Transmission patrimoine

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Daniel Polverelli

En matière de transmission

L’auteur : Daniel Polverelli, docteur en droit du patrimoine, est également titulaire d’un DESS de droit notarial et d’un DEA de droit public. Bénéficiant d’une formation d’avocat, juriste reconnu, il publie dans les revues spécialisées nationales et a enseigné à l’université de Corse (2009-2010). Le travail de thèse à l’origine du présent ouvrage a obtenu le prix de la Ville de Nice décerné par l’Academia Corsa au mois de juin 2009.

Les particularismes liés à

Les particularismes liés à la transmission du patrimoine immobilier en Corse

du patrimoine immobilier, on observe que la Corse affiche une différence notable par rapport au reste de l’Hexagone. C’est cette différence d’usage qui est à l’origine d’une spécificité insulaire suffisamment affirmée pour mériter analyse, comme nous proposons de le faire ici. En quoi consiste donc l’originalité du comportement corse dans ce domaine ? On constate en fait que les actes formalisant un transfert de bien par donation sont relativement peu nombreux dans l’île. L’engouement, suscité à l’aube des années quatre-vingt-dix, pour les libéralités entre vifs ne semble pas avoir été partagé par la communauté insulaire et un important déséquilibre s’est peu à peu creusé, érigeant désormais les successions en mode privilégié de transmission du patrimoine en Corse. Or, les problèmes posés par la gestion du domaine foncier, par l’indivision endémique et un certain nombre de ses effets pervers rejaillissent depuis quelques années avec une acuité accrue. La nécessité de voir rapidement émerger un projet substantiel à dominante consensuelle pour l’avenir de la Corse n’est sans doute pas étrangère à cette prise de conscience tant au sein des différentes couches de la société qu’au niveau de ses responsables politiques et institutionnels. Dans quelle mesure le « désordre juridique foncier » et les problèmes liés à la pérennisation d’une indivision successorale subie hypothèquent-ils le développement de l’île ? Quelles solutions est-il permis d’envisager afin de porter remède à cette situation ?

Daniel Polverelli

la transmission du patrimoine immobilier en Corse

19 € ISBN : 978-2-84698-379-2

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Introduction

L’acquisition, la conservation, et la valorisation d’un patrimoine constituent bien souvent pour l’individu l’œuvre d’une vie entière. Mais qu’est-ce qu’un patrimoine ? Cette notion, sur laquelle repose notre étude, nécessite dans un premier temps une démarche purement lexicologique visant à circonscrire le mot dans les limites qui nous occupent. Car en effet le terme de « patrimoine »1 revêt de nos jours plusieurs acceptions. Il se caractérise, selon le Doyen Cornu, par une « polysémie externe2 ». De fait, ce vocable appartient aussi bien au vocabulaire juridique qu’à la langue française courante. Le vocabulaire juridique appréhende ainsi le patrimoine comme l’« ensemble des biens et des obligations d’une même personne (c’est-à-dire de ses droits et charges appréciables en argent), de l’actif et du passif, envisagé comme formant une universalité de droit, un tout comprenant non seulement ses biens présents mais aussi ses biens à venir3 ». Selon David Hiez, « cette polysémie externe se double par ailleurs d’une polysémie interne. Très rapidement après son introduction dans le champ juridique par Aubry et Rau, la notion de patrimoine a été discutée et a donné lieu à la construction de la théorie du patrimoine d’affectation4 ». Cofondateurs de la théorie du patrimoine dite « classique », Charles Aubry et Charles Rau5, estiment que le patrimoine consiste en l’ensemble des biens d’une personne, dont il n’est qu’une émanation. En vertu de cette conception, le patrimoine a un caractère d’unicité. De surcroît, étant attaché à la personne, il est intrans1. Voir sur la notion de patrimoine, AULAGNIER (J.), BERTREL (J-P.), HILLION-LECUYER (M-L.), Droit du patrimoine, (2 vol.), (feuillets mobiles), éd. du JNA, 1997 ; GRIMALDI (M.), GOBERT (M.), Le patrimoine au XXIe siècle. Rapport de synthèse présenté au 96e congrès des notaires de France, Répertoire du notariat, n° 13-14, Defrénois, 2000, p. 801 ; THOMAT-RAYNAUD (A-L.), L’unité du patrimoine : essai critique, T. 25, coll. Doctorat & notariat, Répertoire Defrénois, 541 p. ; ZÉNATI (F.), « Mise en perspective et perspectives de la théorie du patrimoine », Revue trimestrielle de droit civil, octobre-décembre 2003, n° 4, pp. 667-677. 2. CORNU (G.), Linguistique juridique, 2e éd., Montchrestien, 2000, n° 17. 3. CORNU (G.), Vocabulaire juridique, Association Henri Capitant, PUF, 9e éd., 2003, p. 623. 4. HIEZ (D.), Étude critique de la notion de patrimoine en droit privé actuel, coll. Bibliothèque de droit privé, LGDJ, 2003, p. 1. 5. Charles Aubry et Charles Rau ont réalisé la traduction d’un manuel en 1837 par Zachariae, Professeur à l’université d’Heidelberg en Allemagne. AUBRY (C.), RAU (C.), Cours de droit civil français, traduit de l’allemand de M. C. S. Zachariae, revu et argumenté avec l’agrément de l’auteur, Strasbourg, éd. Lagier, 1843. Ils se sont inspirés de cette traduction pour rédiger leur ouvrage de référence, Cours de Droit civil français, éd. Cosse Marchal, Paris, 1869.

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missible du vivant de son titulaire, qui ne s’en défait que par son décès. Mais la théorie du « patrimoine d’affectation6 » a remis en cause l’unité du concept en séparant le patrimoine de la personne. Se gardant d’arbitrer les controverses doctrinales qui ont au cours du temps jalonné l’évolution du concept, le droit positif s’accorde à présent sur une définition minimaliste de la notion de patrimoine. Celui-ci est désormais compris comme « l’ensemble des droits et obligations d’une personne avec pour trait saillant la référence à la notion d’universalité7 ». Les dictionnaires d’usage courant, quant à eux, assimilent ce mot à un ensemble « de biens que l’on a reçu par héritage de ses ascendants8 ». Mais le sens du terme « biens » qui est au cœur de cette définition, pouvant être élargi à des domaines très divers, le mot « patrimoine » bénéficie à son tour de cette expansion sémantique et s’applique aujourd’hui à un ensemble de domaines aussi variés qu’hétérogènes. Ainsi, d’illustres auteurs, évoquant des champs conceptuels riches et diversifiés se réfèrent-ils au patrimoine génétique9, au patrimoine culturel10, au patrimoine de l’humanité11, etc. Dès lors, compte tenu du foisonnement de ces acceptions, prenons la précaution indispensable de restreindre clairement l’objet de notre étude à une seule d’entre elles, en l’occurrence celle s’appliquant à l’ensemble des biens immobiliers que possède un individu. Cependant, si l’expression « biens immobiliers » correspond précisément à notre thématique de recherche, nous lui préférerons néanmoins, notamment dans l’intitulé de notre thèse, le terme de « patrimoine immobilier ». La justification de ce choix lexical se fonde sur notre volonté de prendre en compte une spécificité corse qui associe très étroitement deux concepts clés de notre étude : le patrimoine et la famille12 en l’occurrence. 6. Voir notamment sur la théorie du patrimoine d’affectation, GAZIN (H.), Essai critique sur la notion du patrimoine dans la doctrine classique, Paris, 1910, thèse de doctorat de droit ; FROMION-HEBRARD (B.), Essai sur le patrimoine en droit privé, thèse de doctorat de droit, université de Paris II (Panthéon-Assas), 1998, 433 p. 7. Selon David Hiez, « le droit n’a pas vraiment cherché à concilier ces théories, mais on a pu constater qu’il a fait des emprunts à l’une et à l’autre ». Selon l’auteur, il est permis d’« affirmer que les solutions du droit positif peuvent être revendiquées par l’une et l’autre théorie ». 8. Le grand Robert de la langue française, 2e éd., 2001, Tome V, p. 53. 9. Voir notamment sur le sujet, HUBER (G.), Patrimoine génétique et droits de l’humanité, livre blanc des recommandations, colloque organisé par la commission des communautés européennes du 25 au 28 octobre 1989, éd. Osiris, Paris, 1990, 101 p. ; CHAUVET (M.), OLIVIER (L.), La biodiversité, enjeu planétaire : préserver notre patrimoine génétique, éd. Sang de la terre, Paris, 1993, 413 p. ; CHEVALLIER (D.), Rapport sur la biodiversité et la préservation du patrimoine génétique, Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, éd. Assemblée nationale, 1992, (2 vol.), 121 p., 678 p. 10. Voir sur le sujet GUILLOT (P.), Droit du patrimoine culturel et naturel, coll. Mise au point, Ellipses, 2006, 159 p. 11. Voir sur le sujet BEAUJON (N.), Le patrimoine de l’humanité, éd. Le Dilettante, 2006, 221 p. 12. Infra, p. 47.

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INTRODUCTION

Au-delà des différentes définitions mises en lumière par d’éminents auteurs, la notion de patrimoine est porteuse d’enjeux socio-économiques concrets. Au sein d’une société occidentale qui exalte sans cesse les vertus de la propriété, l’accumulation de richesses est communément perçue comme une représentation ostensible de succès, de bien-être, de réussite professionnelle, mais également comme un vecteur d’ascension sociale prépondérant. Ces critères de reconnaissance étant presque unanimement admis, bon nombre de personnes s’efforcent donc d’accroître, tout au long de leur existence, le montant de leurs revenus tout en faisant fructifier leurs biens. Cette volonté de faire prospérer ses avoirs apparaît dans les cultures occidentales comme naturelle et légitime. Une fois consolidé, ce patrimoine, parfois si difficile à constituer, voire à ébaucher, pose à son détenteur la question de sa destinée. Le caractère éphémère de la vie humaine conduit un grand nombre de propriétaires fonciers et immobiliers à organiser la dévolution d’un patrimoine qui leur survivra. Ayant généralement vocation à demeurer au sein d’un groupe familial, il est majoritairement perçu comme un trait d’union entre les différentes générations constitutives d’une lignée. Ce lien étroit qui unit famille et patrimoine et qui est attesté par l’étymologie du mot (du latin patrimonium, formé sur pater, le père) apparaît particulièrement étroit dans l’aire culturelle du bassin méditerranéen et notamment en Corse. Aussi, nous est-il apparu pertinent de privilégier, tout au long de notre étude, la famille comme vecteur prééminent de la transmission du patrimoine. Précisons en outre que nos travaux s’inscrivent tout à la fois dans le cadre des valeurs inhérentes à la libre circulation des richesses13 prônée par le droit communautaire, mais également dans le respect des caractéristiques du droit de la propriété inscrit dans le Code civil. De ce point de vue, au regard du droit, la Corse ne se singularise pas par l’existence de modes spécifiques de transmission de biens. Les dispositions de droit commun sont applicables sur l’ensemble de l’île, dans les mêmes conditions que sur le continent. Il paraît utile de rappeler à cet égard qu’au terme de l’article 711 du Code civil, la propriété immobilière s’acquiert et se transmet de différentes façons, « par succession, par donation entre vifs ou testamentaire et par l’effet des obligations ». La diversité des options proposées par la loi semble correspondre à un souci exprimé par le législateur d’adapter les modes de transmission du patrimoine au gré des circonstances diverses qui jalonnent la vie de chaque individu. Dès lors, même si nous avons choisi de privilégier, au cours de notre étude, les modes de transmission de biens traditionnels qu’incarnent les donations et les successions (testamentaires et ab intestat), il nous fallait toutefois signaler 13. Les articles 28 et 29 du traité instituant la Communauté européenne interdisent les restrictions à l’importation et à l’exportation de tous les États membres. Depuis le 1er juillet 1993, la libre circulation des biens est assurée à l’intérieur de l’Union européenne. Elle constitue un pilier fondamental du marché unique et se caractérise concrètement par une suppression des formalités fiscales et douanières liées au franchissement des frontières intra-communautaires.

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l’existence de modes de transmission moins conventionnels. Précisons à cet égard « qu’un usage savant des régimes et des avantages matrimoniaux14 devient un vecteur de transmission parfaitement adapté à la famille. De même, l’achat d’un bien en tontine15 permet au concubin concerné de recevoir la totalité de celui-ci dans des conditions somme toute avantageuses16. Par ailleurs, l’assurance-vie17 constitue en dépit d’une fiscalité alourdie un outil de transmission en capital18 ». Cet outil n’est pas dénué d’intérêt19. Sur le plan national, un équilibre s’est progressivement instauré entre donations et successions. Les statistiques publiées par l’INSEE révèlent que la population française recourt de manière relativement égalitaire aux différents modes de transmission du patrimoine existants pour céder ses biens. Une répartition équitable s’opérant globalement, tant en nombre d’actes qu’en valeur transmise, entre l’usage des donations et des successions20. Or, on observe que durant la même période, la Corse affiche une différence notable par rapport au reste de l’hexagone. Et c’est cette différence d’usage dans 14. La loi ne définit pas de façon précise l’avantage matrimonial. Cependant, traitant des régimes de communautés conventionnelles, le Code civil précise au terme de son article 1527, alinéa 1er, que « les avantages que l’un ou l’autre des époux peut retirer des clauses d’une communauté conventionnelle, ainsi que ceux qui peuvent résulter de la confusion du mobilier ou des dettes ne sont point regardés comme des donations ». L’avantage matrimonial est susceptible d’être défini selon Etienne Riondet et Hervé Sédillot comme « un enrichissement procuré à l’un des époux, résultant du régime matrimonial conventionnel ». RIONDET (E), SÉDILLOT (H.), Transmission du patrimoine. Testament. Donation. Autres mécanismes, Delmas, 15e éd. 2007, p. 251. 15. La tontine se définit comme un « groupement dont les membres, par des versements, constituent un fonds commun destiné à être capitalisé durant un certain nombre d’années et réparti entre les survivants à l’échéance convenue » ; CORNU (G.), op. cit., p. 868. Concrètement, la clause de tontine (également désignée sous l’appellation de clause d’accroissement), contenue dans un acte d’acquisition, permet aux parties réalisant l’acquisition en commun, de prévoir qu’au décès de la première d’entre elles, la quote-part du bien acquise par celle-ci reviendra sans indemnités, à celle qui survivra. 16. Voir notamment sur le sujet, DUMORTIER (B-H.), « Tontine et société », RTD civ., 1995, I, pp. 3857 et s. ; HUBLOT (G.), « La tontine : de nouvelles vertus fiscales ? », Les nouvelles fiscales, 2001, n° 842, pp. 28 et s. 17. L’assurance-vie est régie par les articles L 132-1 et suivants du Code des assurances. Elle peut se définir comme « une assurance par laquelle, en échange de prime (unique, périodique ou viagère) l’assureur s’engage à verser au souscripteur ou au tiers par lui désigné une somme déterminée (capital ou rente) en cas de mort de la personne assurée ou de sa survie à une date déterminée » ; CORNU (G.), op. cit., p. 83. 18. RIONDET (E), SEDILLOT (H.), op. cit., p. 5. 19. Voir notamment sur le sujet, PETAUTON (P.), Théorie et pratique de l’assurance-vie, Coll. Eco Sup, Dunod, 3e éd. 2004, 252 p. ; ROUMELIAN (O.), Assurance-vie: De la prévoyance à la gestion du patrimoine, coll. Gestion du patrimoine, éd. EFE, 2007, 277 p. 20. En 1994, au terme d’un recensement national relatif à des actes notariés publiés, l’INSEE établissait une comparaison entre les successions sans donations antérieures (287 000 actes recensés) et les donations (218 000 actes répertoriés), le montant moyen transmis est sensiblement identique (570 000 francs pour une succession et 560 000 francs pour une donation), ACCARDO (J.), Successions et donations en 1994, INSEE Première, n° 521, juin 1997.

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INTRODUCTION

la transmission du patrimoine immobilier qui est à l’origine d’une spécificité insulaire suffisamment affirmée pour mériter analyse, comme nous proposons de le faire ici. En quoi consiste donc l’originalité du comportement corse dans ce domaine ? On constate en fait que les actes formalisant un transfert de bien par donation sont relativement peu nombreux dans l’île21. L’engouement suscité à l’aube des années quatre-vingt-dix pour les libéralités entre vifs ne semble pas avoir été partagé par la communauté insulaire et un important déséquilibre s’est peu à peu creusé, érigeant désormais les successions en mode privilégié de transmission du patrimoine en Corse. La découverte d’un tel constat nous conduit nécessairement à nous interroger dans un premier temps sur les origines de cette situation. Existe-t-il des considérations particulières susceptibles d’expliquer l’émergence d’un phénomène d’hypotrophie de la transmission du patrimoine entre vifs ? Est-il possible d’identifier les raisons qui infléchissent de la sorte le comportement d’une partie de la population française ? Cette tendance avérée à négliger les donations traduit-elle une volonté réelle exprimée par les insulaires, ou révèle-t-elle plutôt une situation davantage subie que souhaitée ? Les Corses sont-ils maîtres de leurs choix dans ce domaine ou rencontrent-ils des difficultés de nature à entraver la cession de leur patrimoine ? Une brève analyse fondée sur l’état du marché foncier dans l’île apporte quelques éléments de réponse. Ainsi en 2000, un rapport destiné à établir un diagnostic foncier en Corse22 met-il clairement en évidence l’immobilisme des sols insulaires. Les statistiques publiées dans cette étude recensent le nombre de mutations de parcelles agricoles au cours d’une période de référence de quatre années (comprise entre le 1er janvier 1994 et le 31 décembre 1997). Les résultats observables sont symptomatiques d’une sclérose économique des sols dans la mesure où ils font état de 535 mutations de parcelles. À titre de comparaison, le département du Var enregistre durant la même période 12 711 mutations agricoles. Certes, il est permis d’objecter que le Var est sensiblement plus peuplé que la Corse mais sa superficie n’est-elle pas nettement plus restreinte que celle du territoire insulaire23 ? Un examen plus affiné des données relevées atteste que les rares mutations intervenues concernent quasi-exclusivement les zones côtières 21. Selon les données chiffrées dont dispose la Conservation des hypothèques de Bastia, 206 actes de donation ont été enregistrés en Haute-Corse pour l’année 1994. Si l’on compare ces résultats avec les données répertoriées par l’INSEE, on s’aperçoit que le nombre d’actes de donation par habitant est deux à trois fois plus faible en Haute-Corse que dans le reste du territoire national. 22. NAPOLEONE (C.), RAYMOND (V.), MORGE (D.), Rapport d’étape sur le diagnostic foncier en Corse, élaboré dans le cadre d’une mission d’étude, de conception et d’appui à la mise en œuvre d’outils d’intervention aptes à mobiliser le foncier, confié au CEMAGREF par le CNASEA et la DRAF de Corse, janvier 2000, p. 6. 23. Selon les statistiques de l’INSEE mises à jour au 1er juin 2005, le Var compte 898 441 habitants et s’étend sur 5 973 km2. La Corse comprend 260 196 habitants pour une superficie de 8 860 km2.

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de l’île, et plus spécifiquement l’extrême sud de la Corse. Le marché foncier est totalement inactif dans les microrégions situées au centre du territoire. Un état des lieux réalisé par la SAFER de Corse visant à analyser l’activité du marché foncier régional pour l’année 2006 corrobore les statistiques précitées. Le constat est clair : les mutations foncières s’avèrent nettement moins nombreuses en Corse que sur le continent. Il semble donc, que les cessions de biens à titre onéreux, et notamment les ventes consenties dans l’intérieur de l’île soient entravées par des obstacles de nature diverse. Cette attitude, parfois volontaire, mais sans doute plus fréquemment imposée, conduisant à restreindre les mutations entre vifs en Corse, apparaît clairement dans des « observations et des récits recueillis » par l’ethnologue Georges Ravis-Giordani. Il déduit à cet égard que « la règle fondamentale voulait que le partage se fasse, ou en tout cas devienne effectif, à la mort du père24 ». Les données chiffrées établies par les services fiscaux confirment cet état de fait. Au-delà de l’approche statistique que celles-ci autorisent, il convient de porter un intérêt ethnologique tout particulier à une situation originale. Bien que régie par un ensemble de règles, la communauté corse perçoit différemment la transmission du patrimoine. Ces comportements ancestraux profondément ancrés dans les mentalités insulaires peuvent être identifiés comme un trait culturel saillant s’appliquant à la Corse. De surcroît, dans la mesure où ils ont une incidence directe sur l’avenir socio-économique de l’île et sur son développement en général, leurs conséquences néfastes affectent l’ensemble de la population de l’île. Les problèmes posés par la gestion du domaine foncier, par l’indivision endémique et un certain nombre de ses effets pervers rejaillissent depuis quelques années avec une acuité accrue. La nécessité de voir rapidement émerger un projet substantiel à dominante consensuelle pour l’avenir de la Corse n’est sans doute pas étrangère à cette prise de conscience tant au sein des différentes couches de la société qu’au niveau de ses responsables politiques et institutionnels. Dans quelle mesure le « désordre juridique foncier » et les problèmes liés à la pérennisation d’une indivision successorale subie hypothèquent-ils le développement de l’île ? Quelles solutions est-il permis d’envisager afin de porter remède à cette situation ? Notre étude nous conduit inévitablement à nous engager dans une perspective heuristique sur un terrain de recherche complexe et difficile à cerner. La thématique de notre étude s’avère en effet très étendue, n’ayant pas vocation à se réduire à l’examen détaillé d’une discipline juridique particulière. Aussi relève-t-elle tout à la fois du domaine du droit civil, du droit rural, du droit de l’urbanisme, du droit fiscal, etc. Les spécificités liées à la transmission du 24. RAVIS-GIORDANI (G.), « Partager sans diviser : les paradoxes de l’indivision », in Le sillage des techniques, éd. l’Harmattan, 1999, p. 470.

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INTRODUCTION

patrimoine en Corse transcendent les frontières du droit et nous conduisent à empiéter sur des domaines divers et variés tels que la sociologie, l’histoire ou l’économie. Il nous incombe donc à travers la démarche que nous proposons de conduire, de dresser, au cours d’une première partie, un état des lieux détaillé de la situation, de retracer, d’identifier, d’analyser en synchronie et en diachronie les sources de ce déséquilibre et les causes qui l’alimentent. Dans la mesure où nos recherches nous permettent d’identifier ces origines, il nous appartient dans un second mouvement de proposer des pistes de travail et d’envisager des solutions aux problèmes spécifiques de la Corse relativement à la transmission du patrimoine.

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