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M. Biancarelli

MARC BIANCARELLI

Du vert Paradis à l’Enfer, le chemin est court… et Côme et ses amis s’emploient à le raccourcir encore, histoire de retrouver le calme originel. Celui d’avant le peuple du quad…

Le peuple duquad

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ALBIANA

ALBIANA

Couverture Val Biancarelli

Le peuple du quad

VERSION BILINGUE

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ÉÇU DE VOIR REVENIR les chiens si tôt, sans que l’on

ait entendu le moindre jappement, Côme se dit que dans ce village d’enculés, vraiment, c’était de pire en pire. À la rigueur, il pouvait accepter que la plage soit livrée à des milliardaires venus d’ailleurs et le littoral exploité au nom du tourisme et de l’économie. C’était un homme réaliste, avec le bon sens de la campagne, sachant qu’un sou est un sou et qu’un terrain, surtout au bord de la mer, n’était rien d’autre qu’une marchandise capable d’améliorer le quotidien. Et puis, il s’en foutait complètement, de la plage. Dans son inconscient, et par-delà la valeur marchande dont nous avons parlé, le bord de mer ne valait rien. D’ailleurs, autrefois, la malaria dévastait ce bord de mer la faux à la main, et tous, quand ils le pouvaient, le fuyaient. Le vrai refuge des siens avait toujours été la montagne. Les familles considéraient – à juste titre – les terrains du bord de mer comme devant échoir aux femmes, ou aux idiots qui se faisaient berner lors des partages. Donc la plage, disons, et son avenir oscillant entre putasserie et consumérisme, Côme s’en battait les couilles, si le lecteur me permet d’employer cette métaphore certes empruntée, et certainement douteuse, mais néanmoins fidèle à l’état d’esprit de notre montagnard. Quand bien même les déchets de l’Europe entière eussent atterri sur le rivage, Côme n’en aurait pas moins dormi du sommeil du juste. Mais de voir 1


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débarquer aujourd’hui tous ces abrutis dans ses chaînes de montagnes, solennelles et verdoyantes, ses territoires de chasse immémoriaux et sacrés, voilà qui lui plaisait beaucoup moins. Depuis quelque temps, de fait, il ne reconnaissait plus son domaine. Les uns organisaient des promenades à cheval, les autres, avec trois planches, se construisaient une cabane où ils débitaient des boissons, juste sur le chemin menant au château du comte Pazzu. De-ci de-là, on avait ouvert des pistes pour les randonneurs. Et maintenant, les quads fous l’envahissaient, rugissant comme des démons déchaînés. Partout, fleurissaient de nouvelles pancartes : accrobranches, canyoning, pommes frites, refuge privé, chambre d’hôtes, au saucisson corse, vente de galets de rivière, au coup de bâton, caboulot montagnard, varappe avec Simon, descente avec Délia, pêche avec les island fishing, location de bergeries, vente d’abris pour brebis. C’était sûr, maintenant, on y était : le bordel du bord de mer avait transhumé. De tous les côtés on ouvrait des pistes en terre pour que les quads, les motos et les 4x4 puissent accéder aux coins les plus vierges, les curiosités les plus folles de la mère nature : un ancien hameau abandonné, une vieille chapelle en ruine, une cascade, un trou d’eau où se baigner, une diorite orbiculaire, un lentisque rare, un jeune châtaigner où prendre le frais, une fourmilière, un bout de bois… On appelait cette frénésie le « tourisme vert ». Au début, dans l’esprit de tous, vert était quasiment synonyme de bon, ou de sympathique. On allait faire ici un tourisme pour des gens doux et différents, des gens cultivés, entichés de nature, respectueux de l’environnement et de la culture ; pas comme ces allumés férus de tourisme du bord de mer, qui ne recherchaient que les discothèques, le soleil et les supermarchés. Mais ce tohu-bohu soudain, ces bandes de motos et de quads parcourant la forêt, toutes ces saloperies de routes récemment ouvertes et ces pins abattus ne laissaient deviner ni amour pour l’environnement, ni respect pour les indigènes.


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En fait, Côme comprenait bien que son territoire se réduisait de jour en jour, à mesure même que les sangliers et les mouflons semblaient fuir ce chambardement pour crétins. Les rivières elles-mêmes n’offraient plus aucune paix, et surtout plus un poisson à pêcher. Des milliers d’originaux se baignaient ou descendaient les fleuves avec leurs canoës ; il y avait des ordures partout, l’eau était souillée, l’air empuanti. On entendait des bruits improbables ; les dingues de canyoning passaient en course sur toutes les sablières où les truites pondaient leurs œufs, démolissant tous les coins en criant bien fort leur insupportable satisfaction d’idiots ravis de vivre pleinement dans la société du plaisir et du loisir. Plus une truite à pêcher, plus un sanglier à chasser, l’affaire devenait grave, et, lentement mais sûrement, la colère montait à la tête de Côme, le patron des chasseurs de Pineta. Et, à lui comme à ses compagnons, la dernière battue d’aujourd’hui, qui avait viré à la plaisanterie, ne lui convenait pas du tout. Ce matin-là, Kevin, Mourad, Dalton è Pierrick s’étaient levés de bonne heure. Voilà déjà plusieurs mois qu’ils avaient le projet de passer trois ou quatre jours en montagne, juste le temps de reprendre leur souffle et un peu d’énergie après s’être vautrés dans la chaleur suffocante de la ville frénétique ; la saison se terminait enfin. Un peu de fraîcheur, un retour aux sources, une équipée dans un environnement naturel, pour solidifier à nouveau le groupe, c’était un beau programme, un beau debriefing après un été fait de soirées sans fin, de boîtes de nuit et de belles nanas bien chaudes, débarquées du monde entier pour vous vider de vos dernières ardeurs. D’ailleurs, la nuit précédant son départ, Kevin l’avait passée avec Jennifer, sa petite amie du moment, et il lui avait fait l’amour avec une sauvagerie qu’il ne se connaissait pas. Il lui avait tenu les jambes écartées avec les mains et l’avait pénétrée avec une ardeur incroyable, 3


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en criant comme un sauvage tandis qu’il jouissait. Puis il s’était affalé sur sa proie vaincue, il s’était endormi sur-lechamp, il avait ronflé comme un porc jusqu’à cinq heures du matin, et s’était retourné dans le lit comme s’il était dans une bauge, en lançant quelques pets sonores et puants qui avaient eu raison de la pauvre Jennifer, laquelle au bout d’un certain temps s’en était allée dormir sur le canapé. Une fois levé, Kevin eut tout de même la délicatesse de laisser dormir la jeune fille, passant dans la salle à manger sur la pointe des pieds, en se rappelant non sans honte que sa nuit s’était tout entière déroulée à rêver qu’il pétait et ronflait comme un verrat. Une fois prêt, il avait mis ses affaires de montagne dans le coffre de la voiture, ainsi qu’une tente pour passer les nuits au bord de la rivière, car la saison était déjà avancée : on risquait d’avoir froid. Parmi ses affaires, sa préférence allait à ses grosses chaussures de campagne fluo dernière mode (achetés 800 euros à Mountain Man) ; il savait que Mourad surtout, rien qu’à les voir, en aurait une poussée de fièvre. Enfin, juste avant de partir, il alla embrasser sa douce et bonne Jennifer qui dormait dans la salle à manger. « Mmh, lui dit son amie, tu m’as bien fait l’amour cette nuit… Amuse-toi bien, là-bas, mon petit montagnard sauvage… » Ensuite, Kevin est allé rejoindre ses trois camarades sur le port, au café des Poissons Crus, où ils avaient rendez-vous, et là, ils ont pris un petit-déjeuner jusqu’à l’ouverture du supermarché. Ils se sont un peu moqués de Dalton, qui était le plus faible de la bande, le seul à être célibataire, avant d’aller faire leurs courses. Ils ont fait une razzia sur les barres de blé vitaminées et autres cochonneries du même style, lait Nestlé, chocolat et chips de toutes les formes et pour tous les goûts, saucisson Cochonou, boîtes de plats préparés qu’il suffisait de réchauffer, papier-cul, quelques pansements, bouteilles de bières et eaux minérales, et sont partis, avec de la nourriture pour quatre jours. Ils ont pris tout de même deux voitures, car il fallait tirer les remorques 4


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avec leurs quads, et ils ont tourné le dos à leur plaine natale. Kevin transportait Mourad dans sa voiture – nous voulons dire son 4x4 flambant neuf, avec toutes les options et nouveautés possibles, y compris le GPS – tandis que Pierrick et Dalton allaient de leur côté. Les couples étaient d’ailleurs plus ou moins formés pour toute la durée du séjour. Au détour d’un virage, on avait une vue sur toute la plaine côtière, la ville, plus en contrebas, et la mer au-delà, avec sa file d’hôtels et de discothèques, ses villages de vacances sur les côtes, les résidences secondaires et les magasins de vêtements, et les voiles et la centaine de bateaux de plaisance dans le port. En Kevin se forma comme une sorte d’étrange soupir, au fond de son âme, comme s’il voyait ces plages pour la dernière fois. Puis il se concentra à nouveau sur les difficultés de la route. Il oublia le soupir étrange qui venait de lui échapper. Réunis chez Buciardolu, une espèce de baraque en planches de pin qui leur servait de bar de village, les chasseurs de la Pineta tenaient un conseil de crise des plus importants. Le pastis coulait à gros bidons, les musettes se mélangeaient sur les tables, les uns ayant sorti un jambon de deux ans d’âge, les autres un fromage avec des vers qui avançait tout seul. De temps en temps, on jetait aux chiens attachés un peu plus loin un os qu’ils rongeaient avec une rage sauvage. Deux autres chiens, un peu plus à l’écart, Lion et Bonbon, tâchaient de s’enculer. « Allons, Lion, ça suffit ! cria Côme. – Vas-y, prends-lui le con, vas-y ! dit Zuppiccheddu, au comble de l’exaltation. – Quel con ? Âne bâté que tu es !?! Ce sont deux mâles ! Aussi, quelle bêtise d’appeler un chien Bonbon !!! » Déjà passablement en colère, Côme reprit de plus belle : 5


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« Ça ne peut plus durer ! Il n’y a plus une seule trace de bêtes dans nos montagnes ! On lâche les chiens pour rien, bientôt on est bon pour chasser les lézards, et à force de ne plus voir un seul poil de sangliers, nos chiens eux-mêmes se mettent à s’enculer ! – Les sangliers ne trouvent plus rien à manger, dit Jean-Vitus, ils descendent en contrebas, là-bas au moins, il y a des poubelles. Ou bien ils franchissent la crête et prennent le chemin de Campanaccia. – Comment ça, rien à manger ? Ce n’est pas la nourriture qui manque, en forêt. Non. Le problème, je vous l’ai déjà expliqué, ce sont tous ces quads, toutes ces pistes qu’ils ont ouvertes de tous les côtés. Ainsi que ces milliers de touristes qui font les randonnées, qui montent jusqu’à Conti Pazzu et qui vont se baigner dans les bassins. Ils sont en train de nous mettre dehors lentement mais sûrement, et moi, vous n’allez pas me faire croire que les sangliers aiment ce genre de chambardements ! – C’est vrai, ajouta Quilicus, il n’y a même plus de mouflons. L’autre jour, j’ai aperçu des mouflons sur la pointe de Miriatoghja, comme ça de loin. Cela veut dire qu’ils cherchent un refuge où ils peuvent, de par chez nous, ils ne sont plus tranquilles. » Tous comprenaient que l’heure était grave. C’était la première fois que les chasseurs de la Pineta vivaient une saison de chasse aussi piteuse. Déjà que l’année dernière, ça n’avait pas été terrible ! Bientôt, ils seraient à la risée. Depuis l’ouverture, on n’avait tué que deux sangliers maigrelets, sans compter un tout petit marcassin que Jean-Vitus avait descendu alors qu’il était à l’affût. On disait que les gens de la plaine, ainsi que ces gredins de chasseurs de Campanaccia, en riaient ouvertement dans les cafés. « Et pourquoi veux-tu que les mouflons restent ici ? dit Télémaque, qui était considéré comme un homme ayant de l’instruction, grand chasseur devant l’Éternel, et qui, en 6


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plus, avait été un peu nationaliste autrefois. Tu n’as pas vu les tranchées qu’ils ont ouvertes dans les Vangarona ? Ils ont abattu des milliers de pins ! Sur je ne sais combien de kilomètres ! Tout est défiguré ! Ça aussi, c’est un problème : depuis que « la Région » a repris la gestion des forêts, c’est un désastre. Ils ont fait monter leur clientélisme jusqu’ici. Ils ouvrent des routes qui ne servent à rien et font des parefeu stupides juste histoire de faire travailler leurs copains chefs d’entreprise. – Oui ! C’est vrai ! se déchaîna soudain Quilicus. Ils disent que c’est pour combattre le feu. Mais il n’y avait jamais eu de feu par ici, et l’autre jour, il y a eu un début d’incendie au-dessus de Tassedda, justement là où ils ont ouvert une piste nul ne sait pourquoi ! – Et pourtant, les Vangarona, c’était leur coin, aux mouflons ! cria Côme qui ne tenait plus en place. Il faut que ça cesse !!! – Oui ! Il faut que ça cesse !!! reprirent en chœur tous les chasseurs de Pineta. Et même Zuppicheddu, qui était pourtant l’idiot de la bande, avait rejoint la rébellion générale. – Il faut faire comme dans le Fiumorbu, proposa Côme : crever les pneus des voitures lorsqu’ils montent faire leurs promenades en forêt avec les quads ! » À ce moment-là, ça devenait intéressant, et chacun proposa la sienne : « Il faut plastiquer les engins des entreprises qui font les tranchées, dit Télémaque. – Il faut leur casser la tête ! tenta Zuppicheddu, pour dire comme les autres, sauf que lui parlait du nez. – Il faut brûler les baraques des débitants de boissons ! lança Buciardolu, qui trouvait enfin un intérêt à la conversation. – Il faut tuer deux ou trois de ces randonneurs, et vous allez voir s’ils vont revenir ! dit Quilicus. 7


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– Il faut les décapiter et faire le tour de la montagne avec les têtes accrochées aux capots des 4x4 !! hurla JeanVitus, l’écume aux lèvres. Après, on fiche les têtes sur quelques pieux et on fait monter deux ou trois journalistes !!! Ça va leur faire comprendre !!! » Autour des tables, on s’agitait à qui mieux mieux. Les hommes étaient debout, hurlant comme des fous, agitant les mains. Zuppiccheddu commença à sauter sur place, hochant du chef comme une poule ; Côme lança une côtelette entière aux chiens en hurlant comme un loup, et Buciardolu offrit une tournée générale de pastis avec une chaleur et une générosité que nul ne lui connaissait. Les deux 4x4 s’arrêtèrent sur la place du petit village. En cette fin de septembre, il n’y avait déjà plus personne, ou presque. Les gens avaient rejoint le bord de mer, pour reprendre le travail ou préparer la rentrée des enfants, et beaucoup, Corses du continent ou continentaux mariés à des Corses, s’en étaient allés retrouver leur vie de ploucs à Paris ou à Marseille. Pierrick et Dalton étaient descendus à la fontaine pour remplir d’eau deux seaux en plastique. L’idée de charrier plus tard les seaux n’était sans doute pas très bonne, mais ils pensaient que l’eau minérale qu’ils avaient achetée ne leur suffirait peut-être pas pour le temps qu’ils passeraient en forêt. Sur le seuil de la maisonnette, un peu plus loin, un vieux à l’air idiot semblait les regarder sans les voir, la visière de la casquette enfoncée jusqu’aux yeux. Ils lui firent bien un geste de la main, et aussi de la tête, et même un grand sourire, mais le vieux ne répondit pas. Les deux citadins échangèrent un regard complice qui signifiait : celui-là, il a son compte. Ils continuèrent donc à remplir leurs seaux tranquillement. Pendant que Kevin s’affairait auprès des remorques, pour voir si tout était bien en place et resserrer deux ou trois attaches qui lui semblaient peu sûres, Mourad était resté sur 8


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le siège du passager, cherchant une station de radio convenable. Un instant plus tard, il tomba sur une radio italienne qui jouait Seven nation army, le tube du moment. Ils l’avaient écouté tout l’été en boîte de nuit. Mourad se rappelait son été de fou, revoyait tous ces culs sur la piste de danse, et tous les coups qu’il avait tirés, et puis repensa aussi à un de ses amis qui, au mois d’août, s’était jeté contre un platane, ivre mort et bourré de cocaïne. Il n’eut pas même le temps de se sentir coupable – car, en ce qui concerne la cocaïne, il y était sans doute pour quelque chose – que, dehors, quelqu’un reprenait la même musique de façon étrange. Il chercha un peu et vit un type bizarre, un peu contrefait, accroupi près d’un mur, en train de jouer avec une guimbarde. Mourad tendit l’oreille et, miracle, reconnut les notes de Seven nation army, reprises, imitées plutôt, avec l’instrument archaïque. « Incroyable ! » se dit-il, et il regarda en direction de Kevin qui, lui aussi, assistait à la scène avec un sourire de satisfaction. Mourad augmenta un tout petit peu le son de la radio, comme ça, pour voir. L’autre difforme se mit à jouer plus fort avec sa guimbarde, et suivait le rythme de la musique techno sans aucune difficulté, en lui donnant même une harmonie inattendue. Mourad haussa le son à nouveau, et le musicien rustique se mit à jouer encore plus fort, en cadence ; il se redressa même sur ses pieds, et se mit d’un coup à sauter sur place, ce qui devait correspondre chez lui à une façon de danser, et il hochait même la tête comme une poule. Kevin et Mourad n’en pouvaient plus. Maintenant, ils s’étaient mis à rire et se payaient ouvertement la tête du danseur ; et lui jouait plus vite et sautait encore plus haut. Alors on entendit un cri. « Zuppiccheddu ! Zuppiiccchhèèèddduuuu !! Zuppicccchhhhèèèrrgggm !!!! » De peur, l’estropié laissa tomber la guimbarde et se mit à courir. Il disparut dans une ruelle où on ne le vit plus. Il semblait avoir entendu crier le diable. Mourad baissa lui 9


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aussi le son. Pierrick et Dalton revenaient dans l’intervalle avec les seaux, et Kevin en avait fini avec sa remorque. Tous plus ou moins surpris et apeurés lorsqu’ils avaient entendu crier, ils cherchaient à deviner l’origine du bruit. Alors leur apparut une sorte d’Hercule sur une terrasse située au-dessus, dans ces maisonnettes adossées au terrain rocheux où le village se poursuivait. L’homme devait faire quasiment deux mètres, et ses épaules semblaient un tronc de châtaigner mis de travers. Il était rouge comme une écrevisse, les bajoues en feu comme quelqu’un que l’on vient de tirer de la sieste et qui n’est pas content. D’autant plus – mais cela, les quatre amis ne pouvaient le savoir –, qu’il venait, une heure auparavant, de descendre des litres entiers de pastis avec ses camarades. L’homme, impressionnant, les regardait d’un œil chargé de haine, et nous disons un œil car l’autre était vitreux et traversé par une cicatrice qui prenait naissance en plein front et venait se perdre dans une barbe épaisse et rousse qui trahissait certainement les origines berbères du campagnard. L’espace d’une demi-seconde, Kevin eut l’impression que le géant était vêtu de peaux de bêtes, mais non, c’était simplement une chemise de campagne et un pantalon de treillis. On ne voyait pas les chaussures, mais peutêtre était-il pieds-nus, et peut-être même que ses pieds étaient fourchus. Dans ces montagnes, tout était possible. « Bon… bonjour, monsieur, tenta timidement Kevin. – Foutez-moi le camp !!!! Espèce de vauriens ! répondit le géant. Dans deux secondes, je prends un fusil et je vous achève sur place, compris ?!!! » En deux temps trois mouvements, les deux couples de citadins sautèrent dans leurs 4x4 respectifs, et les moteurs se mirent à rugir en une fuite pathétique. Il resta même sur place un seau d’eau abandonné durant la retraite. Sur le seuil, le vieil idiot remonta à peine la visière de sa casquette, puis reprit sa sieste. Quant à Côme, sa sieste était foutue. 10


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Et de voir les quads portés en remorques sur la place de son village le contrariait et lui faisait monter la fièvre. « Non mais on aura tout vu : voilà qu’ils débarquent carrément devant chez moi avec leurs quads, et me foutent à fond leur musique de débiles ! se dit-il. Et ce simplet de Zuppiccheddu qui dansait avec eux ! Il me faudra donc supporter tous les vices de tous les abrutis dégénérés du littoral ? J’étais né pour supporter ça ? » Alors Côme s’en revint chez lui, prit le téléphone – oui, il avait fait installer le téléphone, comme tous les habitants du coin – et appela Télémaque. « Oui, c’est moi. Je te réveille ? Ça ne fait rien, tu dormiras une autre fois. Écoute, j’ai réfléchi à tout ce que nous disions ce matin. Ça ne peut plus durer. Il faut que nous agissions. D’autant que les quads, je les ai carrément devant chez moi, et si tu voyais les connards que c’est ! Si tu veux reprendre un peu de service, je crois que c’est le moment. Oui, monte, monte donc, et préviens aussi les autres, il va falloir rester unis, on a du travail ! » Pour se remettre de leurs émotions, les quatre camarades ne connaissaient rien de mieux que de dénicher une belle piste et de chevaucher leurs quads. C’est ce qu’ils firent. Ils garèrent leur 4x4 dans un coin tranquille, un escarpement qui, à mon avis, n’avait jamais connu le moindre cahot de roues de la moindre voiture, et ils attaquèrent leur carrousel avec leurs quads. Ils aimaient faire beaucoup de bruits et beaucoup de poussière. Et bien sûr, ils faisaient la course. Le premier arrivé là-bas au tournant, le premier à sauter cette bosse sur la piste en terre, le premier à franchir la rivière. En fait, ils étaient trois à concourir pour la première place, car, comme nous l’avons expliqué, Dalton était le plus faible de tous, et il arrivait toujours le dernier. Après une ou deux heures d’amusement, ils s’arrêtèrent enfin pour manger, et décider de la suite des opérations. Sans se soucier 11


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des risques d’incendie en cette saison, ils allumèrent un beau feu et firent chauffer une casserole pleine de choucroute. Aucun n’avait la moindre notion de cuisine, mais tout le monde sait faire chauffer une boîte de choucroute, y compris ces quatre abrutis. Finalement, ils décidèrent de faire le point. Kevin parla le premier. « Les gars, on s’éclate. Hormis le fou là-bas, dans ce petit village, on peut dire que tout se déroule bien. Les quads fonctionnent sans une seule panne, les moteurs ronflent, la forêt est à nous, nous avons de quoi manger, le seul problème c’est peut-être que les portables passent mal, le réseau est faible, mais il n’y a pas d’inquiétude à avoir, en cas d’imprévu, nous ne sommes qu’à une heure de la côte, aussi je pense que le mieux est de décider tout de suite de ce que nous allons faire ensuite. – Nous pouvons par exemple faire une sieste après manger, ensuite reprendre les quads pour une heure ou deux, et même sortir un peu de la piste, ça serait bien, proposa Pierrick. – Oui, mais il faut penser aussi à trouver un lieu de campement, cette nuit, et préparer les choses, dresser une tente, chercher du bois pour le feu, dit Dalton. – Nous aurons tout notre temps. Les journées sont toujours longues ; où va-t-on le faire, ce campement ? demanda Mourad en regardant Kevin comme si ce dernier eut toujours été, naturellement, le chef de l’expédition. – Nous allons nous rapprocher de la rivière. Les vraies expéditions en forêt se font toujours lorsqu’au milieu coule une rivière. Comme ça, on double le plaisir », dit Kevin en mettant la main dans un sac posé à ses côtés. Il montra un harpon. « Je n’y avais pas pensé ! s’étonna Pierrick. Et il y a des poissons dans ta rivière ? – Les plus beaux poissons de Corse, des truites de trente-cinq centimètres ! On se baignera dans les bassins et 12


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on pêchera, double plaisir, je disais, comme ça demain on se fait un repas de roi, truites à la braise et bière à volonté. Je vous l’ai expliqué, les gars, au milieu coule toujours une rivière, vous avez vu le film ? Aussi, je le dis et j’assume : le fleuve est à l’origine de tout. Le plaisir, les gars, qu’estce que le plaisir sinon plonger nu, tête la première dans le bain originel, et d’en retirer le fruit, prendre ce que la mère Nature offre à ses enfants les plus malins ? – Et on a le droit de le faire ? demanda Mourad un peu inquiet. – Le droit, c’est moi qui m’en occupe, dit Kevin devenu sombre, et haussant le harpon comme une arme menaçante. Et je peux même m’occuper des gardes, et même des fous montagnards qui voudraient s’approcher. Dans leur petit village, je ne cherche même pas à discuter, je les emmerde, mais au fleuve, personne ne me cherche. Ils vont voir, cette fois, et même le gros avec son œil crevé ! Qu’il ne vienne pas me chercher ici ou je l’aveugle définitivement. » Les trois compagnons de Kevin n’eurent guère l’envie de lui contester sa suprématie. Au contraire, la perspective de passer la nuit en forêt, un territoire étrange et plein de danger, les renforçait certainement dans l’idée qu’il était préférable d’avoir un protecteur capable de faire front. Ils firent alors une sieste des plus tranquilles. Avant de dormir, Mourad glissa à son chef : « Me voilà plus tranquille. C’est une bonne idée, d’aller prendre les poissons, demain. Espérons que l’eau ne sera pas trop froide. Allez, dors bien, à tout de suite. Une dernière chose : ta sortie sur la rivière qui serait à l’origine de tout… tu parlais de cul, pas vrai ? J’ai bien compris ? – Mmh… Oui, répondit Kevin qui se laissait vaincre par le sommeil. On va souvent penser au cul, dans ces montagnes, seuls et loin de tout. Tu veux savoir un truc, Mourad ? 13


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– Oui, quoi ? – Depuis ce matin, j’ai un sentiment bizarre. L’idée des origines, c’est aussi ça : un truc comme de dire que, à force de remonter jusqu’aux origines, on peut aussi rencontrer la mort. Tu vois ? Comme si nous étions dominés ici par une force supérieure, je veux dire une espèce de puissance. – Kevin, j’ai arrêté l’école en cinquième. Je ne comprends rien à la philosophie. Ta force supérieure, je pense que c’est la montagne qui te fait cet effet. Moi, parlemoi de cul, ce sera mieux. – Oui, c’est juste. Hier soir, j’ai baisé Jennifer. – Ah ! Tu as dû t’éclater. – Oui, mais c’était bizarre. J’avais une espèce d’énergie particulière, une animalité. C’était un peu comme si j’étais devenu… un porc. C’était comme si j’étais revenu à l’état sauvage. Et puis je l’ai sautée de façon même un peu violente, tu vois ? Au moment d’éjaculer, j’ai crié de façon étrange ; et après je me suis laissé aller complètement, à moitié endormi, je ronflais déjà, et je pétais, et je me retournais dans le lit comme un cochon dans son auge. Vraiment, je crois vraiment avoir rêvé que j’étais un porc. – Tu me fais bander, avec tes conneries. En plus, c’est un péché de bander pour une histoire de porcs. Mais je crois que, plus ou moins, nous sommes tous des porcs, inch’allah ! » Ils s’endormirent enfin, et dormirent tous les quatre affalés à côté du feu. Ils se retournaient étrangement, possédés et secoués par certains rêves bizarres. Les quads, dans leurs cauchemars, s’étaient transformés en porcs d’acier, enfermés dans leur enclos. Et au lieu d’entendre ronfler les moteurs, ils les entendaient geindre et hurler comme des cochons que l’on engraisse. 14


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Après une sieste réparatrice, si l’on peut dire, les quatre amis reprirent leurs quads pour un petit tour en forêt, histoire de sentir une fois de plus monter l’adrénaline, et avant de préparer le campement près du fleuve. Les moteurs se remirent à ronfler. Sur les pins làrici, un groupe de geais épouvantés prit son envol pour échapper au plus vite à cet enfer. À un moment donné, la course porta les compétiteurs jusqu’à un chemin boueux, ouvert peu avant par les bulldozers travaillant pour installer des pare-feu. Il semblait que ce chemin les appelait, qu’il avait été ouvert précisément pour eux, justement pour leur permettre d’accomplir ces glissades folles avec leurs quads. C’est alors qu’eut lieu un miracle. Kevin venait tout juste de crier : « Le premier qui arrive au gros tronc scié là-bas », que Dalton parvint à prendre la tête de la course. Le chemin était étroit : nul n’était plus en mesure de lui passer devant. Les autres essayaient de le doubler, mais il y avait toujours un gros rocher, une grosse branche qui les en empêchait. Dalton était maintenant à une trentaine de mètres du tronc scié, et les autres avaient renoncé à lui voler la victoire. C’était bien, enfin, son moment de gloire. Ils ne pourraient plus prétendre qu’il était le faiblard de la bande. Oui, la victoire était là, pour la première fois. Alors il sentit comme un collet invisible lui traverser la poitrine, comme un lien impensable le retenir. Il fut projeté à terre, tandis que le quad finissait sa route de lui-même, en se fracassant contre un pin. Le boucan avait été abominable. Tandis que Dalton se tordait de douleur dans la boue, les autres descendirent de leur monture pour porter les premiers secours à leur camarade. « Qu’est-ce qu’il t’est arrivé, Dalton ? cria Pierrick, devenu pâle sur le coup. Où as-tu mal ? – Aah ! répondit Dalton, c’est la poitrine qui a pris, ça me brûle de partout ! » 15


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Le premier à comprendre fut Kevin, qui expertisait le coin tandis que ses camarades s’affairaient autour du blessé. « Il y a du barbelé tendu en travers du chemin, à hauteur d’homme. Ils l’ont noué à ces deux arbres, avec la volonté expresse de faire mal. » Dalton reprenait tout de même ses esprits. Aidé par Pierrick et Mourad, il réussit à ouvrir sa veste et vit le sang couler le long de sa poitrine. « Les enculés ! Ils auraient pu me tuer ! – Heureusement, tu l’as pris en pleine poitrine, dit Kevin, un peu plus haut, le barbelé te décapitait. – Il faut me transporter sur-le-champ en clinique, dit Dalton en tremblant, si ça se trouve, je me suis attrapé le tétanos, avec ce fil barbelé plein de rouille. » Ils étaient tous inquiets. Une histoire pareille, c’était pour le moins inattendu. D’un coup, avec ce piège qu’on leur avait tendu, la forêt, leur terrain de jeu préféré, se métamorphosait en un lieu obscur, résolument hostile. Ils étaient déjà prêts à abandonner, et même à descendre en ville pour soigner Dalton, et aller à la gendarmerie, porter la plainte qui s’imposait. « Pas question d’abandonner ! Le barbelé n’était pas rouillé ; au contraire, il est tout neuf. Ils l’ont certainement acheté uniquement pour nous faire ce sale coup. Donc, tu ne risques pas d’attraper le tétanos. De plus, tes blessures ne sont pas profondes : la veste t’a bien protégé. Avec la pharmacie et les pansements que nous avons, on se débrouille. D’ici un quart d’heure, tu ne sens plus rien. Alors arrête de pleurer ; t’es pas une petite fille, pas vrai ? » Mais Dalton gémissait encore, le souffle court. Et les autres ne semblaient pas fiers eux non plus. « Allons, c’est pas possible ! Je serai le seul à avoir un peu de dignité dans cette bande-là ! Un premier petit problème de rien et il vous faut tout de suite votre petite 16


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maison et votre confort ! Ici, nous sommes à la montagne, on vit à la dure, et il faut être encore plus dur pour affronter les éléments ! – Oui, mais… tenta Mourad, tout de même, ce barbelé en travers de la route… – Le barbelé, et alors ? Ce sont des saloperies qu’ont faites quelques garnements, rien de plus. On va reculer parce que deux garnements nous ont fait une saloperie ? C’est ce que l’on va voir ! » Ses compagnons doutaient encore. Et Kevin se mit en colère, tapant du pied et criant de rage. « C’est bon ! On s’en redescend ! Mais vous ne valez rien ! Moi, ne m’appelez plus pour vous emmener en montagne ! Sans moi, vous ne sauriez même pas ce qu’est le quad ! Alors, vous allez descendre fréquenter les cons et les lâches comme vous, et vous allez me foutre la paix. – Allez, Kevin, ne t’énerve pas, dit Mourad pour calmer le jeu. C’est normal, de s’inquiéter, c’est surtout pour Dalton, pour sa santé…. – Dalton ? Sa santé ? Mais ce n’est rien ! Il est tombé, il a tout juste une égratignure avec le barbelé, ça arrive. Si j’avais été à sa place, je ne serais pas là à pleurer comme une Madeleine. » Finalement, ce fut Dalton lui-même qui sauva la situation, peut-être parce qu’il se sentait un peu morveux et que, cette fois, sa réputation risquait d’en prendre à tout jamais un sale coup. Il dit : « Non mais… Kevin a raison… Je me sens déjà mieux. Vous me mettrez un peu d’alcool et des pansements et tout ira bien. On n’a pas besoin d’abandonner. – Ah, vous voyez ! Bien parlé, Dalton ! Je savais que tu étais un type solide ! » Ce gredin de Kevin venait de triompher et ses amis, tête baissée, remirent Dalton debout. Le pauvre, malgré la douleur, n’avait même plus le courage de crier. Toutefois, 17


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quand ils lui mirent de l’alcool sur ses blessures, il poussa un hurlement qui s’entendit au fin fond de la forêt. Puis il se contrôla à nouveau, comme il pouvait, et fit mine d’être dur. Les quatre citadins décidèrent alors que le mieux était de se préparer à passer la nuit. Une fois remontés dans leurs 4x4, ils se dirigèrent vers le fleuve, puis trouvèrent un lieu à l’écart, loin de la vue de quelque importun – car ils commençaient tout de même à se méfier – et plantèrent leur tente. Mourad et Kevin longeaient le fleuve, pour repérer les trous d’eau et récupérer du bois pour le feu. De temps en temps, Kevin s’immobilisait, aussi excité qu’un enfant, et montrait la rivière. « Tu as vu ? Il y en a par milliers, des poissons ! Regarde la grosseur de celui-là ! Demain, on se régale ! – Oui, répondit Mourad, que l’inquiétude n’avait pas abandonné. Espérons que ton fusil harpon ne nous servira qu’à pêcher les truites. » Côme avait réuni toute la bande chez lui, nous voulons dire dans sa petite maison de montagne, bien arrangée néanmoins, avec l’électricité et la télévision, et aussi l’eau chaude et un étage où il avait aménagé une chambre. Le géant avait un plan, mais il lui restait à éclaircir deux ou trois points. « Par exemple, toi, Buciardiolu, c’est vrai que tu sais jeter un sort ? demanda Côme qui était déjà énervé et personne ne savait pourquoi. – Jeteur de sort, je ne sais pas, comme toi, comme tous, ici… – Ah, arrête tes jérémiades ! Dis la vérité ! Tu l’es ou non ? Depuis toujours, on prétend que oui. Maintenant, je veux savoir ! – Bah ! Ne t’énerve pas ! Je vois des choses, des fois, comme tout le monde ! – Moi, je ne vois rien ! Jean-Vitus, tu vois quelque chose ? Toi, Quilicus, tu vois ? Même Quilicus ne voit rien. 18


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Donc, nous, on n’est pas des jeteurs de sort. Zuppiccheddu non plus, qui est complètement demeuré. Quant à Télémaque, c’est un type rationnel. Ses parents étaient communistes et il n’est même pas baptisé. Alors moi, je pense qu’ici, tu es le seul jeteur de sort ! – Si tu le dis… – Si je te demande de faire voler la chaise, là, tu y arrives ? – Je ne peux pas y arriver ! On n’a jamais vu les chaises voler ! – Alors, qu’est-ce que tu sais faire ? – Attends… Je peux enlever le mauvais sort à un animal, s’il a la diarrhée, ou les vers. Autrefois, je connaissais bien une sorte d’incantation. Maintenant… Pauvre de moi ! Je crois que je l’ai oubliée… – Mmh… Ça, on s’en fout. En plus, tu perds la mémoire. On est frais ! – Mais tu sais, on raconte tellement de choses sur les jeteurs de sort. Autrefois, on n’y pensait même pas à ces choses. C’était ma grand-mère qui était une sorcière… Moi, tu sais… – Nom de Dieu ! Ce type ne me sert à rien. Il parait que vous autres, les jeteurs de sort, vous faîtes des rêves. En rêve, vous chassez, et c’est comme ça que vous tuez les gens. Ça, ça serait une bonne chose pour nous. – Je n’ai jamais entendu parler d’un truc aussi débile. – Vous vous battez la nuit avec des asphodèles… – Première fois que j’entends çà. Par contre, si tu as une rage de dents, je peux te mettre une queue de salamandre sur la carie, sèche, la queue, bien sûr… – Bon ! On arrête là ! Si je te demande de transformer Zuppiccheddu en crapaud, tu sais le faire, ça, non ? – Mmh ! transformer Zuppiccheddu en crapaud, sa mère s’en est chargé avant moi ! 19


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– Que n’a-t-elle avorté ! cria Quilicus, et les autres se mirent à rire. – Ça suffit, vous autres ! reprit Côme. J’espérais pouvoir compter sur toi, Buciardolu, mais je vois qu’il va falloir penser à un autre plan. Dans le même temps, c’est peut-être mieux ainsi. On suivra la manière de Télémaque. Lui, au moins, il a de l’expérience dans le domaine. – Mais je sais jeter le mauvais œil ! se révolta enfin Buciardolu. – Ah ! Tu es enfin capable de faire quelque chose ! Je veux dire autre chose que de conjurer le sort pour les animaux. Et comment fais-tu pour jeter le mauvais œil ? – Je fais comme ça. Regarde. » Buciardolu se mit deux doigts sur la bouche, cracha trois fois, jeta une malédiction, et cracha à nouveau. Tous les chasseurs firent un saut en arrière pour éviter le crachat, hormis Télémaque qui n’y croyait guère. Dehors, ils entendirent alors le bruit d’un éclair. L’électricité disparut d’un coup. Un vent étrange se mit à souffler qui fit battre contre la façade les balcons de la maisonnette. Aux lumières des flammes de la cheminée, Buciardolu n’avait plus la même apparence : ses joues semblaient plus rouges, ses yeux semblaient s’être enfoncés dans leurs orbites, et ses lèvres étirées laissaient apparaître un chicot à moitié pourri et envenimé. « Voilà que la mémoire me revient…. Oui, nous connaissions tant d’incantations… Ma grand-mère me les apprenait… Attends… Attends… Je me souviens… Nous savions faire tant de choses… » Avec les premiers rayons du soleil, Kevin se jeta dans le fleuve, nu comme un ver, un masque et un fusil à la main. « Allez ! Allez ! Bande de ploucs ! Tous à l’eau ! Elle est bonne ! Je croyais qu’elle était froide, mais non. Une fois dedans, c’est une merveille. Allez, Dalton. N’aies pas 20


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peur. On s’en fout de ta petite bite de moineau. Montre-là ! Les truites ne vont pas te la manger ! » Alors les autres, en riant comme des fous, se jetèrent aussi dans l’eau. Ils se mirent tout de suite à crier lorsqu’ils prirent conscience de la fraîcheur de l’eau. Et Kevin possédé comme un damné, riait de son mauvais coup. Mais, chez lui, l’eau froide apportait une étrange énergie. Pendant que ses compagnons se baignaient, il se mit à chasser, examinant les fonds grâce à son masque. La tête sous l’eau, il n’entendait plus le moindre bruit, pas même celui des cascades un peu plus haut. Il se laissait porter par le courant, passant d’un trou d’eau à l’autre. En découvrant cet univers muet et ténébreux, il devinait combien, l’hiver, le fleuve était puissant. Il le comprenait simplement en voyant les rochers et les troncs fracassés que les retenues d’eau avaient abandonnés sous les fonds pierreux du fleuve… Il apercevait quelquefois un petit poisson terrorisé, qui fuyait rapidement en voyant cette ombre de géant qui, venue de nulle part, lui tombait dessus. Et puis, enfin, il aperçut ce qu’il cherchait : deux ou trois mètres sous lui, adossée à une grosse racine, la reine des truites guettait dans l’attente de quelque bouchée. Le chasseur plongea tête la première, le bras et les muscles tendus. Il s’approcha du monstre aquatique comme un éclair. Au moment où l’animal opérait un repli désespéré vers la racine salvatrice, il appuya sur le chien du fusil : la flèche partit à toute vitesse et se planta au cœur de la cible. La truite n’eut pas le moindre sursaut : elle était morte sur le coup, la tête transpercée par la pointe en acier. Le nageur revint à la surface, en tirant la truite morte accrochée à la flèche. Il sortit de l’eau, uniquement pour l’admirer. Il la posa sur un rocher plat, et il la regarda émerveillé. Elle faisait bien dans les trois bonnes livres, peut-être quarante centimètres. La lèvre supérieure remontait comme un bec, le flanc était tacheté d’un rouge de flamme, la peau était sombre comme le fond de l’eau, à 21


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l’exception du ventre qui était jaune comme l’or. La plus belle truite jamais pêchée, sans doute la plus vieille truite du fleuve. Combien avait-elle dû tromper de pêcheurs, avec leurs hameçons pauvres et faibles ? Combien avait-elle dû en voir passer des hivers, avec leur fonte de neige froide et dévastatrice ? Alors ce retors de Kevin lança un meuglement de victoire. Ses camarades se regroupèrent. Ils descendirent le retrouver pour voir ce qu’il avait attrapé et n’en croyaient pas leurs yeux. « Merde, Kevin ! dit ce maladroit de Dalton, plein d’admiration. Ça, on peut dire que c’est une truite ! – Tu en as vu d’autres ? demanda Mourad. Si tu en attrapes d’autres comme ça, on va faire une vraie ripaille. – Tu me laisseras essayer, avec le fusil ? dit Pierrick en geignant, plein d’envie. – Pour le moment, c’est moi qui pêche ! Le chef de la pêche, c’est moi ! Qu’est-ce que je vous disais ? Au milieu coule une rivière… Ah ah ! Comme dans le film ! Allez. Je retourne à l’eau. Je vais les prendre plus grosses encore. Et après je vous laisserai pêcher, car je ne suis pas le sale type que vous croyez. » Et Kevin se remit à l’eau, y plongeant la tête, tandis que ses camarades portaient la reine des truites au campement, puis retournaient se baigner. Dans le trou d’eau situé en contrebas, Kevin prit une autre truite, mais tout de même plus petite, puis encore une autre dans un autre fond. Il descendait de plus en plus bas, dans certains coins sauvages où nul ne pouvait venir le surprendre, surtout à cette heure-là. Et il pêchait tant et plus, accrochant ses proies aux crochets de sa ceinture, le seul habit qu’il portait malgré la fraîcheur de l’eau. À un moment donné, il entra dans un trou d’eau assez large, mais peu profond. Il rampait plus qu’il ne nageait. La truite était là, 22


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à cinq ou six mètres. Elle l’attendait. Une truite magnifique, lourde et grosse, la queue large comme la main. Il s’approcha très lentement. Maintenant, il pouvait viser. Il rehaussa le fusil et il tendit le bras. Encore une seconde, il appuierait sur la détente… Au moment même où il tirait, il se sentit soulevé par la ceinture, et deux mains de fer le sortirent de l’eau comme un sac de plume. Sans comprendre ni pourquoi, ni comment, il se retrouva sur la rive du fleuve, allongé et étourdi, et une grosse chaussure de campagnard rustique – mais fort comme un taureau – faisait pression sur son dos, l’aplatissant par terre et l’empêchant de se redresser. « Alors, mon beau ??! Non content de défigurer mon territoire avec tes sales quads, tu me braconnes mes plus belles truites ! » dit une voix qui semblait issue d’un autre siècle, avec un accent du XIVe siècle, antérieur même à la grande peste de 1348, et que nous ne tenterons même pas de reproduire ici. Kevin se risqua à regarder, comme il pouvait, d’où provenait la voix. Bien qu’il fût toujours écrasé à terre, il lui sembla reconnaître, du coin de l’œil, le géant barbu, avec l’horrible cicatrice sur le visage, qui les avait engueulés, la veille, au village. Or c’était bel et bien lui, monstrueux, barbare, vêtu comme un porcher. Maintenant apparaissait aussi, derrière un fourré, l’avorton fou qui avait accompagné à la guimbarde la musique de Mourad. La situation était déjà pour le moins désagréable, mais Kevin comprit aussi que les deux hommes étaient armés, et à la vue des fusils, il s’immobilisa comme un sanglier. « Aah ! Monsieur… Vous me faites mal, hasarda-t-il enfin… Je voulais juste prendre ces deux poissons avant d’arrêter. Les petits, je les laissais, je vous promets… – Ah ! Parce qu’en plus, tu es généreux, tu prrrends les grands et me laisses les petits… Et tu crrrois que ça va se passer comme ça ! Non, mon vieux, le moment est venu de 23


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payer, pour vos saloperies et même pour les autres ! Les tranchées inutiles ! Les démolitions avec les quads ! L’invasion ! Les cochonneries de tous les côtés ! Les sangliers disparus on ne sait où ! Vous allez payer pour tout… » Kevin, au désespoir, lançait des regards de tous côtés pour voir si ses compagnons n’arrivaient pas pour lui porter secours. Alors, sur le sable à côté, il vit son fusil de pêche posé non loin de là. Il essaya d’étendre le bras pour l’attraper, mais l’avorton fut plus rapide : il leva son propre fusil, et, comme dans les duels de western, il tira dans la main du pauvre Kevin. « Aaah !!! cria Kevin. Mais c’est un dingue, celui-là ! Il m’a ruiné la main ! Ah ! – Ne crie pas : tu l’as cherché ! Qu’est-ce que tu comptais faire, salopard, avec ton fusil-harpon ? Tu voulais m’embrrrocher ? Zuppiccheddu, pour une fois, tu as été courageux… L’étranger voulait m’élargir la cicatrrrice que j’ai sur le visage, mais il a été moins malin que le grrros Alexandre, le chef des Campanaccesi, qui, autrefois, avait réussi à me surprendre avec sa longue serpe ! Mais tu sais ce que je lui ai fait, au grrros Alexandre ? Tu le sais ou non ? – Aah ! Non ! J’en sais rien ! Lâchez-moi… S’il-vousplaît… – Ah ? Tu ne sais pas ? Je vais te le dire ! Je l’ai battu comme plâtrrre, puis je l’ai accrrrroché à un chêne-liège plein de fourmis, et il était nu comme toi, espèce de cochon, – tu n’as même pas honte ! – et je l’ai recouvert de miel et aprrrrès j’ai frrrrappé à coups de masse sur le chêne !!! Oui ! À coups de masse ! Et les fourmis lui courrrraient partout sur le corps, et lui était accroché et il criait ! Et maintenant, c’est toi que je vais accrocher, espèce de nudiste à la con !!! » Alors le géant prit le fusil de pêche et, avec la cordelette servant à retenir la flèche – qu’il trancha avec les dents –, il lia dans le dos les deux bras de son prisonnier. Kevin souffrait


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énormément. Sa main en morceaux et ensanglantée, il pleurait de douleur et était sur le point de s’évanouir. « Aaah ! Mais vous êtes dingues ! Qu’est-ce que vous allez me faire ? Et tout ça pour deux truites ? » Entravé comme un bouc, il vit alors arriver d’autres hommes, eux aussi en armes. Ils surveillaient ses pauvres compagnons – toujours nus – liés par le cou à deux perches, comme les esclaves noirs d’autrefois. Mourad, Dalton et Pierrick semblaient terrorisés et, pieds-nus comme ils l’étaient, ils marchaient difficilement sur les épines des arbres. « Aïe ! dit Dalton qui venait de mettre le pied sur une ronce. – Allez, on avance, espèce de limace ! » lui cria Télémaque sans aucune compassion. Enfin réunis, les quatre amis se lançaient des regards incrédules et épouvantés. Les montagnards les menaçaient de leurs armes. Un pur moment de terreur comme personne ne peut l’imaginer, mes agneaux. « Mais… Mais… Kevin, qu’est-ce qu’ils t’ont fait aux mains ? bégaya Mourad, impressionné à la vue de la main ensanglantée de son ami. – C’est cet estropié, là ! Ils l’appellent Zuppiccheddu… Il m’a tiré un coup de fusil dans la main… Aïe… J’ai mal… Nous sommes tombés aux mains de tarés, les gars ! » Côme mit un coup sur la nuque de Kevin, l’assommant à moitié. « Bon, assez parlé ! Maintenant, passons aux choses sérieuses. Buciardolu, tu es prêt ? – Oui, tiens-le bien, celui-là, prépare-le et après je m’en occupe. » Le géant attira Kevin vers lui et se mit sur son dos, laissant apparaître la tête serrée à mi-jambe. Le colosse serrait fort. 25


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« Ah ! Non ! Qu’est-ce que vous allez faire ? Non ! Vous allez faire un truc horrible, j’en suis sûr, vous allez nous enc… – Tais-toi ! dit Buciardolu. Tu ne sentiras rien ! » Et Buciardolu tendit un couteau à Côme, si affûté que la lame luisait comme un rayon de soleil. Kevin lança un cri de cochon : le colosse, d’un coup de couteau expert, venait de lui ouvrir l’oreille en deux. Malgré les cris, qui ne semblaient pas le troubler, Côme attrapa l’autre oreille, et là encore mit un coup de couteau expérimenté. « Voilà, mon porcelet, désormais, je suis sûr de te reconnaître si je tombe sur toi à Pineta. « La gauche fixe et la droite entaillée », ça toujours été mon signe de reconnaissance. On ne risque pas de te voler. Allez, Buciardolu, maintenant fais ton incantation. » Le jeteur de sort se pencha alors sur le visage du malheureux attaché, lui mit le doigt sur le front, fit le signe de croix trois fois, cracha par terre, grommela une espèce de litanie, mais le pauvre Kevin ne comprenait déjà plus rien : « Satan… Que vienne la chèvre ferrée… Qu’y aille un porc… Qu’y chante le coq sauvage !.. ppttt… ppttt… Qu’y courre la crue… ppttt… Ainsi soit-il ! » Alors, la tête de Kevin se vida d’un coup. Ses émotions, sa mémoire, tout disparut. Même les bons coups avec Jennifer ne furent que fumée. La seule chose qui lui revint plus ou moins était un cauchemar bizarre, quand il avait rêvé d’être un porc, juste avant de partir pour son expédition en montagne. Il ne ressentit rien lorsque Dalton tourna de l’œil comme une petite fille, alors que le géant barbu le plaçait entre ses jambes pour le marquer lui aussi à l’oreille ; il ne réagit pas plus aux cris de Pierrick, et pas même au désespoir de Mourad qui, une fois béni, se vit châtré sur place pour la seule raison qu’il était plus gras que les autres, et que sa seule vue mettait les chasseurs de Pineta en appétit. D’ailleurs, maintenant, lui aussi ne pensait plus qu’à cela : manger, chercher de la nourriture, bâfrer. Et ce lui 26


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fut un plaisir absolu lorsque Zuppiccheddu, en lui grattant la tête, lui mit une poignée de maïs sous le groin. * *

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« Pout ! pout ! pout ! crie Côme dans la forêt. Allez, mes petits ! » À cet instant, apparaissent, l’un après l’autre, en grognant, quatre beaux porcs. À l’un, le chef de la bande, il manque l’ongle, mais il est si goinfre que les autres ne parviennent pas à le dépasser. Zuppiccheddu vide un sac d’orge en entier, et les porcs se précipitent. « Tu vois, Zuppicchè… Ils reconnaissent la voix de leur patron, désormais. » Le pauvre diable est content, alors il sautille et opine du chef ; il voudrait même sortir sa guimbarde, mais il a peur de se faire gronder. Il entonne tout de même une drôle de chanson. « Zuppiccheddu est content ! Les porcs sont apprivoisés ! Ils mangent l’orge. – Oui, danse, mon ami, danse. Nous avons de quoi tenir pour l’hiver, et nous mangerons le plus gras au mois de février. On en a dit tant et plus, mais au bout du compte, ces quads, et tous ces randonneurs, et ce tourisme vert, je crois qu’en réalité, c’est un bien. Oui, toutes ces histoires, ça commence vraiment à me plaire ! »


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