Affaire Colonna

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Isabelle Luccioni • Paul Ortoli Jean-Marc Raffaelli • Hélène Romani

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Le préfet, les juges et le berger

n préfet assassiné, deux revendications, une guerre des nationalistes, un commando de « soldats perdus », des paillotes incendiées, un préfet démis de ses fonctions et condamné, une guerre des polices, plusieurs juges antiterroristes, des dénonciations, des aveux et des rétractations ; plus de quatre cents gardés à vue, une piste « agricole » et une dizaine d’incarcérations sans lendemain, une traque et une cavale de quatre ans, une arrestation surmédiatisée, une cour spéciale, cinq procès retentissants – du commando, de l’accusé, de ses soutiens – un procès en cassation, un condamné qui s’accuse, un accusé qui clame son innocence, des témoins et des experts, deux présidents de la République, une campagne électorale et une cohabitation, plusieurs ministres de l’Intérieur, deux familles qui réclament justice, l’une pour l’accusation, l’autre pour la défense…

L’AFFAIRE COLONNA

Depuis treize ans maintenant, cette chronique judiciaire exceptionnelle nommée « l’affaire Erignac » dans un premier temps, devenue aujourd’hui « l’affaire Colonna » enflamme les esprits, sans que la Vérité ni la Justice, elles-mêmes, n’aient semblé pouvoir se frayer enfin un chemin…

Isabelle Luccioni, Paul Ortoli, Jean-Marc Raffaelli et Hélène Romani, journalistes et chroniqueurs judiciaires auprès de la rédaction du quotidien régional Corse-Matin, ont repris chronologiquement, un à un, les nombreux fils de l’histoire pour offrir une synthèse complète à l’aube d’un ultime épisode où le présumé innocent devra jouer son va-tout pour convaincre ses juges.

préfet, les juges et le berger Le

Isabelle Luccioni Paul Ortoli Jean-Marc Raffaelli Hélène Romani

E R I A F F L’A A N N O L O C Avant-propos de Roger Antech

16 € ISBN : 978-2-84698-393.8

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Avant-propos

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OMMENT L’ASSASSINAT DU PRÉFET

ERIGNAC a-t-il pu devenir l’affaire Colonna ? Par quelles alchimies politiques, policières, judiciaires, intimes enfin, l’homme, Claude Erignac, abattu le 6 février 1998 dans une rue d’Ajaccio a-t-il pu disparaître derrière l’État, dont il fut le plus haut représentant sur l’île ? Et un autre homme, Yvan Colonna, que l’accusation présente comme le tireur, peut-il incarner, à lui seul ou presque, cet « acte politique collectif » dont il nie être pourtant l’auteur, mais que revendiquent les membres du commando, redevenus des anonymes dans l’affaire ? Treize ans d’enquêtes et de procès, d’errements policiers et de fiascos judiciaires, treize ans dans la relation singulière entre la République et la Corse, de variations et de palinodies politiques, treize ans enfin dans l’évolution des hommes et des opinions ont changé la froide recherche de la vérité en une histoire pétrie de chair et de passion, faite de témoignages, de confessions, puis de reniements souvent. Mais de tellement peu de moments de vérité, finalement. Où deux symboles, le préfet et le berger, se font désormais face avec, pour toile de fond, une forme de confrontation historique entre deux nationalismes, l’un continental, et l’autre insulaire. En rouvrant les dossiers de l’enquête, les minutes des procès – cinq, bientôt six –, les auteurs de cet ouvrage, tous journalistes de Corse-Matin, tous témoins des événements qui ont jalonné ces treize années séparant l’assassinat du jugement dernier, restent dans leur rôle : les faits, et rien que les faits. Et ils n’y sont pour rien si la simple, si la rigoureuse, si la méticuleuse relation de l’enquête, des

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procès, des auditions, des expertises, des interventions politiques dans le dossier ressemble davantage à une descente aux abîmes qu’à une mise en perspective. L’acte, l’assassinat d’un préfet, fut hors normes. Ce qui a suivi le fut tout autant. Dans cette affaire, tout relève de l’exception, de la violence de l’acte jusqu’à la justice que l’on rend. Et à ses méandres, où la vérité a tant de mal à trouver un chemin qu’on la dirait en cavale, si le cliché n’était pas définitivement usé. De cavale justement, il est forcément question dans ces pages. Et de grosse cavalerie aussi, employée pour faire progresser l’enquête, pour rétablir ce que l’on nomme, partout où il se trouve simplement en difficulté, l’état de droit, pour dire la justice enfin. Il s’agit maintenant d’en terminer avec tant d’erreurs de casting, de jeu de rôles, pour passer au générique de fin. Car treize ans après, et treize ans c’est épouvantablement long, le besoin de vérité et de justice est le seul à ne pas être en fuite. Pour les familles d’abord, celle de Claude Erignac, celle d’Yvan Colonna, aux trajectoires opposées certes, mais aux itinéraires, aux chemins de croix parallèles. Pour entrer dans une relation plus sereine et plus apaisée enfin, plus normale en quelque sorte entre la République et l’un de ses territoires, entre la France et la Corse si on la prend par l’autre bout. Car de l’assassinat du préfet Erignac et de l’affaire Colonna qui se confond désormais avec lui, on ne tient pour l’heure qu’une certitude. Elle est politique, d’abord : en Corse comme sur le continent, il y a eu un avant. Et un après 6 février 1998. Roger Antech

Rédacteur en chef de Corse-Matin

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Un assassinat qui marque la décennie Corses, « tueurs de préfet » Un homme tué par balle dans une rue d’Ajaccio par une nuit froide du mois de février. Cela n’aurait pu être qu’un assassinat parmi tant d’autres dans une île qui les compte par dizaines chaque année. Ce crime a pourtant marqué durablement la Corse pour plus d’une décennie. Il démontre à l’évidence qu’une vie ne vaut pas une vie. Que selon la qualité de la victime, les conséquences sont irrémédiablement différentes. Le commando, qui a décidé de l’exécution du préfet Erignac, a déclaré par la suite qu’il souhaitait un sursaut du nationalisme. Il aspirait à ce que la guerre fratricide qui avait sévi au cours des cinq années précédentes s’arrête définitivement. Il imaginait que ce geste serait un moteur pour un peuple corse idéalisé, obligatoirement solidaire de cet « acte fondateur ». Ce faisant, il a érigé un être humain au rang de symbole : celui de l’État français, forcément colonialiste et oppresseur à ses yeux. Mais les symboles ont une fâcheuse tendance à se retourner. Et le préfet Erignac est devenu, a contrario, une sorte de martyr républicain. Tué lors d’une période de cohabitation politique au plus haut sommet de l’État, il a soudé la gauche du Premier ministre Lionel Jospin et la droite du président de la République Jacques Chirac dans une condamnation unanime. Le commando voulait unir le peuple corse. Il l’a fait. Dans un opprobre collectif.

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Loin d’Ajaccio ou de Bastia, sur la rive septentrionale de la Méditerranée, l’opinion publique, cédant à une émotion bien légitime, a globalisé. Les Corses, dans leur ensemble, se sont mués en « tueurs de préfet ». Et le qualificatif sonnait plus péjorativement encore que celui d’ogres mangeurs d’enfants. Les sportifs, les étudiants, les artistes ou les simples citoyens qui ont eu à se déplacer sur le continent dans les années qui ont suivi, l’ont tous ressenti. Les réflexions, les regards trahissaient une sorte d’attirance-répulsion qui ressemblait à la curiosité malsaine des automobilistes ralentissant devant un carambolage sanglant sur l’autoroute. Les Corses ont toujours été perçus comme plutôt exotiques. Un brin dilettantes, un zeste voyous, une mesure rustres, mais courageux, chanteurs de polyphonies ou de romances avec des voix à donner le frisson, ils ont tout à coup suscité des réactions de peur et de dégoût. On est remonté jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale pour rappeler à la France profonde que les derniers à avoir commis une telle ignominie étaient les nazis lorsqu’ils exécutèrent Jean Moulin. Dans la simplification obligatoire de ces réactions « épidermiques », on a juste « oublié » que le corps préfectoral dans son ensemble n’avait pas particulièrement brillé pour fait de Résistance dans la France de Vichy. Et que s’il n’y a eu qu’un seul Jean Moulin, ce n’est pas totalement dû au hasard.

Martyr républicain ou symbole colonial Lorsqu’on érige un homme en symbole, qu’il s’agisse de l’encenser ou de le détruire, on finit par en oublier la personne. On en fait une sorte de statue du commandeur qui n’a que deux destins possibles : être vénérée ou déboulonnée. Dès lors, il était impensable que le procès, les procès, soient autres que politiques. Séparation des pouvoirs ou pas, l’État, la République se retrouvaient en position de juger (et de condamner) ceux qui avaient tenté de les déstabiliser. Claude Erignac

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eût-il été très critiquable professionnellement et humainement, il aurait été sanctifié par sa mort tragique. Il se trouve qu’il n’était pas cela. Qu’il était respecté et même aimé dans une île où ce n’est, a priori, pas une évidence. Où personne ne peut prétendre à l’anonymat. Où chaque personnalité un tant soit peu publique est passée par le crible d’un microscope électronique destiné à chercher la faille et déclencher la critique.

Le préfet Erignac dans les salons du palais Lantivy, à la préfecture d’Ajaccio.

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Le préfet est mort sur la terre de Corse, de la même manière que tant d’enfants de cette île. La population se l’est approprié. Et la plaque de la rue Colonel-Colonna-d’Ornano à Ajaccio ressemble à s’y méprendre aux centaines d’autres, posées sur de nombreuses tombes disséminées dans tous les cimetières insulaires. On y lit : « Claude Erignac… lâchement assassiné ». On a beaucoup dit et écrit (bien avant sa mort) que ce préfet avait un côté atypique. Sans doute parce qu’en regard de sa réelle puissance de travail, il avait une sorte de boulimie de vie et qu’on le voyait partout. Dans les manifestations sportives et culturelles, en balade, au marché, au cinéma… Comme tout un chacun, il avait obligatoirement des travers. Mais ces derniers n’ont jamais débordé sur son image publique en deux années d’exercice de sa fonction.

Funeste nuit du 6 février Le soir du vendredi 6 février 1998, cependant, Claude Erignac n’avait pas spécialement envie de sortir. Non pas qu’il ait été casanier, on l’a vu plus haut. C’était même plutôt le contraire. On n’avait pas nommé, depuis fort longtemps, un préfet de Corse si proche de la population. Si soucieux d’en « prendre le pouls » dans un contexte non officiel. Fan de volley, il ne manquait presque aucun match au gymnase Pascal-Rossini. Sportif lui-même, il était un habitué des courts de tennis et avait gagné un trophée senior l’été précédent. On le voyait presque quotidiennement sur son vélo, à condition de se lever tôt. Généralement sur la route des Sanguinaires. Mais parfois aussi sur la rive sud du golfe, jusqu’à Coti-Chiavari. Ou sur la route qui mène au barrage de Tolla. Il ne se contentait pas d’aimer l’exercice physique. Adepte du mens sana in corpore sano des philosophes latins de l’Antiquité, il était un habitué de la salle du théâtre Kallisté où l’association Musique en Corse donnait les seuls concerts classiques que l’on puisse aller entendre dans la cité impériale. Il lisait énormément et ne ratait jamais la sortie d’un

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film. Se contentant de traverser le cours Napoléon, comme n’importe quel habitant du quartier, pour se rendre au cinéma. Quelques jours plus tôt, il avait sacrifié à la mode du moment et était allé voir Titanic dans une salle bondée d’adolescentes venues se pâmer devant Leonardo di Caprio. Il en riait volontiers, en compagnie des fonctionnaires de la préfecture, des élus ou de la presse. Affectant d’être particulièrement déçu que Kate Winslet soit « moins sexy » que son homologue masculin… Au marché, dans les rues et les commerces du centre-ville, tout le monde connaissait cette haute silhouette, cet homme courtois et plein d’humour tout en n’étant jamais vraiment familier. Ce préfet qui refusait absolument de se faire escorter sauf pour les déplacements officiels et ne prenait sa voiture que de manière exceptionnelle. En deux années d’exercice, il avait eu le temps de faire le tour des problèmes récurrents de la Corse. Prenant ses fonctions quelques mois après la conférence de presse clandestine de Tralonca où l’État Claude Erignac en compagnie de José Rossi (à gauche) et Achille Martinetti (à droite) à la foire de Bocognano.

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Le préfet Claude Erignac face à Jean-Paul de Rocca Serra, président de l’assemblée de Corse.

s’était quelque peu ridiculisé, il avait la tâche de lui rendre un peu de panache. Grèves d’EDF, des transports et de la fonction publique, problèmes d’attribution des marchés publics, endettement des agriculteurs, attentats, il fut confronté à l’ensemble des problèmes qui se posent à un préfet de Corse. Au moment de son arrivée, en avril 1996, l’île vivait la fin de plusieurs années d’assassinats entre les différentes factions nationalistes. Des crimes parfois commis en plein jour, dans des endroits fréquentés. Avec des tirs qui avaient, à plusieurs reprises, touché de simples passants. Mais Claude Erignac n’avait jamais cédé à la tentation de la bunkerisation. Un concept qui lui était, manifestement, étranger. L’autre aspect de ce personnage, qui était vite devenu sympathique à l’homme de la rue, n’est connu que de ceux qui avaient eu à travailler avec lui. Précis, méthodique, aussi exigeant avec ses collaborateurs et ses interlocuteurs qu’il l’était avec lui-même, c’était un vrai bourreau de travail. Décortiquant chaque dossier de manière

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approfondie sans préjugé mais sans concession. La dette agricole, la délinquance économique, la mise en place des différentes synergies entre l’État et les collectivités locales… Il se voulait le plus grand défenseur de la Corse à Paris. Et l’a sans doute été, à sa manière. Mais il était aussi dur en négociation et inflexible sur les principes. Il considérait en fait, que, dans l’île, « les relations sont plus passionnées que conflictuelles » et que « même lorsque les opinions s’entrechoquent on sort toujours plus riche d’un dialogue, franc, direct, engagé, dans le respect mutuel… » Son seul credo : « se sentir utile ». La dernière facette de Claude Erignac découle presque logiquement des deux autres. Sous sa gouvernance, la préfecture d’Ajaccio était devenue une maison de verre. Le fait d’avoir épousé une journaliste y était sans doute pour quelque chose. Mais il faut aussi y voir un trait de caractère du préfet lui-même. Les dossiers, tout comme l’homme, étaient accessibles. Rapidement. La porte était toujours ouverte. Il avait institutionnalisé un service de presse apte à répondre aux questions les plus dérangeantes. Le discours de Claude Erignac lui-même était celui d’un véritable communicant. Une parole maîtrisée qui réussissait à exclure la langue de bois. La capacité de ceux qui connaissent leurs dossiers et ne craignent pas d’être pris en défaut, alliée à la décontraction du « politique » qui affecte de ne pas nécessairement voir un piège derrière chaque question. Une parole jamais intempestive de surcroît. Le préfet restant dans son rôle et ne s’exprimant que dans le cadre de ses fonctions. Bref, un « bon » représentant de l’État dans une île où la différence entre « bon » et « moyen » compte beaucoup plus que dans d’autres régions.

Ne pas changer ses habitudes Mais ce soir-là, le préfet Erignac hésite à quitter son logement de fonction du palais Lantivy. On est vendredi. La semaine a été longue et, comme souvent, chargée. Les problèmes, c’est une habitude, se sont accumulés. Aménagement du territoire, difficultés des agriculteurs,

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dialogue avec les élus… Il a passé les semaines précédentes à aller de cérémonies de vœux en cérémonies de vœux. Bref, il aspire à un peu de tranquillité. Et même s’il refuse d’y prêter foi, il y a ces « avertissements » d’organisations clandestines difficiles à identifier. Le groupe « sans nom » et le groupe « Sampiero ». Ils ont revendiqué simultanément l’attaque de la gendarmerie de Pietrosella, au mois de septembre précédent, et parlent de s’en prendre à un « haut représentant de l’État1 ». Sur les lieux, à l’époque, il a tenu son rôle sans montrer le moindre signe de faiblesse. Fustigeant un attentat qualifié de « stupide ». Et ne changeant rien à ses habitudes dans les jours qui ont suivi. Même la note Bougrier2, annonçant de prochains remous dans le monde agricole et nationaliste qu’on lui a communiquée quelques jours plus tôt, ne l’a pas inquiété outre mesure. Il considère qu’il s’agit du quotidien d’un représentant de l’État en Corse. Même si cette routine devient pesante au fil des ans. Car en février 1998, Claude Erignac joue les prolongations à la préfecture de Corse. Il aurait dû rejoindre un autre poste depuis quelques mois déjà. Il aspirait à des fonctions pas forcément plus reposantes, mais plus classiques. Un rôle de préfet tout court. Dans une région où chaque manifestation de salariés ne se traduit pas par une demande d’arbitrage du préfet et par un sit-in devant les grilles, voire sur les marches, du palais Lantivy. Où l’on n’est pas en permanence sous la surveillance de cabinets ministériels parisiens fascinés par la capacité à 1. En 1997, le groupe des anonymes revendique, le 5 septembre, l’attentat de Strasbourg, le 6 septembre, Strasbourg et Pietrosella et, le 11 novembre, Strasbourg, Vichy et Pietrosella. Une quatrième revendication sera formulée le 7 février 1998 pour l’assassinat du préfet. Le groupe baptisé Sampiero revendique, le 9 octobre 1997, Strasbourg et Pietrosella. Le 21 janvier, il annonce sa dissolution et condamne par avance « des actions qui pourraient viser des fonctionnaires éminents de l’État colonial ». Voir annexes 3, 3 bis, 4, 5, 6. 2. Au mois de décembre 1997, Gérard Bougrier, préfet de police à Ajaccio, transmet en interne une note exprimant son inquiétude concernant de possibles « actions » venant du monde agricole et nationaliste, ainsi que le danger couru par des hommes publics exerçant en Corse.

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mettre la pagaille que peut posséder une île de 260 000 habitants. Où les médias ne sont pas omniprésents. Sa vie personnelle l’incitait aussi à se rapprocher de Paris où ses enfants étaient étudiants. Mais la maîtrise des dossiers qu’il avait initiés, la difficulté à lui trouver un successeur dans un poste réputé sensible, avaient conduit le gouvernement à lui demander de rester. En serviteur de l’État qu’il était avant tout, il avait accepté.

La Symphonie héroïque de Beethoven Ce soir-là, dès la tombée de la nuit, un froid mordant s’était abattu sur Ajaccio. Comme toujours à cette époque de l’année quand la journée a été claire et ensoleillée. Alors, au moment où la préfecture s’était vidée de l’immense majorité de ses employés partis en week-end, le préfet hésitait encore. Irait-il ou non à ce concert ? Il avait retrouvé sur son bureau, dans l’après-midi, la carte d’invitation envoyée par Musique en Corse. L’orchestre d’Avignon avait été convié ce soir-là. Il devait jouer la Symphonie héroïque de Beethoven. Malgré l’envie de rester tranquillement chez lui, il s’était dit que cela lui changerait les idées. Que sa présence et celle de son épouse, Dominique, feraient plaisir à José Colombani, le président de l’association qui occupe également la fonction de directeur de cabinet du président de la Collectivité territoriale. La passion du mélomane se mêla sans doute au geste de courtoisie et il décida, presque au dernier moment, de se rendre à ce concert. À 20 h 45 cependant, il est encore au téléphone avec sa fille, Marie-Christophine, discutant avec elle de sa vie d’étudiante parisienne et de ces petits riens qu’évoquent une fille et son père qui s’appellent régulièrement alors qu’ils vivent à 1 000 kilomètres l’un de l’autre. Quand il met fin à cette conversation, il est déjà presque en retard. Quelques instants après, il s’engouffre au volant de sa voiture de fonction. Se fait ouvrir le portail du palais Lantivy par le policier

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de faction à la guérite. Et remonte le cours Napoléon en direction de la sortie de la ville. Comme d’ordinaire en ce début de week-end, il a donné congé à son chauffeur. Entre le moment où il passe la grille de la préfecture et celui où il arrive rue Colonel-Colonna-d’Ornano, il ne s’est pas écoulé plus de cinq minutes. Au théâtre Kallisté, les derniers spectateurs sont en train d’entrer dans le hall. Plus une seule place n’est libre dans la rue ColonelColonna-d’Ornano. Les voitures sont stationnées jusque sur le trottoir devant l’ancien cinéma transformé en salle de spectacle par la municipalité. Même les passages piétons sont occupés. Claude Erignac agit alors comme tous ceux qui redoutent d’être en retard. Il dépose son épouse devant le théâtre où l’attend José Colombani. Et tourne dans le quartier pour se garer. En espérant trouver rapidement un emplacement disponible. Il n’a évidemment pas aperçu, quelques minutes plus tôt, l’homme, emmitouflé dans une parka, qui se tenait à la terrasse de l’un des cafés qui font face au palais Lantivy. Il ne l’a pas vu non plus saisir son téléphone portable au moment où sa voiture a passé la grille de la préfecture. Pas plus qu’il n’a distingué, dans l’éclairage parcimonieux des réverbères municipaux, ceux qui attendent, sur le trottoir qui fait face à la salle de spectacle. Il parvient à trouver un stationnement sur le cours Napoléon. Il ferme sa voiture. Remonte le col de son manteau. Et presse le pas en direction de la tache de lumière que forme la façade du théâtre, devant laquelle il aperçoit la silhouette de José Colombani. Il marche à longues enjambées malgré la montée. Sans doute dans la hâte de se mettre au chaud. Préoccupé aussi de ne pas faire attendre son hôte plus que de raison. Il vient de passer devant le restaurant Kallisté. Il commence à monter les quelques marches du trottoir qui compensent la déclivité. Il n’y a pratiquement plus personne dans la rue. Une unique voiture passe. Le premier coup de feu claque. Et le manque.

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Trois coups de feu mortels À coup sûr, Claude Erignac ne s’est pas trompé sur l’origine de la détonation. Impossible de ne pas reconnaître le bruit que fait un tir de pistolet lorsqu’on vit en Corse depuis deux ans. A-t-il compris qu’il en était la cible ? Il est difficile de l’affirmer. Le deuxième tir se produit dans la seconde qui suit. L’homme qui tient l’arme s’est approché presque en courant. Par-derrière. Et, cette fois, le préfet est atteint. À la nuque. Il s’effondre. Il a encore son trousseau de clés à la main. Sans doute est-il déjà mort. Mais le tireur fait feu à nouveau. À deux reprises. Le touchant exactement au même endroit. Puis il dépose l’arme qu’il vient d’utiliser à côté du corps. Les rares témoins disent qu’il a agi rapidement mais sans véritable précipitation ou apparente fébrilité. Le geste d’un homme déterminé et présentant toutes les apparences d’un sang-froid sans faille. Il est 21 h 05. À vingt mètres de là, José Colombani a assisté, sidéré, à toute la scène. Il a vu deux silhouettes, une longiligne et une autre, plus trapue. Il a entendu les tirs, a vu les deux hommes se replier dans les ruelles sombres qui mènent au quartier Sainte-Lucie. En tout, il ne s’est pas écoulé une minute. Le président de Musique en Corse appelle les secours. La police. Il n’a évidemment pas distingué le visage des assassins. Seulement des détails vestimentaires. Blousons sombres, casquettes, des cheveux qui en dépassent et sont sans doute des postiches… Avec le recul, il est aujourd’hui certain que les tueurs n’auraient pas pu agir si le préfet était arrivé à l’heure, en même temps que les quelque trois cents personnes qui se rendaient au concert. Il leur aurait été tout simplement impossible de tirer au milieu de la foule. Ils auraient sans doute eu des difficultés similaires si, à l’instar de la quasi-totalité de ses homologues, il s’était fait déposer devant l’entrée, en demandant à son chauffeur de venir le chercher à la fin du spectacle. Mais, ce soirlà, les conditions du drame étaient réunies.

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Obligation de résultat L’équipe des pompiers et celle du Samu qui arrivent quelques minutes après les coups de feu n’interviendront même pas. Un rapide examen du corps ne laisse aucune place au doute. Atteint à la tête par des projectiles de gros calibre, Claude Erignac est mort. Immédiatement le silence radio est ordonné. Il sera total pendant plusieurs heures. Plus aucune communication chez les pompiers, les gendarmes ou la police. Les seuls appels se font par téléphone cellulaire. En quelques minutes, le quartier est totalement bouclé. Paris est informé. Le ministre de l’Intérieur, le Premier ministre, le président de la République. Le plus haut niveau de l’État est ébranlé par ce séisme. Et tandis que dans les ministères on commence déjà à chercher les responsables de ce désastre, à Ajaccio, le quartier du Kallisté, désert quelques instants plus tôt, est la proie d’une agitation intense. Pour ne pas créer de mouvement de panique et sans doute pour éviter une pollution des premiers indices matériels, aucune annonce n’a été faite, à l’intérieur du théâtre. Le concert se poursuit. Et tandis que des fonctionnaires de police en civil font sortir discrètement Dominique Erignac de la salle de spectacle, sans la laisser s’approcher de la scène de crime, sans même vraiment lui dire ce qui se passe, un attroupement commence à se former. Quasiment tous les effectifs disponibles du commissariat sont sur les lieux. Policiers en tenue, CRS, enquêteurs en civil, voitures siglées et banalisées convergent vers la route du Vittulo. Les sirènes et les gyrophares déchirent la nuit. Devant ce déploiement de forces de l’ordre, les habitants du quartier se sont mis aux fenêtres, sont descendus dans la rue. Maintenus à distance par un très large périmètre de sécurité installé à la hâte, les cameramen et les photographes de presse ont commencé à prendre des images. Sans savoir encore qui gît à quelques mètres d’eux, tant la luminosité est exécrable. Chacun sait que ce qui vient de se produire est particulièrement grave. Personne n’imagine encore à quel point.

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1. UN ASSASSINAT QUI MARQUE LA DÉCENNIE

Pendant une demi-heure, les spéculations se multiplient. Des hypothèses circulent. Les noms de plusieurs leaders du nationalisme sont évoqués. La guerre fratricide entre les différents mouvements clandestins et publics n’est pas si loin, même si elle est officiellement achevée. Le suspense ne dure pas très longtemps. Le nom de la victime commence à circuler en ville. Dans les salles de rédaction de Corse-Matin et de La Corse, dans les studios de radio et de télévision, quasiment tous les journalistes sont revenus. Dans les deux quotidiens, on rajoute des pages, on retarde l’heure du bouclage. Dans l’urgence, on écrit les articles, pratiquement sans les relire. Les faits (tout au moins ce qu’on en sait), une brève biographie, on retrouve la dernière interview du défunt. Elle n’a pas plus d’une semaine. On met plus de temps à sélectionner les premières photos. Certaines images étant tout simplement impubliables. Dignes d’un film gore. On modifie les unes. Tous les titres sont supprimés. Sauf celui annonçant l’impensable : l’assassinat du préfet. Qui s’étale sur huit colonnes. À France 3 Corse, se déroule l’émission Territoires. Dans ce rendezvous hebdomadaire, Jean-Marc Leccia est entouré des différents éditorialistes de la presse insulaire qui commentent l’actualité de la semaine. À 22 heures, le rédacteur en chef de la chaîne régionale annonce la nouvelle en direct. Ses invités tentent des analyses à chaud, avant de quitter le plateau en hâte, pressés avant tout de retrouver leur propre rédaction. Pendant plus d’une heure, les lignes téléphoniques seront saturées dans toute la Corse. Sous le choc, ceux qui ont vu l’émission appellent leurs proches. À minuit, personne n’ignore plus que le préfet vient de se faire assassiner. Une bonne partie de l’île passera une nuit blanche. Regardant les journaux de la nuit des chaînes nationales qui ont improvisé des éditions spéciales. Zappant sur les téléviseurs, changeant sans arrêt les canaux de leur radio.

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La une de Corse-Matin du 6 février 1998.

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1. UN ASSASSINAT QUI MARQUE LA DÉCENNIE

Pendant ce temps-là, la police travaille. Vite. Très vite. Presque trop vite. Irène Stoller, chef de la 14e section antiterroriste du parquet de Paris, se saisit de l’affaire. La DNAT3 sera chargée des investigations. En attendant, tous les policiers présents sur place recueillent des témoignages, tandis que l’équipe de l’identité judiciaire fait en sorte de recueillir le maximum d’indices à la lumière de lampes de poche.

La première fausse piste Un habitant du quartier a vu deux jeunes à un arrêt de bus proche de la scène de crime. Il dit qu’ils ressemblent aux tireurs avec leurs casquettes et leurs sweats à capuches. Ils sont interpellés. Conduits sans ménagement au commissariat. Deux hommes d’une vingtaine d’années, d’origine maghrébine, qui habitent le quartier des Jardins de l’Empereur. Totalement inconnus des services de police. Les enquêteurs du service régional de police judiciaire d’Ajaccio ne croient pas trop à leur implication mais préfèrent ne négliger aucune piste. De fait, il ne faudra que quelques heures pour les disculper. Ils n’ont sur eux aucune arme, leurs mains et leurs vêtements sont exempts de trace de poudre et la politique est très loin de leurs préoccupations. Ils seront cependant gardés à vue plus de 48 heures. Lionel Jospin et Jean-Pierre Chevènement arrivent en Corse le surlendemain. Il faut absolument que le ministre de l’Intérieur ait quelque chose à dire aux médias qu’il doit rencontrer à la préfecture. Lors de cette visite officielle chaotique où le choc des petites phrases est à la hauteur d’une émotion mal maîtrisée, Jean-Pierre Chevènement déclarera sans rire : « Nous avons arrêté les exécutants, nous recherchons les commanditaires. » 3. Division nationale antiterroriste.

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L’AFFAIRE COLONNA

En Corse, personne ne croit à la fable d’un assassinat commis par des « islamistes ». Mais dans la fièvre générale, l’intervention sera relayée au niveau national. Sans le moindre recul. Des commentateurs vont jusqu’à évoquer une connexion entre les réseaux islamistes et nationalistes corses. Une sorte d’internationale du terrorisme. Avec, en toile de fond, le traumatisme encore vivace des attentats du métro parisien qui avaient causé huit morts et plus de 100 blessés en 1995. Une autre hypothèse émerge, découlant presque logiquement des déclarations ministérielles. Celle de jeunes payés pour « faire le sale boulot » par des « cerveaux » qui se seraient préparé des alibis en béton. Dans cette atmosphère de fièvre tout peut arriver. Surtout le pire. La scène de crime pourtant très largement cernée réservera des surprises, à la lumière du jour. Un passant trouvera une balle, le lendemain des faits, et la rapportera au commissariat. On glosera longtemps sur cet indice qui a échappé à la sagacité des enquêteurs. Et qui, dans le fond, n’apportera pas grand-chose à la suite des investigations. Au sein des forces de l’ordre, on a bien conscience que des têtes vont tomber. Pourtant tout le monde veut en être. Tous les services enquêtent. De la division nationale antiterroriste à la gendarmerie en passant par les renseignements généraux. Pas officiellement, mais la cause est « sacrée » pour reprendre le mot de Jacques Chirac. Dans une intervention sur le perron de l’Élysée, le président de la République a fait part de sa « détermination à ce que tout soit mis en œuvre pour que l’autorité de l’État soit respectée ». Il assure que les coupables « seront châtiés ». Dans la traque des assassins, on trouve des sentiments contradictoires et totalement imbriqués. Un besoin de rattraper la catastrophe qui vient de se produire. La sensation que celui qui découvrira les tueurs sera à jamais auréolé de gloire. Un sentiment de revanche aussi contre ceux qui ont poussé la provocation jusqu’à ses limites les plus extrêmes. Cette concurrence, perceptible dès les premières heures qui suivent le crime, va mobiliser un nombre incroyable d’enquêteurs de la police et

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1. UN ASSASSINAT QUI MARQUE LA DÉCENNIE

De nombreux Ajacciens ont signé le registre de condoléances devant les grilles du palais Lantivy.

de la gendarmerie. Et générer des jalousies et des attitudes de rétention d’information inouïes. Bref, au lieu de coordonner ses actions et de se concerter, on se marche sur les pieds et on se tend des chausse-trappes. Chacun ayant à cœur de tirer, le plus possible, la couverture à soi.

Un électrochoc dans l’opinion publique Le 7 février au matin, la Corse se réveille d’une très courte nuit, comme au sortir d’un tremblement de terre. Sonnée. Alors que le procureur Irène Stoller et le juge Gilbert Thiel de la 14e section antiterroriste atterrissent à Campo dell’Oro, la population tente de comprendre comment ce nouveau coup du destin a pu lui être assené. Des gerbes de fleurs sont apportées par dizaines pour être accrochées aux grilles de la préfecture. Certaines sont imposantes, couronnes et raquettes venues des mondes politique et consulaire. D’autres sont de simples bouquets déposés par des mains anonymes. Le registre de condoléances placé

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devant l’entrée du palais Lantivy se remplit de phrases de compassion et de témoignages de sympathie pour la famille du préfet assassiné. La mort violente est une compagne familière pour bien trop d’insulaires. Dans toute la Corse, on se sent proche de cette femme et de ces enfants qui viennent de perdre un mari et un père. La foule réagit humainement, avec empathie. Sans avoir encore conscience que cet assassinat n’a rien de commun avec celui d’un citoyen ordinaire.

L’État aux funérailles Le lendemain, ce sont Lionel Jospin et Jean-Pierre Chevènement qui atterrissent à Ajaccio. Et se rendent à la préfecture. Dans la matinée, les élus arrivent au palais Lantivy. Eux ont sans doute saisi les implications de ce qui vient de se produire. Premier arrivé, le député-maire de Bastia, Émile Zuccarelli s’engouffre dans la préfecture sans dire un mot, le visage fermé. José Rossi, le président de l’assemblée de Corse, laisse transparaître son désenchantement et sa colère, tout comme le président de l’Exécutif, Jean Baggioni. À Cuncolta (mouvement indépendantiste), par la voix de son secrétaire général, Charles Pieri, réagit très rapidement. Et condamne l’assassinat. Gilbert Casanova, le président MPA (mouvement pour l’autodétermination) de la chambre de commerce de Corse-du-Sud ne cache pas sa peine. Dans les rues d’Ajaccio règne une atmosphère oppressante de tristesse et d’inquiétude. L’immense majorité des gens dit son incompréhension. Un petit nombre anticipe déjà (en la dramatisant) la réaction de l’État. Mais ces images d’une population sous le choc seront poussées jusqu’à la caricature par les chaînes de télévision nationales. On voit et on entend en boucle, dans les journaux du soir, ces quelques femmes au bord de l’hystérie, vêtues de noir et la larme à l’œil clamer leur « honte d’être Corse ! » Elles ne reflètent pas le sentiment général. Elles sont juste « une

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Le président Jacques Chirac avec les ministres du gouvernement de cohabitation de Lionel Jospin.

bonne image », « de bonnes clientes », qui participeront, de l’autre côté de la Méditerranée, au sentiment qu’il s’agit d’un meurtre collectif. Le 10 février, le président Chirac et une bonne partie du gouvernement sont en Corse pour l’hommage de la République à son préfet. L’autopsie a été réalisée le plus rapidement possible pour rendre le corps à la famille. Claude Erignac doit être incinéré. Il reposera dans sa région natale, en Lozère. Au moment où la bière passe la grille de la préfecture pour se diriger vers l’aéroport, la foule s’est massée sur le cours Napoléon. Spontanément, comme en Italie après l’assassinat du général della Chiesa, la population applaudit la sortie du corbillard. Pas un mot, pas un cri. Juste ces mains qui claquent et scandent leur adieu et leur respect au passage du fourgon mortuaire.

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Quarante mille personnes en deuil dans les rues Le lendemain, les rues d’Ajaccio et de Bastia seront le théâtre de manifestations d’une ampleur sans précédent. À l’appel du collectif des femmes du « Manifeste pour la vie4 », les Corses descendent dans la rue. En masse. Pas de slogan. Pas de banderole. 40 000 personnes de tous les âges, de toutes les origines sociales, de toutes les opinions politiques, pour dire que la violence doit cesser. Que la Corse aspire à la paix. C’est un message de lassitude et d’écœurement. Cette mort-là, à la suite des dizaines d’autres qui ont endeuillé les années précédentes, semble être la goutte d’eau qui fait déborder le vase. On demande à la police et à la justice de « faire leur travail ». D’endiguer cette hémorragie, de traduire les auteurs, tous les auteurs, devant des tribunaux. Et ces milliers de personnes vêtues de sombre qui marchent en silence comme on suit un enterrement ont un côté poignant. Il se dégage de cette foule une émotion collective difficile à décrire. La plupart des gens présents ont posé une matinée de congé pour se trouver là. Un grand nombre d’administrations ont tout bonnement fermé leurs portes. Faute de personnel. Au passage du cortège, les magasins baissent leur rideau. Les commerçants sortent sur le pas de leur porte. Beaucoup rejoignent le défilé. Durant quelques heures la Corse se mue en île morte. Qui communie dans le deuil. Et le rejet de la violence. 4. À l’époque des fêtes de fin d’année 1994, de nombreux meurtres, politiques et de droit commun, endeuillent la Corse. Peu de voix s’élèvent alors, les pouvoirs publics semblent paralysés ou impuissants. Une trentaine de femmes se réunissent alors à Bastia, décidant de faire entendre la voix de tous ceux « qui ne voulaient plus souffrir l’insupportable […] et en appeler à une solidarité capable d’enrayer la spirale mortifère ». Décidées à rompre le silence, ces femmes rédigent un manifeste faisant état de leur révolte face à la situation de violence et de terreur et à la politique menée par le gouvernement quant à la « question corse » et incitent les habitants à signer une déclaration qui engage notamment à rejeter « les manipulations et les compromissions, l’intimidation et le meurtre, comme mode de fonctionnement de la société ». En quelques semaines, deux mille femmes, venues de tous les horizons politiques ou confessionnels, de toutes classes sociales et d’origines diverses signent ce texte qui sera également l’élément déclencheur d’importantes manifestations.

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1. UN ASSASSINAT QUI MARQUE LA DÉCENNIE

Quarante à cinquante mille personnes défilent dans les rues d’Ajaccio et Bastia le 11 févreir 1998.

À Paris, ce message parviendra indubitablement de manière déformée. Au moment où la population se mobilise pour manifester sa peine et son désarroi, le successeur du préfet assassiné est nommé en Conseil des ministres. Deux jours plus tard, le vendredi 13 février, le nouveau préfet de Corse prend ses fonctions au palais Lantivy. Claude Erignac est mort depuis une semaine. Bernard Bonnet arrive pour « rétablir l’état de droit » (formulation politiquement correcte pour dire que l’on va mettre au pas une population décidément insupportable). Il bénéficie, d’entrée de jeu, de pouvoirs élargis. Dont il usera bien au-delà des limites du raisonnable. En Corse comme sur le continent, une seule chose est commune : l’opinion publique veut savoir. Dans l’île, au fil des jours et des mois qui s’écouleront sans résultat tangible, la rumeur prendra le pas sur les faits. Selon une tradition solidement établie, ce qu’on ne sait pas, on l’invente. Tout le monde est désigné. Les revendications n’y font rien. Elles ne peuvent être concrètement rattachées à personne. À

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aucune organisation publique dont les tueurs seraient le bras armé. On évoquera une action « barbouzarde » (surtout de la part des militants nationalistes qui ne veulent pas croire à une nouvelle dissidence d’une partie des leurs). D’invraisemblables histoires de mafia ayant décidé d’éliminer un préfet engagé dans une action mani pulite émaillent les conversations des terrasses de café. Bien entendu, il s’agit de se rassurer sur les « valeurs de la Corse ». Et cette mafia n’a que des liens ténus avec l’île. Elle serait sicilienne, napolitaine, voire russe… Que le préfet Erignac n’ait jamais eu le moindre trait commun avec le juge Falcone ou le général della Chiesa n’arrête pas ceux qui résolvent les affaires au comptoir. Qu’il n’y ait pas eu l’ombre d’une opération policière contre le milieu depuis les années soixante-dix (au grand dam d’ailleurs, du procureur général Bernard Legras) non plus. Chaque Corse a son opinion, étayée par des éléments qui relèvent souvent du pur fantasme. Et chacun a déjà résolu l’affaire. Ceux qui ont la naïveté de se poser publiquement des questions sont regardés avec compassion par les Sherlock Holmes du cours Napoléon et les Hercule Poirot de la place Saint-Nicolas.

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