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’ANONYMAT,les secrets,la clandestinité sont impossibles dans les sociétés minuscules. La Corse n’échappe pas à la règle.

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Les amours cachées et les opér ations discrètes sont destinées à êtr e éventées. Chacun s ’y emploie . Les éboueurs, les policiers en r etraite, les curieux, les maris jaloux, les poètes, les révolutionnaires… chacun épie l’autre… chacun attend la faute ! Alors, dans c e C ap C orse de bout du monde,qui prendra le risque de renverser la mort omniprésente par l’amour solaire, enfin… ? Qui préfér era la lumièr e à l’ombre ? Qui ouvrir a le sentier qui y mène…

ANDRIA COSTA,

fin connaisseur de la société et de la politique insulaires, publie ici son premier roman noir.

ALBIANA

12 € ISBN : 978-284698-257-3

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1 « Tu vas pas me croire… » Quand Léo Poggi commençait ainsi ses phrases, il ne fallait pas s’attendre à ce qu’il raconte une histoire exceptionnelle. C’était plutôt sa manière à lui de marquer son mécontentement à propos d’un événement sans importance réelle qui l’avait contrarié. Trois jours auparavant, en redescendant de la bergerie, il avait versé dans le fossé avec son 4X4. Rien de grave pour lui. Pas même une égratignure. Mais le véhicule était hors d’usage et, en attendant, Léo Poggi était bien obligé de monter à pied du village pour aller s’occuper de ses bêtes. Ça fait une trotte vu que Monte Grosso où il avait construit un grand baraquement en bois pour abriter son troupeau se trouve quand même à trois kilomètres de sa maison. Il s’adressait ce matin-là à Simon Casalta, l’employé municipal chargé du ramassage des poubelles avec son camion-benne. « Qu’est-ce qui t’arrive encore ! – Ahè ! Ci n’hè una tutti ghjorni ! (Il m’en arrive une chaque jour !) À croire qu’elles le font exprès ! Putane capre ! (Putains de chèvres !) » Ce matin-là, Léo Poggi en avait après ses chèvres. C’était pourtant son gagne-pain. Il avait fait tous les métiers, chauffeur livreur, manœuvre, maçon, peintre

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en bâtiment… Mais ça ne suffisait pas à épuiser son incroyable énergie et son besoin de parcourir chaque jour de grands espaces. Léo Poggi aimait marcher dans la montagne. Ce désir permanent de locomotion en avait fait un rabatteur hors pair pour la chasse au sanglier. C’est tout juste s’il ne courait pas avec les chiens quand ils avaient débusqué la bête. Mais il hurlait des heures durant, frappait dans ses mains, excitant la meute, s’affairant même au dépeçage lorsque le sanglier était abattu. Bref, Léo Poggi était un hyperactif, mais il n’aimait pas trop les imprévus et les obligations. Or, son troupeau de chèvres avait adopté un comportement inhabituel, depuis le jour de l’accident, et ça le contrariait beaucoup. Jos, sa femme, qui s’occupait à faire les fromages, avait bien essayé de le raisonner. « Hè Léo, c’est normal… Elles étaient habituées au 4X4. C’est comme ça, les bêtes. Quand on change d’habitude, elles changent aussi. – Oui, mais moi, ça me fait courir en attendant… – En attendant la réparation du 4X4… José a promis qu’on l’aurait avant quinze jours… – Et oui, mais pendant tout ce temps qui c’est qui va leur courir après ! – Va que ça te fait du bien… Regarde qu’il te vient un peu de ventre ! » Léo avait haussé les épaules et il était sorti pour monter à la bergerie. C’est à ce moment-là qu’il avait rencontré Simon Casalta à l’embranchement entre la route communale et la piste.

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« Alors, il y a trois jours c’était le 4X4 dans le fossé ! Estime-toi heureux de n’avoir rien eu ! Et maintenant c’est les chèvres ! Qu’est-ce qui t’arrive ? » Simon Casalta était toujours un brin ironique avec le berger. « Il m’arrive que je suis obligé de faire des kilomètres pour les ramener à la bergerie. Regarde, quand je montais avec le 4X4, elles restaient dans les parages de Monte Grosso, sur les champs de Ficaghjola. Je sifflais et ça suffisait pour qu’elles rentrent toutes seules. Là, je ne sais pas ce qui leur a pris, elles vont jusqu’au-dessus de Teghja Fosca. Tu vois le chemin que je dois faire ! Et comme le nouveau 4X4 arrivera au mieux dans quinze jours… – Ùn ti face micca male ! (Ça ne te fait pas de mal !) Un peu d’exercice, c’est bon pour la ligne. » Léo Poggi eut une grimace en guise de sourire. Il voyait bien que l’autre ne le prenait pas au sérieux. Tout se liguait contre lui en ce moment. Y compris Jos, qui avait détourné la conversation en lui parlant de son ventre. Il n’avait pas de ventre ! Avec tout ce qu’il faisait depuis trente ans dans ce village, il était resté à peu près stable question poids. Jos avait fait cette réflexion parce qu’elle non plus ne le prenait pas au sérieux. N’empêche, ça lui posait problème depuis trois jours d’être obligé d’aller chercher ses bêtes si haut. « Bon, allez, mi ne collu (je monte) », dit-il, résigné, en s’éloignant du camion-benne. Simon Casalta, ne démarra pas aussitôt. Il regarda le berger s’éloigner lentement sur la piste. Tout compte

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fait, même s’il n’aimait pas trop ramasser les poubelles chaque jour, surtout en été où il y a foule et donc beaucoup plus de travail, il estimait que son sort était plus enviable.

2 Il se lève. Il regarde l’heure. Il se dit qu’il a encore du temps. Maintenant il a tout le temps. Il pourrait rester couché toute la journée. S’il bouge, c’est pour exister encore. Il est mal dans cette chambre jaune. Mal dans cet hôtel où il est descendu la veille en arrivant tard à la marine de Giottani. Il avait loué une voiture chez Hertz, à Poretta avant de prendre la route de Bastia et du Cap. « C’est pour combien de temps ? » avait demandé le type d’Hertz. Question temps, Samuel Romani n’avait plus de repère depuis cette histoire. D’ailleurs, à la retraite depuis deux ans, il ne faisait plus attention aux jours. Il avait hésité et puis : « Une semaine. C’est un séjour d’une semaine. Donc, je la ramène dimanche soir. – C’est ça », avait dit l’employé. Samuel avait voulu tout régler tout de suite. « C’est un souci en moins », avait-il dit.

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Depuis le départ de Jade, restait le souci de vivre. Il n’avait pas connu un seul jour de bonheur avant de la rencontrer. Du moins, ne s’en souvenait-il pas. Il avait été marié trente années durant. Mais rien que des plaisirs parfois, beaucoup de silence et des mots incessants pour répéter ceux de la veille. « On fait quoi dimanche ? » C’est toujours Lise qui posait la question. Alors lui : « Comme d’habitude. » L’habitude, c’était une grande balade sur la route qui surplombe la mer et découvre largement l’horizon. Lise en avait besoin. Elle habitait la ville et revenait au village pour le week-end. Samuel lui tenait compagnie, mais comme un étranger. Les seules émotions qu’ils partageaient encore, c’était pour leur fille installée loin d’eux désormais. Laurence faisait l’essentiel de leurs conversations quand ils se promenaient sur les routes du dimanche avant de retourner une semaine durant à la réalité de leur solitude, sans les faux-semblants de leur couple défait. « Qu’aura-t-elle fait aujourd’hui ? N’est-elle pas trop seule ? » Ils s’inquiétaient toujours de savoir si elle avait des relations amoureuses, si ça se passait bien. Quand Laurence en parlait un peu, mais assez rarement, c’était avec sa mère qui répercutait ensuite sur Samuel. « Qu’est-ce qu’elle est compliquée, disait Lise ! Elle en demande trop… Elle finit toujours par se brouiller. – Pourquoi, on se demande…

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– Parce qu’elle te ressemble ! Une copie conforme ! Tout ton caractère ! » Au fond, Lise était rancunière. Elle ne pardonnait pas à Samuel de l’avoir négligée en privilégiant toujours son engagement politique. « C’est quoi, t’avoir négligée, protestait-il. J’ai toujours rempli mes devoirs. Pour la maison, pour les enfants. Et puis au lit tu n’as jamais eu à te plaindre… » Il terminait toujours sur cette note un peu vulgaire. Il lui faisait l’amour, par besoin sans doute, par habitude, mais sans amour. La mécanique des fluides fonctionnait toujours à merveille après trente ans de vie commune. Les corps se rassemblaient avec une troublante facilité. Ils allaient l’un à l’autre, sans réticence, comme deux automates synchrones. L’étreinte était assez brève mais toujours forte. Bref, ils se soulageaient l’un l’autre autant que de besoin mais dans l’absence absolue de tendresse. D’ailleurs, ils ne s’embrassaient plus depuis longtemps, ne connaissaient plus le goût de leurs lèvres, se donnaient, comme les prostitués, en refusant leur bouche. Et après, sans un mot, ils retournaient vaquer à leurs occupations. Ils avaient pris leurs distances depuis longtemps mais faisaient semblant de ne pas s’en apercevoir ou refusaient de se l’avouer parce que l’âge aidant, on risque une absolue solitude.

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3 Rien n’échappait à Simon Casalta, non qu’il fût particulièrement vigilant, mais parce qu’il connaissait si bien le village que la moindre modification lui sautait immédiatement aux yeux. Certes, en juillet et août, quand les touristes débarquent en masse, les messages étaient un peu brouillés. Mais le reste du temps, tout était dans l’ordre, un ordre presque immuable, ce qui facilitait la reconnaissance du détail inhabituel. Or, ce matin-là, tandis qu’il abordait la ligne droite au bout de laquelle se dresse l’Ambada, l’hôtel-restaurant de la marine de Giottani, Simon Casalta remarqua aussitôt la Clio blanche garée sur le parking, à deux pas des containers d’ordures ménagères. Il y avait encore un client à l’hôtel, ce qui était assez rare fin septembre. D’ailleurs, l’établissement ne tarderait pas à fermer. Albert Morelli, le gérant de l’Ambada, était un homme avisé. Il ouvrait seulement pour la période rentable, pendant quatre mois, de juin à septembre. Tandis que Simon Casalta s’appliquait à fixer un container à l’arrière de la benne, Albert Morelli apparut au seuil de l’Ambada. C’était un homme encore jeune, la quarantaine, qui avait passé un temps chez les pompiers, puis qui s’était exercé au métier de débroussailleur pour choisir finalement la gérance du restaurant de la plage. L’établissement battait de l’aile avec les anciens propriétaires. Albert Morelli avait su y faire, se dévouant sans compter, attirant de préférence une clientèle locale,

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réduisant ses marges pour rendre les prix attractifs… Bref, il méritait sa réussite et chacun en convenait à l’exception peut-être de Simon Casalta qui, de manière générale, acceptait assez mal que l’on puisse réussir dans les entreprises privées, cultivant tout à la fois, dans une insurmontable contradiction, l’esprit d’assistance et une fierté théâtralisée. Le bonhomme donnait l’impression à qui voulait l’entendre qu’il était capable de dignité, peutêtre même de révolte, mais il se couchait à la moindre occasion devant les puissants. Quand il aperçut Albert Morelli planté devant la porte de son restaurant, il ne put s’empêcher de lui lancer : « Allora, turisti ci n’hè sempre ?! (Alors, il y a toujours des touristes ?!) – Bonjour quand même lui répondit l’autre… Et oui, tu vois, on a encore du monde… » Comme il savait que cela faisait enrager l’employé communal, il ajouta en se frottant les mains : « Et puis, la saison a été exceptionnelle. On n’a jamais eu autant de clientèle. Je n’ai pas à me plaindre ! Regarde, même aujourd’hui j’ai une réservation de vingtcinq couverts. » Albert Morelli avait toujours tendance à exagérer. C’était selon lui de bonne politique. Le monde appelle le monde. Il ne lui paraissait pas inutile d’éveiller l’instinct grégaire pour la bonne marche de sa petite entreprise de restauration. Simon Casalta n’était pas dupe. Il connaissait le bonhomme, mais il ne pouvait pas s’empêcher de se prendre au jeu et de se sentir contrarié par des mensonges

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sans importance. Tout le monde pouvait évaluer ses revenus en tant qu’employé communal, même si, pour arrondir les fins de mois, il lui arrivait de rendre ici ou là quelques petits services rétribués en dehors de ses heures de travail. Par contre, nul ne savait exactement ce que pouvait empocher le patron de l’Ambada. Il fallait bien se fier à sa parole bien que, de manière générale, personne ne s’y fiât. Albert Morelli avait une réputation de hâbleur. Mais la surestimation permanente de ses activités dissimulait une profonde solitude. Il ne s’était jamais marié, on ne lui connaissait pas de relations amoureuses, bref, il fonctionnait sans amour et bien qu’il fût en longue compagnie dans le milieu rural, il était passé maître en faux-semblants. Il présentait toujours un caractère égal. Son humeur paraissait invariable et invariablement aimable. C’est pourquoi au haussement d’épaules et à la réflexion de Simon Casalta (« Dis, tu ne pousses pas le bouchon un peu loin aujourd’hui… »), il répondit sans se démonter : « Si tu ne me crois pas, viens faire un tour à midi et ce soir. Je t’invite même si tu veux… » L’employé communal était pris au piège. Pour rien au monde, il n’aurait accepté une invitation de cet homme qu’il détestait et enviait tout à la fois. L’autre le savait bien. Il jouait sur du velours. Pour faire bonne mesure, il prit un air mystérieux et, comme s’il était dépositaire d’un secret inhabituel, se rapprocha de Simon Casalta, mit une de ses mains en porte-voix pour dire en chuchotant très fort : « Hé, tu ne sais pas à qui est la Clio garée là ?

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– Comment veux-tu que je le sache ? Et si c’est un touriste encore moins ! – Ce n’est pas un touriste… C’est un revenant… » D’un geste de la main, le pouce tendu vers l’arrière, désignant les hameaux d’Imiza, qui s’étagent à trois cents mètres au-dessus de la mer, il ajouta : « Quellu di quassù… (Celui de là-haut…) Il est à nouveau parmi nous… – Tu veux dire Samuel ? – Tout juste. Il est arrivé cette nuit. Il a pris l’avion de Marseille. – C’est lui qui te l’a dit ? – Oui, il m’avait d’abord appelé de Marignane pour me demander si j’avais une chambre de libre… – C’est donc là-bas qu’il était ? – Ça, je n’en sais rien. Il n’a pas donné de précision sur les cinq ou six semaines qu’il a passées hors d’ici. – Pour être précis ça fait cinq. Cinq semaines. Je me souviens exactement du jour puisque je l’ai vu partir tôt le matin. C’était au lendemain de l’orage de grêle du 5 août. On ne risque pas de l’oublier. » Effectivement, on n’avait jamais vu un tel phénomène en plein été. Les bas-côtés, les fossés, la place de l’église avaient été recouverts en quelques minutes d’un éphémère manteau banc. Paysage d’hiver soudain au cœur de l’été.

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4 Samuel ne l’avait jamais sentie aussi amoureuse. Ce 5 août, ils s’étaient donné rendez-vous vers quinze heures à la confrérie et tandis qu’éclatait un orage de grêle insolite pour la saison, ils étaient restés enlacés une heure durant, collés l’un à l’autre, vivant du seul bonheur de leurs baisers interminables, échangeant des mots infinis, toujours les mêmes. Samuel avait gardé sur une clé USB la trace de leurs premiers échanges amoureux puisque c’est par e-mail qu’ils avaient commencé à correspondre avant d’en arriver très vite aux conversations téléphoniques. Parfois, il récupérait la clé rangée dans un des placards de sa cave parmi toutes sortes d’archives papier, la branchait sur l’ordinateur et relisait le début de son histoire pour s’assurer vraiment qu’un tel bonheur lui était arrivé. Or, le soir du 5 août, un autre orage déchira le ciel des amours de Jade et de Samuel. Pierre Colombel avait reçu une lettre anonyme lui signifiant sans ambages que sa femme le trompait. Le lendemain, Samuel attendit toute la journée un signe de Jade. Elle l’appela finalement très tard en fin de soirée. Son mari « savait tout ». Elle paraissait soudainement transformée, glacée, comme paralysée par la peur. « On a parlé des heures au téléphone, expliqua-telle. Il évoque la séparation et même le divorce. Je lui

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ai dit que tout cela était faux. Qu’il y avait seulement entre nous une amitié affectueuse… – Écoute, on se voit demain si tu veux, dans l’aprèsmidi… » Jade avait accepté mais, pour la première fois, du bout des lèvres, sans chaleur, sans enthousiasme. Il l’avait sentie distante. Elle avait négligé de dire « mon amour » comme chaque fois qu’elle l’appelait ou le quittait. Cette nuit-là, Samuel avait très mal dormi. Jade lui avait toujours semblée irrésolue. Elle était prisonnière d’une histoire. Il avait espéré qu’un grand amour aiderait à sa libération mais les sentiments qu’elle éprouvait n’étaient peut-être pas aussi intenses qu’elle voulait le dire. Pourtant, elle paraissait sincère. Elle avait dans le regard une infinie tendresse. Était-il possible que ce fût un simple jeu ?

5 L’anonymat, les secrets, la clandestinité sont impossibles dans les sociétés minuscules. La Corse n’échappe pas à la règle. Les relations interpersonnelles sont assez vite décodées. À Imiza, le manège de Samuel Romani avait d’abord laissé perplexe les observateurs attentifs et, parmi eux, Simon Casalta qui s’intéressait à la vie des gens dont il ramassait chaque jour les poubelles. Il poussait parfois l’indiscrétion jusqu’à ouvrir les sacs qui lui parais-

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saient suspects. Cette fouille nauséabonde se limitait à quelques personnes soigneusement listées par l’employé communal. Elles avaient en commun des sympathies nationalistes. Sur une population résidante de quatre-vingt-trois âmes, cela n’en concernait que cinq ou six, dont Samuel Romani. Ses activités militantes obsédaient Simon Casalta et son âme damnée, l’ex-commissaire Roger Santucci. Les deux hommes se rencontraient régulièrement autour d’un apéro, ce qui leur permettait de faire le point sur l’évolution du nationalisme corse considéré par eux comme une entreprise globale de subversion. Ils étaient convenus de s’y opposer à leur niveau en se concentrant sur le renseignement, ce qui pouvait toujours être utile à l’avancée des enquêtes officielles. « Tu sais, ces gens-là, il faut les avoir à l’œil. Et sans désemparer… Un moment d’inattention et ils te poignardent dans le dos… » L’ex-commissaire Santucci exagérait un peu, mais comme il avait de l’ascendant sur l’employé communal, le message passait cinq sur cinq. En fait, les militants engagés dans la lutte clandestine du mouvement national avaient été victimes de leur rivalité mimétique. Plus ils se ressemblaient, plus ils s’opposaient comme si le reflet de leur propre image était insupportable. De notoriété publique, Samuel Romani n’avait jamais été mêlé à ses luttes fratricides mais Roger Santucci prétendait qu’il ne fallait pas faire de détail : « Tous les mêmes, assurait-il entre deux pastis. Si tu commences à trier, tu es faible. Et il faut être fort, hein, compagnon ? »

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Simon Casalta était tout fier de son titre de compagnon. Il gobait tout ce que l’ex-commissaire Santucci lui servait. Il avait une admiration sans bornes pour l’ancien combattant de toutes les guerres coloniales. « Si la France – notre grand pays – a été chassée partout, c’est que l’armée a été trahie par les politicards, assurait Santucci. – Aujourd’hui c’est pareil », renchérissait Simon Casalta. Question argumentation, l’expérience de l’ancien baroudeur, faisait la différence : « Pareil, non, ce n’est pas pareil, parce que là-bas, c’était des fous furieux. Ils t’égorgeaient les gens aussi facilement qu’on coupe le cou à un poulet. Pas le moindre sentiment, tu peux me croire. Alors, nous, on devait s’adapter… » Roger Santucci s’était particulièrement bien adapté. Il avait pris du galon grâce à son efficacité sur le terrain et terminé ces quinze ans d’armée avec le grade d’adjudant avant de faire une seconde carrière moins brillante dans la police. C’est qu’il n’était pas possible d’y pratiquer la torture, même discrètement. « Tu vois petit, disait-il en s’adressant à Simon Casalta, si la police est tellement inefficace, c’est la même chose… – Encore les politiciens… – D’une certaine manière oui… Parce que ce sont eux qui font les lois et ils ont tendance à protéger les voyous plutôt que les victimes…

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– Tous pourris, s’exclamait Simon Casalta en balayant l’air d’un revers de la main, ce qui lui valait un hochement de tête approbateur de son maître à penser. – Mais bon, c’est pas tout ça, enchaînait l’autre, où tu en es de ton investigation sur Romani ? – Au début, je n’ai pas très bien compris pourquoi il recommençait à s’occuper… Tout le monde pensait qu’il avait abandonné depuis longtemps… – C’était le cas non ? – Depuis une bonne quinzaine d’années, oui… On n’avait plus entendu parler de lui pour animer le village. – Et alors… – Alors, c’est la suite qui m’a permis de comprendre. Il n’était jamais seul à la confrérie. »

6 Jade avait passé un après-midi insolite et merveilleux en compagnie de Samuel dans le refuge de la confrérie tandis que la saison basculait brusquement sous un orage de grêle. Mais le coup de fil de son mari, tard dans la soirée, lui annonçant la réception d’une lettre anonyme, l’avait complètement déboussolée. Elle n’avait pas su lui répondre. Elle avait d’abord joué l’étonnement. Pierre ne s’y était pas laissé prendre. Il la connaissait trop bien.

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« Non, là, ça ne marche pas ! Je ne vois pas qui pourrait m’en vouloir au village où je ne fréquente personne et ne me suis jamais mêlé de rien… – Mais ce n’est peut-être pas toi qui es visé… – Alors qui ? Toi, Samuel, sa famille ? – Je ne sais pas. – Ce que je sais, moi, c’est que tu es en relation avec lui, que tu le vois fréquemment. Ça, tu ne peux pas le nier ! – Oui, tout le monde le sait. On ne s’en cache pas. » Deux années auparavant, Samuel avait organisé une exposition consacrée aux artistes locaux. Jade était parmi eux. Elle était montée un matin apporter ses aquarelles et, au seuil de la porte, avait aperçu Samuel perché sur une échelle en train d’accrocher un tableau. Elle l’avait immédiatement désiré. Lui l’avait remarquée depuis longtemps mais elle lui paraissait inaccessible. À cause de l’âge d’abord – dix ans d’écart –, de la distance – elle vivait à Marseille et lui en Corse –, des séjours trop brefs qu’elle faisait au village et de ses fréquentations estivales qui n’étaient pas du tout celles de Samuel. Ils avaient donc peu de chance de se rencontrer vraiment. Ils se croisaient parfois en voiture, échangeaient un signe de la main ou un simple bonjour. C’est pour faciliter un contact avec Jade que Samuel s’était réinvesti localement dans la vie associative. En lui persistait le désir de la connaître, de lui parler, de tenter de la séduire. Il avait donc imaginé une présentation des œuvres d’artistes amateurs originaires du village. L’exposition avait connu un beau succès. Elle avait surtout permis à Samuel de parler un peu avec Jade. Dès lors, il avait été obsédé par l’idée de la retrouver et quand, plus

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tard, elle lui avait annoncé la réalisation d’une série d’aquarelles sur les tombeaux du village, il avait souhaité la réalisation d’une plaquette commune sur ce thème. « Et oui, drôle de travail, avait repris Pierre Colombel, à l’autre bout du fil… J’aurais dû me douter qu’il ne faisait pas ça pour rien ! – Si, justement, c’était un hasard. Il avait écrit des poèmes qui s’accordaient assez bien avec mes aquarelles… » Jade avait protesté sans conviction et son mari avait aussitôt enchaîné : « En tout cas, maintenant on en est là ! La lettre que j’ai reçue ne laisse aucun doute… D’ailleurs, tu as toujours eu un comportement ambigu avec les hommes… » Pierre Colombel commençait à s’énerver. Jade le connaissait depuis l’adolescence. Elle n’avait connu que lui qui prétendait avoir toujours été fidèle malgré quelques écarts mais rien qui l’incitât cependant à défaire une vie bien ordonnée entre le foyer conjugal et une carrière sans histoire de cadre supérieur.

7 Pour la première fois de sa vie, Samuel avait une certitude absolue. Il ne pourrait plus se passer de Jade. Il avait compulsé un tas de bouquins, lu un tas d’articles sur le sujet pour découvrir qu’il était, somme toute,

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dans la banalité. Les passions amoureuses conduisent aux mêmes comportements. Mais l’observation clinique n’enlève rien à la petite souffrance. Que ce soit pour tous du pareil au même, ne réduit ni n’empêche le tourment et si la vie est un cas d’espèce, ce sont bien les histoires particulières qui la rendent supportable. Samuel était à la fois dans la blessure et la lucidité. Il savait aussi, qu’ordinaires ou sublimes, toutes les aventures ont une fin. Un jour donc, viendraient le désamour, le détachement, l’indifférence. C’était une question de temps. Il suffisait de patienter. Après, tout irait pour le mieux. Il serait tout à fait mort. D’ailleurs, il lui venait fréquemment à l’esprit de précipiter les choses, de mettre fin à cet amour en mettant fin à sa vie. Il était même descendu dans la cave, tirer de leur poussière deux fusils de chasse. Il s’était appliqué, une heure durant, à les lustrer, à en huiler le mécanisme, à nettoyer l’intérieur du canon. Il pensait à Jade. Elle ne viendrait plus. Elle prétendait vouloir protéger ses enfants. Ne jouait-elle pas une comédie et peut-être même depuis le début, depuis toujours ? Pas par nature, bien sûr, mais par éducation. Samuel avait bien connu sa mère, Eugénie, et son frère, l’oncle Baptiste, tous deux d’une rigueur confinant à la rigidité, à l’idée fixe, à l’obsession morale. Baptiste Falcucci savait garder ses distances avec le monde, ce qui ne l’avait pas empêché de collectionner les conquêtes. Mais pas une femme n’était restée auprès de lui plus de six mois. Le temps d’en faire le tour. Et encore, six mois, c’était dans le meilleur des cas.

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Professionnellement, par contre, il s’était inscrit dans la durée, accomplissant une carrière sans éclat dans l’administration préfectorale et l’achevant avec le titre de sous-préfet. Misanthrope et misogyne, Baptiste Falcucci affichait pour la population résidante d’Imiza, et généralement pour tous ceux qui vivaient dans l’île, un réel mépris. « S’ils sont là, s’ils y restent, c’est qu’ils ne sont pas capables de faire autre chose. Des pauvres types qui vivent surtout de l’assistance… Alors, ma fille, ne t’avise pas de les fréquenter ou de les côtoyer. Salue-les de loin, mais détourne-toi d’eux. Nous, nous sommes d’un autre monde. On ne mélange pas les serviettes et les torchons… » Jade écoutait sagement l’oncle Baptiste qui avait pris l’habitude de l’appeler « ma fille » renforçant ainsi son emprise affective. Et l’enfant, puis l’adolescente se disait qu’il avait raison puisque tout le monde dans la famille était d’accord avec lui. Ainsi, n’avait-elle jamais été contact avec les jeunes d’Imiza et était-elle incapable de les nommer ou de reconnaître leur famille d’appartenance quand elle les croisait sur la route. D’ailleurs, l’oncle Baptiste n’autorisait que le chemin de la plage. « Vous êtes ici en vacances, pour profiter de la mer. Inutile de perdre son temps à vous promener dans le village. De toute façon, vous n’y rencontrerez que des abrutis. » Le conseil impératif s’était autrefois adressé à sa sœur, Eugénie, qui avait toujours obtempéré, puis à

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Jade qui, comme sa mère avant elle, s’était appliquée à respecter les consignes sans appel du sous-préfet Falcucci. Samuel Romani n’ignorait rien de ce petit monde. Il n’était pas homme à mépriser les autres, mais ne fréquentait pas ces Corses d’origine qui ne reviennent au pays qu’en vacances. L’héritage d’une maison leur assure la gratuité de l’hébergement sans qu’un lien réel ne les rattache à la terre et aux gens qui y vivent. Leur apparente réussite sociale, très souvent limitée à de laborieuses carrières de cadres moyens ou supérieurs dévoués à l’État ou au patronat, les inclinent à singer ostensiblement leurs maîtres. Ils débarquent au village en 4X4, font l’acquisition d’un bateau pour parader dans la baie de Giottani et se réunissent exclusivement entre eux dans les longues soirées d’été pour évoquer les « valeurs » incomparables de la société libérale. Les femmes sont priées d’être le plus présentables possible pour témoigner du prestige et de la réussite sociale de leur conjoint. Et quand le temps fait son office, il n’est pas rare que l’on procède à des liftings de façade, ce qui ne change rien à la sécheresse des cœurs. Naturellement, la cible privilégiée de ce petit monde ce sont les « nationalistes ». Rendez-vous compte ! Comment peut-on être nationaliste dans le monde d’aujourd’hui, dans le grand marché mondialisé qui unifie et uniformise la pensée et les comportements ? N’estce pas le destin de l’humanité de n’être plus que cela, une communauté indifférenciée où l’on se comporte selon les mêmes valeurs, où l’on parle la même langue, où l’on éprouve les mêmes émotions ?

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8 « Mon amour… » Jade commençait toujours ainsi lorsqu’elle décrochait le combiné après que Samuel l’eut rappelée. Rappelée mais jamais appelée. C’était convenu entre eux mais c’est elle qui l’avait exigé. Quand il voyait apparaître son numéro, il laissait sonner quatre fois. Elle raccrochait et c’est lui qui appelait. Jade craignait que son mari ne découvre leur relation sur les factures. Samuel ne pouvait donc jamais la joindre quand il le désirait. Il était à son entière disposition. « Mais pourquoi n’as-tu pas comme tout le monde aujourd’hui un téléphone cellulaire ? demandait-il parfois, exaspéré. – Ils en ont tous autour de moi, mon mari, mes enfants… – Et pourquoi pas toi ? – Parce que je n’en ressens pas le besoin. C’est ce que je leur ai dit. Et si d’un seul coup je changeais d’avis, ils se poseraient des questions. Surtout Pierre. – Bon, d’accord… Mais nous sommes en décembre. Tu peux quand même changer d’avis dans quelques semaines ? Pourquoi se douterait-on de quelque chose si tu souhaites utiliser un mobile plutôt qu’un téléphone fixe ? – Je te promets que je le ferai… »

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Elle avait promis pour janvier et janvier était passé. C’était toujours pour plus tard. Quand elle « hérita » d’un vieux mobile de son fils, elle prétendit avoir des difficultés à s’en servir. Elle avait communiqué le numéro à Samuel. La première fois qu’il avait essayé de la joindre, elle avait tardé à répondre. Elle était dans un magasin, en train de faire des courses. Elle avait fini par décrocher, paniquée. « Ah oui, c’est toi ? » Elle n’avait pas commencé par « mon amour… ». Il le lui avait fait remarquer. « Comprends-moi… Je suis au milieu du monde… J’ai l’impression que tous les regards sont posés sur moi… Et puis je connais des gens ici… Je suis dans mon quartier. – Mais c’est banal de téléphoner en public aujourd’hui. Personne ne prêtera l’oreille tu sais… – Oui, mais si mes enfants arrivent… On ne sait jamais… – Ils ne sont pas en classe ? – Oui… Normalement, mais il y a parfois des professeurs absents, alors ils sortent… Ils reviennent à la maison. Et c’est pour ça que même là je ne suis jamais tranquille. » De fait, quand elle l’appelait de son téléphone fixe, elle se plaçait à l’angle d’une fenêtre pour surveiller l’arrivée éventuelle des enfants. Elle était constamment sur le qui-vive. Si quelqu’un qu’elle n’avait pas vu venir sonnait à la porte, elle raccrochait soudainement pour rappeler plus tard et s’excuser d’avoir été expéditive.

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Ce petit jeu avait duré tout le temps de leur relation téléphonique et s’était poursuivi ensuite dans leurs rencontres au village. Jamais ils n’avaient eu de temps devant eux. Il y avait toujours eu obligation à se séparer rapidement. Leurs rencontres n’excédaient pas une heure. Et Samuel qui guettait toujours le moment où elle assurait qu’il « fallait y aller », s’appliquait à la convaincre de se libérer en lui tenant des discours interminables. De fait, il négligeait quelque peu de lui faire l’amour. Un jour d’ailleurs, évoquant son besoin constant d’expression, Jade l’avait qualifié de « volubile »… Il s’était senti blessé. Elle ne comprenait pas qu’il craignait de la perdre et que le torrent des mots charriait toute son angoisse. « Tu sais, je pourrais me taire si tu veux… – Mais non, mon amour, parle, parle… Il y a du soleil dans tes mots… » Elle avait pourtant pris ses distances quand son mari l’avait rappelée à l’ordre. Samuel ne comprenait pas. Alors, il avait décidé de partir. Peut-être pour la retrouver. Peut-être pour l’oublier. Il ne savait pas exactement. Mais partir déjà, c’était inhabituel pour lui. Il était ancré sur cette île depuis plus de trente ans.

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