Ton père, ma douleur

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Pascale

Pascale Renucci

Monsieur, Permettez-moi de vous proposer mon manuscrit pour lecture et avis. Ce texte est autobiographique, j’ai voulu faire un récit qui ait valeur de témoignage. [...] Je ne souhaite pas que les enfants lisent un jour ce texte, je ne souhaite pas que cet homme y soit reconnu et je ne souhaite pas y être reconnue non plus. Je souhaite juste que ce récit serve à d’autres personnes, hommes et femmes, en évoquant les ravages de certains amours fous. [...] S’il devait être publié, il le serait sous le pseudonyme de Pascale Renucci…

Renucci



Au cœur du conflit, les enfants du couple, littéralement pris entre deux feux, et le bébé à naître dont l’homme ne veut pas…

TÉMOIGNAGE

Ton père, ma douleur

Ce texte, loin de se situer dans le dolorisme et le voyeurisme qui caractérisent nombre de témoignages sur les violences conjugales, tente de repérer « de l’intérieur », au milieu du désastre relationnel, les processus qui ont conduit à cette situation. Les deux êtres qui s’affrontent présentent dans ce conflit des caractères irréductibles : « l’homme » et ses blessures qui viennent au jour au travers d’une violence psychologique inouïe et de ses débordements physiques ; et l’épouse, aux prises avec une conception de l’amour qui rend « fou » et qui emprisonne chacun dans une relation sans autre issue que la mort de cet amour.

Un ouvrage sincère, à l’écriture puissamment évocatrice...

12 € ISBN : 978-2-84698-374-7

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Mon ventre énorme est tendu à l’extrême. Son corps affleure, une main baladeuse devinerait tout de cette enfant mûre. Mon homme aime les hommes peut-être. Cet homme qui me fait l’amour depuis la fin de mon adolescence aime les hommes peut-être. Il faut que mon ventre s’ouvre, s’ouvre sur le monde, s’ouvre entre mes jambes, s’ouvre et mon être de se retourner comme un gant au passage de l’enfant. L’enfant de cet homme tout-puissant, minéral, régulièrement absent. Naisse cette enfant fille achevée, la sienne, la mienne, la sœur de ses sœurs. L’homme de ma vie aime un homme peut-être, ou une femme, mais une femme qui aime les femmes et lui ouvre l’univers des hommes. Ces femmes, ces hommes qui ne sont pas moi. 11


Moi, je suis là, pleine, pleine à rouler, pleine à me fendre, pleine d’une enfant mûre qui veut respirer par la bouche. Je suis pleine de son enfant à lui qu’il ne veut pas. Je suis précisément celle qu’il ne veut pas. Je suis la mère de ses enfants et lui rêve d’amours infécondes, de corps aux sexes entêtés. Mon corps fertile le dégoûte. Quand l’enfant sera sortie, portée dans mes bras jours et nuits, mon corps redeviendra minuscule et infantile et, de nouveau, par courts instants, furtifs, il me regardera et me désirera jusqu’à ce qu’en moi, de nouveau, et invariablement, il me sente femme, mère, et me repousse, me salisse, me meurtrisse. Je n’ai aucune jouissance dans cette maternité solitaire, au contraire une angoisse déferlante. Cet homme pétrifiant sème en moi ses gènes et n’attend rien de bien, rien de bon venant de moi. En fait il n’attend rien. Il pense qu’on peut être enceinte un jour, puis plus le lendemain sans qu’aucun événement ne soit survenu entre-temps. Qu’il a été dur de porter son enfant. Qu’il a été dur de porter celles qui l’ont précédée. Qu’il est bon de les voir vivre. Qu’elles me sont douces, qu’elles s’aiment ! Qu’elles m’aiment ! Qu’elles l’aiment, leur père étrange, ces enfants sages et intelligentes. Je ne suis pas à terme. Je le serai dans plusieurs semaines mais hier le médecin a choisi de déclen12


cher la naissance ce matin. Il n’a pas dit pourquoi, ce n’est pas médical. « Je vais vous libérer de votre ventre car je crois que vous vivez des choses compliquées. » Les sages-femmes ne semblaient pas d’accord, mais il a programmé quand même. Elles ont dit : « C’est un déclenchement de confort. » Il a dit : « Cette enfant est prête à naître, et je ne crois pas qu’il soit question de confort. » Il a noté mon poids, celui estimé de l’enfant, il a feuilleté le dossier avec elles, il a montré une ou deux pages. Il est parti. Les sages-femmes étaient plus cordiales. En partant, il a dit : « Vous pourrez dire au père qu’il pourra quand même partir en vacances puisque l’enfant sera née. » Nous sommes un mois d’été, celui où mon homme est en vacances tous les ans. L’enfant devait naître à la fin de ce mois, elle naîtra au début. Je suis restée seule avec les sages-femmes, elles ont fixé le rendez-vous, expliqué le déroulement, m’ont demandé le prénom, je leur en ai proposé deux, elles en ont choisi un, j’ai préféré l’autre. Ce matin je suis venue, on a introduit en moi une lame, cette lame a pincé une peau tendue qui s’est crevée, un liquide chaud est sorti avec une certaine force. Elle est mûre, elle pousse, mon ventre ne tient plus d’attendre, il se rétracte, se fige, se durcit. Des muscles que je ne connais pas se bandent pour la faire naître. Il faut venir, je suis seule et je ne sais pas comment sortir cette enfant seule. J’ai besoin d’aide. Il n’est pas là, depuis longtemps il n’est 13


pas là. Je l’aime, je suis folle de lui, folle de son odeur, de son mutisme, de sa cruauté, folle de cet honneur de porter ces enfants qu’il fait et puis qu’il ne veut plus. Quel vertige anéantissant de faire père un homme qui veut l’être et qui le refuse ensuite, quand c’est trop tard. Un homme qui m’épouse et qui hait cette union. Un homme qui me désire et que ce désir dégoûte. Un homme qui partage ma vie et dégueule cette vie. Vite, venez mettre vos mains tout près de mon ventre, très bas, pour cueillir cette enfant que j’ai finie quand même, que j’aime en cachette depuis le premier jour, toutes les nuits, toutes les journées, clandestinement. Je la caresse en lui disant de s’accrocher, que la vie nous attend, que sa vie vaut le coup et qu’elle sera libre, une fois sortie de mon ventre infernal où son père devient fou. Ce sont deux femmes qui m’aident. Une femme noire un peu âgée, belle, cheveux quasi rasés et teints en blond, et une femme blanche, jeune, propre, fraîche comme une gymnaste. Elles me traitent avec bienveillance. Une femme gravide, multipare, arrivée seule à la maternité, déformée par l’enfant, épuisée par ce combat intime pour la vie de cette enfant non avortée, les jambes coupées, les muscles endoloris, les yeux douloureux d’avoir tant pleuré pour cette vie. Elles me couvrent, marchent à côté de moi pour m’emmener en salle de travail. 14


Aucune ne prononce les mièvreries dont les couples sont friands en cette heure normalement si heureuse. Elles m’auscultent et m’informent, elles mesurent le travail. Elles m’installent. Elles ont des gestes sûrs et pourtant je sais que je ne leur laisse pas le temps, le temps qu’elles aiment prendre. Je sais ce que j’ai à faire, mais j’ai besoin de quelqu’un, j’ai besoin de ces femmes. L’une s’apprête, l’autre apprête la salle. Elles renoncent et s’approchent de mon ventre, je voudrais attendre mais je ne peux pas. À peine allongée, mon ventre expulse l’enfant. Elles prennent l’enfant. En silence. Je suis plus jeune que la majorité des mères accouchées ici pour leur premier enfant, mais je me sens une vieille femme, vieille et lourde comme la terre. J’ai honte d’être accueillie par ces femmes de joies, de sciences et de savoirs, moi cette mère repoussée. J’ai honte mais mon enfant vaut tout l’or du monde. Mon enfant, elle, avait le droit de naître par leurs mains expertes et respectueuses. Tu es là, au bout d’un long chemin que nous avons fait ensemble. Il est midi, c’est la fin de l’été et tu nais en plein orage. À quelques kilomètres, j’ai laissé tes sœurs ce matin auprès de mes parents. Je sais leur inquiétude et leur ivresse à te savoir sur le point de naître. Tu es là, je te connais, je t’inspecte, tu glisses entre mes mains, tu es là vivante comme tes sœurs. 15


Comment encore une fois de mon ventre pourri a pu naître un être si normal, si vif et si gracieux ? Tu as l’odeur de mon corps intérieur, une odeur aigrelette et saine. Je suis ta mère. Je suis seule. Je ne t’ai pas faite seule, tu ressembles à ton père, mon homme qui ne veut pas de moi. Je suis entrée ici seule tout à l’heure, au point culminant de ma solitude, au paroxysme de ma vieillesse. Nous voilà toutes les deux. Les deux femmes me regardent, m’inspectent. Elles t’ont posée sur moi et tu cherches mes seins ridicules. Elles s’affairent dans mon ventre mou. Elles ont fini, nous regardent et me félicitent pour cette affaire rondement menée. La plus ancienne dit : « Elle est belle. Un enfant c’est toujours un bonheur. Bienvenue à toi. » Elles cherchent dans mon sac ton menu trousseau dépareillé, te lavent, t’habillent, te reposent sur moi. On me demande si j’ai quelqu’un à prévenir. Je dis que j’aimerais qu’on prévienne tes sœurs. La plus jeune le fait, avec la douceur d’un ange. Mes enfants sont toutes là, vivantes. En cet instant précis, je sais où je suis, je sais qui je suis, peu importe ce qui en moi est putride et sale, peu importe le gouffre de mon amour pour ton père, peu importe son absence et sa violence. Aujourd’hui je devais te donner naissance du mieux que je pouvais. J’ai fait cela, en une 16


demi-heure, sans cri, sans pleurs, sans médecins ni fioritures. Parce que déjà te voilà efficace et réaliste, douce et belle, comme tes sœurs, pareille et différente. Là-bas, très loin, après la mer, dans mon village de Corse, les cloches sonnent pour toi. Un coup de fil passé et mon village fête ta venue. Dans un petit village de montagne, on sait que tu viens de naître. Ton père n’est pas là, ton père ne sait pas qu’au moment où il vit, à l’endroit où il est, tu n’es plus en moi mais parmi tous. Les vieilles femmes n’auront pas dit le mot « accouché », c’est un mot du corps qui ne se prononce pas, elles n’auront pas dit mon prénom non plus, elles auront dit : « La petite de Jojo », « Quel Jojo ? », « Jojo Vuletta », c’est le surnom de ma famille, « joue de porc », tant cette famille a été pauvre, c’est le morceau qu’on leur réservait. Dans mon village, les vieux le savent avant lui, parce que lui ce matin a dit qu’il avait du boulot, qu’il avait autre chose à faire. « T’as qu’à chialer… et je pense que ton père se fera un plaisir de t’emmener à l’hôpital, il a que ça à foutre, il est à la retraite. »



J’ai accouché un mois et deux jours avant terme, un vendredi à 12 h 10. Je pesais pleine 47 kg. Le dimanche à 8 h 30, je suis sortie sous décharge. Il était passé me voir, ne t’a pas touchée, pas prise dans ses bras, pas même regardée. Il a dit : « N’imagine pas que je vais tout me taper tout seul… C’est fini le Club Med, maintenant tu rentres. Il n’y a rien à bouffer et la maison est en bordel. » J’ai signé une décharge pour toi et moi. Ils m’ont vue partir tendue. Quatre ans plus tôt, un après-midi, j’avais quitté cette maternité avec une de tes sœurs dans les bras. Je n’avais ni couffin ni landau, juste un petit nid d’ange. Mon nouveau-né et mon gros sac en bandoulière. La maternité était déjà à six kilomètres de notre appartement. J’avais fait le chemin à pied. Ta sœur avait trois jours. Je suis rentrée avec toi et j’ai trouvé tes sœurs mutiques et pâles. La maison n’était pas en bordel, 19


elle était dévastée. J’ai tendu un drap sur le matelas de fortune qui m’était imparti sous le bureau de tes sœurs, une chauffeuse achetée à Carrefour, pour y déposer ce tout-petit, très silencieux depuis sa venue au monde. Avant j’avais poussé vers les murs ce qui encombrait l’espace. Le déménagement avait eu lieu le jour de ta naissance, c’est pour cela sans doute que l’obstétricien avait choisi ce jour pour le déclenchement, pressentant que je ferais seule ce déménagement. Jusqu’à la veille de partir j’avais fait les cartons, démonté tous les meubles, repeint l’ancien appartement, et tenté de décoller les plaques de lino pour récupérer la caution ; il avait voulu que je découvre le carrelage. Je repassais mon linge sur un drap par terre, une longue brûlure à la cuisse avait intrigué le médecin, depuis deux mois je n’avais plus le droit de me servir de la machine à laver pour laver le linge de nous quatre. Je lavais le linge dans la baignoire, mon énorme ventre collé au tablier de la baignoire. Les jeans de l’homme étaient plus lourds mouillés que mon propre corps à porter. Tout était là où j’avais laissé ce très gros ouvrage. Ni linge, ni vaisselle à portée de main, ni lits pour les enfants, juste ce monumental bureau fait d’une planche et quatre pieds qui signait mon espace imparti. Il a vite été 11 heures, un dimanche. Vous avez eu faim. J’ai fait le marché à pied, puis le supermarché, pressée tant j’avais peur que mon tout-petit ait trop faim, je ne pouvais que l’allaiter, je n’avais pas eu le droit d’acheter de lait maternisé en sortant 20


de la maternité. Je suis rentrée très vite, en courant, traînant mon chariot. Alors que je passais l’aspirateur, une hémorragie a diffusé le long des jambes de mon jean, je regardais interdite le sang parcourir l’intérieur de mes jambes, par tâches s’unifiant. Je me suis mise à pleurer. « Je suis fatiguée, je suis exsangue, je viens tout juste d’accoucher ». Il a dit dans un sourire métallique : « C’est pas mon problème, tu as choisi, tu vas en chier. »



Cette grossesse est terminée, elle a été le moment le plus dangereux de notre vie à toutes les deux, surtout la tienne. Chaque jour depuis ta conception, j’ai fait acte de résistance. Tu ne devais pas vivre, je devais mettre fin à ton développement et j’ai fermé mon ventre, tenu tête, pris le risque de bousiller la famille où tu arrives pour que tu vives. À l’annonce de ta conception, ton père a dit : « Tu ne vas pas le garder, tu vas aller avorter et nous en ferons un autre quand ce sera le moment, là c’est pas le moment. Tu ne vois pas que j’ai un challenge au boulot ? Je me casse le cul à passer cadre. » Exceptionnellement il m’a adressé des phrases longues, sans doute parce qu’il me demandait quelque chose de lourd, il a voulu être correct. « Si nous renonçons à cette enfant-là, comment peux-tu imaginer que nous en ferons un autre ? C’est pas possible, toi tu crois qu’on choisit, on trie… on décide lequel on prend et lequel on jette. Cette grossesse-là n’était pas prévue, tu le savais 23


toi aussi, tu connaissais les risques et tu les as pris, c’est arrivé. – Me fais pas chier, un avortement c’est rien, tout le monde le fait, tout le monde sait que c’est rien, tout le monde sait vivre ça, sauf toi qui es complètement hystérique. » Premier jour de l’annonce de ton existence, premier ordre. Le lendemain, même ordre. « C’est quand ton rendez-vous ? – Je ne sais pas, je ne suis pas prête, je voudrais qu’on en parle. – Y a rien à dire. – On a tous les deux un boulot, je suis fonctionnaire, cette enfant est là, on va y arriver. – Connasse, c’est juste que tu veux jouir, là maintenant tu vas jouir, ça doit faire jouir d’être enceinte ! » Le surlendemain. « C’est fait ? – J’ai commencé les démarches, je voudrais au moins que tu m’aides pour ces démarches, t’es responsable aussi, t’as pas voulu attendre ou au moins te protéger, accompagne-moi pour les démarches. – J’ai autre chose à foutre, je travaille moi ! Et puis tu me fais chier, j’y suis pour rien, je comprends pas… j’comprends pas, ça n’arrive jamais avec les femmes que je connais, personne tombe enceinte comme ça, toi j’comprends pas, t’as pas été à l’école, 24


on t’a pas expliqué, t’as pas fait d’études, comment elles font les autres ? » Je prends la pilule chaque jour vingt et un jours sur vingt-huit depuis douze ans, et j’ai oublié deux jours, deux jours seulement. En fait, ce n’est pas vraiment deux jours d’oubli. Le mois dernier nous avons passé un week-end à la campagne dans sa famille. Dans la voiture, après une grande ville, j’ai réalisé que j’avais oublié la trousse de toilette. Mes pilules étaient dedans. Je l’ai dit à l’homme, en lui demandant de m’emmener dès le lendemain matin à la pharmacie du bourg, nous étions vendredi soir, le lendemain la pharmacie était ouverte. Au lever le lendemain, j’ai redemandé à l’homme dès son réveil. Il a roulé ses yeux, je l’agaçais dès le matin. Il ne m’a pas dit quand nous irions, mais il ne m’a pas dit que nous n’irions pas. Vers midi j’ai redemandé, un peu gênée, certaine de l’ennuyer. Il a roulé les yeux mais ne m’a pas dit non. Le soir est arrivé. « S’il te plaît, c’est très important, déjà là ça fait une journée complète, je ne vais plus être couverte, on risque un pépin. – Faut pas déconner, ça marche pas comme ça, on tombe pas enceinte comme ça, toutes les femmes que je connais, il leur faut plusieurs mois pour être enceinte, arrête tes conneries. – Ben j’sais pas, elles font mieux que moi, mais il suffit d’une fois. Maintenant la pharmacie est fermée, il faudra trouver la pharmacie de garde demain, et je sais même pas si ça va suffire. » 25


Le lendemain j’ai attendu toute la journée, nous n’avons pas bougé. Au moment de repartir vers Paris, dans la voiture je lui ai demandé si nous pourrions faire un crochet sur la route, vers la grande ville par exemple, où nous trouverions bien une pharmacie ouverte. Il a fait une grimace, regardé fixement devant lui, je voyais bien que je l’agaçais. Nous avons approché de la grande ville, puis nous avons dépassé la grande ville, il n’a pas pris la sortie. « On n’entre pas dans la grande ville ? – Pourquoi faire ? – Pour la pharmacie. – Quelle pharmacie, de quoi tu me parles ? » Je me suis mise à pleurer, seule chose que je sache faire, il a raison. Je pleurais d’épuisement, depuis hier matin je n’avais pensé qu’à ça, chaque quart d’heure j’attendais, j’ai passé mes deux jours à guetter le moment où il se préparerait pour m’emmener, chaque heure qui a passé, je me suis demandé ce que cela allait faire, j’ai passé deux jours entiers uniquement préoccupée par ma contraception, je n’ai pensé qu’à cela, je ne me suis ni reposée, ni détendue, ni amusée, il a raison, je ne sais vraiment pas vivre comme les autres, en particulier comme les autres femmes qu’il connaît. Il n’a pas demandé pourquoi je pleurais, il fixe la route encore plus intensément et pince les lèvres. Dans la semaine qui a suivi, tu as été conçue, quand je lui ai dit : « Il ne vaudrait mieux pas, il y a un problème », il a demandé : « Quel problème ? » Comme il avait dit : « Quelle pharmacie ? » Il y avait des préservatifs, mais il n’aime pas, de toute façon, il les déchire. De toute façon, il fait ce qu’il veut. 26


En bonne femme incapable de savoir vivre comme tout le monde, conformément à mon identité de femme primaire et stupide, je suis tombée enceinte, seule chose que je sache faire manifestement. Les femmes qui l’entourent sont si intelligentes et adaptées à la société que leur fertilité est complexe. Moi non, je suis débile en toute chose et mon corps est aussi débile que mon identité. Tous les jours qui suivirent l’annonce de cette grossesse, la seule phrase que ton père m’adressait était celle-là : « Est-ce que c’est fait ? » J’ai pris rendez-vous au CHU, et on m’a expliqué le déroulement. Nous étions fin 1999, les hôpitaux craignaient le bug de l’an 2000, ils avaient peur d’un bug informatique qui gèlerait tous les systèmes informatiques. Ils repoussaient toutes les interventions non urgentes. Une IVG est non urgente, on m’a proposé une date légèrement plus tardive que les délais légaux, exceptionnellement, je devais avorter de toi dans longtemps, après Noël. Chaque jour tes sœurs entendaient parler de cette grossesse, car chaque jour ton père les prenait à témoin : « Si votre mère garde ce gamin, elle décide que vous aurez une vie de merde, pas d’études, pas de voyages… Elle vous condamne à vivre sous les ponts, car il n’y a pas de place pour tous, elle ne pense qu’à sa gueule, je ne pourrai pas vous entretenir tous, vous boufferez dans les poubelles.» « Pour Noël, pas de cadeaux, que ce soit clair, faut commencer à s’habituer tout de suite, vous boufferez de la merde à vie, plus de Noël, plus d’école, votre mère a fait le choix pour vous… » 27


J’ai dû attendre plusieurs jours l’avancée de la grossesse pour faire une échographie et objectiver la grossesse. Moi je savais mais les médecins veulent voir aussi avant d’intervenir. J’ai donc passé, seule, une échographie de datation. La grossesse n’était pas encore visible. On m’a dit : « Vous n’êtes peutêtre pas enceinte, refaites une échographie en ville dans quelques jours. » J’ai pris un rendez-vous en ville, dans un grand centre commercial. On m’a demandé pourquoi si tôt, une écho de datation se fait plus tard. Ils savent pourquoi des femmes viennent si tôt faire une écho de datation, ils savent très bien que c’est pour faire une IVG. Alors j’ai dit que j’avais mal au ventre et des saignements. J’ai eu mon écho, mais bien sûr, on joue sur les mots : « Alors comme ça vous êtes déjà inquiète, ça c’est le signe d’une bonne maman, voyons ça. » « Non, regardez madame, vous pouvez être tout à fait rassurée, votre bébé est bien en place, vous voyez, regardez sur l’écran. Pour vous rassurer totalement, je vais vous faire écouter son cœur, regardez, on le visualise déjà. Vous entendez, c’est formidable quand même. Vous pouvez vous rhabiller, c’est une histoire qui roule. Pour les maux de ventre et les saignements, je ne suis pas inquiète du tout, je pense que tout va aller mieux maintenant que vous voyez que votre bébé est bien accroché. Vous allez voir, trois enfants c’est formidable, moi aussi j’en ai trois et je vous assure que c’est une belle famille. » Fin de la scène. J’ai eu deux autres enfants. À l’écho, le médecin ne parle jamais de bébé mais d’embryon, il n’a jamais dit qu’ils étaient déjà bien 28


accrochés, je n’ai pas eu le droit au son du doppler, je n’ai pas eu de clichés si agrandis… Je sais très bien que ce médecin soigne particulièrement les femmes comme moi qui viennent si tôt pour une échographie. Il sait très bien qu’on lui demande juste de dire s’il y a un contenu dans le sac utérin, il le sait. Et moi je sais qu’il sait. Au vu de mon écho, on m’a donné mon rendezvous pour l’IVG, je dois voir l’anesthésiste. L’intervention était prévue deux semaines plus tard. Je vivais tout cela comme une formalité qui ne me concernait pas car je savais que c’était au-dessus de mes forces et je savais que quelque chose arriverait qui me dispenserait de ça. J’étais certaine que je ne vivrais pas ça, j’étais certaine que je n’avorterais pas de cet embryon, car je savais que si rien n’arrivait d’ici le rendez-vous, qui me dispenserait de l’avortement, j’avais le droit de partir de l’hôpital au dernier moment, j’avais le droit de m’enfuir avec les enfants pour me cacher en attendant que le délai légal soit passé, et j’avais au pire le droit de me suicider avant l’intervention. Je me disais cela, mais je savais aussi que le plus probable était que tout se passe comme l’homme le veut, c’était le plus raisonnable. Je ne savais plus laquelle de ces idées était la vraie, je ne vivais plus qu’entre ces deux mouvements, mes jours, mes nuits. Les nuits tout entières je les passais à prier, à prier Jésus, Marie, tous mes proches morts, tous mes morts pour qu’ils me viennent en aide, pour qu’ils sauvent cet embryon, pour qu’ils protègent cette enfant à venir. Je serrais mes mains sur mon ventre et je disais à ce tout-petit de s’accrocher et 29


de me faire confiance. J’étais son début de mère et j’allais trouver la solution. Le compte à rebours avait commencé, c’était inhumain. Le soir, quand il rentrait, je lui disais que c’était dur, à l’homme, j’osais l’affronter car je savais que je sortirais morte de cette histoire, je lui disais que jamais je n’avais vécu une chose si dure. J’avais déjà eu deux enfants et mon corps allait vite, vite à se transformer, comme si ce bébé voulait que je le voie, que lui le voie. Je m’accrochais à lui, à l’homme, je voulais qu’il me regarde quand je lui parlais de ça. Il attrapait mes bras et me balançait, je n’avais plus le droit de m’approcher de lui. « C’est pas mon problème, me fais pas chier, dégage ». Les enfants n’ont jamais rien vécu de plus dur non plus. Le matin, l’une d’elles, jamais la même, me demandait si j’allais voir le médecin aujourd’hui. Je disais non, et elles me demandaient quand est-ce que j’allais prendre le sirop qui fait partir le bébé. Je vivais un cauchemar, je vivais un cauchemar. Comment mes enfants pouvaient imaginer une mère, leur mère, se vidanger d’un enfant conçu comme elles-mêmes ? Comment j’aurais pu vivre cette expérience dans mon enfance ? Comment j’aurais pu avoir cette mère-là ? Pourquoi l’a-t-il dit aux enfants ? Pourquoi leur avoir dit ? Pourquoi leur en parler tous les jours ? Pourquoi leur dire que cet avortement était nécessaire à leur avenir ? C’est monstrueux. Je pleurais, je maigrissais, je ne dormais plus. Je leur disais que j’allais y arriver, qu’il y avait une solution. 30


Le soir je m’endormais auprès d’elles car je n’avais plus le droit de venir dans mon lit. Je n’aurais le droit d’y retourner que lorsque « ça sera fait ». Les enfants faisaient semblant de dormir, je pleurais le plus doucement possible, je caressais leurs cheveux, je caressais leurs visages, puis je caressais mon ventre et jamais je n’avais vécu de jours plus difficiles. Il regardait la télé, je l’entendais rire du programme, je l’entendais parfois même rire aux éclats. Il connaissait la date du rendez-vous, je lui avais demandé de venir, il avait dit qu’il viendrait si sa patronne lui donnait son jour. La veille du rendez-vous je lui avais rappelé. Je ne dormais plus du tout, pas plus que les autres nuits, mais je ne pouvais même pas m’allonger. Ce matin-là j’étais prête très tôt, j’étais hagarde, je ne voulais pas voir mes enfants, j’aurais voulu ne plus jamais croiser leurs regards. Je l’ai vu se lever, se laver, s’habiller puis s’apprêter à partir. Je me suis précipitée vers lui avant qu’il ne sorte de l’appartement : « Où tu vas ? – Où veux-tu que j’aille, je vais bosser. – Mais aujourd’hui tu devais m’accompagner. – T’accompagner où ? De quoi tu parles ? – Mais tu sais, l’avortement, je t’en parle tous les jours, tu le sais, je te l’ai dit encore hier, tu ne m’écoutes pas. – J’ai pas le temps, je bosse moi, j’ai une réunion importante, dégage, laisse-moi passer. » 31


J’ai emmené les enfants à l’école, elles étaient dans un état d’inquiétude déroutant, elles ne savaient plus quoi penser de moi, je le sentais, elles ne pouvaient pas croire, elles ne pouvaient pas imaginer que ce qu’elles vivaient existe. Je serrais leurs petites mains, il faisait froid, très froid. J’avais beaucoup maigri, mes joues étaient devenues creuses, mes yeux cernés de marron, mes cheveux n’avaient jamais été aussi courts, je ne ressemblais en rien à une mère, j’avais la tête d’une droguée ou d’une malade chronique. J’étais épuisée, ravagée par la fatigue et la peur, je m’étais écroulée. « Tu vas à l’hôpital maman aujourd’hui ? – Non, je vais au travail, on se retrouve ce soir. Je ne vais pas prendre de sirop, ce bébé va naître et vivre. » Elle paraissait soulagée mais inquiète. « Papa va être très en colère ce soir, il faut peutêtre qu’on aille chez pépé et mémé. » Je n’ai pas eu le courage d’organiser la soirée et la nuit chez mes parents, il aurait fallu tout leur dire. Je n’ai pas eu le courage. Le soir nous sommes rentrées comme d’habitude. Il est rentré, il n’a rien demandé. Je ne lui ai rien dit. Chaque jour qui a suivi, pendant environ deux semaines, il ne m’a plus parlé de l’avortement. Il a commencé à parler du mois d’août, à dire que pour une fois il avait presque cinq semaines et qu’on devait réfléchir à un voyage, le seul, le premier que nous ferions en famille. 32


Au bout de deux semaines, je lui ai dit : « Mais au mois d’août je vais accoucher. » Il n’était pas vraiment surpris, il savait manifestement que j’étais encore enceinte, en fait, non : il savait que je n’avais pas avorté mais il pensait que je n’étais plus enceinte. Pour l’homme il suffit qu’une chose soit dans sa tête pour qu’elle soit dans le monde, dans la réalité. Il avait décidé que cette enfant n’existerait pas, alors je n’étais plus enceinte. J’ai compris que, depuis deux semaines, il jouait sur cette ambiguïté. Pendant ces deux semaines, il avait parlé, très peu, comme d’habitude, mais un peu plus que d’habitude, de notre avenir proche à quatre, des vacances l’été prochain par exemple. Cela n’arrivait jamais avant, jamais avant il n’aurait parlé de vacances ou de projet en famille. Là c’est comme si cet avortement valait le coup qu’on s’offre un voyage. Il se sentait si libre qu’il se mettait à parler d’une chose nouvelle aussi : son départ pour un long séjour à Londres, il avait très envie de partir six mois à Londres, comme serveur par exemple pour apprendre la langue. Depuis le rendez-vous de l’avortement, il en parlait tous les jours. « Pour mon boulot c’est important, je vais partir avec un organisme d’étudiants, je vais trouver un boulot genre serveur, je vais rester six mois et je reviendrai bilingue, c’est indispensable. – Mais et nous, de quoi on va vivre ? – Tu as ton salaire. – Mais tu vas partir six mois, c’est un truc qu’on fait à vingt ans, ou plus tard pour le boulot, mais toi 33


c’est pour être serveur, qu’est-ce qui se passe pour ton boulot, pour les enfants, pour tout ? – Quoi qu’est-ce qui se passe ? Où est le problème, je connais plein de gens qui font ça, c’est eux qui s’en sortent, c’est eux qui ont raison. Toi avec ton petit esprit de merde, tu n’as jamais pris les bonnes décisions, jamais fait les choses dans l’ordre, tu nous a plombés avec des mômes et tu voudrais juste passer ta vie à pleurnicher comme une grosse merde… » En fait il m’obligeait à avorter dans ma tête. « Je n’ai pas avorté. Tu n’es pas venu ce jour-là, je n’y suis pas allée non plus. – Salope ! Pourriture ! Crevure ! Crevure ! » Il va vers notre lit. Il va vers notre armoire. Il prend mes affaires, les jette dans la salle à manger, il prend une couverture, un oreiller, les jette au sol et me dit : « Maintenant sale chienne, tu dormiras où tu veux mais pas dans ma chambre, tu dormiras par terre comme un chien, tu boufferas les restes comme un chien, et tu vivras comme un chien. Je n’ai pas les moyens financiers de me séparer de toi, alors on va cohabiter, mais tu seras le chien de la maison, le temps que tu dégages. Je ne reconnaîtrai pas ce môme-là ; personne ne m’y oblige, j’ai deux enfants et tu ne les verras plus. Dans quelques jours tu dégages avec ta merde dans le ventre, tu dormiras sous les ponts, tu crèveras dans la rue et tes mômes te regarderont crever la bouche ouverte. Tu as gagné, tu es la pire merde qui puisse exister. » 34


Tout était prêt, ses phrases étaient parfaites, formatées, précises, il n’a cherché aucun mot. « Je t’interdis de dormir dans le lit des enfants, tu ne les approches plus, tu les as déjà condamnées. Tu ne les auras plus, tu ne les verras plus, j’en demande la garde exclusive et toi tu quittes cette maison. » J’ai eu peur, les enfants ont eu très peur. J’ai ramassé les affaires et il est passé comme un fou, il m’a foutue par terre, il écumait de rage, il tournait comme une bête dans l’appartement. Il hurlait, ses pas résonnaient dans tout l’immeuble. Il nous a ensuite enfermées dans la chambre des enfants, il hurlait, il balançait tout, je me portais vers lui pour qu’il se calme, il me balançait contre le mur ou contre le lit. « Vous allez être des clodos, des clochardes, vous boufferez dans les poubelles, mes enfants, parce que votre mère veut un troisième enfant. Vous n’êtes déjà plus rien, plus personne. La vie ne voudra pas de vous, c’est fait, c’est déjà fait pour vous, dites merci à votre mère. » Les enfants hurlaient de peur, elles pleuraient à se pisser dessus, un voisin a appelé la police. La police est venue, a insisté pour entrer, ils ont frappé comme des fous à la porte. Il m’a dit d’aller ouvrir. Ils ont vu que je pleurais, que j’étais maigre, que les enfants avaient les yeux gonflés par les pleurs de plusieurs jours, qu’elles avaient peur. Ils lui ont demandé de se calmer, ils nous ont fait sortir pour parler avec lui. Il les a foutus dehors, il a dit qu’il avait le droit de ne pas les laisser entrer. 35


Ils ont dit que c’était vrai. Ils ont demandé où nous pourrions aller ce soir, j’ai dit chez mes parents. Ils les ont fait venir. Ils m’ont dit de passer le lendemain au commissariat. Je suis passée le lendemain ; ils m’ont demandé si je souhaitais porter plainte, j’ai dit non, que je souhaitais que mes enfants vivent dans une famille normale. Nous avons passé deux ou trois nuits chez mes parents puis nous sommes rentrées à la maison. Au commissariat, ils m’ont donné l’adresse d’une association qui pourrait m’aider. Je suis allée dans cette association ; je les ai horrifiées, mais elles m’ont horrifiée par ce qu’elles me racontaient. Elles disaient que je devais fuir, porter plainte, elles me proposaient un logement dès le soir, elles voulaient que je bouge, que je réagisse ; j’avais la sensation de ne pas être là, une sensation d’irréalité. La seule chose que j’ai faite, c’est d’aller voir une avocate pour des informations. C’était une femme qui m’a dit que ce père ne pouvait pas ne pas reconnaître cette enfant. Que s’il partait avec les deux autres, je devais revenir la voir, ce serait compliqué. Elle est devenue l’avocate de mon mari plus tard. Je suis à quelques semaines de grossesse. L’horreur ne fait que commencer. Dans les semaines à venir, je me cacherai pour manger, je cacherai les échos, et dormirai souvent par terre, ou dans le creux d’un lit laissé par une enfant, je tomberai dans les escaliers bousculée par lui, mais je consul36


terai au motif d’une chute dans la rue, je subirai les critiques de son père, de sa mère, de ses collègues de travail. « C’est pas chic pour ses vacances ». Je subirai tous les outrages : « Comment ça peut arriver au jour d’aujourd’hui ?... Une femme africaine qui n’a pas été à l’école d’accord, mais pas chez nous, en tout cas pas dans notre famille… Cette enfant, je ne veux pas en entendre parler, parce que mon fils n’en veut pas. Je ne la connais pas et je ne la connaîtrai pas. Elle ne m’intéresse pas. »


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