avaient besoin car ils avaient trahi celui à qui ils devaient tout, le prince de Joinville saluant du sabre dit au roi son père entouré de ses ministres : – Sire, je vous présente le corps de l’empereur Napoléon. – Je le reçois au nom de la France, ce 15 décembre 1840, répondit solennellement Louis-Philippe. L’absoute faite par l’archevêque de Paris, l’office dura deux heures. Elle fut parachevée par le requiem. Alors que les invités arpentaient les allées, un homme d’une quarantaine d’années, le visage blême avec de larges cernes sous les yeux, pénétra dans l’église et d’une démarche souple, le buste en avant, se fraya un passage parmi les conseillers municipaux et les généraux rangés près des anciens de l’escadron sacré. Pendant la retraite de Russie, Napoléon avait décidé de regrouper, dans une garde pour
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le protéger, certains officiers de cavalerie privés de troupe. Ce petit corps d’une centaine d’hommes prit le nom d’escadron sacré. Il fut dissous à son retour en France. L’inconnu questionna un vieux général desséché et rabougri : – Le colonel Franceschini, s’il vous plaît ! Le général se retournant avec difficulté désigna du menton un homme aux cheveux drus, aux tempes et au front grisonnants. Le colonel emmitouflé dans un manteau à double rangée de boutons, une paire de gants à la main, chaussé de bottines cirées luisantes comme du bois d’acajou, s’appuyait négligemment sur une canne. Il émanait de sa personne un orgueil certain et beaucoup de charme. – Je suis le professeur en fortification, Hervé Mansey de l’école militaire spéciale de Saint-Cyr, dit l’homme en tendant une main aux doigts minces. D’après ses calculs, le colonel devait avoir entre soixante et soixante-deux ans mais paraissait plus jeune de dix ans. – Nous sommes-nous déjà rencontrés ? murmura le colonel… Le professeur releva une mèche rebelle qui pendait sur son front. – Non, et croyez bien que je le regrette. J’ai été, jusqu’à son décès l’année dernière, le confident d’un de vos anciens compagnons de route, le général Lallemand. Le colonel, intrigué, attendait la suite mais ses yeux pâles brillèrent imperceptiblement. – Le général Lallemand s’est ouvert à moi en toute confiance quand il présidait le concours d’entrée à l’école militaire. Depuis votre rencontre en Corse en novembre 1834, il avait beaucoup appris de certaines autorités en poste à Paris sur ce que l’on peut appeler une affaire confidentielle, du genre affaire d’État… Je sais ce que vous ne savez pas ! Vous savez ce que je ne sais pas ! Le vœu du général Lallemand était de faire connaître votre aventure à tous. Qu’elle soit révélée au grand jour ! Il désirait qu’un
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livre fût publié sur ce sujet ! Il faut que le monde entier sache qu’un groupe d’hommes a essayé de libérer l’Empereur de son île-prison. Ayant fini sa phrase, le professeur sentit son cœur battre plus vite dans l’attente de la réponse du colonel. Ce dernier lui sourit, de ce sourire singulier de complicité qui rassure aussitôt. – Quand pourrais-je vous rencontrer dans un endroit plus chaleureux, afin que nous parlions de cette affaire ? demanda le professeur d’une voix hésitante. – Quel moment vous conviendrait ? Je suis à Paris pour une semaine. Le professeur fut incapable de dissimuler son impatience. – Pourquoi pas tout de suite ! N’est-ce pas un jour exceptionnel ? Le colonel parut réfléchir, puis il acquiesça. Il saisit un oignon de la poche de son gilet. L’église était maintenant presque vide. – Allons à mon hôtel, je commence à avoir faim. Je suppose qu’il en est de même pour vous. Sur le parvis, le colonel héla un fiacre. Le nez rougi par le froid, ils enfouirent leur menton dans le col de leur manteau. Les derniers carillons se mêlaient au martèlement des chevaux. Les grandes avenues étaient noires de monde. De brusques ovations saluaient les grognards revêtus de leur ancien uniforme, le torse bombé, le menton droit, un sourire de contentement relevant leur moustache. Depuis son arrivée en rade de Cherbourg et sa remontée de la Seine, la dépouille, convoyée depuis l’île de Sainte-Hélène par la frégate La belle poule, provoquait partout la même marée humaine animée par la passion ressuscitée et poussant inlassablement le même cri : « Vive l’Empereur ». L’hôtel était situé au fond d’une cour aux pavés ronds. La chambre était confortable avec un grand lit à tête de cuivre et un miroir dressé au-dessus d’un broc à eau posé sur une console. Une table était encadrée par deux chaises. Une grande fenêtre
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diffusait la lumière du jour. Une jeune domestique leur apporta sur un plateau un bouillon, un pâté en croûte et une salade de fruits. La cuisine était simple mais bonne et ils l’accompagnèrent d’une bouteille de vin. Le repas terminé, les deux hommes s’installèrent près de la cheminée. Le colonel semblait absorbé par la contemplation du verre qu’il tenait entre ses mains. Le professeur admirait cette tranquillité, ce détachement. Il aurait tellement voulu ressembler à pareil homme. Durant sa carrière militaire – il venait d’obtenir le grade de capitaine – il n’avait jamais participé à un seul combat. À la seule vue d’un sabre pointé sur lui durant un exercice, une sorte de fourmillement naissait dans sa poitrine et il éprouvait une terreur à vomir. Il s’était donc, avec intelligence et détermination, orienté vers l’enseignement et il racontait désormais, avec talent, les exploits guerriers des autres, tant il est vrai qu’il existe deux catégories de militaires : ceux qui font la guerre et ceux qui la racontent. Il pouvait décrire des batailles compliquées sans lire de note, expliquer la tactique des généraux, donner le nom des régiments, dépeindre les uniformes, comptabiliser le nombre de morts et de blessés. Il sortit de sa sacoche un encrier, une plume et des feuilles de papier. Lui qui, toute sa vie, avait été un travailleur si sérieux, si raisonnable, lui, le poltron, allait enfin rejoindre le monde des actes courageux et insensés et accéder à un peu de leur gloire. Et le colonel raconta d’une voix lente l’extraordinaire aventure.
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I À soixante-cinq kilomètres au nord de Philadelphie, la propriété de Point-Brezze étalait ses lourdes terres à pâturage bordées de collines couvertes de cèdres d’un vert tendre. Un cours d’eau paresseux la traversait, pour former en son centre un lac artificiel peuplé de cygnes. Suivant les rives serpentait un chemin carrossable desservant d’immenses jardins à la française, fleuris de rhododendrons et d’azalées. Au long d’un embarcadère se bousculaient des bateaux à rames. Un kiosque à musique cerné de tulipiers coiffait une butte. De là, la vue s’étendait de la demeure à deux étages percée d’une trentaine de fenêtres jusqu’aux dômes et aux flèches de Trenton, et plus loin, aux fermes de Bordertown avec leur alignement de champs de céréales. Cet agréable domaine appartenait à Joseph Bonaparte. Le frère aîné de Napoléon avait, en commun avec l’Empereur, le front haut et large, la mèche tombant en pointe et les orbites enchâssées. Mais si, chez l’un, la prunelle étincelait, elle révélait, chez l’autre, la nonchalance et un brin de paresse. Le nez de Joseph était aquilin sans plus, les lèvres gourmandes, la démarche pesante et la voix aux intonations molles. Un an après avoir débarqué clandestinement en Amérique sous le nom d’emprunt de Bouchard, et endossé ensuite le titre de comte de Survilliers, Joseph conversait, attablé sur une pelouse, avec deux hommes habillés sans recherche.
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Leur attitude empruntée et leurs gestes maladroits inspiraient une certaine compassion, mais aucun invité n’aurait osé troubler ce moment particulier : Rousseau, le ferblantier, responsable de l’argenterie, et Archambault, le deuxième piqueur, chassés de Sainte-Hélène par les Anglais pour alléger les frais de détention de l’Empereur et de sa suite, donnaient des nouvelles de l’illustre prisonnier. Point-Breeze accueillait pour cette soirée tout ce que Philadelphie et Baltimore comptaient de mis à la retraite d’office, de demi-soldes et de proscrits de la Grande Armée. Ces émigrés discutaient par petits groupes, la redingote pincée à la taille, la canne à pommeau d’argent à la main. En moins d’une heure, la nuit était tombée et des flambeaux de bois gras accrochés à des troncs d’arbre grandissaient leurs silhouettes et éclairaient parfois un sourire. Quelques-uns, assis confortablement devant des assiettes en faïence, dégustaient des viandes de qualité accompagnées de salades de maïs, de pommes de terre et arrosées d’un vin de Monbazillac, trinquant dans des verres de cristal à la santé de l’Empereur. L’Empereur ! Ce mot sacré revenait sans cesse sur les lèvres, avec son cortège de marches éprouvantes, de batailles acharnées ou de victoires foudroyantes. Ils le revoyaient encore au soir d’Austerlitz sous une voûte d’étoiles qui brasillaient, tremper une tranche de pain dans la sauce à même la marmite, se saisir de la couverture d’un grognard, la jeter sur ses épaules tout en lui tirant affectueusement l’oreille. Quelques vétérans inconsolables avaient endossé leur uniforme aux boucles et boutons rutilants et monté des fusils en faisceaux, crosses en terre. À leur pied, un drapeau tricolore flottait sous l’effet de la brise, montrant un aigle aux ailes déployées. À l’intérieur de la vaste bâtisse, dans la salle de billard, à l’écart de toute agitation, cinq généraux d’Empire, les frères Lallemand, Rigau, Clauzel et Lefebvre-Desnouette, condamnés à mort par contumace par les tribunaux de Louis XVIII,
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buvaient un whisky – cette nouvelle boisson que les émigrés avaient découverte avec ravissement – tout en fumant des cigares. Rigau, âgé de soixante ans, que Napoléon avait surnommé le « martyr de la gloire » en raison de ses multiples blessures, était assis dans une chaise roulante. Il était difficile d’attarder son regard sur un visage aussi couturé de cicatrices. En 1794, le général avait reçu une balle qui lui avait cassé la mâchoire, coupé une partie de la langue et troué le palais. Il fallait faire un effort pour le comprendre lorsqu’il parlait. Manquaient à l’appel deux proscrits célèbres, le maréchal Grouchy et le général Vandamme. Ce dernier était un homme au caractère difficile. Il commandait à Waterloo un corps d’armée et rejetait la responsabilité de cette défaite sur Grouchy. Joseph Bonaparte n’avait pas eu le choix. Dans un moment aussi important pour l’ensemble de la communauté française, il avait décidé de ne pas les inviter, préférant éviter toute tension inutile ou éclats de voix entre eux. Dès que le maître des lieux eut terminé, des groupes de convives se pressèrent autour de Rousseau et Archambault. Le récit des brimades imposées à l’Empereur provoqua l’indignation générale et souleva des interrogations : « Était-il admissible que l’Empereur fût soumis à de telles offenses ? Comment Hudson Lowe, son geôlier, pouvait-il être aussi cruel et manquer à ce point de cœur ? » Mais ce grand rendez-vous organisé pour obtenir des nouvelles de l’Empereur était également une fête : Joseph Bonaparte frappa dans ses mains et annonça le bal. Il ouvrit le quadrille avec Henriette Girard, nièce de Stephen Girard, banquier à Philadelphie. On racontait que l’argent de ce fervent admirateur de Napoléon avait permis au gouvernement de Washington de soutenir de 1812 à 1815, la deuxième guerre d’indépendance contre les Anglais. Henriette posait sur le monde un regard bleu et froid qui exprimait un intense désir de liberté que contrariait sa condition de fille de bonne famille. Elle avait le front bombé et intelligent, le nez fin et petit. Ses
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lèvres dessinées délicatement étaient encadrées de lourdes anglaises. Les convives qui pénétraient dans le salon pour regarder évoluer les danseurs admiraient le luxe des épais rideaux à franges d’or, les tapis des Gobelins, les meubles aux formes solides luisant de cire odorante. Des candélabres subtilement orientés mettaient en valeur des toiles de Murillo, David, Rubens, Van Dyck. Deux cheminées monumentales, expédiées à Joseph par son oncle, le cardinal Fesch, réchauffaient les longues soirées d’hiver. Henri Lallemand, brillant orfèvre en artillerie, entra à son tour dans le quadrille qui s’était formé. Ses yeux croisèrent ceux d’Henriette Girard et la complicité s’installa immédiatement entre eux. La jeune fille accentua ce sentiment en inclinant légèrement la tête, confuse et ravie. Son regard s’adoucit et elle découvrit, troublée, les épaules larges et le buste droit du jeune général, enserrés dans une redingote courte. Le pantalon de flanelle se terminait par des bottines noires. Elle battit des paupières mais prit son temps pour contempler un visage aux traits réguliers et à la fine moustache. Tout en tournant autour de lui, elle demanda d’un ton badin : – Êtes-vous également un de ces militaires ? – Oui. – Quel grade ? – Général. – Blessé ? – À Waterloo… On devinait chez ce jeune général une volonté de puissance que les champs de bataille et les folles chevauchées n’avaient pas réussi à satisfaire. Elle entrevit dans son regard un vol majestueux de flamands roses, mais ne trouva pas les mots pour le lui dire. Ils se séparèrent pour rejoindre chacun un rang alors que violons et banjos attaquaient un air entraînant. Enveloppée par les parfums des jardins qui envahissaient le salon, elle goûta
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paisiblement la féerie des couleurs, se laissant conduire par le charme savoureux de la convenance. Sur le chemin du retour, dans les berlines et calèches, il n’était question que de ce couple qui n’avait cessé de danser. Les mères des jeunes filles à marier, dépitées, agitaient nerveusement leurs éventails, car le jeune et beau général n’avait eu d’yeux que pour Henriette Girard.
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II Le décor luxueux dans lequel il vivait et son attitude tranquille de gentleman-farmer, ne faisaient pas de Joseph Bonaparte le chef que le général Charles Lallemand cherchait pour mener à bien son projet. Il l’avait entendu évoquer avec nostalgie l’époque où il était roi d’Espagne, les fastes de la cour de Madrid ou encore relater ses nombreuses et fructueuses affaires en Amérique. Comment cet homme à la bonhomie paisible avait-il pu en si peu de temps bâtir une telle fortune ? se demandait le général en remontant la quatrième avenue de Philadelphie et ses arbres fleuris. À sa demande, le banquier Stephen Girard, à qui il rendait visite, avait donné congé à la petite armée de domestiques qui entretenait un palace de marbre. Girard, comme à l’accoutumée, portait des habits noirs et des bottes sans revers d’un autre âge. Son attitude vestimentaire contrastait avec la richesse des lieux : un salon aux fines boiseries acajou, aux commodes marquetées de bois clair et au parquet coloré, permettait au visiteur de contempler des tableaux et des sculptures de maîtres. Comparé à la chambre que le général louait, cela tenait du rêve éveillé. Après avoir salué le général, le banquier le pria de le suivre sur la terrasse décorée de balustres, baignée par la clarté laiteuse de la lune qui se levait. Le général Lallemand appréciait cette demipénombre qui allait aider aux confidences. Girard lui servit un mélange de rhum et de jus de fruit. Ils trinquèrent et le banquier,
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quand ils eurent déposé leurs verres, lui demanda la voix soudain affaiblie : – Général, je vous ai entendu hier soir raconter les adieux de Napoléon à ses derniers fidèles. Pouvez-vous recommencer pour moi tout seul ? Après un silence, il ajouta : – S’il vous plaît ! Charles Lallemand entreprit de relater une nouvelle fois les adieux déchirants de Napoléon à ceux que les Anglais ne voulaient pas emmener à Sainte-Hélène pour l’accompagner dans son exil. Le banquier, le menton levé écoutait religieusement. – Nous entourions l’Empereur sur le Bellerophon pour lui baiser les mains et la plupart d’entre nous pleuraient. L’Empereur essayait de nous réconforter mais le cœur n’y était pas. Le lendemain, le 7 août 1815, sur le Northumberland, accompagné de Planat, Savary et Piontokowski, les officiers exclus de la liste dressée par les Anglais, je l’ai vu pour la dernière fois. Il nous a donné l’accolade et nous a dit : « Soyez heureux, mes amis… Nous ne nous reverrons plus, mais ma pensée ne vous quittera pas, ni vous, ni tous ceux qui m’ont servi. Dites à la France que je fais des vœux pour elle… » Stephen Girard contint difficilement son émotion. – Il faut faire quelque chose… mais je ne sais pas quoi ! La flamme qui brillait dans les yeux du général était celle qui l’habitait sur le plateau de Pratzen, la veille de la bataille d’Austerlitz. Le front de l’officier se barra de plusieurs rides. Un homme de sa trempe ne pouvait qu’imaginer de grandes entreprises où l’aventure serait plus belle qu’une déesse et peu importait qu’il n’y eût que de l’amertume au bout… – J’ai un projet, avoua-t-il ! – Qu’est-ce à dire ? souffla le banquier qui reprenait ses esprits…
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– La libération de l’Empereur de Sainte-Hélène… Ces mots étaient tombés lentement. Le banquier lui étreignit les mains. – Je vous y aiderai… – Un dernier rendez-vous me retient à Philadelphie. Je dois retrouver ensuite un officier de notre Grande Armée à la Nouvelle-Orléans. Voyez-vous, reprit le général, il sera impossible de cacher bien longtemps ce projet. Même en le noyant sous de fausses informations. Je pense qu’il est vital d’agir très vite. J’ai besoin de… – le général toussota – et c’est bien le but de cet entretien… Bref, reprit-il d’un ton vif, tout peut s’arranger avec de beaux et bons dollars. Le général sortit d’une poche une liste de ce qu’il fallait pour organiser une telle expédition. Le banquier prit la liste, se leva et dit : – Je l’avais bien compris comme cela. Resservez-vous, je n’en ai pas pour longtemps. Le général se cala dans son fauteuil et se laissa bercer par le murmure d’une fontaine dans le jardin. Quelques minutes plus tard, le banquier revint plissant ses lèvres dans ce qui paraissait être un sourire. – Je ne suis bien entendu au courant de rien. Voici deux lettres de crédit de cinq mille dollars, chacune établie à votre nom par deux banques : la Steevenson et la Carson. Vous pourrez les présenter dans n’importe quel établissement commercial de ce pays. Du numéraire, pour les besoins immédiats, sera acheminé jusqu’à vous par mon fondé de pouvoir. Il réglera également une partie des achats de départ. Il n’est pas nécessaire, je pense, de voir surgir ici ou là un officier bonapartiste émigré, les poches gonflées de billets de banque. * *
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À Philadelphie, le général Charles Lallemand avait pris ses quartiers à la « White star » une auberge dotée, sur le devant, d’un petit jardin. Dès que les deux anciens domestiques de Napoléon à qui il avait proposé une rencontre discrète franchirent le seuil de l’auberge, ils comprirent qu’ils pénétraient dans un mystère. Un garçon de salle les conduisit au premier étage. Le général avait accumulé une documentation importante sur l’île de Sainte-Hélène et avait disposé une carte sur une petite table. La chambre était de dimension réduite et l’on ne pouvait tenir debout qu’en son milieu. Le général s’en accommodait de bonne grâce tant son esprit était accaparé par la libération de l’Empereur. Il parla d’un ton solennel : – Au nom de l’Empereur, je vous demanderai de garder secret cet entretien. Les deux domestiques hochèrent la tête. – Voici une carte de Sainte-Hélène ! reprit-il, j’attends de vous des détails précis permettant le débarquement d’un petit groupe. Les deux domestiques se penchèrent d’un même mouvement sur la carte. Rousseau, en promenant un doigt sur une série de lignes, fournit des indications précises sur la protection de l’île : « Plusieurs vaisseaux et frégates armés mouillent dans la baie de Jamestown. Deux bricks croisent sans relâche sous le vent et ont pour mission d’arraisonner tout navire qui s’approche de l’île. Des sémaphores guettent le large sur une bonne centaine de kilomètres. Dès qu’ils aperçoivent un bâtiment, ils le signalent à la croisière par un coup de canon. Fortifications et batteries de côte sont armées de canons et de mortiers de rempart. La garnison occupe quatre points dans l’île, le camp de Deadwood, la redoute de Ladder Hill, le plateau de Francis Plain, et la ville de Jamestown… ». Archambault, lui, possédait une parfaite connaissance des sentiers, juste assez larges pour permettre le passage de charrettes
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tirées par des bœufs : il les avait parcourus à cheval en compagnie de l’Empereur au début de sa captivité. Il livra des informations d’une voix hachée : « Toutes les hauteurs sont surmontées de postes de télégraphie optique. Un poste central permet une communication rapide et peut préciser que le prisonnier « va bien », « est souffrant », « s’est absenté depuis plusieurs heures »… Des piquets de garde se tiennent aux trois issues du domaine de Longwood. Leur piquet principal enregistre chaque allée et venue et en note le motif… » – Croyez-vous que cela soit possible ? interrogea le général. Me comprenez-vous bien ? – L’opération n’est pas impossible, répondit Rousseau. Tout dépendra de la détermination de vos hommes… À moins que… – Quoi ! balbutia le général. Parlez donc ! – La fête du prince régent a lieu le 12 août. Elle est célébrée avec faste. C’est le seul moment de l’année où l’armée connaît un relâchement. Les soldats boivent beaucoup pour oublier qu’ils vivent sur une terre lointaine et ingrate, et un bal est donné à Plantation House. La position de l’île au beau milieu de l’Atlantique sud, sa surveillance maritime et terrestre, ses falaises abruptes, ses ravins vertigineux vouaient à un échec évident toute tentative de libération de l’Empereur, mais l’expérience de la guerre du général, son instinct de chef, sa bravoure de combattant lui disaient que le verrou pouvait sauter, surtout avec cette fête qui risquait d’amollir la vigueur de la troupe anglaise. Et alors là ! Il leva les yeux et scruta les visages qui lui faisaient face. Ils n’étaient que gravité. – Et alors là, dit-il, si nous réussissons, le monde ne sera plus jamais tout à fait le même !