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Charlie Galibert
L’auteur : Charlie Galibert est chercheur au Centre interdisciplinaire Récit, Cultures, Psychanalyse, Langues et Sociétés (CIRCPLS). Il a publié de nombreux articles et ouvrages sur la Corse, dont leGuide non touristique d’un village corse , Albiana 2004 et La Corse, une île et le monde, PUF, 2003 ; tous deux à partir d’une étude anthropologique en profondeur du village de Sarrola-Carcopino.
Sarrola 14-18
de toutes les démesures. En tout cas la première en son genre, elle qui ouvrit au son du canon le siècle le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité. Elle ne fut pas la «der des ders », comme chacun l’espéra ensuite vainement, mais ses millions de morts, son incroyable cruauté en pleine euphorie moderniste, l’invraisemblable déviance du Progrès vers l’industrie de la mort, son bruit et sa fureur , modifièrent radicalement l’ensemble des sociétés, des économies, des cultures occidentales. Celles-là même qui se glorifiaient d’être les plus élevées dans la civilisation ! Elle portait en ses germes les terrifiantes convulsions du XXe siècle à venir. Comment, depuis le village de Sarrola-Carcopino en Corse, petit point bien éloigné des lignes de front, mesurer l’impact de la déflagration ? Comment a-t-elle été vécue par ceux qui, paysans ou ber gers mais aussi conquérants nourris des échos d’une histoire mouvementée et habitués des guerres coloniales, partirent sans peur pour ce qui ne devait être qu’une formalité : anéantir les prétentions des «Boches » ? Comment la vie s’est-elle or ganisée, face à ce qui devait se traduire par une saignée démographique sans précédent? Comment une si petite société supporta-t-elle tant de morts, d’éclopés, de malades ; tant de veuves et d’orphelins ? Reprenant inlassablement les lambeaux de matériaux, traquant les amnésies, révélant des champs de recherche jusque-là délaissés, convoquant l’anthropologie, l’histoire, la sociologie, mais aussi la philosophie, l’analyse littéraire et parfois même privilégiant un détour vers la littérature proprement dite, l’auteur propose un parcours d’orientation inédit dans la forêt des sens possibles. Dans ce patchwork sensible confectionné avec grand soin, la guerre, la politique, l’ordre, les armes, les valeurs patriotiques sont confrontés à la dimension humaine et terrienne, liée aux sentiments, aux relations familiales, amicales ou amoureuses, au labeur quotidien et au cycle des saisons – ceux d’une île exsangue contrainte de relever le défi de la vie malgré tout.
Un village corse dans la Première Guerre mondiale
La guerre de 14, que l’on a pu qualifier de Grande, fut surtout celle
25 €
Charlie Galibert
Sarrola 14-18 Un village corse dans la Première Guerre mondiale
Essai d’anthropologie historique
ISBN 978-2-84698-273-3
ALBIANA
ALBIANA
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SOMMAIRE
Avant-propos ................................................................................................
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Chapitre 1. « On les aura » ..........................................................................
41
Chapitre 2. La Corse, le village, la famille ..................................................
73
Chapitre 3. Août 14 ou la découverte du feu ................................................ 107 Chapitre 4. Sarrola-Carcopino, una storia guerriera ? .............................. 131 Chapitre 5. La Marne.................................................................................... 177 Chapitre 6. Les saisons de la guerre : moissons de sang et vendanges de larmes ........................................ 195 Chapitre 7. Natale quatordeci ...................................................................... 213 Chapitre 8. De la baïonnette à la rustaghja : l’héroïsme magique du stazzunaghju ................................................ 227 Chapitre 9. « Ô Mort, grande mort bleuâtre… » .......................................... 247 Chapitre 10. « Tu écris bien court, petite paresse ». Privations, allocations, emprunts, solidarité : la Corse en 1915........ 273 Chapitre 11. « Un sangue cusi gentile, si l’ha bettu lu terranu ». Le sang sans le sein : le poison des disparitions................................ 291 Chapitre 12. Procès-verbaux de conseil municipal : prisonniers, réfugiés, déserteurs, insoumis et… un raton laveur ...... 299 Chapitre 13. Nouvelle affectation ................................................................ 315 Chapitre 14. « Nous pouvons dire que Verdun coûte cher à notre famille… » – L’année 1916 .................................................. 339 Chapitre 15. « Vecu un pratu sott’à lu sole è tanti panni tesi nantu » – 1917 .................................................................. 373 Chapitre 16. « Quarante-huit ans ! » – 1918 ................................................ 387 Chapitre 17. Et après ?! ................................................................................ 401 Bibliographie ................................................................................................ 481
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11 AVANT-PROPOS
LA GUERRE DE
4, 30… 100
ANS
?
Vivos voco, j’appelle les vivants pour qu’ils se défendent contre le monstre qui paraît à l’horizon. Mortuos plago, je pleure sur les morts innombrables couchés comme un remords. Fulgora frango, je briserai les foudres de la guerre qui menace dans les nuées. Schiller
Au-dessus des nombreuses races d’animaux est placé l’homme, dont la main destructrice n’épargne rien de ce qui vit ; il tue pour se nourrir, il tue pour se vêtir, il tue pour se parer, il tue pour attaquer, il tue pour se défendre, il tue pour s’instruire, il tue pour s’amuser, il tue pour tuer; roi superbe et terrible, il a besoin de tout et rien ne lui résiste. Joseph de Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, 1821, 7e entretien.
Par le sang et par la meurtrissure Par le cri d’effroi et d’agonie dont les ténèbres frissonnent Par le vent glacial de l’obus qui fait hérisser les cheveux et l’horrible flamme qui le roussit Par les larmes qui sèchent sur le visage des morts Qu’il soit maudit ! Quiconque ne maudit pas la guerre soit maudit ! Paul Cazin, 1920, L’humanisme à la guerre, Paris, Plon
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« SARROLA 14-18 » – UN VILLAGE CORSE DANS LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE
LA
GUERRE JAMAIS FINIE
La guerre de 1914-1918 n’est pas terminée. La guerre de 1914-1918 dure encore. Sans doute n’en aura-t-on jamais fini avec la Grande Guerre, cette immense boucherie humaine où s’engloutirent durant plus de quatre longues et infernales années les jeunesses des deux pays se prétendant les plus civilisés d’Europe. Si l’on en parle encore, si on la réécrit toujours, si elle revient régulièrement, même quatre-vingt-dix ans après, même un siècle après, c’est qu’elle n’a pas pris fin en 1918, ni même, peut-être, à tout prendre en 2018. La guerre de 14 n’en finit pas de ne pas finir . Devenue, depuis le mot d’un historien soucieux d’y annexer la seconde déflagration mondiale, guerre de trente ans, il se peut qu’elle dure encore. À l’échelle humaine, même comparée aux grands génocides et aux massacres les plus terribles, elle reste, dans l’histoire, comme dans l’inconscient collectif de l’humanité, le traitement le plus épouvantable de l’homme par l’homme. Par le bilan d’abord. Il tient en quelques chif fres : sur 70 millions d’hommes ayant porté l’uniforme pendant ces quatre années, près de 10 millions sont morts. Trois à quatre fois plus ont été blessés. En moyenne près de 900 Français et 1 300 Allemands sont morts chacun des 1 559 jours qu’elle a duré. Un quart des jeunes hommes de 18 à 27 ans y a laissé la vie, modifiant irréversiblement la démographie européenne. Comme dans le J’accuse d’Abel Gance, l’armée des spectres qui n’ont pas eu le temps de devenir adultes continue de hanter l’Europe. Par le passé, seule la Grande Peste, peut-être... Ensuite, par la transformation du rêve technologique féerique de l’exposition universelle de 1900 en cauchemar de la course aux armements, du progrès dans l’art de l’extermination et de l’expérimentation à l’échelle réelle de l’histoire des perfectionnements scientifiques les plus assassins encore jamais testés sur l’animal humain. Guerre industrielle, à l’exemple du « war industrial board » américain, planification d’un partenariat entre le monde politique, les chefs militaires et la grande industrie. Guerre ancienne et moderne à la fois. Cauchemar prémonitoire: répétition générale devenant son propre spectacle et dépassant à jamais tout autre représentation de son idée, de son essence. Rêve et expérience technologiques enfin : course aux armements, toujours plus destructeurs et toujours plus destructrice ; course des Français derrière les Allemands : la mitrailleuse, les tranchées, l’industrie au service de la guerre, les gaz... Guerre à l’issue de laquelle les conditions de paix étaient telles qu’elles n’ont servi qu’à légitimer une revanche à la revanche : une nouvelle guerre. Clausewitz fait une distinction entre la guerre absolue et la guerre réelle, en ce sens que la première est conçue abstraitement, en tant que concept selon la logique idéaltypique, cependant que la seconde est conçue suivant sa relativité historique et la prise
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AVANT-PROPOS
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en compte de la mondanité des événements, des hasards et des probabilités. La Première Guerre mondiale (qu’on euphémise parfois en « Première Guerre », comme s’il n’y en avait pas eu avant) a peut-être réalisé cette assomption philosophique qui a porté une guerre relative, historiquement située, jusqu’au niveau du concept nu, lisse – objectif – de guerre, jusqu’à son absolu philosophique – négation dans les termes même de ce que devrait être la philosophie, ou bien réalisation de ce qu’elle a toujours refusé de voir qu’elle était, sauf aux yeux des grands lucides que furent Nietzsche, Jaspers, Heidegger… 14/18 : réalisation philosophique du concept de guerre. Sous l’aspect quantitatif des destructions, humaines et matérielles, comme sous l’aspect qualitatif de l’horreur et de l’épouvantable, comme sous les aspects techniques et technologiques de guerre industrielle ou d’industrie au service de la guerre, 14-18 est l’assomption de la réalité multiple et équivoque d’une guerre historiquement située à la pure logique de l’abstraction conceptuelle : La Guerre. Gaston Bouthoul, l’inventeur de la polémologie, hypothétique science de la guerre, a mis en avant le fait que l’état de guerre constituait un état dif férent de l’état de paix, en ce sens que la guerre ne fait que s’intercaler entre deux paix, qu’elle ne dure ni perpétuellement ni de façon ininterrompue. Or, 14/18 constitue peut-être l’exemple du contraire, dans le sens où ces quatre ans de guerre n’ont pas réellement pris fin à l’armistice, mais n’ont été que le prélude à la revanche allemande de 1939/1945 1. L’impression de non victoire, le 11 novembre, est générale, tout comme la déception du traité de Versailles. « La victoire ne nous aimait pas, note Bernanos : Une belle femme qui porte votre nom mais refuse de coucher avec vous» (Essais et écrits de combat, tome1, Les enfants humiliés, La Pléiade, 1971, 778). Exploitation des hommes, des capitaux, des horreurs, économie d’aujourd’hui héritière d’un moment de l’histoire qui fait tache d’huile, une page qui brûle sans flamme jusqu’à nous et qui nous emporte. 14/18, c’est aujourd’hui. C’est aussi un fil qui entraîne toute la pelote et qui l’entraîne dans l’abîme. À la fois un motif de désespoir et de désespérance absolue (les usines de poupées en celluloïd transformées en usine à poudre à canon !) et de l’espoir dans sa nudité fragile (la violette cueillie, les bêtes amies, la nature redécouverte). Ce message d’espoir, délivré par les hommes, les femmes, les écrivains, 1. Le concept « d’économie de guerre », du politique W. Rathenau, avancé dès 1914 pour corriger les insuffisances de la Blitzkrieg de Schlieffen trouvera sa véritable réalisation, après les réflexions de Luddendorf, dans la pratique de la Toltal Krieg pour laquelle la conduite de la guerre ne sera plus seulement limitée au champ de bataille, mais devra mobiliser tous les moyens, économiques, politiques, diplomatiques, moraux, journalistiques, médiatiques… La guerre se gagne aussi à l’usine, dans les salles de rédaction, dans les officines de propagande et dans les services de renseignements. Il ne suffit pas de détruire le potentiel militaire de l’ennemi, mais également d’agir sur la population civile pour briser sa résistance spirituelle… La Première Guerre mondiale a servi de répétition générale à mondialisation de la Seconde.
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les anonymes, les humains : ces larges considérations de notre lien avec la nature, c’est une certaine forme des retrouvailles avec l’Être. Le double coup de pistolet de Sarajevo précipite l’Europe dans la plus terrible des guerres : 10 millions de morts, des souffrances et des bouleversements d’une ampleur impossible à imaginer. Ils provoquent en chaîne la révolution russe de 1917, la disparition de l’empire d’Autriche Hongrie, de l’Allemagne impériale, de l’empire Ottoman et le démembrement complet de l’Europe centrale. Les conséquences directes seront la montée de l’hitlérisme, la Seconde Guerre mondiale, la fin de la civilisation européenne et l’ébranlement général de l’univers. Mais encore le désordre du Moyen-Orient, la guerre serbo-croate… Ce mépris absolu de l’homme, cette volonté de se passer de lui, sont incarnés en un sens dans « l’horreur économique » contemporaine. Quelle complicité y a-t-il entre cette forme de pensée, dominatrice, objectivante, séparée du reste du monde, détruisant tout le reste du monde (et la nature) par son produit glacé, la technologie, et la toutepuissance de la mort, la mort elle-même ? N’y a-t-il pas un destin thanatocratique de la pensée grecque ? Jusqu’à l’idée de la belle mort trouvant sa négation par son développement absolu dans l’immensité des charniers et des désastres que l’on ne peut spatialiser, se représenter ou même imaginer? Comment en effet visualiser sur un espace à visée humaine, les 20 000 morts britanniques du premier jour de l’of fensive de la Somme, comment aligner les 60000 morts de la totalité de l’offensive qui vit la première apparition timide et incrédule d’une dizaine de tanks après que des essais avec des tracteurs agricoles renforcés eurent échoué à franchir les tranchées ? Agriculture continuée en guerre… La croissance démographique doit-elle entraîner , mathématiquement, la croissance de la mortalité guerrière, ou bien laisser les machines se battre entre elles – comme le donne à croire Terminator ? Est-ce la mauvaise place de cette guerre, à la croisée de l’augmentation démographique et de l’exponentielle croissance technologique, qui a causé tant de morts, ou bien est-ce tout simplement une volonté de tuer, une obstination dans l’erreur, dans les nationalismes, pour la victoire avantageuse, la victoire à tout prix, la victoire tout court, l’honneur, le monstre froid auquel on sacrifie tout et tous, et d’abord les hommes. Moloch, Saturne dévorant ses enfants,Balthasar cannibale, il y a de l’Ogre et de l’Ogresse dans cet épouvantable événement. Du personnage ancestral et mythique, mais il ne faut pas y voir, comme chez les Grecs, la ressurgie d’une figure non civilisée, barbare, sauvage, venant agresser les civilisés. Non, c’est un pur produit de la plus grande civilisation, de la civilisation qui se proclamait la plus avancée. Comme deux ans à peine auparavant le Titanic. Comme aujourd’hui, la négation de l’homme dans l’économie est un pur produit de la civilisation. Cette répétition générale, grandeur nature (ou plutôt devrait-on dire grandeur culture) est un symbole immense : de notre passé, de notre avenir, de notre présent. Un moment de l’histoire ineffaçable, la tache de sang sur la clé de la Barbe Bleue, le seau d’entrailles du Chaperon rouge, l’égorgement des fillettes de l’ogre dans le Poucet.
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AVANT-PROPOS
LE
TERRAIN
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: S ARROLA-CARCOPINO
Ce livre prend la Corse comme « terrain » et comme témoin de cet événement universel, essentiellement à partir du village et de la commune de Sarrola-Carcopino. En quoi une si petite île peut nous aider à saisir, sinon à comprendre, ce premier événement planétaire de l’histoire de l’humanité, c’est l’objet même de cet ouvrage. En quoi le tout petit village de Sarrola-Carcopino peut nous servir de lunette, de projecteur pour éclairer ce choc intercontinental, je vais m’en expliquer plus loin. Un chapitre entier (le chapitre 4) est consacré à la présentation historique au sens large de Sarrola, à sa distribution entre piaghja et muntagna, à sa disposition en trois hameaux (Sarrola, Carcopino, A Torra), détaillant par le menu sur près de trois millénaires sa vie économique, politique et guerrière. Mais d’ores et déjà, notons que la commune, située en Corse du Sud, dans la plus ample des vallées corses, est parcourue par le fleuve qui lui donne son nom, la Gravona (36 km de long) ; la vallée est encadrée par deux puissantes arêtes structurales de direction S-O/N-E reliant des sommets parmi les plus hauts de l’île (Oro, Renoso) et le col de Vizzavona à son golfe le plus majestueux (Ajaccio), et séparant la vallée de la Gravona de celles du Prunelli, rive gauche, de la Cinarca et du Cruzzini, rive droite. La basse vallée, comprenant Sarrola, constitue la Mezzana, la haute vallée le Celavo (ancien nom du fleuve). Sarrola a fait l’objet d’une investigation ethnologique qui, à partir de l’exploitation de l’ensemble du dit et de l’écrit collecté (archives communales et familiales, journaux, correspondances privées, entretiens), a permis d’en reconstituer le quotidien et d’exposer la socialité entre le milieu du XIXe siècle et la Seconde Guerre mondiale (Galibert, 2000, 2003). Le village de Sarrola-Carcopinoforme de nos jours (2008) l’une des plus vastes communes de Corse du Sud (2 701 ha). Le village lui-même ne comptabilise guère que le quart des 1 800 habitants, la croissance démographique étant essentiellement due aux lotissements de la plaine, autour d’une zone commerciale et industrielle, d’un groupe scolaire intercommunal et d’un collège. Situé dans la zone d’attraction ajaccienne, le village n’échappe pas à la migration quotidienne de travailleurs vers la métropole locale. Cependant, avec une quinzaine d’exploitations (élevage, maraîchage, vigne), l’agriculture constitue l’activité principale de la commune. Celle-ci revendique une grande ancienneté (occupation dès le néolithique) et une histoire riche dont les traces blasonnent toujours l’espace et la mémoire (cette histoire est présentée au chapitre 2). Le dépliant réalisé par « la ville de Sarrola-Carcopino » (plan guide touristique et commercial, 1999) vante «la douceur du climat, ses mœurs ancestrales» qui en font « un village corse où il fait bon vivre et prêt à accueillir le troisième millénaire avec fierté et forza ». Il y a un siècle, si la superficie était la même qu’actuellement (la commune s’étire du niveau de la mer jusqu’à 1 271m d’altitude), c’était le village, situé à 450 m d’altitude environ, qui regroupait la majorité de la population (quelque 900 habitants).
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La Corse se situait alors dans une géographie politique de double adaptation, à l’insularité et à la montagne. Espace marginal d’une Europe s’industrialisant, elle constituait un Sud rural à émigration fortement tertiaire, du fait de son intégration dans l’aire de pouvoir et de gestion de l’État-nation français. Elle présentait cependant l’aspect d’un ensemble d’entités locales (allant des anciennes pieve aux villages) nettement délimitées et plus ou moins articulées entre elles. Cela donnait lieu à de fortes disparités (économiques, sociales, techniques) encore observables aujourd’hui. Si le développement de l’île, à l’époque, peut être analysé en termes de dépendance vis-à-vis de l’économie nationale et du système monde, la littérature insiste néanmoins sur un système de relations local, animé d’une logique propre, lisible dans « la grande diversité des différentes micro-régions de l’île (...) tant sur le plan politique que sur le plan économique ou agricole » (Ravis-Giordani, 2000, 26). Dans la période considérée, les rapports se multiplient (1836 : Mottet ; 1838 : Blanqui ; 1859 : Granchamps ; 1905 : Clémenceau) qui dénoncent la pauvreté de l’île tantôt sous un angle économique, tantôt sous un angle « colonial » (responsabilité de la France) voire politique (responsabilité des élus insulaires). Dans la commune même de Sarrola-Carcopino, le conseil municipal du 3 mai 1874 souligne les problèmes des voies de communication, de la mise en fermage des biens communaux, de l’instruction publique, des conflits créés par la diminution des cultures et l’extension du pastoralisme. Il illustrera ainsi l’actualité de ces questions, tout en montrant leur lien avec la politique locale par le moyen d’un maillage de parentèles (l’alternance des familles Sarrola et Carcopino au poste de maire met d’ailleurs en scène ce fonctionnement). Dans une conjoncture de baisse des cours agricoles, de droits de douane unilatéraux, de concurrence inégale, le système agricole traditionnel est, à l’époque, en déséquilibre : les terroirs sont lentement délaissés, l’élevage s’étend sur les terres ainsi libérées ; le phylloxera a détruit le vignoble (1880), le paysage de déprise s’installe. Le déficit des échanges avec le continent est général... sauf pour ce qui concerne les hommes, dont les débouchés principaux sont l’administration et l’armée. Le développement de l’instruction, la pression de la francisation, l’instauration de filières d’émigration ont en ef fet contribué à la fonctionnarisation des jeunes générations. Une véritable « Corse de l’extérieur » se met ainsi graduellement en place (colonies,Algérie, Tunisie, continent...) (Galibert, 2003 ; Meistersheim et Galibert, 2005). Elle persiste de nos jours où l’on parle encore volontiers d’une émigration à attaches.
LA
GUERRE DE
14-18
EN
CORSE
On croit écrire l’histoire de la guerre en Corse ou de la Corse dans la guerre, et on écrit d’abord l’histoire des historiens, des idéologies et des épistémologies successives qui l’ont écrite. Pour Prost et Winter (2005), la guerre de 14 a été lue d’abord comme la dernière guerre, puis comme le premier épisode d’une guerre de trente ans ; aujourd’hui, elle est perçue comme l’acte fondateur d’un siècle court mais barbare et ceux qui l’interrogent ont dans leur champ de conscience l’énormité du génocide des Juifs et celle des camps soviétiques. La guerre de 14 n’a-t-elle pas été une expérimen-
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tation à échelle réelle des totalitarismes et de la mort de masse ? Question impossible pour les historiens des années 30 mais aujourd’hui incontournable, à laquelle on ne peut répondre par l’histoire militaire, diplomatique, voire sociale. C’est donc vers les représentations, les sentiments, les émotions des hommes et des femmes pendant la guerre qu’il convient de se tourner. L’histoire culturelle à laquelle je m’attelle est une anthropologie de l’intime, au sein de l’expérience la plus forte qui soit d’une collectivité nationale. C’est une anthropologie des pratiques signifiantes qui étudie comment les hommes et les femmes ont conféré un sens au monde insensé dans lequel ils vivaient. Les données recueillies dans une famille sarrolaise, mais aussi dans le village et sur l’ensemble de la Corse (correspondances, documents familiaux, municipaux, journaux, témoignages, chansons, voceri) font sens vers « le reste » (l’Histoire, la guerre continentale, le « système monde », l’univers), le halo qui l’entoure et le porte et qui ouvre sur un autre niveau de l’histoire que celui des livres d’histoire justement. Les lettres, la correspondance sont le niveau élémentaire, vécu, of ficieux si l’on veut, de l’histoire officielle écrite. On peut y lire le déplacement de chaque soldat, des unités, des bataillons, des hommes. Chaque lettre donne à lire l’avancée ou l’immobilisation des troupes, sous les flèches noires et rouges des of fensives et contre-offensive des cartes d’état-major. Jusqu’à la conjonction de la mort d’un individu en un point trop petit (de l’espace de l’histoire) pour être pointé sur la carte et un espace trop grand (de l’espace de la lettre) pour contenir la douleur des proches. La correspondance des époux Bonardi, Lucie et Jean-Simon, qui constitue le cœur rayonnant de ma recherche montre le déroulement de la grande histoire à l’échelle même de ceux qui l’ont faite ou subie. On découvrira, avec un grand intérêt, du côté de Lucie – puisque ce sont en majorité ses lettres qui ont été conservées – à partir de ces humbles feuillets noircis à dif férentes heures du jour et de la nuit, dans l’intimité d’une fine écriture, la vie dure, simple et émouvante de ce microcosme corse pris dans la tourmente du grand bouleversement de la Première Guerre mondiale. On y lira aussi comment l’angoisse de l’avenir , le péril permanent, l’hécatombe quotidienne, ne sont néanmoins pas parvenus à rompre la permanence d’une vie réglée sur le rythme des saisons ni à changer l’exercice des coutumes et des traditions liées à la pérennité des travaux de la terre. À la lecture de ces pages, on pourra mesurer encore le terrible tribut de sang payé par les paesani (les villageois) enrôlés dans le fameux Centu Settanta Tre (le 173 e régiment d’infanterie) pour « la défense de la France». Et ces notes sur la vie journalière de ce modeste coin de campagne corse révéleront la façon dont fut vécu et ressenti dans les esprits, dans les cœurs et dans la chair du peuple de cette lointaine province, le drame national. Cet échange donne aussi à comprendre comment la Grande Guerre est en quelque sorte la véritable entrée en écriture, à grande échelle, du monde paysan. La multiplication des carnets et des lettres, montrent la participation d’une population entière à l’un des plus formidables échanges de correspondances privées: plus de 4 millions de lettres circulant chaque jour entre le front et l’arrière, soit plus de 10 milliards pour toute la guerre, 17 milliards côté Allemand. Que ces hommes de 1914 soient les enfants des lois Ferry et que les rédactions de lettres soient devenues des exercices fréquents de la
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scolarité élémentaire donne à la « plume au fusil » de cette Première Guerre mondiale un caractère d’expérience humaine incontournable. Je me retrouve ainsi dans la position d’entreprendre la monographie d’une situation d’écriture considérée dans « un temps et un espace social restreint et des pratiques bien caractérisées (...) tournant le dos aux analyses générales qui ne convoquent le réel qu’à titre d’exemple, de cas démonstratifs » (Fabre, 1996, 13), décidé à affronter véritablement un « terrain limité » susceptible de donner à voir dans le même espace-temps, d’une part, une culture de la communauté, de la famille et du village (et la gestion de cette culture) vu à travers le prisme de la famille, et, d’autre part, une pratique privée de l’intériorité, de la famille et du village vu à travers le prisme d’une femme (en même temps fille, épouse, mère, cousine…) croisant deux familles. Que cette conjonction en rencontre une autre – celle d’une raison culturelle et d’une raison graphique à l’œuvre dans la pratique même de l’écriture – dessine l’image d’un recours, le lieu privilégié du symbole et du sens. C’est précisément cette conjonction majeure, ce nœud de sens, que consacre le mot, si bref et pourtant si intense, d’« ici » (« Ici, rien de nouveau », « Ici tout va bien ») allié à l’idée de continuité, d’éternité, et de bien-être. Cet « ici » dessine la forme même d’une île à l’écart de la tempête et des temps de guerre, quelque chose de l’ordre de l’immuable, un possible archétype dans lequel se concentrent à la fois la maison ou la maisonnée, la famille, le village. Si le témoignage des combattants, parfois reformulé après la guerre – pour soimême, pour la famille et pour les camarades rescapés – a donné lieu à des découvertes saisissantes enfin publiées (depuis les Carnets de guerre de Louis Barthas – auxquels correspond en Corse Les Bleues de Sampiero Gistucci (1994)), l’autre vision, celle des femmes qui attendent, est infiniment plus rare ou, en tout état de cause, nouvelle. Au War diary de Vera Brittain (1981) ne répondent guère que les (trop ?) belles Saisons du vent de Marie Escholier (1986) et, pour le domaine corse, la seule biographie romancée de Marie di Lola de Michèle Castelli, du moins la cinquantaine de pages de la seconde partie du tome 1 (1982-2000) 2. À l’égard de ces témoignages écrits, un seul principe majeur sera cependant adopté : « Ne pas s’enfermer dans des corpus clos, mais laisser l’analyse donner à nos objets, c’est-à-dire au nœud de relations engendrées par elle leur configuration ultime dans l’espace et dans l’histoire » (Fabre, 1996, 13). Les données recueillies auprès des particuliers constituent des sources directes qui gagnent, de plus, à être confrontées au souvenir des contemporains qui les ont conservées ou transformées – dans quelque sens que ce soit. Ils interviennent à la mar ge, en lisière si l’on veut – comme l’étrange mort d’un vagabond à Ponte Bonello, au bas de la commune, en avril 1915, le projet d’aéroport militaire dans le bas de lapiaghja, près 2. Signalons également les publications de Renée Kerdudou-Fouquier,Le long chemin, Éditions Vague Verte, 1991 ; Françoise Dolto, Correspondance, 1913-1938, Hatier, 1994 ; Maria Degrutère, Tableau des évènements particuliers et journaliers, P.U. du Septentrion, 1998 ; ou de Lucette Ponçin, Des écoliers pendant la Grande Guerre, 1996, aux Éditions Alpes de lumière.
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de Mezzana(1915/1950), ou celui d’un pas de tir à Monte Maio (1937), dans les hauteurs communales, cette fois – mais n’en éclairent pas moins certains aspects du village et des villageois. Ils participent de cette expérience quotidienne de la guerre vécue et racontée par les villageois, qu’ils soient au front (soldats parents et villageois), à Sarrola (famille, femmes, enfants, permissionnaires), ou au Maroc (comme le commandant Pierre Carcopino). Pour l’essentiel, ils tiennent à la mort de parents proches, au pathétique de lettres reçues après la disparition de l’expéditeur et le déclarant cependant plein de santé et d’espoir ; de colis retournés ; d’interrogations inquiètes et d’envolées patriotiques ; de griffonnages enfantins ; de ce quotidien et de cette généralité de familles dévastées et de villages saignés de leurs jeunes hommes qui inscrivent la Corse dans les années de guerre, et dont l’île ne se relèvera pas. Le sort de Sarrola, à l’image de celui des autres villages corses, autorise à illustrer la banalité de cette inscription dans la guerre comme la possibilité même d’une anthropologie de la quotidienneté d’humains séparés ou réunis. Du côté des villageois soldats, en dehors de l’égalité suprême devant la mort, il y a tout d’abord la diversité de l’âge, car bien que tous ces hommes aient appartenu à la même génération de tués , il y a parmi eux des adolescents, presque des enfants, des hommes ayant atteint la plénitude de leur force physique et morale, fauchés dans la fleur de l’âge, enfin les hommes mûrs, chez qui les élans impétueux de la jeunesse ont fait place à une résonance humaine plus grave et plus réfléchie. Derrière la poignée d’hommes qui parlent ici, il y a la longue colonne des inconnus qui entourent, de leur présence muette, ceux dont les messages sont parvenus jusqu’à nous. Engloutis dans la tourmente sans laisser aucune trace, ils n’ont pas été moins courageux ni moins nobles que les autres. Leur agonie, au coin d’un bois ou au détour d’une tranchée n’a été ni moins douloureuse ni moins exemplaire. Certains d’entre eux sont morts, sans doute, en maudissant la guerre. D’autres ont accepté l’holocauste avec résignation. Quelle que soit la qualité d’âme des témoignages reproduits ici, l’on ne peut s’empêcher de penser que ceux de ces inconnus les auraient peut-être dépassés en élévation et en beauté. « Parfois, écrit Ferdinand Belmont, il me vient une grande pitié pour ceux qui marchent là dans le rang, ignorés, modestes, humbles, déshérités de tout ; et je trouve que ceux là ont vraiment du mérite, que personne ne connaît, qui n’ont point d’amis, qu’aucune pensée affectueuse n’accompagne le long de leur route ingrate, et qui ne reçoivent ni n’écrivent jamais de lettres. Je m’en veux de ne pas les connaître assez, de ne pas faire, dans la mesure de mon possible, ce que personne ne fait pour eux ». Et je voudrais que le lecteur , lui aussi, se sentît constamment accompagné, au cours de ces pages, par la foule invisible et silencieuse de ceux dont le nom ne s’inscrira jamais dans aucun livre. Ce pourquoi je vous convoque, tous et chacun devant moi, Ange-Marie, Toussaint, Riccinu, et toi, Jules, le plus jeune d’entre les morts, et vous, commandant Carcopino, le plus âgé, avec à vos côtés Péguy, Pergaud, Alain Fournier, Apollinaire...
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Mon projet est de restituer le réseau Corse-France-monde dans ce qui fut un événement et un fait social total, le premier événement universel de l’histoir e humaine. La Grande Guerre mêle l’immensité et l’infinie diversité des approches possibles (pensons aux 105 volumes des Armées françaises dans la Grande Guerre du Service historique de l’armée de terre, ou aux 132 volumes de la fondation Carnegie) : militaire, économique, diplomatique, politique, européenne, nationale, raciale, philosophique, stratégique, polémologique, statistique, humaniste, religieuse, sociologique, anthropologique, psychologique, de genre, par la souffrance, l’image, l’exemple... Quel choix ai-je fait ? Celui de parler du départ de ces jeunes Corses croyant aller se battre pour la France, la famille, l’honneur , des valeurs – mais lesquelles ? La liberté chère à la Révolution française ? Une forme de liberté corse plus vraie et insaisissable parce que plus archaïque ? Celui de parler des valeurs guerrières du peuple corse et de sa tradition militaire – comme le rappelle la fresque duVatican vantant les Corses présentant leur poitrine au combat ? Celui de parler de la Corse comme une île, donc isolée du continent, surtout pour les insoumis craignant de laisser leurs familles derrière eux crever de faim. Cela en fait un cas singulier démarqué, par exemple, de l’apport déjà original de la publication de la correspondance d’un prisonnier de guerre varois enAllemagne (Les raisins sont bien mûrs, Nice, 1977). Dans la présentation de cet ouvrage, Raybaud (11 et 12) notait combienle cas lui paraissait exemplaire, nous donnant en effet la possibilité, toujours rare, de connaître avec une précision clinique les préoccupations essentielles des ruraux. Famille, cognats, parentèles, clients, employeurs, amis, animaux, temps, travaux et servitudes économiques sont mis en relation et en lumière. On voit se dessiner au fil des lettres ce qu’était la vie quotidienne dans la société méditerranéenne sur laquelle nous avons dirigé l’investigation : cycle des travaux agricoles, difficulté des récoltes, pénurie de la monnaie, des biens de consommation, attitude religieuse, relations familiales et villageoises, niveau d’instruction. Ces notations sont d’autant plus significatives que la séquence considérée est la première dans l’histoire de l’Occident où des individus de nationalités et d’horizons différents se trouvent confrontés, selon un mode aussi massif que brutal, à des réalités jusqu’alors ignorées. J’ai, pour ma part, voulu montrer comment la présentation de documents personnels permet d’approcher une série et une pratique de conduites sociales. Je souhaite qu’à travers ces dires répétitifs et monotones – en apparence seulement – lassants quelquefois par l’accumulation des banalités, le lecteur accède à l’univers des rédacteurs et saisisse, à travers ces mille riens, le vécu d’une communauté, la vie intérieure de ces hommes et femmes, nos grands parents.
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CONVERGENCE DE DEUX LIGNES D’APPRÉHENSION CORSE DE L’ÉPOQUE ET DE SON ÉVOLUTION
DU MONDE
J’ai également souhaité examiner, à partir de la correspondance familiale échangée entre un époux mobilisé et sa femme désormais responsable de la gestion de la propriété, le déroulement de la guerre de 14/18 à partir du village3. L’importance de la parentèle impliquée, les documents et témoignages recueillis sur Sarrola même permettent la première approche anthropologique d’importance sur cette période nodale dans l’histoire contemporaine de la Corse, à la suite des travaux pionniers de Pourcher (1994, 2004). En effet, si l’on excepte le travail fondateur d’Evelyne Torre (CRDP, 1981), le témoignage de Sampiero Gistucci (Les Bleues, 1994), un chapitre (historique) dans le Mémorial des Corses (1981), une cinquantaine de pages dans le Marie di Lola de e régiment d’infanterie corse Michele Castelli (1985), une présentation romancée du 173 (Antona, 1998, réédition 2006), un mémoire de maîtrise (Rossi, 1969), une belle présentation de la correspondance de Trois soldats corses dans la Grande Guerr e (Bartoli, 2005), un riche et précieuxPetit Dictionnaire de la Grande Guerre (Cervoni & Cervoni, 2005), une poignée de pages dans un mémorial d’hommage auxExpériences et mémoires combattantes corses (Gregori, Guerrini & Lucciani, 2005), une autre dans la réflexion politique de Pellegrinetti et Rovere (2003), et quelques recueils de témoignages oraux (FR3 : 1994 ; Parc naturel régional de Corse, 1994), et, enfin, un (bien beau !) court métrage sur la fraternisation ( Le puits, Gabriel Le Bomim, 2001), la guerre de 14-18 constitue un trou noir – dans une page blanche – dans l’histoire contemporaine de la Corse4. Si ce n’est pas le lieu de commenter ici les raisons de cette forclusion, du moins 3. Jean-Simon, né en 1870, est mort en 1951 ; Lucie, son épouse, née en 1888, est décédée en 1970 : je ne les ai donc pas personnellement connus. Ils ne m’en sont pas moins très proches, grâce à leur correspondance, que j’ai longuement étudiée et analysée, à de multiples autres « traces », et aux souvenirs de leurs proches ou des villageois dont ils ont fortement marqués la mémoire.Antoinette, leur fille cadette, dernière survivante de la famille, est décédée en 1991, à l’âge de 79 ans. Si Catherine, l’aînée, est morte en 1939, de nombreux documents la concernant ont été conservés (dont une énorme correspondance à ce jour encore largement inexploitée) et j’ai à plusieurs occasions rencontré ses amies du village, dont sa plus proche, Marie Carcopino (qui vient de mourir en 2005), dans les bras de laquelle elle est d’ailleurs morte, à 30 ans. La présentation que je donne ici de la biographie des parents et des deux sœurs ne fait volontairement pas la distinction entre les dif férents ordres d’informations retenues à leur sujet, dans un souci de simplification et de clarté d’exposition. Les deux sœurs, leur mère et leur père, sont enterrés côte à côte, dans le petit cimetière familial, au-dessus de leur maison de Carcopino. 4. Le recueil en cours de la correspondance envoyée ou reçue par les combattants corses de la Grande Guerre (déjà près de 800 documents recueillis) dans l’optique de la publication d’un ouvrage en 2008/2009 par J.-P. Pellegrinetti et S. Gregori, concentré sur une perspective historienne et ethnohistorique, constitue bien à cet égard une entreprise originale et stimulanteCorse-Hebdo, ( 14/07/2006). Enfin, La Corse et ses poilusd’O. Maestrati, recherche à vocation historique et sociolologique, mais surtout mémorielle – remarquable à bien des égards – est paru trop tard (été 2006) par rapport à l’avancement de ma propre approche pour que je puisse en tenir compte ici. Je prie l’auteur de bien vouloir m’en excuser.
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seront examinés, d’un point de vue ethno-historique et anthropologique, le déroulement du conflit à la fois depuis le village et depuis le front, ses implications et ses conséquences sur le court et long terme, les incidences considérables de cette période sur les mentalités et les pratiques d’émigration, entre autres. Un des aspects inédits de cette approche est le dévoilement du vécu plus particulièrement féminin de la Grande Guerre et l’évolution du rôle et de la place de la femme dans la société corse de l’entre-deux guerres, à travers les personnes de l’épouse dont j’ai collationné la correspondance et de ces deux filles, dont ont été conservés de précieux documents biographiques. Je croiserai à l’occasion de cet examen la dissolution ou la disparition de certaines fonctions symboliques (comme la modification de perception de l’espace, la diversification des pratiques, la mutation ou la conservation de la gestion féminine des rituels touchant à la mort et l’apparition de nouveaux modèles de consommation), les modifications de l’univers sensible de la communauté et les changements éventuels que cet événement essentiel du siècle dernier a pu produire sur les rapports entre les sexes jusque dans la Corse contemporaine.
INDUSTRIE
ET TECHNOLOGIE DE MORT
Ce parti pris de démultiplication du terrain proprement sarrolais et corse à l’espace-temps même du monde de la Première Guerre mondiale, répond, d’une part, à de nombreuses analyses des correspondants eux-mêmes qui ont spontanément une vision mondiale du conflit et une prémonition de la future revanche Allemande (la fameuse « guerre de 30 ans») et, d’autre part, à une prise de conscience d’un changement et d’une remise en cause de la Raison et de la Pensée occidentale (Heidegger , Husserl, Jaspers, Valéry, Romains, Camus…), enfin, à la prise de conscience d’un changement décisif dans l’histoire du monde (technologisation, industrialisation et déshumanisation de la guerre) qui a touché tous les témoins et tous les héritiers de cet événement. Avec la guerre, en effet, la science a perdu son innocence. Déclarés aptes à la guerre, des bataillons de scientifiques rivalisent d’inventivité mortelle. La spirale de la violence ne prend pas fin, tout le progrès est employé à détruire. Guerre de cerveaux, d’ingénieurs, intelligence mise au service de la mort et de la destruction massive. Aucune guerre n’a été aussi dévastatrice, aucune n’a permis à la médecine de faire autant de progrès, elle a amélioré le taylorisme, accéléré l’organisation du travail… La guerre de 14-18 peut être en effet lue comme ce moment de l’histoire humaine où l’industrie triomphe de l’homme, s’en sépare et autonomise… pour l’écraser . Les soldats se battent contre un ennemi invisible ; ils sont livrés dans l’impuissance totale aux barrages d’artillerie, aux obus de plus en plus puissants et tirés sans relâche qui dévastent en quelques heures le paysage. On compte une moyenne de 857 tués par jour pour la France (… et, si cette comptabilité terrible a un sens, 9 à 10 Corses tués chaque jour de guerre 5). Lors des batailles les plus violentes, le nombre des morts s’est élevé à 5. Pour 40 à 50 000 mobilisés et une démographie de 291000 habitants (cf. bilan des morts, chapitre18).
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plus de dix mille par jour . Cette brutalité a eu des conséquences durables. Elle a été à l’origine des progrès du pacifisme, mais elle explique aussi en partie la violence des fascistes, nostalgiques de la violence apprise dans les tranchées. Ce jour « où les navettes fileront toutes seules» rêvé et promis parAristote trouve là sa première (et peut-être totale et « parfaite ») illustration. Cette Première Guerre industrielle fonctionne avec comme principal carburant la négation de l’homme. Redoublé depuis par Auschwitz et Hiroshima, ce siècle interpelle l’humanité de l’homme sous la domination de l’industrie et de la science. Rares pourtant sont les penseurs assez lucides ou courageux à avoir désigné la complicité de cette industrie avec la science, donc la Raison, donc la Pensée : complicité de la technique et de la mort dans l’oubli de l’être et du sens, pour Heidegger, crise d’une science ayant fait le deuil de l’esprit sous la dictature de l’objectivisme, chez Husserl, égarement du Dasein pour Jaspers. La guerre de 14 illustre le mythe de la technique devenue folle qui s’auto entretient et domine – voire soumet ou détruit – l’homme rendu impuissant. Elle évoque cette folie auto entretenue qui fait mourir d’épuisement le docteur Frankenstein cherchant vainement à maîtriser sa créature. Pour Latour et Bibar (1991, 2550-2553), la technique dans la guerre concerne un « sujet » qui n’est pas un être abstrait mais un collectif batailleur qui n’est uni que sur ses fins de domination, des sujets particuliers réglant leur compte à d’autres sujets par l’intermédiaire d’objets auxquels ils délèguent la tâche de dominer durablement. Par exemple, un tank Panhard traversant les tranchées de la Somme permet à de pauvres sujets, grelottant de peur, abrités derrière ses flancs d’acier, de terroriser ceux d’en face. La volonté, la terreur, la peur, la ruse, les tranchées, la stratégie, se trouvent incarnées, incorporées, dans le tank. En considérant celui-ci, nous ne voyons plus un pur instrument mais un hybride mi homme mi chose, monstre peut-être, mais digne de penser (2550). Ce n’est pas la nature que cette technique permet de maîtriser. Pas ou plus. Et à tel point qu’il ne s’agit peut-être pas d’un « détournement », d’une erreur de voie, mais d’un accomplissement nécessaire qui avait jusque-là pris le détour de la ruse utilitaire et libératrice. Pire, dans un éventuel jeu à trois de l’homme allié à la technique contre la nature, ce n’est pas seulement l’homme qui est un loup pour l’homme, c’est l’hybride homme-machine qui est un loup – pardon: un homme ! – pour la nature. Plus : en séparant l’homme de la nature et en s’alliant à lui contre elle, la technique ne fait que séparer l’homme de l’homme : car la nature de l’homme c’est l’homme en tant aussi qu’il est un être de nature. Il y aurait, à ce point, deux discussions essentielles à produire. La première concerne la thèse de l’exception humaineet du prométhéisme gnoséocentrique. « La figure moderne de la thèse de l’exception humaine définit ce que l’on pourrait appeler un prométhéisme gnoséologique, c’est-à-dire un prométhéisme qui lie la toute-puissance de l’homme à l’exercice de la connaissance. Du moins en est-il ainsi si l’on veut bien accepter l’idée
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que ce qui distingue le prométhéisme moderne de la figure antique de Prométhée est notamment le fait qu’il cesse d’être une figure médiatique entre les hommes et les dieux. Il se définit désormais comme celui qui, se suf fisant à lui-même, n’a que faire d’une altérité fondatrice » (Schaeffer, 2005, 200). La seconde – qui lui est liée, ou plutôt à laquelle la première est liée – concerne la mise en question peut être la plus intérieure et la plus forte de la tradition métaphysique, celle qui porte ses attaques sur la volonté de fondement intelligible en se demandant d’où procède cet ef fort obsessionnel. L’accusé est l’animal humain comme animal malade qui, tout au long de son histoire, ne peut s’empêcher de « rêver la présence pleine, le fondement rassurant, l’origine et la fin du jeu » (Derrida, 1967, 427). Cette question est celle du fondement même de la métaphysique et du destin de la pensée occidentale. « En allant du devenir à l’être, du multiple à l’un, du divers à l’identique, des phénomènes changeants à l’essence permanente, nous passons également de la richesse d’un monde en renouvellement incessant à la pauvreté exsangue et étouffante du vide. Les constructions métaphysiques s’élèvent pour offrir à toute réalité l’abri d’un fondement essentiel, le refuge d’une réflexion dans un logos compréhensif, conscient et universel, mais elles ressemblent ainsi à de gigantesques cages ou à d’immenses cimetières; car elles s’efforcent en vérité de figer dans un savoir de mort le mouvement et la variété du monde et de l’existence 6 » (Guibal, 1979, 188). « La thèse de l’exception humaine est avant tout une puissante image de soi de l’homme. Elle a trouvé son expression la plus profonde dans la doctrine chrétienne qui fait de l’être humain l’élu de Dieu, élection qui le définit dans son être (idéal) puisqu’elle tient au fait que, de tous les êtres, il est le seul qui ait été fait à Son Image, c’est-à-dire qui ait été formé sur le patron de la modalité ontologique transcendante par excellence qu’est l’Esprit Divin » (Schaeffer, 2005, 191). Cette thèse qui exempte l’homme de naturalité et le distingue donc religieusement des autres créatures vivantes est pour beaucoup dans la conception scientifique de sa prétention à l’exclusivité de la connaissance et du savoir , bref, de son élection comme prédateur supérieur de la création. « À ma connaissance du moins, ajoute J.M. Schaeffer, notre propre culture mise à part, aucune n’a construit une opposition radicale de ce type entre l’homme et les autres êtres vivants » (id., 195). De cette coupure/séparation/déchirure vient certainement, à la fois, une grande partie de la dif ficulté de l’homme à penser et vivre l’altérité, et une grande partie du malheur de la pensée évoqué plus haut. D’où la nécessité d’une nouvelle alliance de l’homme, d’une part, avec l’autre homme, et, d’autre part, avec ce qui n’est pas lui – la nature, le monde. La raison à l’œuvre dans la Première Guerre mondiale correspond bien, à mon avis à – et doit répondre de – la critique husserlienne de la réduction du champ des sciences humaines à l’approche positiviste, qui, n’empruntant pas la voie d’une posture 6. « Celui qui ne peut tout savoir ne peut tout tuer » écrit, par exemple, Camus. Pour la discussion autour de la mise en cause de la raison et sa mutation contemporaine, on se reportera à Wilke, Gabaude & Vadée (1997) dont Les chemins de la raison livrent un panorama stimulant.
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humaniste, se calque sur le modèle de l’étude du non-humain et a recours à une approche objectiviste de type physicien/chimiste ou biologiste, se condamnant ainsi à traiter l’homme comme une chose, à le réduire au statut d’objectivité. Si l’on peut voir dans cette attitude, effectivement, le triomphe de la raison objectivante et technologisante telle que la guerre et la destruction de la planète même (la nature, les espèces autres que la sienne, mais aussi la sienne propre) en constituent l’assomption, la thèse de l’exception humaine – l’homme en tant qu’exempté de l’ordre naturel et possédant un statut radicalement irréductible à celui des entités qui composent l’univers tel que nous le connaissons – y donne à voir toute l’illusion de l’homme sur soi et sur son image, telle qu’elle dérive de l’image de l’homme élu de Dieu et fait à son image de la doctrine chrétienne. Cette thèse de l’exceptionnalité dont l’homme aime à s’af fubler en tant qu’ animal sur-naturé va très exactement dans le sens de la raison technicienne et de la domination légitime du seul être de raison que porte (supporte ?) la planète7. La véritable exception humaine, ce serait bien, plutôt, lorsque l’on considère le phénomène guerre, la sous-animalité, la sous-naturalité (la culture comme sous-nature): masquée/travestie sous les termes debestialité ou d’animalité, alors que jamais les bêtes ne se conduisent ainsi. « L’homme est vraiment un bien triste animal (…). Il est plus bas que l’animal. Vous n’avez jamais vu, Top, un régiment de porcs se battre contre un régiment de porcs ! » (Gaston Émile Alfred Top, Un groupe de 75, journal d’un médecin aide-major, Plon, décembre 1919, 257). Belmont : « L’homme est une sale bête, peutêtre la seule bête vraiment méchante de la création » (243). Les situations limites (ici la guerre) sont des moments/espaces/objets problématiques permettant d’interroger cette certitude, de réactiver cette relativité, de reconstruire une ontologie fondamentalement relationnelle, dialogique et ternaire : homme/homme/nature. Resterait à examiner la tâche libératrice – au sens marxiste – de la technique. Or, malgré l’exploitation par le communisme – lui-même fils de la guerre puisque né en 1917 – pendant cinquante ans de l’utopie messianique de la libération de l’homme par la technique, 1914 montre que le tank n’est ni pro français ni pro allemand, qu’il ne libère ni l’un ni l’autre mais les enchaîne tous les deux, et tous deux désunis, ennemis, enlacés de s’entre-dévorer, derrière le tank, dans la chair de fer du tank. La technique est pouvoir, mais étant employée des deux côtés du champ de bataille, elle n’est pas libération d’une partie des hommes (les bons) contre l’autre partie (les mauvais). Elle ne rejoue pas l’éternelle histoire du bien contre le mal. La technique est du pouvoir incarné, réifié, qui ne libère plus mais enchaîne toujours plus, dont on ne peut se libérer que
7. On jugera de la contemporanéité de cette thèse en évoquant Sartre, pour qui «toute philosophie qui subordonne l’humain à l’Autre que l’homme (…) a pour fondement et conséquence la haine de l’homme » et… Luc Ferry insistant : « Car l’homme est, par excellence, l’être d’anti-nature. C’est même sa différence spécifique d’avec les autres êtres (…). C’est par là qu’il échappe aux cycles naturels » (1992, Le nouvel ordre écologique, Paris, Grasset, 39).
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provisoirement et parcellairement en s’y soumettant toujours davantage et en la développant toujours davantage : « la liberté, c’est l’esclavage ». 1914 est déjà 1984. Le tank est dénué de morale, il ne peut pas, comme l’a cru le communisme d’État, être bien ou mal conduit selon telle ou telle main, devenir positif, ou même neutre. La technique n’est pas, contrairement à ce qu’ils ont cru, « semi-conductrice » : elle ajoute certes de la méchanceté aux méchants mais sans redevenir pour autant un pur instrument orientable vers le bien dès qu’elle est reprise en main par les bons. Car il n’y a déjà plus de méchants et de bons. Il n’y a plus que des tanks. La vision de Jünger a aidé Heidegger à éclairer philosophiquement la technique conçue comme actualisation de la métaphysique occidentale : la technique achève un mode de pensée, l’accomplit, le porte à son point de « perfection ». Elle achève une époque de l’histoire de l’Être. Plus précisément, en dévoilant l’essence de la technique, la guerre exprime la structure de la métaphysique. La technique manifeste le vide ontologique le plus total, la métaphysique coupée de l’être. En son sens le plus essentiel, elle équivaut à l’achèvement même – par sa « réalisation » – de la métaphysique. Pourquoi l’arrachement de l’homme à son cadre? Pourquoi l’organisation sans racines de l’homme normalisé ? La technique n’est rien d’autre qu’une époque de l’histoire de l’être. En révélant les soubassements de la métaphysique, en voyant dans cette discipline l’histoire de l’oubli mais aussi en exprimant l’essence de la technique à travers l’errance loin de l’être, Heidegger marque notre temps : il dévoile la nature véritable de la modernité, vouée à la déréliction loin de l’être, par lequel l’effondrement et la dévastation trouvent l’accomplissement qui leur convient en ceci que l’homme de la métaphysique, l’animal rationale, est mis en place comme bête de labeur – et, par la guerre de 14-18, comme bête du labeur de guerre. Heidegger analyse le déclin de l’homme (et de la nature) dans le règne d’une technique étrangère au sens, débordant notre volonté et ne procédant pas de nous, traduction de notre longue histoire de l’errance loin de l’Être commencée chez les Grecs. Après Verdun, l’homme erre à travers les déserts de la terre ravagée sous le surplomb du non-sens. La guerre de 14 est la nuit de la mort et de la souffrance, du temps et du conflit, sombre versant du Dasein où l’existant court vers sa perte. Dans cette expérience de la nuit et cet incontournable fonds d’échec où la volonté, l’intentionnalité saisit de toutes parts ses limites, se dévoile néanmoins la transcendance qui, dans l’échec nous fait faire l’épreuve de l’Être. En effet, sous cette déshumanisation, jamais atteinte sans doute dans l’histoire de l’humanité avec cette intensité et sur une telle durée, et ce triomphe de la pensée de la mort, percent tout de même des indices d’humanité, des tentatives de rapports humains : fraternisation avec l’ennemi (cf.le premier Noël de guerre, chapitre 7) – et le
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rapport avec la nature (animaux, fleurs, ciel, météores…, cf . chapitre 14). C’est cet espoir qu’il faut aussi faire entendre8. Pour Francis Jacques (2000), «les événements du siècle ne sont pas des produits irrationnels, de la méchanceté d’un homme ou d’un peuple, voire du mal ; pas plus qu’ils ne tiennent à l’absence ou à l’égarement de la raison » ; ils sont bel et bien un produit de la Raison, de la Pensée, de l ’Esprit. « (…) Le siècle nous invite à tenir compte de ce que nous ignorons et du fait que le sens ultime de notre rapport à l’inconnu tend à nous échapper . Le destin de l’Occident est sans doute de ré examiner jusqu’à son idée de la vérité pour faire face, après Verdun, Auschwitz, Hiroshima, le Goulag (sans préjudice d’inventaire) à la crise de l’espérance humaine. Il nous faut pour cela scruter l’option initiale, le champ d’existence d’où est née notre image de la pensée que ses succès, ou notre cécité devant ses échecs (oubli de l’être, séparation d’avec la nature, négation ou objectivation de l’ Autre, objectalité, découverte de l’Amérique) nous ont fait oublier (…). Il pourrait se faire qu’une image de la pensée empêche de penser, que dans sa prétention à l’universalité, l’humanisme occidental ait représenté une tentative pour intérioriser l’altérité, pour la réduire à l’état de dif férence culturelle et qu’il ait à faire avec une violence et un ethnocentrisme fondamental9. Les limites du pensable et de l’impensable ont reculé, débordant les cadres, principes et
8. La technique est aussi l’abolition de la différence des saisons devant le nivellement de la mort, l’indistinction des saisons sous le rythme devenu mécanique, technologique, de La Faucheuse : « Comment rassembler ces témoignages issus de lettres et de journaux de guerre écrits à la hâte dans le feu de l’action ? Seul le cycle des saisons permettait un regroupement thématique : parce que les poilus (aussi) vivaient au rythme de la chaleur et du froid, du soleil, de la pluie, de la brume et du vent, du jour et de la nuit, comme ils vivaient au rythme des balles et des obus, au rythme des charges à la baïonnette, au rythme de la mort, de la souffrance et de l’agonie. Parce que les poilus vivaient en fin de compte au rythme des saisons de leur âme : premier été, saison du départ et du baptême du feu. Automne, saison ensanglantée. Hiver , saison de la mort et du pourrissement. Printemps, saison à contre pied, saison du cafard et de la nostalgie. Été, saison des amours à distance, saison des aveux que l’on n’avait jamais exprimés. Dernier automne : saison des ultimes boucheries ; saison de la paix qui se déchaîne aussi brutalement que la guerre avait pu enflammer les moissons de 14 » (Guéno et Laplume, 1998, 8). 9. La charge de Michel Braudeau, dans la livraison n° 47 (avril 2005) des Dossiers et documents du Monde consacrée à la découverte du nouveau Monde et à l’entreprise occidentale de colonisation, est encore plus rude : « Le fardeau de l’homme blanc, c’est d’abord, évidemment, d’avoir empoisonné la vie des neuf dixièmes de l’humanité. D’avoir conquis, pillé, esclavagisé, exterminé des nations de non-Blancs au nom de sesTrès Hautes Lumières, de saTrès Grande Civilisation, au nom du Christ charitable, de la Sainte Inquisition, de la Banque de France, de l’éducation laïque, des Jésuites et des industriels, du lait en poudre et du vaccin obligatoire. D’avoir pensé le destin des autres, ordonné leur justice, leur progrès. D’avoir menti, spolié, déraciné. Son fardeau aujourd’hui, c’est aussi d’en assumer les conséquences : un monde disloqué entre nord et sud, un monde injuste, instable et indéfini, où l’identité de chacun semble irrémédiablement violée. Son identité, c’est-àdire sa mémoire et sa langue. Et la dernière astuce de l’homme blanc, c’est de faire porter par les autres son fardeau ».
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normes léguées par la tradition et en même temps, cela nous demande la découverte d’un nouveau destin, la convocation, aux côtés de l’anthropologie, de la philosophie et de l’histoire à une sorte de théorie générale de l’interrogation, du questionnement humain. »
RETOUR
AU VILLAGE ET QUESTION DE MÉTHODOLOGIE
Une première unité d’espace (le village) et de temps10 recoupe le cycle comprenant les principaux travaux agricoles, mais également un cycle cosmique, qui débute le 15 août, « quand les temps se rompent », lorsqu’on entre dans la canicule et l’apothéose de l’année, qui menace cultures et santé de ses dangers, et où guettent les mazzeri, figure majeure de la symbolique corse de la vie et de la mort. Hasard du corpus, bien sûr , d’un acte inscrit dans l’histoire – la Première Guerre mondiale – mais qui le positionne néanmoins entre deux mandraches – combats de mazzeri dont l’issue détermine les démographies villageoises annuelles – ouvrant ainsi la Corse à la fois à l’espace de la mort extérieure (la guerre « française » et mondiale), et à la gestion interne de la mort insulaire, recomposant la segmentarité de l’île-mère autour de ses figures majeures: famille, village, vallée. Unité d’espace-temps de la tragédie, cycle agricole, cycle symbolique de la mort et du combat contre elle, déclin et effondrement de la société traditionnelle, le cadre du corpus couvrant le cycle d’août 1914 à août 1915 constitue une conjonction représentative du présent, du passé et de l’avenir de la Corse, pris dans une certaine pratique et représentation du temps. À l’exemple de la « boîte en valise » dont Marcel Duchamp avait fait un résumé transportable de son activité créatrice, les données exhumées constituent une véritable encyclopédie portative où sont conservés des documents militaires, des photos d’of ficiers et de soldats, d’autres photos de groupe où l’on ne distingue plus guère les visages déjà évanouis, des décorations, des carnets de route où sont consignés la gestion quotidienne des casernements, les haltes, les déplacements, mais aussi les faits d’armes ou les actes de chasse. Un ensemble sémantique à haute intensité à l’époque où furent écrites ces lettres. La correspondance retrouvée fait donc signe vers un passé plus vaste. Mais on ne saurait davantage en limiter l’analyse à celle de la circulation des messages car tout aussi important est leur destin. D’où la nécessité de remonter l’histoire du village du début du siècle à l’entrée en guerre et, conjointement, de prolonger cette même histoire
10. Une des correspondances se déroule en effet entre août 14 et août 15 – quasiment une année agricole, si l’on veut bien se rappeler que les contrats de location de terres débutent traditionnellement à la Saint-Michel, le 21 septembre.
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jusqu’à l’érection du monument aux morts (1929) qui en constitue le véritable épilogue, en quelque sorte la signature de pierre et de bronze11. Aussi bien, les sciences humaines ne composent-elles, presque par définition, qu’avec un matériau partiel (l’écrit s’envole aussi) et évanescent, avec une mémoire sélective, une imagination du passé (un passé retaillé sur mesure, reconstruit, magnifié, blasonné : imaginé), dont la restitution de documents d’époque vient quelque peu raviver les couleurs d’origine et rafraîchir les mémoires délavées par le regret, la nostalgie, l’oubli ou la forclusion volontaire. Le développement des travaux et des publications de tous ordres et explorant désormais largement – après une historiographie des causes diplomatiques et des stratégies militaires – le domaine de l’humain et des témoignages (poilus français, soldats allemands, journaux quotidiens de médecins, d’adolescents, de femmes, fictions d’écrivains ou de chercheurs…) jusqu’à la parution récente d’une monumentaleEncyclopédie de la Grande Guerre 1914-1918 (Audoin-Rouzeau et Becker, 2004), m’incitent à une approche ne se limitant pas au seul domaine corse mais démultipliant les témoignages des soldats des deux bords, les lettres de toute provenance et destination, les implications des artistes ou intellectuels emportés dans le conflit (Péguy, Apollinaire, Pergaud, Vaché, Jünger, Remarque, Genevoix, Barbusse, Drieu La Rochelle,Alain, Norton Cru…), bref à restituer une vaste « respiration » allant du front au village et du village au front. De Sarrola au monde impliqué dans le conflit ; des mots les plus banals (« Cher oncle, je pars aujourd’hui. Vive la France ! Vive la Corse ! », Jules Battistelli, 20 ans, le 10/10/1914) aux inspirations les plus éternelles (« … Si je mourrais là-bas sur le front de l’armée, tu pleurerais un jour , Ô Lou, ma bien-aimée… » (Guillaume Apollinaire, Lettres à Lou). Parallèlement, la multiplication, ces toutes dernières années, en Corse, de fictions littéraires traitant de la guerre de 14 (Culioli, 1987/1996,La Terre des Seigneurs ; Catala, 2004, Le Théorème de Roitelet ; Simoni, 2005, L’Année des chemises noires), en l’absence ou en lieu et place de travaux historiques sur ce trou noir de l’histoire de la Corse (largement occulté par la Seconde Guerre mondiale et la gloire que les Corses revendiquent largement, encore aujourd’hui, d’avoir été le premier département français libéré – et libéré par ses habitants même – n’est pas sans interroger l’anthropologue sur les raisons du silence des historiens (et de l’anthropologie) et de l’épanchement des
11. Éventail historique qui peut même s’ouvrir jusqu’à aujourd’hui, si l’on veut bien considérer que le premier interview officiel et médiatisé du nouveau maire de Sarrola, Alexandre Sarrola (héritier d’une lignée centenaire de maires, depuis Bassetti, «fondateur » de la dynastie dans les années 1880, jusqu’à Noël Sarrola, élu depuis 1944, décédé en 2007 et grand-père d’Alexandre) s’accompagne d’une photographie en pieds du nouvel édile en écharpe devant la statue du « poilu de Sarrola », repeint, pourrait-on croire, pour l’occasion – ou pour le symbole ( Corse-Hebdo, 31/03/2006).
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romanciers, sur la substitution d’éléments de fiction à des éléments historiques dans la mémoire collective contemporaine, de personnages de roman (comme Albertini dans Le Théorème de Roitelet) à la documentation sous forme d’histoires de vies, sur la question de la fiction comme source d’histoire et de vérité historique… Personnellement, je vois dans la fiction un objet d’étude anthropologique privilégié puisque tout à la fois elle prétend dire la réalité et témoigner de la vanité d’une telle représentation, figurant elle-même le feuilletage du sens par les passerelles compliquées qu’elle jette entre les mondes (mondes possibles, fictionnels, référentiels, perçus, remémorés) et les discours (le vrai et le faux, le discours empirique et l’invention romanesque), développant en définitive une inégalable logique modale (Galibert, 2004). De toute façon, le caractère volontairement imaginaire de la fiction artistique ne l’exclut pas pour autant du champ des sciences humaines. En histoire, «les sources littéraires qui avaient été ignorées aux motifs que les textes de fiction ne pouvaient pas fournir des enseignements utiles à la connaissance du passé ont été réhabilités » (Noiriel, 2003, 109). D’un point de vue anthropologique, la fiction est volontiers intéressante, «de par ses liens avec l’imagination individuelle qui la conçoit ou qui la reçoit ; par ces liens avec l’imaginaire collectif qu’elle peut utiliser et relayer mais s’y rattache par un aspect ou un autre : l’histoire, la psychologie, le social, le religieux » (Augé, 1997, 106). On trouverait dans la littérature autant d’exemples que de besoin, surtout datant de l’époque où les romanciers étaient les premiers observateurs du social, note Colleyn (2004, 156-157). Chacun sait que les grands romans modifient notre appréhension du réel. Si les grandes œuvres littéraires résistent au temps, y compris dans les traces qu’elles livrent de leur époque, c’est qu’elles accèdent à des vérités universelles. Par ailleurs, il arrive que les ethnographes s’essayent à faire le saut de la fiction sans abandonner pour autant le souci de vérité (Pourcher , 2004, 2006). C’est le cas de Michel Taussig12 qui procède à la manière d’un cinéaste pour proposer ce que l’on pourrait appeler des épures baroques de réalité sociale parallèles. Il pratique leficto-criticisme, une sorte de critique par la mise en scène. En mêlant faits et fiction, descriptions et archives, journal de terrain et critique théorique, il propose une alternative aux règles canoniques de la dissertation savante. Sans doute ne se fait-il pas que des amis dans la discipline anthropologique, mais il a le mérite de proposer de nouveaux essais d’écriture. C’est un peu sur cette idée d’approche – quoiqu’elle se soit présentée comme rétrospectivement, alors que mon travail était déjà quasiment achevé – que j’ai souhaité écrire cet essai. Dans le cours du texte même, il fallait glisser des schémas, des réflexions de terrain, des interrogations, des hypothèses pour montrer l’immensité de la question de la guerre de 14-18 en Corse, sa possible infinité d’exploitations: le redoublement du texte par lui-même, le dépassement du sujet par lui-même, de la discipline anthropolo-
12. Taussig, Michael, 2004, My cocaïne Museum, Chicago, University of Chicago Press.
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gique par elle-même, de l’auteur par lui-même, de la Corse par elle-même. Cet exercice présente ainsi un aspect post moderne, c’est-à-dire qui n’a pas besoin de s’af firmer comme tel, mais qui expérimente, pratique, propose, découvre la post modernité comme terrain d’exposition ethnologique. Il ne s’agit pas pour autant d’une fiction – car ce serait plutôt la croyance en une unité de la guerre (en sa facticité temporelle, spatiale, et son indépendance des représentations, des images, des croyances (des fictions, justement) – qui la donnent à voir/dire/entendre qui constituerait une véritable fiction, la construction même d’une fiction, mais se faisant passer pour réelle/réaliste/anti fictionnelle : le pur produit de la rhétorique d’exposition, de la narrativité, un texte qui fait marcher/croire son lecteur . La « réalité », ce serait plutôt de construire un texte qui ne séduise pas mais qui interpelle, objecte, emmène sur de fausses pistes, oblige le lecteur à faire des choix, à ne pas croire, à contester, à défaire, parfaire, refaire le livre. Néanmoins, l’entreprise constitue bien un projet résolument post moderne puisqu’il s’agit de l’exposition consciente (volontaire, provocatrice ?) de l’anthropologie comme pratique et comme théorie, comme expérience épistémique et comme littérature, comme science et comme fiction, comme explication et comme implication. La mise en correspondance et en écho d’une multiplicité de documents (témoignages écrits, oraux, iconiques, médiatiques, scientifiques, de première, deuxième ou troisième main, etc.) pose en effet la question de savoir de quoi nous parlons quand nous parlons de la guerre (puisque nous n’en avons pas fait l’expérience: et dans ce sens, c’est une posture typique d’ethnologue : distance et connaissance, connaissance de l’autre, de la distance, etc.) ? De quoi parlons-nous quand nous parlons de ceux qui, de connaître la guerre, choisissent d’en parler ou non (voire éventuellement, d’ailleurs, ne veulent ni en parler ni en entendre parler) – ce qui est encore une situation ethnologique classique ? Autre question : celle de la temporalité de la guerre car , à bien y regarder, la guerre de 14-18 n’a ni commencement ni fin et, dès lors, quelles séquences pourrait-on bien y découper qui arrêterait le temps pour la mieux définir ? Ou bien : il y a plusieurs guerres de 14, et il s’agit alors non pas d’en examiner les causes et les conséquences – l’étude du changement historiciste – mais bien plutôt – et certes, c’est cela qui est intéressant – il s’agit plutôt d’examiner le « il y a » de cet événement, comme indépendamment de son avant et de son après. On voit qu’il s’agit quelque peu de dé-historiciser la guerre de 14, non pas certes pour la confisquer au nom de l’anthropologie (par exemple), mais uniquement pour mieux l’universaliser, pour la reverser au champ du questionnement humain qui transcende les disciplines. Cela est aussi la dé-dialectiser: une séquence ne se comprend pas par ce qui la précède, et il convient alors d’interroger pleinement l’événement, le moment, le présent hors du présent que constitue cet événement. La nouveauté de la guerre de 14 oblige ainsi à se démarquer du cheminement historiciste et à penser et inventer une méthodologie inédite.
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Le présent essai est donc un document de travail, un patchwork à la fois réflexif et pré réflexif, à l’usage des curieux, des chercheurs, des Corses et des citoyens du monde, mêlant volontairement des chapitres ou des articles d’historiens (Miquel,Audoin Rouzeau, Cazals et Rousseau, Le Naour) quand ce sont eux qui exposent le mieux le contexte ou le déroulement des faits, des articles ou des ouvrages d’anthropologues faisant autorité (Pourcher), des chansons, des textes d’écrivains, des fictions – bref un florilège de représentations, concurrentes ou concourantes, dans une volonté tout à la fois indicative des données existantes et des pistes de recherche déjà ouvertes, des sentiers à peine frayés et des errements qui demandent à être confirmés ou infirmés, sous la forme d’un work in progress susceptible d’être commenté, critiqué, raturé ou biffé, en tous les cas poursuivi comme une œuvre collective évolutive. Comment mêler pour la Corse les approches différentes et successives (philosophique, diplomatique, stratégiques et militaires, étatiques, économiques; humaines : au niveau des pays, des groupes, des régions, des villages, des familles, des individus, de chaque individu) du premier événement total de l’histoire de l’humanité, que fut, dans son extension et dans son intensité la guerre de 14 ? Pourquoi, également, pour la Corse ? Car il y a aussi la spécificité corse à envisager : française, certes, depuis 1769 (ou 1789), mais en quel sens, dans quelle identification ? La véritable intégration ne daterait-elle pas plutôt de Napoléon III, mais étant alors entachée, presque dans le même moment et mouvement, par le rejet concomitant, après Sedan, des Corses par les Français ? Le sentiment français que certains auteurs soulignent dans l’engagement de la Corse dans la Grande Guerre est-il d’une telle évidence ? Autant d’interrogations qui me conduisent à réintégrer dans l’examen de la guerre même une approche historique de l’avant 1914 : à la fois de la Corse par Sarrola et du village de Sarrola autour de 1900. Spécificité anthropologique également : la société corse s’incarne en quelque sorte dans les Corses ; la façon de faire – d’agir, de se comporter, de penser – des Corses tels qu’ils sont « fabriqués » par la Corse et tels qu’ils la «façonnent » réciproquement : question de la structure et de l’or ganisation villageoise, de la communauté, de la solidarité, de l’opposition des ber gers et des sédentaires, d’un certain rapport au travail, d’une endurance, d’une certaine technicité des gestes (comme pour l’éventuelle transposition militaire/guerrière de l’abattage des cochons ou des agneaux), une histoire militaire intériorisée, un comportement « guerrier », le rôle dans la colonisation et dans les colonies, le rapport à la mort – tant reçue ou subie que donnée. Il s’agit bien de la Corse et des Corses dans la guerre (au front, pour les hommes, au village pour les femmes, les vieux et les enfants). Et de la guerre en Corse (restriction, rôle des femmes, prisonniers de guerre), donc du mélange des Corses avec les Français (quel développement de l’immigration avant et après 14? Quel développement de la Corse avant et après 14 ?) et du « mélange » des Corses avec l’univers (les colonies, ils connaissent déjà, les Anglais, un peu moins, quant aux Allemands ?!).
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Cette situation nouvelle et inédite (ce sont plutôt les autres qui sont venus en Corse dans le cours de l’histoire), d’expatriation guerrière en masse chez les autres et contre les autres (hormis les colonies, encore), ce comportement guerrier sur le continent, cette défense de la terre française, c’est autre chose que la défense de la France aux colonies. Y a-t-il une logique comportementale, acquise, répétée, assimilée, intégrée ? Qu’est-ce que cela veut direI Zitelli du 173e montant à l’assaut en brandissant le drapeau français ? Qu’est-ce qu’il y a là-dedans de fuite en avant, de patriotisme, de conscience de défendre la Corse et les siensà travers la défense de la France (si la France est vaincue, la Corse le sera aussi) ? De peur du gendarme, d’impossibilité de résister ? Qu’est-ce que cela peut dissimuler ou non de volonté ou de rétention à prendre le maquis ? Qui sont les déserteurs et les insoumis ? Y en a-t-il plus ou moins qu’ailleurs ? Ni plus ni moins ? Pourquoi les Corses y sont-ils allés ? N’est-ce pas plus important quecomment ils s’y sont comportés (puisqu’ils ont toujours « su se battre ») ? Ne faut-il pas également tenter de dépasser cette logique d’héroïsation (lar gement dominante, avalisée voire revendiquée encore aujourd’hui) de ce qui ne fut, à bien y regarder , qu’une boucherie de plein air13. Comment graduer, pour les Corses, l’ordre d’explication général du «pourquoi ils ont tenu » que développe André Ducasse (1932) dans La Guerre racontée par les combattants (Paris, Flammarion) et qu’il développe ainsi : 1. La contrainte : avant le combat, pendant le combat, après le combat; 2. L’honneur et l’ambition; 3. La bonne humeur ; 4. L’entraînement collectif ; 5. La patience et l’accoutumance ; 6. L’action ; 7. L’espoir ; 8. La religion; 9. La patrie ? Il ne faut d’ailleurs pas oublier que «la guerre pour l’historien n’est qu’un synchronisme de moments et de dates, pour les chefs, elle représente un formidable labeur, et pour le profane un intéressant spectacle, mais pour le soldat qui combat dans le rang, la guerre n’est qu’un long tête-à-tête avec la mort » (Pierre Chaine, Mémoire d’un rat). Si l’histoire c’est l’irruption de l’Autre en Corse, la guerre de 14, c’est l’irruption des Corses dans l’histoire des autres : il faut restituer, dans le compte-rendu et dans l’écriture même, ce mélange de la Corse et des Corses à l’universel. En rendre compte dans la chronologie, c’est-à-dire en intégrant la Corse dans l’histoire du monde et Sarrola dans l’histoire de la Corse, en faisant la chronologie de la présence corse dans la guerre, par les déplacements et combat du 173e et par les déplacements et combat des Sarrolais; mais également en faisant la chronologie de la présence de la guerre en Corse, par les restrictions et les allocations, la question des désertions et des insoumissions, le rôle des femmes, de l’église, avec, à chaque fois la place spécifique de Sarrola et de la famille considérée. Il s’agit ensuite de continuer la chronologie, après la guerre, jusqu’au monu13. « L’ordre de guerre fait de la guerre le pouvoir tout nu, qui n’admet ni discussion, ni refus, ni colère, qui place l’homme entre l’obéissance immédiate et la mort immédiate.». « Tous sont forcés, il y en a seulement un bon nombre qui court plus vite que le gendarme ne les pousse. » (Alain : Mars ou la guerre jugée).
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ment aux morts et à la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit de montrer tout cela également dans les comportements (guerriers, familiaux, amoureux), mais aussi jusque dans les pensées et les sentiments, par la prise en compte et l’expression des points de vue alternés et mêlés des blessés, des permissionnaires, des soldats au front – de restituer la forme d’une respiration entre le front et le village. Comment ouvrir un tel éventail et donner à voir l’étendue des problématiques étatiques (pangermanisme et panbritannisme), stratégiques (le mouvement de faux d’août 1914 s’achevant en 1939), militaires (armées en présence, déplacements, confrontations, batailles et non-bataille) et humaines (régiment, division, individu), les déterminismes politiques, économiques, ponctuels, singuliers... ? Comment ne jamais trop s’éloigner du cœur documenté ethnographique – les fameuses données ou sources – (Sarrola, famille, couple, individu) vers les extensions universelles : de Charles Carcopino à la métaphore duguerrier antique, de Jules Battistelli à l’idée de la mort, de la découverte du feu à Dieuze par de jeunes villageois à la guerre industrielle, des disparus au gaspillage humain, de Jean-Marie Battistelli à Guillaume Apollinaire ou Erich Maria Remarque et, à l’intérieur des faits bruts des combats et de la mort, comment concilier l’histoire (mais quelle histoire? Quelle école d’historiens?), le témoignage (quelle crédibilité y accorder, selon et selon ?), la littérature au plus près (Genevoix, Dorgeles), et la fiction (Catala, Culioli, Simoni) ? Y a-t-il des questions de poids spécifique de la documentation là où il n’y a pas de faits bruts ; d’objectivité, là où le terrain épistémologique est miné, quadrillé, occupé, défendu tranchée par tranchée ? Là où la guerre de 14 devient le prétexte d’une guerre d’interprétations, de visions et d’idéologies. Et d’ailleurs où passe la frontière, comment se positionner, ne pas être positionné par les autres, ne pas se positionner ? Y a-t-il un camp à choisir, des louvoiements possibles, souhaitables? Faut-il tenter l’ouverture à toutes les approches possibles, faire un mixte de certaines, de quelquesunes, mais alors desquelles, et selon quels critères, quels choix, quels abandons, quelle autorité, quelle volonté ? À quelles fins, pour quelle démonstration ? Pour convaincre qui ? Pour convaincre ? À quel prix? Avec quels risques ? Avec quelle incidence ? Selon quel danger ?
PENSER L’IMPENSABLE
DEPUIS ET PAR LA
CORSE
L’abondance de documents et d’analyses sur la guerre de 14-18 en fait un événement quasiment impensable, en tous les cas impensable selon une optique trop rigide et selon une seule discipline, quelle qu’elle soit: histoire, anthropologie, polémologie, science politique. Elle dépasse le partage du vrai ou du faux, comme des catégories d’analyse. Ou bien toutes les interprétations et lectures peuvent en être possibles voire compossibles. C’est en ce sens que je propose une poly méthodologie d’approche, une
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poly interprétation de lecture et une poly démultiplication d’application : la Corse comme lecture explosive/implosive de cet événement total, kaléidoscopique, donnée dans cet ouvrage en pâture à la critique et surtout aux travaux à venir. Essai hasardeux et volontaire de jeter quelques données comme des hypothèses ou comme des dés. Personne ne s’y reconnaîtra, tout le monde aura quelque chose à reprocher ou à pointer comme manque. Telle est la volonté de poser, d’avancer – n’ont pas de provoquer mais de jeter une première pierre dans ce trou noir d’oubli où pour partie se sont englouties les illusions de la pensée occidentale depuis son origine philosophique et les illusions de la civilisation classique, et où le destin de la Corse s’est trouvé scellé. Les questions de la dette de sang, du consentement, du patriotisme, de l’effondrement économique... parmi tant d’autres, sont ici esquissées ensemble – même si à peine esquissées – sans être nouées par une analyse dominante, exclusive ou exhaustive, que je crois volontiers impossible, voire mensongère. C’est à des équipes entières de chercheurs de prendre à présent le relais pour creuser cet événement total, le préciser , le commenter, l’analyser, le prendre à bras-le-corps, le faire parler, le dire. Le rendre à la Corse. De quelle manière ai-je procédé, à partir de quelle documentation et jusqu’où ? Cela constitue bien plus qu’une question méthodologique Il ne s’agit pas d’opposer un traitement scientifique à un traitement fictionnel, une recherche à destination de la communauté scientifique à un ouvrage grand public: c’est une volonté d’approche et de traitement humaniste, à la fois extérieure et impliquée que j’ai souhaité privilégier. Une volonté de dépassement, du moins de refus, des clivages d’approche habituels en termes économiques, diplomatiques, stratégiques, philosophiques, d’acteurs, de genre, de souffrance,... Une volonté donc, d’une part, de mêler toutes ces approches ou plutôt de partir de données qui suscitent ces approches, et, d’autre part, de partir de l’universalité de l’implication de chaque région et donc de prendre la Corse comme tremplin nouveau et inédit, porte d’entrée dans la guerre de 14 avec l’exemplarité de la Corse comme déclencheur d’analyse. Il s’agit en quelque sorte de faire de ce pays de 291 000 habitants en 1914 le révélateur (au sens photographique) d’une analyse possiblement universelle de la guerre (micro/macro; local/global), avec un aspect hologrammique par lequel c’est l’état des faits et des choses existants qui légitiment cette approche totale, en tout cas multiple et polymorphe. La Corse comme façon d’appréhender le planétaire et l’humain. Du micro-corse au macro-mondial, la Corse devient un filtre de lecture et une lunette d’appréhension de la guerre universelle, ceci non pas par choix d’auteur mais par déterminisme documentaire : l’île a la capacité de concentrer, d’aimanter, de constituer un accélérateur de lecture, de démultiplier ou centrifuger le plus universel dans le plus singulier et de reverser le plus singulier dans le plus universel.
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« SARROLA 14-18 » – UN VILLAGE CORSE DANS LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE
MICRO
A X E
Jean-Simon/Lucie Enfants Parentèle Village Pieve/canton
E S P A C E
France Français Anglais Allemands
MACRO
Documents historiques officiels
interviews/analyses /souvenirs/ fictions
Correspondances/cahiers/témoignages/documents/journaux/photos/écrivains/Histoire ENDO
EXO AXE DOCUMENTATION
À ajouter ceci, également, que, réellement, ce n’est pas moi qui ai choisi d’écrire ainsi cette page toujours blanche et cependant noire de l’histoire de Corse, mais que c’est la Corse qui l’écrit, la Corse en tant que miniature et hologramme local de l’universel, microcosmique, son insularité : réflecteurs privilégiés qui permettent de penser ce moment unique du monde de cette façon démultipliée. On trouvera également dans ces pages un florilège des représentations des auteurs corses contemporains (fiction, artistes, historiens, écrivains) sur la Corse : à la fois les représentations sur la guerre et les Corses de l’époque, et une compilation des textes écrits existants à ce jour – d’où la forme, parfois, du collage, volontairement brouillon, faisant documentaire brut pour l’utilisation postérieure par d’autres : chercheurs, créateurs, mémorieux… Ma propre recherche, dans sa quête volontaire de la multiplicié et de la plurivéracité, par la prise en compte de la plurivocalité des référents (documents, entretiens, fictions…) n’est pas sans amener à réfléchir sur la pertinence de l’adoption d’un angle de vue qui, dépassant les oppositions, conçoit différents régimes d’historicité qui renvoient aux modalités de conscience de soi adoptées par une société, mettant en lien les identités contemporaines avec la résonance des éléments du passé, sur toutes les formes que celui-ci peut prendre comme mémoire construite dans l’interaction avec le présent ou comme transmission proto mémorielle pouvant agir sur les individus à leur insu.
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DU PLUS PRÈS au Lucie, Jean Simon Les enfants Les parents (Toussaint, Lina, Jules, Jean Marie) Pierre Carcopino Papa et Maman gendarme Les cousins Albertini Cdt Colonna d’Istria Le mort du pont de Régina VILLAGE
PLUS LOIN la guerre industrielle, économique la guerre de 30 ans La mort, la religion, Dieu les sentiments la haine, la fraternité, la nature, les animaux l’Être FRANCE
Allocations, emprunts, restrictions Insoumis, déserteurs, Prisonniers corses, prisonniers de guerre, Réfugiés, Transports, pénurie, torpillages Émigration, saignée démographique Déprise agricole,déclin économique, Fonctionnarisation L’ÎLE EN PASSANT PAR La correspondance, le courrier, les déplacements, les blessés, les morts, les permissions, les combats, la souffrance, les supérieurs, l’attente, les bleues, les prémonitions, les pratiques de guerre…
C’est ainsi que mon approche se doit de revenir sur les spécificités de la Corse dans la Grande Guerre (insularité, isolement, pénurie, mobilisation des hommes de plus de 45 ans, des pères de famille nombreuse, modalités particulières de permission, regroupement en régiment insulaire, reconstitution projective du village d’origine dans les tranchées (Catala) – à l’image de mon approche en terme d’ insularisation (Galibert, 2003) –, utilisation d’outils de travail insulaires traditionnels comme armes (Culioli), importation de techniques pastorales dans l’art militaire (Catala), premier département pour le nombre de morts, revendication contemporaine politique d’une « dette de sang » de la France à la Corse vs un « don de sang » de la Corse à la France…), sur les modalités de l’implication des insulaires (« Français jusqu’à la mort, Corses pour l’éternité ») dans un conflit mondial sur un territoire autre que celui de l’île, sur le sens de cet engagement, sur son héritage contemporain 14. On le voit : un chantier de recherche considérable, mais tout à fait extraordinaire et fascinant. 14. La sensibilité contemporaine des insulaires à la guerre de 14, ou, du moins, au rôle qu’y jouèrent les Corses, à l’impact qu’elle eut sur le (non) développement de l’île, sur l’image conservée du conflit, montre toute son actualité dans la polémique de plusieurs mois qui suivit la sortie du film de Jean Pierre Jeunet, Un long dimanche de fiançaillesadapté du roman de Sébastien Japrisot (de son vrai nom Jean-Baptiste Rossi), dans le courrier des lecteurs de Corse-Hebdo et dans des articles de Corse-Matin. En cause, le travestissement du personnage d’Ange Bassignano – émigré italien dans le roman – en… un Corse caricatural, habillé de toutes les caractéristiques négatives du maquereau paresseux, coléreux, braillard et du lâche. Certains humanistes ont eu beau dire que le personnage pouvait symboliser aussi le mouvement pacifiste de refus de la guerre, c’est bien la mutation du personnage du roman en « un Corse » qui fit problème, et provoqua jusqu’au graffitage des af fiches et l’annulation de la sortie du film à Propriano, sans que les « excuses » du cinéaste, en termes de volonté de « rendre hommage à la Corse » (sic) et à… ses paysages ne
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Enfin, il s’agit peut-être moins de penser la guerre que de penser l’impensable et que de vivre l’invivable du sur gissement de la guerre quand elle arrive. Parce que cet impensable est à vivre/survivre/penser en même temps: cette expérience limite est unique et c’est aussi pour cela qu’elle exerce sur certains la fascination absolue (Charles Péguy , Charles Carcopino). Seule la mort peut apporter ce plaisir suprême, cette peur et cette jouissance absolues. Mais ce sentiment n’est bien sûr pas le fait de la plupart, ni même de la majorité. C’est une approche très intellectuelle, et la grande majorité des soldats de 14-18 sont des ruraux. On se rappellera ici le moment où, dans Le Grand Troupeau, de Jean Giono, le papé prodigue ses conseils paysans et patrimoniaux de prudence et de « non héroïsme » à son fils, Olivier, lorsque celui-ci est convoqué par l’armée: « Rappelletoi ce que je te dis, dit-il : ne fais pas plus que ce qu’il faut. Le principal c’est que tu retournes. » (1961/2005, 84). Encore : comment rendre compte de cette situation de pensée singulière (tellement différente du confort habituel de la pensée) que constitue l’af frontement de la mort? Comment appréhender, par exemple, la séparation des couples, la douleur extrême de ce déchirement, l’insupportable de l’attente ensuite ? Comment les femmes n’ont-elles pas explosé de douleur ? Au-delà de l’effet sociologique de masse, du rituel de sacrifice politisé, organisé, sous contrainte, que devient l’homme, l’individu ? Qu’est-ce qu’un soldat qui en tue un autre ? Qu’est-ce qu’un homme qui en tue un autre ? Quel est le sens de la transgression de l’interdit suprême (« Tu ne tueras point ») et de l’organisation par les États belligérants de cette transgression, dans ses formes et modalités, sa transformation en désir et en amour de celle-ci, en honte de l’incapacité d’y accéder, et en répression du refus de s’y soumettre (« Tu tueras qui ne tuera point ») ? Autant de questions non posées et cependant élémentaires sur la guerre. Et celle-ci encore : « Pourquoi je pars ? » Si l’homme est le seul être vivant à faire la guerre à cette échelle et avec la conscience qu’il la fait (il est inutile d’avancer, à la suite de Proudhon ou Schiller, l’ar-
parviennent à délivrer quiconque d’un sentiment de nausée devant ce qui fut considéré comme du racisme anti-corse comme en témoigne un commentaire glané sur le net: « Un long dimanche de fiançailles. Un film honteux ne serait-ce que par la caricature de la Corse et des Corses, surtout que dans le roman il n’y a pas du tout de personnage d’origine corse. La Guerre de 1914-1918 affecte la Corse en profondeur . Les insulaires vont témoigner leur attachement profond à la République et à la nation tout entière. En 1914, près de 50 000 d’entre eux sont mobilisés et envoyés au front pour la défense de la mère patrie. Leurs sacrifices, leurs douleurs et leurs croyances dans les valeurs de la République sont gravés sur les monuments aux morts érigés à partir de 1920 dans tous les villages insulaires. Les pertes sont élevées et la Corse est l’un des départements les plus touchés : 11 325 morts (entre 22 et 28 % des classes mobilisables contre 16,3 % en moyenne nationale), 12 000 invalides revenus du front. Le 173e R.I., unique régiment basé dans l’île et dont la devise rappelle les premiers mots de la Marseillaise « Aiò Zitelli » (Allons Enfants) perd à lui seul 3 541 hommes entre 1914 et 1918. »
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gument des fourmis !), alors la guerre est-elle la signature spécifique et exclusive de notre espèce humaine, notre vérité ? La véritable exception humaine. En quoi a-t-elle à voir avec la technologie et l’oubli de l’Être, avec la nature, bonne ou mauvaise, de l’homme ? Enfin, peut-être, aussi, mes questions ne sont-elles pas les questions des jeunes Corses de l’époque, qui partirent (certains frustes, d’autres cultivés), et sans doute faut-il bien prendre en compte le rôle de la propagande, du fonds culturel que constitue la chasse, l’élevage, l’histoire guerrière, celle de la mort, commune et communautarisée à l’époque, mais aussi déposée en chacun ? Questions simples, hypothèses violentes, trop timides cependant, pensées humbles, terribles, inédites pour les historiens et les anthropologues (ce qui m’interpelle terriblement en tant qu’anthropologue) ! Pourquoi les historiens et les anthropologues n’ont-ils pas pensé cela ? Qu’est-ce qui empêche de penser la guerre? Comment la penser autrement : non pas intellectuellement, mais existentiellement, véritablement, c’est-à-dire contre tous les mensonges : politiques, diplomatiques, philosophiques, patriotiques, historiques, idéologiques, scientifiques, légendaires, éternels… ? Comment la penser à la fois de manière corse, anthropologiquement, personnellement et humainement ? Et, bien sûr, sans qu’il soit question un seul instant de la problématique de «mise à la place de » ou d’« observation participante ». Il s’agit bien d’initier , en la pratiquant, en en donnant un exemple, une anthropologie relationnelle. La guerre qui, en elle-même, « est un mal en soi, l’un des pires, si une échelle dans le monstrueux est pensable » (Paul Cazin, 1920, L’humanisme à la guerre, Paris, Plon), la guerre de 14-18 me pose, à moi, anthropologue, cette question décisive et, à tout le moins contrariante, dont seule une vision fondamentalement éthique de l’anthropologie peut adoucir le tranchant : quelle anthropologie peut-on pratiquer qui soit en accord avec l’incommunicabilité humaine de la souffrance, de la solitude, de l’horreur, de l’épouvante, de l’abandon – avec l’incommunicabilité et l’indicibilité au sens lar ge – qui ressort de ce cri anonyme d’un poilu qui est tous les poilus: « Je suis dans la tranchée en attendant la mort. Je ne peux pas vous écrire sans pleurer car personne ne sait ce que je sais ».