ÉVASION | Japon
YAKUSHIMA, LA FORÊT AUX ESPRITS
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n chant s’élève, mélancolique, de la forêt em brumée. Il res semble au son du «shakuhachi», la flûte japonaise en bambou. Puis l’oiseau finit par s’envoler. Autour, de fines gouttelettes tombent des arbres lissés par plusieurs siècles de pluies. A Yakushima, paradis vert de 500 kilomètres carrés, île presque ronde posée sur le Paci fique au sud de Kyushu, on a cou tume de dire qu’il pleut trente-cinq jours par mois. Les cumulus s’ac crochent au mont Miyanoura (1 935 mètres) et répandent généreuse ment leurs ondées sur la forêt. Yakushima est une perle rare, le premier site japonais inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, en 1997. Mais il est aussi connu pour avoir inspiré, la même année, la sylve magique de «Prin cesse Mononoké», film d’anima tion culte de Hayao Miyazaki. Es sentiellement couvert de forêt, ce microterritoire peuplé de 13 600 habitants abrite une biodiversité exceptionnelle : 1 900 espèces et sous-espèces végétales, 150 sortes d’oiseaux et seize mammifères en
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Dans le sud de l’archipel se trouve une île mystérieuse peuplée de cèdres millénaires et de figuiers étrangleurs. Mais aussi de «kami» (divinités) et d’animaux étranges. PAR ALISSA DESCOTES-TOYOSAKI (TEXTE)
Le «Jomon sugi» est la principale attraction de l’île. Haut de 25,3 m,
démiques, dont des cerfs «yaku shika» et des macaques «yaku zaru», que l’on voit s’épouiller le long des routes… On y trouve un paysage unique au monde : une fo rêt vierge d’altitude composée de «yakusugi», une variété de cèdres du Japon («Cryptomeria japonica») vieux de plus de mille ans. Les an ciens disent que les grands arbres sont protégés par une «yama-nokami», divinité de la montagne, célébrée une fois par an à Yaku shima. Ce jour sacré, personne ne pénètre les lieux. Prenant l’appa rence d’une princesse en kimono blanc et aux cheveux tombant jusqu’à terre, la yama-no-kami a la réputation de sucer le sang des mortels qui viennent la déranger. Il fallut choisir entre mourir de faim et couper les arbres
La pluie tambourine sur les pentes raides de la forêt de Mino sawa. Située dans l’est de l’île, elle est rarement visitée, à cause de ses inquiétants gardiens : des sangsues et des serpents venimeux, comme la vipère ou le terrible «yamaka gashi», le serpent à dos de tigre. C’est pourtant l’un des endroits
référés de Shunro Iwakawa. Né à p Yakushima, ce musicien et guide touristique d’une cinquantaine d’années a appris à connaître cette forêt au hasard de pérégrinations solitaires. «Du sommet de Miya noura jusqu’à la côte, on trouve des écosystèmes différents, où poussent aussi bien des plantes ty piques de l’extrême nord du Japon que d’autres caractéristiques du sud», explique-t-il. Au fil de la ba lade à travers une jungle de lichens et de sapins, des clairières mous sues apparaissent comme dans un rêve, bordées de rivières qui dé valent en cascades blanches de la montagne. Partout se dressent des arbres aux racines gigantesques, des cèdres au corps tortueux, les fameux «sugi», et des lilas d’été aux troncs élancés et lisses. Grande favorite des destinations «nature» des Japonais, l’île accueille 300 000 visiteurs par an mais elle se mérite : aucun vol direct depuis Tokyo, situé à plus de mille kilo mètres. Une chance pour le plus vieil ancêtre de la forêt, le «Jomon sugi». Star de l’île, ce cèdre colos sal situé au centre de Yakushima aurait connu les premiers peuples
de chasseurs-cueilleurs de l’ère Jo mon, il y a environ 7 200 ans. Il a survécu à quatre siècles d’exploi tation forestière. «Jadis, les habi tants craignaient Kukunochi, le dieu des arbres, et personne ne touchait aux sugi, explique Shunro Iwakawa. Mais à partir du XVIe siècle, ils furent confrontés à une période de disette et durent choisir entre mourir de faim et cou per les cèdres pour les vendre aux puissants seigneurs de Kago shima.» Les insulaires commen cèrent donc à abattre les troncs sa crés. Le cèdre de Yakushima était recherché pour la qualité de son bois, imputrescible pendant 200 à 300 ans. A l’époque, il fallait dix jours pour mettre à terre un arbre, dont la souche était ensuite soi gneusement pansée avec des feuilles. Pour être sûr de ne pas s’at tirer les foudres des dieux, un moine eut l’idée de planter des haches au pied des sugi à couper : si elles retombaient au bout d’une nuit (sous l’effet du vent, de la pluie, des animaux…), cela signifiait que l’esprit de l’arbre était vivant. Si non, le géant était coupé. Mais on replantait quelques graines en
d’une circonférence de 16,4 m, ce cèdre perché à 1 300 m d’altitude serait contemporain de l’ère Jomon, il y a environ 7 200 ans.
ÉVASION | Japon t-il. Dans les années 1960, Shiba était étudiant, passant du bon temps à Tokyo, lorsqu’il décida de rentrer sur son île natale pour mo biliser les habitants. «J’ai appris que Yakushima était devenue un énorme chantier qui fournissait 80 % de la demande nationale en bois», se souvient-il. La forêt était pourtant parc national depuis 1963, et majoritairement détenue
par l’Etat. «Les habitants étaient embauchés sur les chantiers de la Direction des eaux et forêts et per sonne ne pouvait protester, au risque de perdre son boulot», ex plique Tessei Shiba, dont le propre père travaillait sur un site d’exploi tation. Les machines abattaient les sugi à un rythme d’enfer, en moyenne un toutes les vingt mi nutes. Puis en 1970, un typhon pro voqua un glissement de terrain monstre. La catastrophe ne fit pas de victimes mais plaça les habi tants face aux conséquences de la déforestation. L’avenir de Yaku
LE DÉCOR QUI A INSPIRÉ «PRINCESSE MONONOKÉ»
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êlant poésie et dénonciation féroce, le film d’animation «Princesse Mononoké» (1997), du réalisateur Hayao Miyasaki, raconte la guerre que se livrent les génies de la forêt et les humains qui la détruisent pour l’exploiter. «Mononoké» signifie «l’esprit des choses» et fait référence aux créatures mythologiques qui peuplent la nature japonaise. L’univers de ce film devenu culte – qui rappelle étrangement un pan de l’histoire de Yakushima à une époque où la moitié de la forêt vierge fut rasée – a d’ailleurs été inspiré par la nature fantastique de l’île. Hayao Miyazaki, maître de l’animation reconnu
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shima fut débattu au Parlement nippon et une loi contre l’abattage des cèdres votée en 1982. Désormais, on pénètre rarement dans ce qui reste de la forêt pri maire, infestée de serpents et dé pourvue de chemins balisés. Pour tant, il fut un temps, pas si lointain, où les hommes vivaient en harmo nie avec cet écosystème, comme l’attestent les nombreuses traces de vie – murs en pierre ou restes de vaisselle – de l’ère Taishō (1912-1926) dans le bois de Seiburindo, dans le sud-ouest de l’île, sa partie la moins peuplée. «Les habitants de l’époque s’étaient installés ici pour collec ter du sel, raconte le guide Shunro Iwakawa. Ils vivaient de la chasse, récoltaient du blé, vendaient du charbon et des essences de cam phrier.» Seiburindo bénéficie d’une chaleur propice à l’épanouisse ment des «gajumaru», des figuiers étrangleurs aux bras démesurés et à l’appétit glouton, qui étreignent les arbres et les roches alentours, créant des sculptures végétales aux formes surnaturelles. Le cri aigu d’un daim «yaku shika» perce le silence. La forêt de Yakushima est aujourd’hui si pleine de vie que l’on peine à ima giner le désastre auquel elle a échappé. Pansée de ses blessures, elle a pu renaître depuis les années 1980 grâce aux efforts des habi tants. La légende raconte que ces lieux sont protégés par les «gejibe», créatures mi-anges mi-démons de la mythologie japonaise, qui jadis attaquaient les bûcherons trop gourmands. La nuit venue, elles leur envoyaient des cauchemars, dans lesquels les arbres qu’ils avaient eux-mêmes sciés leur tom baient sur la tête. Alors, sur l’île, les rituels ont repris. Les hommes qui avaient rompu le lien avec les di vinités et s’étaient retrouvés han tés ont fini par renouer avec la na ture, comme dans le scénario d’un film de Hayao Miyazaki. Au som met du mont Miyanoura, s’élève aujourd’hui un immense rocher entouré d’offrandes, saké, riz et sel. Le dieu de la montagne veille à nouveau sur Yakushima. L
Anges et démons, les «gejibe» attaquent les bûcherons
Dentsu / Nippon TV / The Kobal Collection / Picture-desk.com
priant pour l’âme du cèdre blessé. Puis, à l’aube du XXe siècle, l’exploitation forestière s’intensifia et l’on oublia peu à peu de prati quer ces rituels. Un chemin de montagne conduit vers Suzudake. Surplombée par un énorme roc granitique, cette forêt primaire n’est fréquentée que par des bandes de macaques, qui dé gringolent la falaise pour venir se réchauffer au soleil sur une plage en contrebas. Dans les années 1970, Suzudake, qui compte de nombreux cèdres millénaires, a failli elle aussi être rasée pour son bois. Sauvée in extremis par les ha bitants, elle exprime aujourd’hui sa vigueur dans un foisonnement de couleurs, rose des rhododen drons, blanc des lilas d’été, vert phosphorescent de la mousse… Selon la NHK, la chaîne natio nale, à Yakushima plus de cèdres ont été abattus en vingt ans (de 1960 à 1980) que durant trois siècles. La moitié de la forêt pri maire a été détruite. Tessei Shiba, cheveux blancs et visage déter miné, fut l’un des meneurs de la lutte contre la déforestation sur l’île. «Peu de gens savent ce qui s’est passé à l’époque, car Yakushima est connue comme un joyau du patrimoine mondial», témoigne-
Elevée par une déesse louve, San (princesse Mononoké) se bat pour sauver les esprits de la forêt et choisit de vivre parmi eux.
dans le monde entier, avait l’habitude d’y venir en repérage avec les équipes de son studio. Après la sortie du film, une partie de la forêt de Shiratani, située sur le versant nordest de Yakushima, fut
rebaptisée «forêt de la princesse Mononoké». Mais elle attira tant de curieux qu’en 2008, la pancarte fut retirée à la demande du réalisateur, afin de préserver la sérénité des lieux.
Alissa Descotes-Toyosaki