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Gunkanjima
Retour dans l’île
fantôme
C’était une mine, une ville, un «éden» pour ses habitants. Mais depuis sa fermeture il y a trente-cinq ans, «l’île navire de guerre» est un lieu interdit. Pour la première fois, certains ont pu y retourner.
Photos de Daniele Dainelli / Contrasto
t e x t e d ’ A l i s s a D e s c o t e s -T o y o s a k i - P h o t o s d e d a n i e l e d a i n e l l i
Gunkanjima n’était qu’un récif désert au large de Nagasaki. Mitsubishi l’a acheté en 1890 pour y exploiter une mine de charbon, créant ainsi une des îles-usines les plus spectaculaires du Japon avec sa voisine Takashima. GEO
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Avant d’être abandonné, en 1974, le site comptait neuf fois
plus d’habitants au mètre carré que Tokyo
Pour loger 5 300 personnes sur 6,3 ha, les architectes ont dû innover. Erigé en 1916, le bâtiment 30, à droite, fut le premier immeuble d’habitation en béton de sept étages construit au Japon.
Monsieur Fukudome avait 18 ans quand il est arrivé à Gunkanjima, en 1939. A 88 ans, il y retourne pour la première fois, plein de nostalgie pour ce qu’il appelle son «furusato», son pays natal.
L’île s’est vidée de ses derniers habitants en avril 1974, trois mois après l’annonce de la fermeture de la mine par Mitsubishi. La plupart n’ont emporté que le strict nécessaire.
L’escalier «de l’Enfer» était le terrain de jeu des enfants. Il serpentait entre les immeubles conçus sur un même modèle : commerces au rez-de-chaussée, appartements minuscules (17 m2 maximum), passerelles extérieures où l’on conversait.
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En couverture Hideo KajI, né sur l’île en 1932, y est si attaché qu’il organise
chaque année une réunion d’anciens à Nagasaki. Sur place, il a même retrouvé des vêtements ayant appartenu à ses enfants.
Les anciens décrivent comme un paradis cette forteresse de béton
DOTOKU SAKAmoto a aujourd’hui 54 ans. Passionné par l’histoire
de Gunkanjima, où il vécut enfant, il a fondé une association pour faire classer l’île au patrimoine mondial de l’Unesco.
hideko nomo est arrivée à Gunkanjima en 1958, fraîchement
TAICHI KIMOTO est né ici en 1955 et garde un souvenir
mariée avec un mineur. Agée de 72 ans, elle se réjouit de revoir son ancien appartement du bâtiment 65.
émerveillé de sa jeunesse sur l’île. Son père tenait une cantine très courue dans Hashima Ginza, le quartier commerçant.
Léonie Schlosser
Un espace clos conçu pour vivre en autarcie
Officiellement, l’île s’appelle Hashima, mais les Japonais la surnomment Gunkanjima, «l’île navire de guerre». Emergeant à 15 km au large de Nagasaki, longue de 480 m et large de 160, elle fait penser à Alcatraz. Tous ses habitants vivaient et travaillaient, directement ou indirectement, pour la firme Mitsubishi. Commerces, marché, école, hôpital, piscine… rien ne manquait. L’appro visionnement arrivait par bateau, sauf les jours de tempête ou de cyclone.
G
unkanjima est apparue enfin dans le matin embrumé. Navire de guerre sans capitaine, abandonné aux vents. Du bateau de pêcheurs, monsieur Fukudome fixe le mirage qui prend peu à peu la forme d’une île hérissée de béton armé, forêt de ruines qu’un phare éclaire faiblement. Il a obtenu, avec une poignée d’anciens habitants, l’autorisation exceptionnelle de débarquer sur ce site interdit, pour quelques heures et sous escorte. Une première depuis trente-cinq ans. Abandonnée du jour au lendemain par ses habitants en 1974, Gunkanjima est restée depuis une île fantôme. Pourtant, à la fin des années 1950, on y recensait la plus forte densité de population au monde, cinq mille trois cents âmes pour 6,3 hectares, soit 84 100 personnes au kilomètre carré. A l’approche des côtes, l’émotion étreint les passagers : certains sont nés ici, d’autres y ont fait leur vie. Du haut de ses 88 ans, monsieur Fukudome arpente bravement les débris de la mine, entre lesquels des herbes folles ont poussé. Le jour achève de se lever sur le squelette du convoyeur à courroie. C’est ici que battait le cœur de l’île, au rythme intermittent des machines de triage du char-
bon. Le minerai était ensuite charrié à grand fracas jusqu’au bateau, destination Kyushu. Un charbon de haute qualité surnommé «le diamant noir», puisé à plus de mille cent mètres de profondeur sous le niveau de la mer. Température de trente degrés, 95 % d’humidité… C’est grâce au diamant noir que prospéra cette cité minière, l’une des plus spectaculaires au monde. En 1890, la firme Mitsubishi rachète Hashima, un bout de récif inhabité à quinze kilomètres au large de Nagasaki, à un puissant clan local. L’entreprise, qui règne alors sur la flotte japonaise, va transformer ce caillou nu comme la main en une plateforme minière de quatre cent quatrevingts mètres de long sur cent soixante de large, dont les puits de charbon alimenteront tous les navires du pays. En quelques années, Hashima – son nom géographique – va devenir Gunkanjima, «l’île navire de guerre», un surnom qu’elle gardera pour l’Histoire. En pénétrant dans l’enceinte qui la barricade comme un immense pénitencier, on pense à Alcatraz. Derrière les murs, on imagine un passé sombre, dur : celui de la mine, des coups de grisou, de la surpopulation, du béton sur lequel GEO
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Sur cette photo prise en 1901, les cheminées de la mine fonctionnent déjà. Puisé à plus de 1 100 m sous le niveau de la mer, le charbon, d’excellente qualité, était destiné à alimenter toute la flotte japonaise.
Ce microterritoire a joué un rôle clef dans l’industrialisation du Japon ne poussait aucun arbre… Après la guerre, les récits de
jeunes Coréens et Chinois recrutés de force dans les mines pour remplacer la main-d’œuvre envoyée au front ont encore noirci le tableau, faisant de Gunkanjima une île maudite aux yeux de tous ceux qui l’ont approchée. Pourtant, contre toute attente, les deux générations d’habitants qui y ont vécu considèrent Hashima comme leur «furusato», leur «pays natal», selon la traduction littérale, mais surtout leur «pays de cœur». Un phalanstère maritime où chacun se tenait par la main, soudé par le lien indéfectible de la mine. Le petit groupe d’anciens progresse en file indienne, les yeux écarquillés. Fukudome-san avance lentement avec sa canne, escaladant les obstacles sans l’aide de personne. Au pied des ruines du deuxième puits, le plus profond, s’étalent les cendres du chevalement : une tour de quarante-sept mètres de haut qui faisait le lien entre le «jour» et le «fond», crachant sa fumée noire comme la cheminée d’un bateau. «J’ai travaillé à six cent cinquante mètres de profondeur, au bout d’un tunnel de deux kilomètres à pousser des wagons de charbon, se souvient le vieil homme, qui vécut ici trente-trois ans. On travaillait par relève de huit heures par jour avec un jour de repos le dimanche. Si j’avais peur ? Non, j’étais habitué, à l’époque c’était un travail normal.» Le «goanzenni» qu’on s’échangeait à l’entrée du puits était une parole de prudence pour rappeler que la moindre erreur pouvait entraîner la mort de tous. Les mineurs travaillaient selon le système des trois-huit. «Dans la cité, on disait aux enfants “Ne fais pas de bruit, en face c’est un troisième !”» sourit Fukudome-san. Arrivé en 1939 de la préfecture de Miyazaki, dans l’est de Kyushu, à l’âge de 18 ans, il épousa une jeune femme née sur l’île et lui fit trois enfants. Comme lui, les candidats à la mine affluaient de tout le pays, attirés par les bons salaires, les loyers symboliques (dix yens, soit quelques centimes d’euros), l’eau et l’électricité GEO
gratuites. Fukudome en sait quelque chose, puisqu’il fut muté au Bureau des affaires générales, après avoir été salement blessé à l’œil pendant la guerre. Chargé du recrutement, il attribuait les logements en fonction de l’ancienneté des mineurs et de l’âge de leurs enfants. A la fois quartier général, lampisterie et syndicat, le Bureau n’est plus aujourd’hui qu’une façade en brique rouge et un tas de gravats qui bouche l’entrée du «furo», le bain. Les photos noir et blanc de l’époque montrent les mineurs clope au bec, le visage encore barbouillé de charbon. «On entrait dans le premier bain tout habillé, avec nos casques et nos bottes, explique Fukudome-san. Ensuite on se douchait avant d’entrer dans le deuxième bain.» Accroupi, les mains posées sur sa canne, il regarde les vestiges du «furo» inondés d’une lumière irréelle. Symbole de la convivialité japonaise, le bain constituait dans la mine un espace sacré où les hommes lavaient ensemble les soucis de la journée pour renaître frais et dispos. Ils revêtaient ensuite une chemise amidonnée et s’engouffraient dans la Yamamichi, la rue de la mine, formant de longues files blanches pour rejoindre leurs foyers ou pour boire un coup dans les bistrots de Hashima Ginza. Les habitants avaient baptisé ainsi ce lacis de ruelles, de passerelles et d’escaliers en colimaçon en référence au célèbre quartier commerçant de Tokyo.
Une ville minuscule qu’on pouvait parcourir d’un bout à l’autre le temps d’une cigarette
Toute l’âme de Hashima se concentrait là, bouillonnant aux cris des marchands venus de la péninsule de Nagasaki vendre poissons et légumes frais. Animé par des nuées de femmes et d’enfants, le marché en plein air situé à l’intersection des principaux immeubles était ouvert tous les jours pour permettre aux foyers de s’approvisionner massivement, surtout à l’approche d’un typhon. Car, en cas d’intempéries, les bateaux qui reliaient l’île à Nagasaki cessaient leur navette, laissant Gunkanjima sans vivres ni eau potable pendant plusieurs jours. Lors des grosses tempête, les îliens regardaient la mer de Chine, déchaînée, se fracasser en vagues gigantesques sur les remparts de la ville. Un peu comme d’autres vont au cinéma.
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Un loyer symbolique, l’eau et l’électricité gratuites… les mineurs avaient en outre droit au «furo», le bain traditionnel japonais, lieu de détente après le travail. Ils s’immergeaient tout habillés dans le premier bassin avant de se décrasser.
Mitsubishi «choyait» ses mineurs, qui risquaient leur vie pour l’entreprise Par temps calme, l’île offrait toutes les commodités d’une ville «normale» sur un périmètre minuscule qu’on pouvait parcourir d’un bout à l’autre sans éteindre sa cigarette : cinéma, piscine, «pachinko» (machines à sous), bars, sanctuaire, hôpital, école… L’architecture avant-gardiste des immeubles, façon Le Corbusier, proposait des logis confortables et des espaces communs qui contribuaient à épanouir une solidarité chère à tous les habitants [voir enca dré]. «Même pendant la guerre, on continuait à construire ici», se souvient Hideko Nomo, qui était jeune mariée à son arrivée sur Hashima, il y a cinquante ans. «Nous avions tous un téléviseur, un frigo et une machine à laver. Sans les typhons ni les accidents, cette île était un paradis.» Ainsi installé, le petit monde de Gunkanjima travaillait à l’unisson pour répondre à l’énorme besoin en charbon du pays qui avait rattrapé la technologie de l’Angleterre en l’espace d’un demi-siècle. Mais le «diamant noir», unique ressource de l’île, vint à s’épuiser en même temps que le pétrole ouvrait une nouvelle ère industrielle. En janvier 1974, le syndicat des travailleurs rendit publique la lettre de la direction annonçant la fin de la mine. Le jour de la fermeture officielle, beaucoup d’hommes restèrent tête baissée, sans bouger. Trois mois plus tard, Hashima se vidait
de ses habitants. La plupart ne rassemblèrent que quelques menues affaires, abandonnant l’électroménager, laissant intactes les piles de vaisselle sur les étagères de la cuisine ou les vêtements dans les placards, dans l’espoir qu’un jour la mine rouvrirait. Malgré les promesses de Mitsubishi de muter les travailleurs vers les nombreuses succursales du pays, tous savaient qu’ils ne retrouveraient nulle part ailleurs la même qualité de vie. «Il était difficile de partir en se disant que jamais plus on ne reviendrait. Pour moi comme pour beaucoup d’autres c’était mon “furusato”, mon village natal, témoigne Hideo Kaji, né à Hashima en 1932. Nous avons vécu une période infiniment triste. Chaque jour nous assistions au départ d’un ami. Avec un rituel identique : nous nous réunissions sur le quai et agitions nos mouchoirs. Nous savions que nous avions peu de chance de nous revoir une fois dispersés aux quatre coins du Japon. C’était une rupture brutale, le jour le plus triste de ma vie.» Kaji-san marche dans la cour d’école, jonchée de débris de bois, de fer et de béton dégringolés des façades. Seules les fresques colorées que l’on devine encore sur les murs égayent cette vision de cataclysme. «Le jour de la fermeture de l’île, tous les élèves se sont regroupés ici et ont formé une chaîne humaine, se souvient-il. Du haut des immeubles, on pouvait lire “Sayonara Hashima”.» Hideko Nomo grimpe les escaliers du bâtiment 65, sourire aux lèvres, s’exclamant à chaque étage «Oh ! Comme ça a changé !» Au septième étage, dans un couloir obscur encombré de planches de bois, de tuyaux de métal et de
Une architecture collective d’avant-garde Dès le début du XXe siècle, Gunkanjima fut un laboratoire d’innovation archi tecturale. C’est ici qu’on érigea, en 1916, le premier habitat collectif à sept étages du Japon. Soixante-dix autres bâtiments GEO
allaient suivre, dont le plus grand com portait trois cent dix-sept appartements et une galerie marchande en sous-sol. Dans les couloirs intérieurs et extérieurs on faisait sécher le linge, on cuisinait ou
on prenait l’air du soir. Une solution à l’étroitesse des appartements, de 6 à 10,5 tatamis, soit 10 à 17 m2. Vers 1958, Gunkanjima comptait neuf fois plus d’habitants au mètre carré que Tokyo !
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L’enceinte de béton a été conçue pour résister aux tempêtes, fréquentes en mer de Chine. Mais quand parfois les vagues s’infiltraient dans les rues, les îliens devaient courir pour se mettre à l’abri.
A l’abri des remparts, les habitants étaient familiers des colères de la mer débris de verre projetés par le souffle du dernier typhon,
elle pousse une porte coulissante. Baigné de lumière, l’appar tement, malgré le délabrement, offre une vue splendide sur la mer de Chine. Nomo-san arpente la terrasse et regarde sur la gauche, en direction de l’école, qui se trouve à quelques mètres. «Mes enfants sortaient parfois la tête par la fenêtre pour me crier “Maman, j’ai oublié mon livre, amène-le moi !”» se souvient-elle en riant. Epouse de mineur, Nomo-san menait la vie de toutes les femmes au foyer de Hashima : une agréable routine consacrée aux courses, aux conversations de palier et au bain où l’on se rendait entre amies, pendant que les voisins gardaient les enfants. «Je me tenais là, et je discutais avec ceux qui passaient, dit-elle en s’approchant de la fenêtre qui surplombe la passerelle. Si j’étais heureuse ? Oui, pour moi c’était le paradis.» Deux étages plus haut, monsieur Kaji sort un à un, comme des reliques, des vêtements d’enfant rangés dans un carton et les emballe soigneusement dans un sac en plastique. «Ma femme sera tellement heureuse. Elle voulait venir avec moi mais sa santé ne le lui permettait pas. C’est une chance exceptionnelle que j’ai aujourd’hui.» Pour lui, l’histoire des habitants doit être transmise en héritage, au titre de son rôle dans l’industrialisation du Japon. Chaque année, il organise une réunion des anciens de Hashima à Nagasaki. «Certains viennent de loin pour y assister mais ne veulent pas retourner sur l’île, pour en garder un souvenir intact. Tout le monde ne voit pas les ruines de la même manière.» Après trente-cinq ans d’abandon, l’île revient inexorablement à l’état sauvage. «C’est bien ainsi», dit en souriant Kaji-san, louchant vers un arbuste qui a poussé à travers le sol bétonné de sa terrasse. Sur une île longtemps surnommée «Midorinaki-shima», «l’île sans vert», il y a quelque 10 GEO
chose de réjouissant à voir cette végétation naître des ruines, comme pour lui donner une seconde vie. Hashima est sortie de l’oubli en 2009, lorsque l’Unesco a décidé d’étudier le classement des «sites du patrimoine industriel de Kyushu-Yamaguchi», qui ont participé à la modernisation du Japon depuis l’ère Meiji (1868-1912). Cette année, de nombreux articles ont salué l’ouverture d’une partie des lieux aux touristes. Des groupes accompagnés d’un guide viennent chercher le grand frisson en débarquant sur ce mystérieux bout de terre. L’entrée dans les bâtiments et la zone d’habitation restent interdite, mais poser un pied sur Gunkanjima est déjà une aventure.
«Notre société épuise les ressources naturelles et laisse un champ de ruines» Dotoku Sakamoto fait la navette deux fois par jour de Nagasaki pour raconter l’histoire des lieux. Depuis dix ans, cet homme de 54 ans qui a passé son enfance sur l’île collecte toutes les archives qu’il trouve. Créée en 2003, son association pour l’inscription de Gunkanjima au patrimoine mondial a joué un rôle considérable dans ce travail de mémoire. Mais il refuse l’idée d’île-musée. «Gunkanjima est révélatrice de notre société, qui épuise toutes les ressour ces naturelles et laisse un champ de ruines. C’est un sujet de réflexion pour les générations futures.» Pour lui, la recon naissance de Hashima par l’Unesco est l’unique moyen de transmettre son histoire et de faire valoir son statut de «furusa to». Un symbole, mais qui compte beaucoup aux yeux des anciens habitants et natifs, pour lesquels Gunkanjima reste «Hashima». Du bateau qui le ramène à Nagasaki, Fukudome-san jette un dernier regard. Les larmes d’émotion que le vieil homme a versées en entrant dans son appartement en ruine ont fait place à un sourire de soulagement. Il ne reviendra probablement jamais, mais il serre dans ses mains un cadeau précieux : un bouquet de fleurs blanches poussées dans la mine de Gunkanjima. L Alissa Descotes-Toyosaki
Retrouvez la chronique «Planète GEO» sur France Info.
pour aller plus loin :
Sur notre site www.geo.fr, découvrez d’autres photos issues de ces reportages, ainsi que notre guide de voyage «Japon».