Paul Silvani
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Paul Silvani, journalist e et chroniqueur, fut directeur de rédaction au Provençal-Corse et correspondant du Monde. Observateur attentif de la vie politique insulair e, il publie aujourd’hui le 24 e ouvrage d’une œuvr e entièr ement dédiée à la C orse actuelle ou passée.
Les complots d’Ajaccio – Mai 1958
Mai 1958. En Algérie, les populations attendent des pouvoirs politiques des solutions qui tardent à venir. La colère gronde et, le 13 mai, les généraux Massu, Jouhaud et Allard s’emparent du pouvoir à Alger. C’est le putsch d’Alger. La situation est bloquée et certains réclament désormais le retour aux affaires nationales du héros de la Libération de la France, de l’homme providentiel, le général de Gaulle. En Corse où l’on est particulièrement attentif à ce qui se passe en Algérie parce que chacun y a de la famille ou des amis, en Corse où le souvenir de l’insurrection victorieuse contre l’occupant italien est toujours vif, un appel à la constitution d’un Comité de salut public à l’instar de celui d’Alger est lancé. Et l’action musclée ne tarde pas à suivre… Ce ralliement à la cause de l’Algérie française durera le temps d’un feu de paille, autant que dura le putsch des généraux. À partir des témoignages de l’époque, Paul Silvani retrace les grandes lignes de ce bouleversement politique éphémère. Chaque parti, chaque faction œuvrant pour sa cause, il est tentant d’y lire la fomentation de plusieurs complots, les complots d’Ajaccio…
12 €
En couverture : merci à J.-N. Aïqui
Paul Silvani
Les complots d’Ajaccio Mai 1958
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Prologue « Les événements de Corse se situent dans le cadre de mon action, comme tout désordre dans tout département. J’avais hésité à les conter , parce qu’ils n’intéressent pas directement mes “rencontres” avec de Gaulle, mais je le fais […] parce qu’ils sont symptomatiques de l’explosion du gaullisme de l’époque […]. Ce vaudeville doit d’ailleurs être situé dans son véritable environnement. Les têtes s’échauf fent aisément dans l’Île de Beauté, surtout à Ajaccio. Les “clans” y tiennent lieu de partis : des bonapartistes s’allient à des radicaux, ou des modérés à des communistes, s’ils appartiennent au même clan. Le tout à grand renfort de cris, le bruit suppléant parfois à l’action. Il existe deux clans principaux à cette époque: peu importe leurs noms. Dans chacun, tout homme politique “sérieux” possède des clients – au sens romain – des obligés qui lui servent d’agents électoraux et de courtiers en popularité. Héros de ce vaudeville, Pascal Arrighi, député d’Ajaccio, est dans une position inconfortable : allié des communistes à Ajaccio1, où il vient 1. Depuis 1953, une coalition – réunissant le docteur François Maglioli, chef d'une faction bonapartiste, le communiste Martin Bor gomano, premier adjoint, et le radical-socialiste Pascal Arrighi, qui sera élu député en 1956 – 7
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de faire élire un des leurs conseiller général […], il vient luimême d’être battu dans le canton de Vico qu’il représentait au conseil général 2. Arrighi se sait en perte de vitesse et redoute Serafini, qui convoite son siège de député et veut reconquérir la mairie du chef-lieu… » Jules Moch, Rencontres avec Charles de Gaulle Plon, 1971
s’est emparée de la mairie d’Ajaccio alors détenue par Antoine Serafini, député RPF de 1951 à 1956. Cette coalition a fait élire conseiller général d'Ajaccio (qui ne disposait que d'un siège) le docteur Noël Franchini. 2. Le nouveau conseiller général de Vico était le docteur François Colonna, radical-socialiste.
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Chronologie 13 mai 1958 – Les généraux Massu, Jouhaud et Allard s’emparent avec d’autres gradés, tel Jean Thomazo, du pouvoir à Alger. Ils ont bénéficié de l’accord ou de la connivence du général Salan et de personnalités politiques comme Roger Frey , futur ministre de l’Intérieur , Jacques Chaban-Delmas, ancien ministre de la Défense nationale – qui a délégué sur place son homme de confiance Léon Delbecque –, l’ancien président du Conseil Geor ges Bidault, le futur Premier ministre Michel Debré, les députés Jacques Soustelle, ancien gouverneur général de l’Algérie, Lucien Neuwirth, Jean-Baptiste Biaggi, André Morice, Pascal Arrighi, Alain Griotteray , Alain de Sérigny , directeur de L’Écho d’Alger, le président des étudiants d’Alger Pierre Lagaillarde, Alexandre Sanguinetti, Olivier Guichard, etc. Un comité de salut public est constitué sous la présidence de Massu et la vice-présidence de Léon Delbecque. Le général Salan reçoit les pleins pouvoirs du Gouvernement. À Paris, où l’Assemblée nationale a voté l’investiture du nouveau président du Conseil Pierre Pflimlin, la confusion est extrême tandis que se met en place le processus d’appel au général de Gaulle, tant à Alger que dans la capitale française. 14 mai – À Ajaccio un groupe de jeunes gens animé par Ambroise Fieschi et Marien Spinosi fait tirer et dif fuser en ville 9
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une circulaire du général Massu destinée aux familles de parachutistes. Elle explique les événements du 13 mai. 15 mai – Du balcon du gouvernement général, Salan, devenu chef du putsch, lance à la foule à nouveau rassemblée : « Tout ce qui a été fait ici hier montrera à la France votre détermination de rester Français et au monde qui en doute encore que l’Algérie veut rester française. Notre sincérité ramènera à nous tous les musulmans. La victoire, c’est la seule voie de la grandeur française. Je suis donc avec vous tous. Vive la France, vive l’Algérie française ! Vive le général de Gaulle ! ». – Communiqué de de Gaulle : « Que le pays sache que je suis prêt à assumer les pouvoirs de la République ». 16 mai – À Bruxelles, Pascal Arrighi prend un avion pour Madrid. À bord d’un appareil privé, il se rend àAlger où il arrive le 19 mai. 17 mai – Dans la soirée, Henri Maillot et Antoine Serafini vont se recueillir devant le monument aux morts d’Ajaccio. Maillot y fait acclamer le nom du général. 18 mai – Au nom de la Fédération des groupements corses d’Algérie qu’il préside, le colonel Sébastien Silvani en appelle au président de la République René Coty dans un message le suppliant d’agir afin de « mettre un terme au tragique malentendu ». 19 mai – Parti du Casone àAjaccio, un cortège automobile en tête duquel se trouvent notamment Ambroise Fieschi et Marien Spinosi parcourt les rues en arborant des drapeaux tricolores frappés de la croix de Lorraine et des portraits du général de Gaulle. 20 mai – Nouvelle manifestation à Ajaccio, forte cette fois d’une trentaine de voitures et acclamée par de nombreux 10
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habitants massés sur les trottoirs. En tête, un portrait du général de Gaulle. Le commissaire central Louisgrand reçoit du préfet Marcel Savreux l’ordre d’empêcher toute manifestation et d’emprisonner les manifestants. Le « comité de vigilance anti-fasciste » demande au préfet le départ du commissaire. 21 mai – Sur les antennes de Radio-Alger , Pascal Arrighi lance un appel aux Corses : « Il y a quinze ans, la Corse, premier département français libéré, se plaçait sous l’autorité du général de Gaulle. Les Corses se doivent de continuer cette tradition et d’être à la pointe du combat. Constituez, partout, des comités de salut public ». – Muté à Tourcoing, Louisgrand est convoqué d’ur gence au ministère de l’Intérieur . Cependant les manifestants d’Ajaccio reparaissent et défilent encore, toujours plus nombreux. Henri Maillot se rend à Calvi rencontrer le capitaine Ignace Mantei, commandant du Bataillon de choc, qui lui donne son accord pour intervenir le samedi 24. 22 mai – Dans les milieux gaullistes, l’ef fervescence gagne. On défile toujours mais on attend la décision ministérielle concernant le commissaire central. 23 mai – Louisgrand est de retour à 13 heures. Ses amis l’attendent à l’aéroport. À 21 heures, les membres du futur comité de salut public d’Ajaccio se réunissent et prêtent non sans solennité le serment : « d’aller jusqu’au bout quoi qu’il arrive ». Tous sont informés de l’opération du lendemain et ils envoient, pour avoir confirmation de l’intervention des paras, un émissaire à Calvi auprès du capitaine Mantei. 24 mai – L’émissaire arrive à Calvi vers 2 heures du matin. L’accord est confirmé et il transmet l’information à ses amis restés à Ajaccio. À 5 h 15, l’avion parti d’Alger dépose à Santa-Catalina, 11
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près de Calvi, la « mission d’Alger » composée du commandant Bauer qui en est le responsable, d’Hubert Paldacci, Augustin Renucci et Antoine Belgodere, auxquels s’est joint Pascal Arrighi. Mantei les informe qu’un mouvement insurrectionnel est d’ores et déjà prévu en fin d’après-midi à Ajaccio où un comité de salut public sera aussitôt constitué. Les paras se dirigent vers Ajaccio dans la matinée. Ils font halte au col deVizzavona qu’ils quittent à 16h30. À 18h30, conduite par Henri Maillot, la manifestation quitte la place du Diamant pour la préfecture, déjà occupée par les paras, de même que la mairie et la Poste. La « mission d’Alger » les rejoint au palais Lantivy . Marcel Savreux refuse de devenir « le préfet d’Alger ». Il est envoyé sans ambages à Vizzavona dans le chalet préfectoral qu’il lui est interdit de quitter. Les CRS que le préfet a demandés arrivent par avion spécial. Ils sont neutralisés à Campo dell’Oro par le comité de salut public. Parallèlement, les paras gagnent dans la nuit Bastia où ils occupent la sous-préfecture, comme ils l’ont fait à Calvi et Corte. Un comité de salut public est constitué à Bastia sous la double présidence de Pancho Negroni, adjoint au maire, et Joseph Mattei. 25 mai – Les paras ne peuvent investir la mairie de Bastia en raison de la résistance opposée par le premier adjoint Sébastien de Casalta et les élus républicains qui ont voté par 16 voix contre 4 une motion affirmant « l’attachement aux institutions de la République ». Ce n’est que dans la soirée que les manifestants de Bastia, en tête desquels se trouvent Léon Delbecque, Roger Frey, Alain de Sérigny et le colonel Thomazo (arrivés à Ajaccio le 24 au soir), peuvent occuper l’Hôtel de ville. – Le colonel Thomazo est nommé commandant civil et militaire de la Corse par le général Salan. Il s’installe dès le 12
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lendemain matin dans le bureau préfectoral qu’il ne quitte que pour effectuer des tournées dans l’intérieur, y compris à Sartène où il ne lui est pas possible de faire occuper la sous-préfecture et la mairie. Ce n’est que le 29 qu’il peut télégraphier à Salan : « Hypothèque Sartène levée ». – Le président du Conseil Pierre Pflimlin s’exprime sur les ondes de la R TF. Il admet que si « l’insubordination des Algériens était compréhensible », « la rébellion des Corses est inexcusable ». – Jules Moch télégraphie aux préfets : « Une poignée de factieux vient d’annuler en Corse un siècle d’ef forts démocratiques. Il s’agit d’une sédition criminelle menée par une poignée de militaires et de civils dont le geste rappelle les pronunciamientos sud-américains ». 27 mai – La Corse est considérée comme ralliée au mouvement d’Alger. De Paris, le député Jacques Gavini exhorte à la radio ses compatriotes à « garder leur calme » et, d’Alger, le colonel Silvani réclame « au nom de l’Algérie unie et fraternelle, républicaine et française, un gouvernement de salut public avec l’Homme du 18 juin à sa tête ». – L’Assemblée nationale lève par 423 voix contre 1 12 l’immunité parlementaire de Pascal Arrighi et suspend son mandat par 393 voix contre 198 « jusqu’à décision de justice ». – De Gaulle annonce qu’il a entamé « le processus régulier nécessaire à l’établissement d’un gouvernement républicain capable d’assurer l’unité et l’indépendance du pays ». Il précise que « dans ces conditions, toute action de quelque côté qu’elle vienne, qui risque de mettre en cause l’ordre public, risque d’avoir de graves conséquences. Tout en faisant la part des circonstances, je ne saurais l’approuver ». 13
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– Coty pressent de Gaulle pour former le Gouvernement. Plusieurs milliers de personnes descendent dans les rues d’Ajaccio pour crier leur joie. 29 mai – 15 000 personnes manifestent de même à Bastia. 31 mai – Venu d’Alger, le colonel Silvani s’adresse aux Ajacciens. 1er juin – L ’Assemblée nationale accorde par 359 voix contre 224 l’investiture du général de Gaulle. Silvani vient parler à Bastia où Thomazo tient une conférence de presse et annonce : « Quand le moment sera venu, de Gaulle viendra en Corse se rendre compte ». – Les liaisons aériennes et maritimes entre Corse et Continent sont rétablies. Le préfet Savreux quitte secrètement Vizzavona pour Bastia où il s’embarque à bord du Cyrnos. Il est reçu à Paris par le ministre de l’Intérieur du nouveau Gouvernement qui le nomme préfet du Finistère. 13 juin – Le nouveau préfet, Guy Lamassoure, arrive à Ajaccio pour prendre son poste. Il est reçu par le colonel Thomazo et une délégation de conseillers généraux au nombre desquels le D r Taviani, président de la commission départementale – qui déclare « nous ne pouvons approuver ce qui s’est passé à Ajaccio » –, le D r Seta, président d’honneur du conseil général, et le D r Miniconi, vice-président, qui réclament la dissolution des CSP. La légalité républicaine reprend ses droits. 9 juillet – Le colonel Thomazo quitte définitivement l’île.
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Comment tout commence au « bistrot du coup d’État » Il arrive parfois, et même souvent, que des événements qui deviendront historiques trouvent leur origine à l’occasion de conversations fortuites ou d’un banal concours de circonstances. Grande ou petite, l’histoire est riche de tels épisodes… Au Ve siècle, l’épisode du vase de Soissons marque la fondation de la dynastie mérovingienne par Clovis, ainsi devenu roi des Francs. Au XVIIIe, la prise de la Bastille commence le 12 juillet 1789 à midi par la harangue d’un jeune avocat et journaliste alors peu connu, Camille Desmoulins. Juché sur une table du Café de Foy , il interpelle la foule des promeneurs et les appelle à la rébellion contre le gouvernement de Louis XVI. On sait ce qu’il en adviendra du 14 juillet, affaire d’entrée de jeu largement surestimée. En 1799, quelque temps avant le 18 Brumaire, Portalis écrit : « Je crois pouvoir dire que la masse est fatiguée de choisir et de délibérer » ; et Jacques Bainville ajoute dans son Napoléon : « Elle l’était à ce point qu’elle laissait tout faire et qu’après avoir, depuis dix ans, voté sur tout, élu à tout, elle perdait sans regret et pour ainsi dire sans une pensée le droit de vote remplacé par le plébiscite ratificatif ». « Quand on observe les premiers actes du gouvernement de Bonaparte, on se rend compte que sa grande supériorité a été 17
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celle de l’intelligence, constate le grand historien. Le pouvoir, ce 18 Brumaire, était venu entre ses mains par la conspiration de quelques hommes actifs et d’une foule consentante, dans des circonstances et des conditions bien définies, et pour des tâches immédiates ». Il ajoute : « Cependant, les fautes du Directoire, fautes qui venaient de causer sa chute et qui justifiaient le 18 Brumaire, n’avaient pas été seulement militaires et diplomatiques. Elles avaient porté sur l’ensemble de sa politique. C’est ainsi que Bonaparte montrait sa supériorité. Sa conception générale du gouvernement était celle que la situation exigeait ». Le parallèle entre la France de 1799 et celle de 1958 n’est pas, on va le voir , une vue de l’esprit. Il s’agit en 1799 de rétablir une paix compromise par les rois qui refusent la révolution et en 1958 de conserver à la France ses départements d’Algérie. Mais, toujours attaqué et contraint de se défendre, Napoléon ne put réussir à imposer à l’Europe entière la paix d’Amiens, ni de Gaulle à tenir son engagement solennel de mai 1958 prononcé sur le fameux Forum d’Alger : « Vive l’Algérie française ». Ainsi l’Histoire porte-t-elle toujours ses trompés dans ses flancs mais pas seulement… Le 13 mai 1958, la Corse et la France entière ont les yeux et les oreilles tournés vers la capitale de l’Afrique du Nord, et les Corses plus que les autres en raison de l’importance, outreMéditerranée, de la colonie insulaire. On croit à la « fraternisation » des Pieds-noirs et des musulmans comme on peut aussi croire aux miracles ; la propagande et les marches militaires font le reste. Ajaccio est la ville française la plus proche d’Alger et la première rendue à la liberté républicaine. Elle doit principalement sa libération en 1943 au pouvoir alors exercé par Giraud et de Gaulle et ne saurait donc rester sourde aux accents des musiques venues de là-bas. Et il se trouve qu’elle a aussi ses Camille Desmoulins ! 18
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Ils sont quelques-uns à se retrouver à l’ombre de la statue monumentale de l’Empereur , au Casone, ou plus exactement au « Pavillon bleu », le petit établissement de Dominique Rossi, l’un des lieux cultes des amateurs de bon pastis à l’heure sacro-sainte de l’apéritif et de ceux qui connaissent, la nuit tombée, la vertu des guitares et le talent des frères Quilici. La petite histoire n’a retenu que les noms de certains d’entre eux mais ils n’étaient pas seuls… 3 qui en était, « Il y avait là, raconte Paul Lucchini Ambroise Fieschi, le propriétaire de l’hôtel Impérial, les frères Marien et Xavier Spinosi, les frères Leccia, Edouard Tolla, Marceau Ceccaldi, Pierrot Mariani et quelques autres, habitués ou en visite. C’était l’occasion d’interminables parties de “papaou”, jeu de poker alors très prisé qui se pratique avec cinq dés. En attendant la prochaine saison touristique, espérée prometteuse (le préfet Savreux avait initié la campagne du « Printemps corse » mais les touristes se comptaient à l’époque par milliers et non comme aujourd’hui par centaines de milliers), l’un de nos principaux sujets de discussion était la guerre d’Algérie. Il faut dire que la situation dans ces trois départements français d’outre-Méditerranée suscitait beaucoup d’inquiétudes en Corse, où l’on suivait les événements avec la plus grande attention. La plupart de nos compatriotes étaient en ef fet concernés à divers titres et majoritairement favorables à la présence française en Algérie. Nous étions naturellement du nombre. Le 13 mai, on apprit la grande manifestation des
3. Ancien adjoint au maire d’Ajaccio, président de la Société d’histoire d’Ajaccio « A Sciarabula », fondée en 1993, Paul Lucchini est l’un des historiens les plus attentifs de sa ville. Il a publié plusieurs ouvrages qui font référence, notamment Images d’Ajaccio, Par les rues d’Ajaccio, V eni bellu qui et le dernier en date aux éditions du Journal de la Corse, Ajaccio station d’hiver. 19
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Algérois sur le Forum. Une voix s’éleva dans la salle : “Era ora !”. Il était en ef fet temps. Nos commentaires furent favorables, émaillés de spéculations sur les possibilités nouvelles d’influer sur la politique gouvernementale. Autant dire que la nuit fut courte, et bien arrosée… ». Le lendemain, tout le monde est accroché aux transistors. On discute, on disserte, on exprime sa foi à l’image de Léon Delbecque : « C’est de Gaulle qu’il nous faut ! ». Que peut-on faire cependant ? L’aimée et souffrante Algérie, selon le mot de l’ancien gouverneur général Jacques Soustelle, est à la fois proche et lointaine. Des centaines de milliers de Corses y travaillent et y vivent. Il faut les aider à conserver l’Algérie à la France, puisque tel est leur vœu le plus cher . Alors on va y contribuer en manifestant sur place. Et c’est ainsi que tout commence. « Le soir venu, poursuit Paul Lucchini, nous nous retrouvons comme à l’accoutumée au “Pavillon bleu” où l’un d’entre nous propose de faire un tour en ville, en auto, en tapotant sur l’avertisseur, comme à Bab el Oued, les trois brèves suivies de deux longues qui signifiaient “Al-gé-rie fran-çaise”.Aussitôt dit, aussitôt fait. La Frégate verte d’Ambroise et la P 60 bleue de Marien ouvrent la route. Sur le cours Napoléon – c’était encore le temps du cinq à sept et il fallait se frayer un chemin dans la foule des promeneurs – les premiers applaudissements fusent. Encouragés par cet accueil nous poursuivons notre farandole motorisée. « Le surlendemain 15 mai, venues place du Casone se joindre aux nôtres, une dizaine d’autres voitures participent à la deuxième manifestation. Les nombreux automobilistes que nous croisons répondent à nos “titi-titi-ti-ta-ta”. L ’ampleur que prennent nos défilés commence à interpeller M. Gubanti, le commissaire des renseignements généraux. Le 16, c’est une cinquantaine 20
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de véhicules qui défile bruyamment, portant drapeaux et rubans tricolores. Et chaque soir , jusqu’au 23, veille de la prise de la préfecture, le mouvement ira crescendo, rassemblant la quasitotalité des voitures d’Ajaccio ». Le plus important de ces défilés se produit le 21. Gilles Buscia, instituteur et ancien parachutiste (qui devait organiser en 1961 l’OAS en Corse, être impliqué dans l’attentat du Mont Faron contre de Gaulle en 1962, plusieurs fois condamné à mort et à la réclusion criminelle avant d’être amnistié en 1968), raconte : « Les relations avec Alger se précisant et les contacts en Corse étant de plus en plus prometteurs, il fut décidé d’organiser une manifestation populaire pour mettre la population en condition et pour tester la capacité de réaction des autorités en place […]. Nous défilâmes tout au long du cours Napoléon, passant ainsi devant la préfecture, pour emprunter ensuite les principales artères de la cité. Tout au long du parcours, une foule assez nombreuse nous applaudissait et ces démonstrations de sympathie nous firent bien augurer de la poursuite de notre action. L’évocation de ce souvenir me fait d’ailleurs accueillir avec scepticisme les allégations du préfet Marcel Savreux qui prétendit par la suite avoir tout ignoré de cette manifestation car, selon lui, le commissaire de police Louisgrand […] ne l’en aurait pas informé. « Mais avait-il besoin d’un rapport de police pour voir et entendre des dizaines de véhicules “bourrés” de manifestants qui klaxonnaient en passant sous les fenêtres de la préfecture ? ». La réalité des faits est, selon Savreux, dif férente : « Dans la nuit du 21, vers une heure du matin, le directeur de cabinet du préfet des Bouches-du-Rhône téléphone et révèle que le journal La Marseillaise, imprimé à Marseille, me reproche d’avoir autorisé un cortège de manifestants gaullistes, l’une des voitures 21
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portant un grand portrait du Général […]. Or aucun service de police ne m’a informé. Je convoque le commissaire central Louisgrand et le reçois à deux heures du matin. Il reconnaît qu’il y a eu cortège et manipulation d’avertisseurs ; il me signale qu’une quinzaine de véhicules y participaient. Le commissaire n’a pas cru devoir m’aviser . Après avoir sévèrement admonesté le fonctionnaire responsable, je l’informe que je ne puis éviter de rendre compte au ministère de l’Intérieur et que les conséquences risquent d’être fâcheuses en raison de la situation particulière dans laquelle il se trouve ». Qui pouvait, en tout état de cause, maîtriser à Ajaccio une situation en voie de création? Selon Paul Lucchini «nous avions affaire à la concurrence d’une équipe pro-Algérie française et extrêmement réservée à l’égard des gaullistes. Elle comptait quelques Pieds-noirs et des jeunes Corses proches des milieux parachutistes. Son maître à penser , garçon d’une vive intelligence, s’appelait Gilles Buscia et son anti-gaullisme viscéral allait, plus tard, le conduire à diriger l’attentat du Mont Faron où le général de Gaulle faillit laisser la vie ». Buscia et ses amis avaient décidé de déclencher « une manifestation à caractère insurrectionnel conduite par un petit groupe d’hommes décidés à faire le coup de feu ». Ils se sont rendus sur la place du Diamant et se sont mêlés à « la petite foule » qui s’y est rassemblée à 18 heures. Lorsque les paras arrivent, annoncés par la clameur , ils s’élancent au pas de course, explique Buscia. Ils foncent sur le barrage des gendarmes, « lesquels, après un léger flottement, ouvrent leurs rangs pour nous laisser passer ». Tout va alors très vite, précise-t-il : « Arrivés devant la préfecture, nous en saisîmes les grilles qui s’ouvrirent aussitôt, manœuvrées par un policier qui, manifestement, n’attendait que le moment de le faire… Ainsi, Pascal Arrighi, Antoine Serafini et Henri Maillot ne se donnèrent plus 22
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la peine que de traverser le cours Napoléon pour , à leur tour , pénétrer dans la préfecture conquise sans que le moindre coup de fusil eût été tiré ni même le moindre coup de matraque distribué. C’est assez dire l’étendue des complicités qui allaient de celles, actives, de l’armée à celles purement passives mais quand même appréciables des forces de police et de gendarmerie ». Il ne sera pas contesté que les grilles de la préfecture ont été ouvertes par l’un des policiers en faction, sur ordre du commissaire Louisgrand selon Savreux, sur ordre du colonel de gendarmerie Dubois désireux de garer sa voiture selon le directeur de cabinet du préfet, Jacques Faugeron. L’événement de portée nationale du 24 mai n’a donc pas été préparé aussi minutieusement que certains de ses acteurs l’ont prétendu, écrivant ainsi l’histoire à leur façon, mais totalement improvisé de part et d’autre. « Le “Pavillon bleu” sera appelé plus tard par la presse “Le bistrot du coup d’État”, af firmera Gilles Buscia dans son livre Requiem pour une cause perdue, et effectivement certaines réunions préparatoires à l’insurrection corse s’y sont tenues ». Tout était exagéré dans la préparation de cette af faire comme dans son déroulement. Sauf, cependant, le résultat auquel elle a assez largement contribué : le retour au pouvoir du général de Gaulle…