NUMERO 51 | PRINTEMPS 2014
Swissaid | Action de Carême | Pain pour le prochain | Helvetas | Caritas | Eper | www.alliancesud.ch
Une aide efficace, c’est quoi ? Nouveau sésame : « partenariat mondial »
Firmes & droits humains : pas d’accès à la justice
Accords fiscaux : au profit de la Suisse
News Nouveau site web de la DDC Que faire avec une étude commissionnée qui aboutit à des résultats déplaisants ? On la « publie », mais de manière à ce que (presque) personne ne la remarque. C’est ce qui s’est passé avec l’étude du World Trade Institute sur les conventions fiscales de la Suisse avec les pays en développement (voir p. 8). Cela devrait cependant changer à l’avenir. Alliance Sud a pu jeter un œil à la version d’essai du nouveau site web de la Direction pour le développement et la coopération. Il devrait rendre accessibles de manière systématique des analyses et contributions au débat, avec même la possibilité de laisser des commentaires. dh
Partenariat entre l’Afrique et l’UE Après dix ans de négociation, l’Union européenne (UE) et la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) ont signé un accord de partenariat économique (APE). L’UE a accepté que les 16 pays de la CEDEAO réduisent leurs droits de douane de 75% sur 20 ans, au lieu de 80% sur dix ans, comme initialement demandé. L’APE devrait augmenter le commerce de 42 milliards d’euros par an. Les ONG ouest-africaines rejettent cependant l’accord en invoquant une « perte de souveraineté ». Car même si l’UE a proia
Impressum GLOBAL+ paraît quatre fois par an. Editeur: Alliance Sud Communauté de travail Swissaid | Action de Carême | Pain pour le prochain | Helvetas | Caritas | Eper Monbijoustr. 31, Postfach 6735, 3001 Berne, Tel. 031 390 93 30, Fax 031 390 93 31 E-Mail: globalplus@alliancesud.ch Internet: www.alliancesud.ch Rédaction: Michel Egger (me), Isolda Agazzi (ia), Tel. 021 612 00 95 Concept graphique: Clerici Partner AG Iconographie: Nicole Aeby Mise en page: Frédéric Russbach Impression: s+z: gutzumdruck, Brig. Tirage: 1500 ex. Prix au numéro: Fr. 7.50 Abonnement annuel: Fr. 30.– Abonnement de soutien: min. Fr. 50.– Prix publicité / encartage: sur demande Photos: couverture: Panos/GMB Akash ; dernière page : Antoine Taveneaux. Prochain numéro: juin 2014.
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mis une aide de 6,5 milliards d’euros, la région devrait perdre 1,8 milliard d’euros de revenus douaniers par an et les libéralisations risquent d’accroître la désindustrialisation et le chômage. Les services – notamment financiers –, les marchés publics, le droit de la concurrence et les investissements devraient être libéralisés rapidement ainsi que des règles plus strictes introduites sur la propriété intellectuelle. L’APE doit encore être ratifié par les deux parties. Agenda post-2015 détourné ns Jusqu’ici cela ne faisait pas l’ombre d’un pli : l’agenda post-2015 devait faire des droits de l’homme le cœur de tous les objectifs. La dernière proposition du Groupe de travail ouvert (OWG) laisse cependant douter que la « grande transformation » ait lieu. Les réseaux d’ONG Beyond 2015 et Concord accusent l’OWG de retomber dans l’ornière des Objectifs du Millénaire et de formuler à nouveau des objectifs particuliers contradictoires. Les obligations des Etats et des multinationales en matière de droits humains, le partage équitable dans les limites de la planète ainsi qu’entre les groupes de revenu et les sexes, mais aussi les systèmes de sécurité sociale universels demeurent sur la touche.
On recommence à miser sur la croissance, l’industrie et les énergies « modernes » (nucléaires) plutôt que renouvelables. Reste à savoir si le tir pourra être corrigé ex post par des principes de régulation, ainsi que des voix internes l’affirment. Point de contact norvégien exemplaire Le Point de contact (PCN) de la Norvège, chargé de la mise en œuvre des Principes directeurs de l’OCDE pour les multinationales, s’est soumis à un examen par les pairs. Le rapport confirme sa position de pointe au plan international. Il jouit d’une grande crédibilité due à plusieurs facteurs. D’abord, sa transformation en 2011 en organe indépendant du gouvernement, formé de quatre experts proposés par le business, les syndicats et les ONG. Cela a suscité une nette augmentation du nombre de plaintes déposées. Ensuite, le fait qu’il n’hésite pas à établir si les entreprises ont violé ou non les Principes directeurs. Enfin, le recours à des tiers pour des missions de terrain. Le PCN norvégien se distingue également par sa visibilité liée à une promotion très active des Principes directeurs dans le secteur privé. Il constitue un exemple dont la Suisse est encore très loin et dont elle ferait bien de s’inspirer. me
Alliance Sud en un clin d’œil Président Hugo Fasel, directeur de Caritas. Direction Peter Niggli (directeur), Kathrin Spichiger, Rosa Amelia Fierro, case postale 6735, 3001 Berne, Tél. 031 390 93 30, Fax 031 390 93 31, E-mail: mail@alliancesud.ch www.facebook.com/alliancesud https://twitter.com/AllianceSud Politique de développement
– Relations publiques Daniel Hitzig, Tél. 031 390 93 34, daniel.hitzig@alliancesud.ch – Développement durable / Climat Nicole Werner, Tél. 031 390 93 32, nicole.werner@alliancesud.ch Documentation Berne Jris Bertschi/Emanuela Tognola/ Renate Zimmermann, Tél. 031 390 93 37, dokumentation@alliancesud.ch
– Coopération au développement Nina Schneider, Tél. 031 390 93 40, nina.schneider@alliancesud.ch
Bureau de Lausanne Michel Egger/ Isolda Agazzi/Frédéric Russbach, Tél. 021 612 00 95/ Fax 021 612 00 99 lausanne@alliancesud.ch
– Commerce / OMC Michel Egger/Isolda Agazzi, Tél. 021 612 00 95, lausanne@alliancesud.ch
Documentation Lausanne Pierre Flatt / Amélie Vallotton Preisig / Nicolas Bugnon, Tél. 021 612 00 86, doc@alliancesud.ch
– Finance internationale /Fiscalité Mark Herkenrath, Tél. 031 390 93 35, mark.herkenrath@alliancesud.ch
Bureau de Lugano Silvia Carton / Lavinia Sommaruga Tél. 091 967 33 66/Fax 091 966 02 46, lugano@alliancesud.ch
Daniel Rihs
Retour dans les tranchées
Points forts 4
Coopération internationale Quid après 2015 ?
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Changements climatiques Les vertus de l’agro-écologie
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Multinationales et droits humains Droit d’accès à la justice bafoué
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Politique fiscale de la Suisse Les pieds dans le tapis
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Cycle de Doha (OMC) Les négociations après Bali
Il y a 24 ans, le Suisse voulait le beurre et l’argent du beurre dans ses négociations avec l’Union européenne (UE). Elle désirait pouvoir accéder pleinement au marché européen et influencer la législation de l’UE, mais sans en devenir membre ni déléguer des compétences de politique étrangère aux organes de la communauté. Le négociateur-enchef Franz Blankart qualifiait sa tâche de « quadrature du cercle ». La position maximale de la Suisse s’est avérée illusoire. Tractations après tractations, elle a été laminée par les négociateurs européens, jusqu’à ce qu’il n’en reste rien – la quadrature diplomatique est demeurée aussi insoluble que la mathématique. Les adversaires de l’adhésion à l’Espace économique européen (EEE) ont joué à leur guise avec l’échec des désirs illusoires de négociation du Conseil fédéral. Après le 9 février, la Suisse doit à nouveau tenter de résoudre la quadrature du cercle. Les vainqueurs de la votation populaire estiment que l’UE va accepter de renégocier les accords bilatéraux et octroyer à la Suisse des conditions à la carte ou sur le mode du picorage. Le Suisse, selon eux, serait aussi importante pour l’UE que l’inverse. Au besoin, nous aurions des moyens de pression comme la fermeture du Gotthard ou la « déviation du Rhin dans le Rhône ». Des mesures que l’envoyé spécial autoproclamé Roger Köppel, patron de la Weltwoche, qualifie certes de quelque peu « extrêmes », sans toutefois en exclure l’éventualité. Franz Blankart, en son temps, voulait également négocier un accès à la carte au marché européen. C’est resté un vœu pieux. Après le non à l’EEE en 1992, l’UE a tenu à lier entre eux les accords bilatéraux avec la Suisse : aucun traité ne peut être dénoncé sans mettre en péril les autres. Les vainqueurs du 9 février ne veulent pas croire qu’il en va ainsi. Ils reprennent à leur compte les illusions qui étaient autrefois la spécialité des partisans de l’intégration. Dans cette surestimation de soi mégalomaniaque, ils aménagent bien sûr à long terme la possibilité de corriger la décision du peuple. A court terme, la décision du 9 février renforce le retrait dans les tranchées, à l’œuvre depuis le déclenchement de la bataille sur la fiscalité en 2009. Des pans considérables de la caste politique se sentent attaqués injustement par l’étranger. Ils croient pouvoir dicter à l’UE ou au monde la volonté du peuple suisse. Eu égard aux tâches de la Suisse dans les questions en cours de la politique intérieure mondiale – accord sur le climat, convergence internationale sur une relance du développement durable – ou au rôle qu’elle s’est donnée comme médiatrice dans l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), les tranchées constituent la position de départ la plus mauvaise possible. Peter Niggli, directeur d’Alliance Sud
Standards de la Banque mondiale 10 Révision inquiétante
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Partenariat mondial pour la coopération au développement
Qui va dicter le développement après 2015 ? Nina Schneider
Les 15 et 16 avril se rencontrent à Mexico
City les gouvernements des pays donateurs et récipiendaires de l’aide, avec tous les acteurs importants de la coopération au développement. A cette occasion, les pays de l’OCDE aimeraient se profiler comme les arti-
Photo: Panos/Heldur Netocny
sans effectifs d’un agenda post-2015.
Des écoliers au Bengale occidental (Inde) tirent de l’eau d’une citerne fournie par le groupe industriel Tata Steel. Les Etats donnent un rôle croissant aux multinationales, mais sans rien exiger en contrepartie.
Avant même que les contenus de l’agenda post-2015 n’aient été définis à l’ONU, la question se pose de qui sera en mesure de piloter et contrôler la mise en œuvre des objectifs. Et selon quels critères ? On parle aujourd’hui d’un « partenariat global » où tous les acteurs importants du développement – du Nord et du Sud, des secteurs public, privé ainsi que de la société civile – se partageraient la responsabilité du financement et de la mise en œuvre. L’implication accrue des multinationales devrait permettre aux donateurs traditionnels des pays industrialisés de se décharger de leurs promesses en toute bonne conscience. Doubles standards douteux L’idée d’une responsabilité commune partagée sonne mieux que ce qu’elle n’est en réalité. Le « Partenariat mondial pour une coopération efficace au service du développement »1 va présenter à la conférence de Mexico sa conception de ce que cela signifie. Certes, au long d’un processus de dix années jalonné de conférences à Paris, Accra et Busan, les pays donateurs traditionnels de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et les pays récipiendaires ont pris des engagements sur un certain nombre de principes
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fondamentaux de la coopération. Ceux-ci – sur le papier – octroient aux pays en développement le leadership dans la définition de leurs programmes de développement. Parallèlement, la société civile internationale s’est donné les Principes d’Istanbul2, qui placent les droits humains, la justice sociale, la protection de l’environnement et la participation démocratique au cœur de la coopération. Cependant, nouveaux rapports de force au plan international obligent, alors qu’ils ne s’étaient pas engagés jusqu’ici dans le processus, les BRICS et les acteurs de poids du secteur privé ont été invités à la conférence de Busan en 2011. Ils ont pu faire valoir leur point de vue, mais sans devoir prendre d’engagement en contrepartie. Le résultat, douteux, est l’émergence de doubles standards permettant « à tous les acteurs de jouer leur rôle spécifique en fonction de leurs possibilités » – autrement dit, de leurs intérêts propres. Risque d’effritement Fondamentalement, les ONG internationales ainsi qu’Alliance Sud saluent les efforts pour ancrer dans l’agenda post-2015 les principes élaborés en commun sur l’efficacité de la coopération3. En même temps, elles craignent que le « partenariat mondial » ne cimente des relations inéquitables. Pour éviter cela, il convient que le secteur privé et les banques de développement se soumettent aux mêmes critères de responsabilité commune, transparence, renforcement des institutions locales et participation démocratique. Cela, sous la houlette des gouvernements en charge de la réalisation des droits humains et de l’environnement. Le secrétariat du « partenariat mondial » est cofinancé depuis la conférence de Busan par l’OCDE et l’ONU. Il n’a jusqu’ici rien fait de convaincant. Le premier rapport sur la mise en œuvre des principes d’efficacité ne sortira que mi-mars. Les groupes de travail piétinent, la société civile attend toujours le deuxième siège promis dans l’organe de direction élargi de 18 à 24 personnes. Une fois de plus le secteur privé sera courtisé. On ne sait pas encore si les ONG internationales pourront prendre la parole sur cette question. Toutes leurs contributions concrètes semblent rester lettre morte. Quant aux pays en développement du G77, ils ne sont guère enthousiastes à confier la direction de l’agenda post-2015 à un partenariat aussi déséquilibré. Ils préféreraient le Forum pour la coopération au développement (DCF)4 de l’ONU, jugé plus représentatif. Si, comme cela semble se dessiner, la Conférence de Mexico n’accouche que d’un faible communiqué, c’est le fondement même d’un agenda du développement post-2015 porteur d’avenir qui risque de s’effriter.
1. http://effectivecooperation.org 2. http://goo.gl/Ezrxo0 3. http://goo.gl/jRVGHs 4. https://www.un.org/en/ecosoc/dcf
Changements climatiques
Les vertus de l’agro-écologie Nicole Werner
Le Conseil mondial du climat
changements climatiques. Le risque de chute des récoltes baisse avec la diversification des cultures. Les paysannes et paysans peuvent en effet jouer avec diverses variétés de plantes susceptibles de fournir le meilleur rendement dans des conditions climatiques variables.
publie ce printemps les deuxième et troisième parties de son cinquième rapport d’évaluation. Une évidence déjà s’impose : les investissements pour la protection du climat et l’adaptation aux changements climatiques
Conséquences globales incalculables En passant à l’agro-écologie, quelque 45’000 familles du Honduras et du Guatemala ont accru leurs récoltes de blé de 400-600 à 2000-2500 kg/ ha. Au Burkina Faso et au Niger, des terres dégradées dans des zones arides ont retrouvé leur fertilité grâce à la protection des sols et des eaux. Cependant, même les meilleures pratiques ont leurs limites. Les conséquences globales d’un réchauffement planétaire supérieur à deux degrés Celsius sont incalculables. Si l’on ne prend pas sans tarder les mesures requises pour la protection du climat et l’adaptation aux changements climatiques, la pauvreté va à nouveau augmenter. Un coup dans l’aile des Objectifs du Millénaire pour le développement.
profiteront à tout le monde.
Fertilité accrue des sols L’agro-écologie peut contribuer de manière considérable à la sécurité alimentaire dans les pays en développement. Les recherches scientifiques montrent que, dans les pays en développement, les récoltes issues de la production biologique dépassent jusqu’à 80% celles de l’agriculture conventionnelle3. Les méthodes douces réduisent la densification des sols. Ceux-ci peuvent ainsi absorber davantage d’eau et l’érosion diminue. De plus, ils fixent davantage de CO2 et d’azote, un élément nutritif important pour les plantes. Une agriculture écologique et diversifiée permet de contrer le stress croissant des plantes dû aux variations de chaleur et d’hygrométrie liées aux
1. http://www.ipcc.ch/report/ar5/#.UxMTyYXZ5Kg 2. http://www.ipcc.ch/report/ar5/wg1/#.UxMTgIXZ5Kg 3. Catherine Badgley, Jeremy Moghtader & others, Organic agriculture and the global food supply. Renewable Agriculture and Food Systems, 22, 2007, pp. 86-108.
Photo: Christian Bobst/EPER
La deuxième partie du cinquième rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC)1, à paraître sous peu, porte sur les effets des changements climatiques sur l’être humain et la nature. La troisième partie, qui sortira en avril à Berlin, est consacrée principalement à la protection du climat et à ses implications économiques. La première partie traite des fondements scientifiques des changements climatiques2. Il est disponible depuis septembre dernier. Il constate, entre autres, que si rien ne change, le niveau de la mer augmentera jusqu’à 80 centimètre d’ici 2100. Autrement dit, les atolls du Pacifique Tuvalu et Kiribati ainsi que les îles Marshall seront en bonne partie inondées, si les émissions de gaz à effet de serre ne commencent pas enfin à diminuer. Outre la disparition extrême de territoires insulaires entiers, la poursuite des changements climatiques a d’autres conséquences graves. La science le reconnaît aujourd’hui déjà : l’augmentation des températures et les variations des précipitations vont provoquer un recul des récoltes agricoles dans de nombreux pays en développement. Non seulement les plus pauvres de ce monde vont continuer à souffrir de la faim, de la soif et restés prisonniers du piège de l’indigence, mais les changements climatiques vont anéantir par là-même les progrès de développement déjà obtenus.
Cultures vivrières à Younouffere (Sénégal) dans un projet de l’EPER. Bonne pour le climat, l’agro-écologie est aussi excellente pour la sécurité alimentaire.
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Multinationales et droits humains
Droit d’accès à la justice bafoué Michel Egger
Quand une victime au Sud de violations commises par des multinationales du Nord
ne peut obtenir réparation, elle devrait pouvoir porter plainte dans le pays d’origine de l’entreprise. Ainsi que le montre une étude récente, elle se heurte cependant à de nombreuses barrières légales et pratiques, notamment en Suisse. Chaque jour, des personnes et communautés sont affectées dans le monde par les activités de multinationales, dont certaines ont leur siège en Suisse. Leur environnement est pollué, leur santé mise en danger, leurs droits humains piétinés. Selon le Pacte II de l’ONU relatif aux droits civils et politiques, elles ont le droit d’accéder à la justice et d’obtenir réparation (art. 2). Cette disposition a été renforcée par les Principes directeurs de l’ONU relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme (2011), qui enjoignent les Etats à offrir des voies de « recours effectif » (Principe 25). Ces principes ne sont malheureusement de loin pas respectés partout. Dans nombre de pays, les structures judiciaires sont déficientes et non indépendantes, les autorités corrompues et complices des multinationales. En République démocratique du Congo, quelle voie de recours ont les communautés dont les eaux sont gravement polluées par la filiale de Glencore ? Attaquer en justice un tel géant revient à s’exposer à des formes graves de persécution. Quand les victimes d’atteintes aux droits humains et à l’environnement commises par une multinationale se heurtent à un déni de justice dans leur pays, elles devraient pouvoir porter
pour en savoir plus... • The Third Pillar: Access to Judicial Remedies for Human Rights Violations by Transnational Business, ICAR & EECJ, 2013. • Injustice Incorporated : Advancing the right to remedy for corporate abuses of human rights, Amnesty International, 7 mars 2014, 303 p. - http://goo.gl/vQsk1o • Out of bounds : accountability for corporate human rights abuse after Kiobel, Earthrights International, septembre 2013, 97 p. - http://goo.gl/9jCCly • Voir également le dossier en ligne Multinationales qui répertorie les normes et conventions existantes. Il contient également un chapitre « Critiques » ainsi qu’un volet sur la « Responsabilité sociale des entreprises (RSE) ». – http://www. alliancesud.ch/fr/documentation/dossiers/multinationales
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plainte dans l’Etat d’origine de l’entreprise. Un rapport publié fin 2013 par deux organisations partenaires de la campagne « Droit sans frontières » – International Corporate Accountability Roundtable (ICAR) et European Coalition for Corporate Justice (ECCJ) – a étudié la situation en Amérique du Nord, dans l’Union européenne (UE) et en Suisse (voir encadré). Grosses lacunes La conclusion de ces experts est claire : « Les Etats généralement ne remplissent pas leur obligation de garantir un accès à des recours judiciaires effectifs pour les victimes de violations des droits humains par des entreprises opérant en-dehors de leur territoire. » Elle confirme ce que le Conseil fédéral déclarait à propos de la Suisse dans sa réponse à l’interpellation Seydoux (12.3499) : « Il n’existe pas de bases juridiques contraignantes garantissant un accès à la justice suisse lorsqu’un système judicaire à l’étranger présente des lacunes. » De fait, la seule possibilité de porter plainte sur la base des droits de l’homme a longtemps été l’Alien Tort Claims Act (ATCA) aux Etats-Unis. Il permettait à toute personne (indépendamment de sa nationalité) de saisir la justice américaine pour des violations du droit international partout dans le monde. Depuis 1980, plus de 200 plaintes ont été déposées contre des firmes. La conclusion en 2013 du cas Kiobel vs Royal Dutch Petroleum pourrait cependant changer la donne. La Cour suprême a en effet fortement réduit l’application extraterritoriale de l’ATCA. Les effets concrets de cette décision sont encore incertains. Irresponsabilité des sociétés mères Globalement, les victimes du Sud souhaitant accéder à la justice dans les pays d’origine des multinationales se heurtent à de nombreuses barrières légales et pratiques, qui se retrouvent à des degrés variables dans toutes les juridictions étudiées. Les principaux obstacles sont les suivants : 1) Le « forum non conveniens », qui permet aux tribunaux de rejeter un cas sous prétexte que le for du pays où la violation a eu lieu serait plus approprié. C’est sur cette base que la justice américaine a refusé les plaintes contre Union Carbide (catastrophe de Bhopal, 1984) et contre Chevron (pollutions en Equateur, 1993). Cette disposition n’existe pas en Suisse ni dans l’UE. Selon le règlement Bruxelles I, les tribunaux des pays
Photo: Meinrad Schade
Mine de cuivre de la société Mopani, à Kitwe (Zambie). La maison-mère Glencore n’a pas à assumer les éventuelles atteintes aux droits humains et à l’environnement de sa filiale.
membres doivent accepter les plaintes civiles contre des entreprises domiciliées dans l’UE pour des actes de caractère extraterritorial. C’est pourquoi un tribunal britannique a accepté la plainte déposée contre Trafigura pour son implication dans le déversement de déchets toxiques en Côte d’Ivoire. 2) Le « corporate veil », qui considère une maison mère et sa filiale comme deux entités juridiques séparées. Ce voile est la norme dans la plupart des systèmes légaux et il ne peut être levé que très exceptionnellement. En Suisse, les conditions sont si restrictives que c’est quasi impossible. Autrement dit, alors même qu’elle la contrôle et s’enrichit de ses profits, Glencore n’a pas à répondre des violations commises par sa filiale au Congo ni de son manque de diligence pour les éviter. Une marge de manœuvre existe toutefois dans certains pays. Aux Pays-Bas, la justice peut entrer en matière quand un lien suffisamment étroit existe entre la plainte contre la société mère et celle contre sa filiale à l’étranger. Ainsi, en 2013, un tribunal civil a condamné une filiale nigériane du groupe Shell pour des dégâts écologiques dus à la protection insuffisante de ses pipelines. 3) Les obstacles de procédure. Par exemple, le fardeau de la preuve. Il revient aux plaignants et est d’autant plus lourd au plan civil quand, comme en Suisse, les juges ne peuvent pas obliger les entreprises incriminées à divulguer des informations clés en leur possession. Ensuite, les frais de justice. Ils sont très élevés et l’assistance judiciaire des Etats obéit à des critères tels qu’elle est souvent quasi inaccessible pour des plaignants étrangers. Si le gouvernement hollandais a aidé financièrement les paysans nigérians dans leur démarche contre Shell, les autorités helvétiques n’ont rien donné à la veuve du syndicaliste assassiné Luciano Romero dans la plainte contre Nestlé, estimant qu’elle avait assez d’argent pour vivre en Colombie et payer les frais d’une procédure en Suisse.
4) Les plaintes collectives. Elles sont courantes aux EtatsUnis, possibles dans certains pays européens, en particulier en Grande-Bretagne. Dans l’UE, il est de plus en plus reconnu que des ONG peuvent déposer des plaintes au nom de victimes, dans la mesure où les dommages touchent le but pour lequel elles ont été créées. C’est ainsi que Friends of the Earth Netherlands a agi pour les paysans nigérians contre Shell. Ce n’est pas le cas aux Etats-Unis, où les parties tierces doivent avoir été directement affectées par les violations. En Suisse, le droit d’être représenté par une association n’existe pas et les plaintes collectives ne sont pas possibles. Un projet de révision de la loi est cependant en cours dans ce domaine. 5) Le manque de volonté des autorités. C’est particulièrement patent dans le cas de la plainte déposée en 2012 contre Nestlé pour l’assassinat de Luciano Romero. En 15 mois, les autorités judiciaires n’ont rien fait, à part transférer le dossier de Zoug à Vaud, obligeant les plaignants à traduire l’ensemble du dossier en français. Pour finir par décider de ne pas entrer en matière, arguant que les faits étaient prescrits. « Il est alarmant de constater que la justice suisse ne montre aucune volonté d’enquêter sur les reproches fondés contre des entreprises », tonne l’un des avocats, Wolfgang Kaleck, secrétaire général de l’European Center for Constitutional and Human Rights (ECCHR). Un recours a été déposé auprès du Tribunal fédéral. Sur tous ces points, des améliorations et des réformes sont nécessaires. « Cela exige une régulation accrue et plus effective des Etats, à la fois à travers la législation et d’autres processus, ainsi que des décisions politiques claires en faveur de l’accès à des voies de recours effectives », concluent ICAR et ECCJ en formulant de nombreuses recommandations. On ne parviendra à lutter contre l’impunité des multinationales dans les violations des droits humains que si les Etats d’origine assument leur responsabilité.
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Politique fiscale de la Suisse envers les pays en développement
Les pieds dans le tapis Mark Herkenrath
Il y a cinq ans, le Conseil fédéral a décidé de prendre congé progressivement du secret ban-
caire. Depuis lors, il essaie de glisser des avantages pour la Suisse dans les nouveaux accords sur la fiscalité. Il ne sait toujours pas cependant quels sont les effets de ces traités sur les pays en développement.
Cela fera exactement cinq ans ce printemps que la Suisse a commencé de sortir de son état de paradis fiscal. Le 13 mars 2009, le Conseil fédéral s’engageait à veiller dorénavant à la propreté de la place financière. En particulier, il promettait d’octroyer à l’avenir aux autorités fiscales étrangères une assistance administrative élargie, c’est-à-dire un échange d’information sur demande. La mise en œuvre de cette nouvelle politique est cependant à la peine et les contradictions sont légion.
Photo: Keystone/Peter Schneider
Premier pas positif La Suisse a aujourd’hui des conventions de double imposition fiscale (CDI) avec 44 des 148 pays en développement. Jusqu’ici, seuls quatre d’entre eux bénéficient de l’assistance administrative
La ministre des finances Widmer-Schlumpf dans la tempête. Face aux pays pauvres, le Conseil fédéral cherche avant tout à protéger les intérêts économiques de la Suisse.
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élargie. En février dernier, le Conseil fédéral a enfin décidé de corriger légèrement le tir : l’échange d’information sur demande sera étendu de manière unilatérale à toutes les CDI. Autrement dit, un tiers des pays en développement recevront enfin un peu de soutien de la Suisse dans leur lutte contre l’évasion fiscale. Cela, point réjouissant, sans devoir comme jusqu’ici offrir des contreparties sous la forme d’avantages fiscaux en faveur des investisseurs suisses (réduction des impôts à la source, etc.). Cette mesure ne constitue cependant qu’un premier pas. On ne sait pas encore, en effet, ce qu’il adviendra de la grosse centaine de pays en développement avec lesquels la Suisse n’a pas encore de CDI. La négociation d’un tel traité représente pour ces derniers une charge considérable. C’est pourquoi le Conseil fédéral devrait leur offrir rapidement un accord sur l’échange de renseignements en matière fiscale (Tax information exchange agreements, TIEA). Cela permettrait de régler la question de l’assistance administrative élargie sans toucher à l’imposition à la source des revenus des investisseurs suisses à l’étranger. Ignorance du Conseil fédéral C’est précisément ce que le Conseil fédéral ne veut pas. Ainsi qu’il l’a signifié dans un rapport d’avril 2012, il n’aimerait offrir des TIEAs qu’à un certain nombre de pays choisis, en l’occurrence ceux qui ne présentent aucun intérêt pour les investisseurs suisses. Les autres devraient n’obtenir l’assistance administrative que dans le cadre d’une CDI, c’està-dire en échange d’une réduction des impôts à la source. Ces CDI présentent-elles réellement un intérêt pour les pays en développement ? Quelles conséquences ont-elles sur leurs recettes fiscales ? Stimulentelles vraiment les investissements suisses, améliorant par là-même la substance fiscale, comme le Conseil fédéral l’a toujours prétendu pour les justifier ?
Ce sont les questions que la Commission économique du Conseil national a posées dans un postulat. La réponse du Conseil fédéral, dans un rapport publié en février, laisse pantois : en réalité, il n’en sait rien. Il est incapable de dire si les CDI profitent ou nuisent aux pays en développement. Aveu inquiétant L’ignorance du gouvernement non seulement contredit les arguments qu’il a toujours avancés pour étayer sa politique, mais elle est battue en brèche par une autre étude1 parue plus ou moins en même temps que son rapport. Le renommé World Trade Institute (WTI) de l’Université de Berne arrive clairement à la conclusion que les CDI bénéficient tendanciellement avant tout à la Suisse. On notera que le rapport du Conseil fédéral passe totalement cette recherche sous silence, alors même qu’elle a été commanditée par la Direction du développement et de la coopération (DDC). C’est ce que l’on appelle se prendre les pieds dans le tapis. Un dernier aveu reste pour le moins inquiétant. A la question de savoir quand une CDI est préférable à un TIEA, le Conseil fédéral répond que les effets financiers potentiels sur les pays en développement ne sont « pas déterminants » dans ce choix. Une manière de dire que la politique fiscale de la Suisse envers les pays en développement obéit à peu près entièrement aux intérêts de la Suisse.
1. Elisabeth Bürgi Bonanomi, Schweizer Doppelbesteuerungsabkommen: Aktuelle Politik und Entwicklungsrelevanz, WTI, Berne, 2013, http:// bit.ly/1fCenEB
Cycle de Doha à l’OMC
Bali pourrait relancer les négociations Idolda Agazzi
Après le succès relatif de la conférence ministérielle de Bali, l’Organisation mon-
diale du commerce (OMC) a du pain sur la planche. Elle doit opérationnaliser les dix décisions
Début février, Roberto Azevedo, le directeur général de l’OMC, a demandé aux présidents des groupes de négociation du cycle de Doha de présenter leurs plans pour mettre en œuvre le paquet de Bali. Il s’agit d’abord de l’Accord sur la facilitation du commerce. Celui-ci implique une nouvelle segmentation des pays en développement, car il prévoit un traitement spécial et différencié d’un nouveau genre. Les pays donateurs doivent notifier leurs engagements en matière d’assistance technique et financière avant que les pays en développement (PED) et les pays les moins avancés (PMA) ne doivent remplir des obligations. Les PED et les PMA ont le choix de mettre en œuvre certains engagements tout de suite, après une période de transition ou encore après la réception d’une aide technique et financière. Les pays industrialisés, en revanche, doivent mettre en œuvre tous les engagements immédiatement. L’accord va entrer en vigueur après la ratification par deux tiers des membres, ce qui pourrait prendre deux ans. L’OMC estime qu’il pourrait augmenter le commerce mondial de 1’000 milliards USD par an par rapport à aujourd’hui. Une autre grande partie porte sur l’agriculture. Avant de pouvoir bénéficier de la clause de paix qu’elle a arrachée de haute lutte, l’Inde doit notifier ses soutiens internes à l’agriculture, ce qu’elle n’a pas fait depuis 2003. Parallèlement, l’OMC doit élaborer des propositions pour trouver une solution permanente à la question des soutiens internes d’ici la ministérielle de 2017. Quant à la question des subventions aux exportations des produits agricoles, sur laquelle les membres se sont contentés d’une déclaration d’intention qui les prohibe, le comité sur l’agriculture va en discuter en juin. Finalement, les PMA demandent que les thèmes du coton et de l’accès hors contingent et droits de douane – traités à Bali de façon non contraignante – soient opérationnalisés et fixés dans le temps. Accord sur les biens et services environnementaux Roberto Azevedo veut aussi un programme de travail pour relancer le cycle de Doha d’ici la fin de l’année. Il a affirmé que le développement doit être au cœur des négociations et que l’agriculture, l’industrie et les services doivent être traités ensemble. Aux membres de décider s’ils veulent agir selon le principe de l’engagement unique (rien n’est acquis tant que tout n’est pas acquis) ou selon une approche morcelée, comme cela a été fait à Bali. Sur ce
Photo: Reuters/Nir Elias
ministérielles et remettre le cycle de Doha sur les rails.
Stocks de riz pour la sécurité alimentaire à Udon Thani (Nord-Est de la Thaïlande). Les soutiens à l’agriculture sont l’une des questions les plus ardues du cycle de Doha.
point, il sera difficile de trouver un compromis. Les PED, en effet, tiennent au principe de l’engagement unique. Ils ne veulent pas de nouveaux sujets et souhaitent conclure les dossiers qui sont chers aux PMA. Les pays industrialisés, en revanche, veulent mettre sur la table de nouveaux thèmes comme les investissements, le droit de la concurrence, l’environnement et l’énergie. Finalement, quatorze pays, dont la Suisse, les Etats-Unis, l’Union européenne, le Costa Rica et la Chine, n’ont pas l’intention d’attendre la conclusion du cycle de Doha pour parler environnement. Fin janvier, à Davos, ils ont décidé de lancer des négociations pour un accord sur la libéralisation des biens et services environnementaux. La base de discussion est la liste établie par l’Association de développement économique de l’Asie-Pacifique (APEC), qui comprend 54 biens, dont les panneaux solaires et les éoliennes. Actuellement, les pays intéressés par les négociations représentent 86% du commerce mondial des biens et services environnementaux. Il s’agit d’un accord plurilatéral qu’ils espèrent multilatéraliser dès que la masse atteindra les 90% du commerce mondial. Les bénéfices pourraient ainsi être étendus à tous les membres, mais seuls les pays négociateurs devraient baisser leurs droits de douane. Le commerce mondial des biens environnementaux a atteint 955 milliards USD en 2012, certains droits de douane montant jusqu’à 35%.
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Standards environnementaux et sociaux de la Banque mondiale
Une révision inquiétante Knud Vöcking1
La Banque mondiale est en mutation. Certains récipiendaires de son aide sont
devenus en partie des concurrents. Le combat de la société civile demeure, qui demande plus de participation et de meilleures règles dans les investissements de développement. mages aux communautés et à l’environnement2. Des déplacements forcés de population continuent de se produire dans des projets d’infrastructure, d’extraction minière ou d’agrobusiness. Selon les estimations de l’IEG, au moins un million de personnes sont touchées quotidiennement dans le monde. Les chiffres actuels pourraient être encore plus élevés, mais la banque ne collecte pas les données. Seuls des standards forts et appliqués de manière rigoureuse sont en mesure d’empêcher que les personnes déplacées ne tombent dans une pauvreté encore plus grande. Les rapports du panel d’inspection de la banque – l’organe de plainte indépendant – révèlent de manière évidente qu’il existe déjà maintenant un déficit élevé dans la mise en œuvre des politiques de sauvegarde. Un sabordage des standards serait toutefois fatal.
Dans les années 1980-90, la Banque mondiale a été sans cesse sous le feu de la critique. De grands projets d’infrastructure au Brésil, des barrages gigantesques en Inde ou d’importants déplacements de population ont suscité des protestations des communautés concernées et de la société civile. La Banque mondiale s’est du coup trouvée dans l’obligation d’introduire peu à peu un système de standards environnementaux et sociaux – lesdites politiques de sauvegarde – pour le financement de ses projets. Depuis lors, les relations de pouvoir dans l’économie mondiale se sont fortement modifiées. Elles ont conduit à une compétition pour de nouvelles possibilités d’affaires et d’investissement. Les anciens clients de la Banque mondiale comme la Chine, le Brésil ou l’Inde sont devenus des concurrents en quête de contrats juteux. La Banque mondiale vient d’entreprendre une révision complète de ses politiques de sauvegarde. Dans le monde global de la finance, ses standards ont valeur de référence. C’est pourquoi le processus est lourd de signification.
Photo: Reuters/Ueslei Marcelino
Règles pertinentes ou ingérence inacceptable Une partie de la direction de la Banque mondiale estime que les standards nuisent aux affaires. Ils auraient des effets dissuasifs sur les Etats récipiendaires et affecteraient la compétitivité de la banque. Les pays émergents, de leur côté, voient souvent dans les politiques de sauvegarde une atteinte à la souveraineté des Etats récipiendaires. La société civile internationale craint que ce genre de considérations s’impose au cours de la réforme et conduise à un affaiblissement des standards. Des recherches, en particulier du « Groupe d’évaluation indépendant » (IEG) de la Banque mondiale, montrent que des standards appliqués de manière correcte et systématique permettent de prévenir des dom-
Régression aux années 1990 La stratégie de la Banque mondiale adoptée en octobre 2013 donne malheureusement des raisons de s’inquiéter. A côté des objectifs généraux de réduction de la pauvreté jusqu’en 2030, on y trouve la forte présence de « projets porteurs de transformation », avec lesquels des jalons décisifs devraient être posés dans des pays et régions. Cet engagement rappelle fortement les grands projets qui ont précisément été à l’origine des standards sociaux et environnementaux. En même temps, la Banque mondiale entend réduire les obstacles bureaucratiques, approuver les projets plus rapidement et accélérer les flux financiers. Cela se fera clairement au détriment d’une planification soigneuse et de la participation publique. De plus, l’idée est de prendre des risques plus élevés, sans préciser cependant qui au bout du compte va les assumer : la banque ou les personnes concernées par les projets ? Il existe depuis longtemps dans la banque une « culture d’approbation »3, selon laquelle – notamment pour des raisons de carrière – il est important pour les responsables de projet de dépenser le plus rapidement possible de grosses sommes, sans prendre en compte les effets possibles sur les pauvres et l’environnement. La nouvelle stratégie va plutôt renforcer cette tendance. Dans leur forme actuelle, les standards sociaux et environnementaux ne sont pas suffisants pour le portefeuille largement modifié de la Banque mondiale. La part du financement pur de projet n’a cessé de se réduire. Les financements sur la base de programmes ou de politiques ainsi que l’attribution
Construction d’une station de pompage sur le fleuve Sao Francisco (Etat de Pernambuco, Brésil). La Banque mondiale joue depuis 50 ans un rôle majeur dans des projets controversés de cette zone.
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de fonds via des intermédiaires financiers (banques publiques ou privées, sociétés d’investissement) déterminent une grande partie des affaires de la Banque mondiale. Il n’y a jusqu’ici jamais eu de standards pour ces secteurs. Les demandes de la société civile La société civile est unanime quant à ses demandes clés pour une révision des standards environnementaux et sociaux de la Banque mondiale : • Les standards existants ne doivent pas être affaiblis. L’harmonisation avec les standards d’autres institutions financières doit toujours suivre le standard le plus élevé. • Les politiques de sauvegarde doivent valoir pour l’ensemble du portefeuille de la Banque mondiale, donc aussi, par exemple, pour les prêts de politique de développement et lesdits « Programmes for results ». • Les standards doivent aussi intégrer des thèmes comme les droits humains, le genre, les handicapés, les droits du travail ou le climat, ce qui n’a pas été le cas jusqu’ici. Par ailleurs, les politiques de sauvegarde doivent rester la responsabilité de la Banque mondiale pour l’ensemble du domaine des financements publics. Cela concerne notamment ses deux sous-organisations : la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD) ainsi que l’Association internationale de développement (IDA). Dans le domaine du financement privé, couvert par la Société financière internationale (IFC) et l’Agence multilatérale de garantie des inves-
tissements (MIGA), on a décidé de faire porter aux clients la responsabilité pour la gestion du risque et de se limiter à un rôle de supervision. L’IEG arrive à la conclusion que ce modèle n’est pas indiqué pour le secteur public et qu’il comporte d’importantes lacunes également pour le secteur privé4. Les standards sociaux et environnementaux ne sont pas un but en soi ni une affaire de philanthropie. Ils sont indissociables de la réduction de la pauvreté. S’ils sont bien appliqués, ils protègent l’environnement, empêchent la misère, promeuvent l’amélioration des conditions de vie des populations marginalisées, vulnérables et pauvres. Tout affaiblissement des standards donnerait un mauvais signal et faciliterait le financement de projets et programmes négligeant les coûts sociaux et écologiques.
1. Knud Vöcking est expert des institutions financières internationales auprès de l’ONG Urgewald e.V. 2. IEG, Safeguards and Sustainability Policies in a Changing World, An Independent Evaluation of the World Bank Group Experience, 2010, http:// bit.ly/1lF3oge 3. Voir Wapenhans W., Report on the Portfolio Management Taskforce, World Bank, 1992. 4. IEG, Evaluative Directions for the World Bank Group’s Safeguard and Sustainability Policies, Evaluation Brief, 15, 2011, http://bit.ly/1hTh57S
Les bons tuyaux de la doc Energies renouvelables pour tous Le 21 décembre 2012, l’Assemblée générale des Nations Unies a décrété que la décennie 2014-2024 sera celle de l’accès aux énergies renouvelables pour tous. L’accès à l’énergie est en effet une condition sine qua non de la croissance et du développement. Grâce aux énergies renouvelables, il devient possible de rêver d’un développement durable, d’une « croissance verte ». Cependant, à l’heure où l’Assemblée générale de l’ONU prenait à l’unanimité cette décision solennelle, la croissance verte était déjà fortement remise en question. D’abord, le concept même fait débat : la croissance peut-elle être verte ou est-ce une contradiction dans les termes ? Ensuite, on doute de la réalisation au plan pratique : est-elle applicable, étant donné le manque de consensus politique, tristement indéniable à l’issue de la conférence « Rio +20 », en juin 2012 ?
Par ailleurs, avant même de parler de l’accès aux énergies renouvelables, il conviendrait de s’intéresser à leur développement. Car elles sont encore loin, à l’heure actuelle, de pouvoir prétendre remplacer les énergies fossiles. Enfin, il s’agirait de se demander à qui profite vraiment l’exploitation des ressources renouvelables. L’accès à l’énergie est une chose, mais il importe également de veiller à ce que la production soit effectuée d’une manière qui permette vraiment le développement des pays du Sud et qui ne vienne pas, une fois encore, remplir les poches de ceux qui ont déjà presque tout. Une telle volonté affichée des Nations Unies, a priori forte, juste et indiscutable, pourrait bien, à terme, jouer contre l’environnement et contre le développement. Il s’agit donc de rester critique et d’œuvrer pour qu’elle soit vertueuse.
Les tuyaux • 2014-2024, une décennie pour rendre les énergies renouvelables accessibles à tous, Résolution de l’Assemblée générale de l’ONU, 21 décembre 2012, http://goo.gl/VMgUAi • RTS Info, Sommet de Rio, 20 ans après (dossier), juin 2012, http://goo. gl/n3zf1C
Les dossiers d’Alliance Sud documentation : • Les énergies renouvelables, décembre 2013, http://goo.gl/LDnloj • La croissance verte, octobre 2013, http://goo.gl/iIVjkx • Les changements climatiques, novembre 2013, http://goo.gl/UosUqn
Pour plus d’informations: Centre de documentation d’Alliance Sud Avenue de Cour 1, 1007 Lausanne, doc@alliancesud.ch ou 021 612 00 86 www.alliancesud.ch/documentation.
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Selon les estimations les plus basses, les fortunes non déclarées en provenance des pays en développement et déposées sur des comptes en Suisse s’élèvent à 360 milliards de dollars.
Spéculation sur les produits agricoles
Temps turbulents Du 31 mars au 2 avril, le Sommet mondial sur les matières premières, organisé par le Financial Times sous le titre « Strategies for turbulent times », prendra ses quartiers à l’hôtel Beau-Rivage à Lausanne.
2,1 milliards
Un contre-sommet, sous la forme d’un forum, se tiendra également dans la cité lémanique, à la Maison de quartier de Chailly, le samedi 29 mars. Organisé par le Collectif contre la spéculation sur les matières premières, il se déroulera en trois temps : une première partie – avec la participation d’Alliance Sud – portera sur les mécanismes et les impacts de la spéculation sur les denrées alimentaires. Elle sera suivie de cinq ateliers avec la participation d’acteurs du Sud. Finalement, une table ronde en soirée se penchera sur les solutions concrètes et les luttes en cours.
En 2012, l’aide publique au développement de la Suisse s’est montée à 2,1 milliards de francs.
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360 milliards
Faits et chiffres Flux financiers entre la Suisse et le Sud
La Suisse a avec seulement quatre pays en développement une convention qui prévoit l‘échange d’information sur demande en cas de soustraction fiscale.
Ces prochains mois, la politique suisse va devoir plancher sur les problèmes liés à la spéculation sur les denrées alimentaires, que ce soit à travers l’initiative populaire des Jeunes socialistes ou la nouvelle loi sur l’infrastructure du marché financier, qui touche le commerce des dérivés. Pour Alliance Sud, il est temps qu’un débat sérieux ait lieu et que la Suisse – à la traîne au plan international – prenne des mesures de régulation. L’autorégulation, mantra du Conseil fédéral, ne suffit pas pour résoudre les problèmes de la spéculation, fouettée en particulier par des bourses comme celle de Chicago (photo). Il en va de la sécurité alimentaire de tous les êtres humains.
Pour aller plus loin : • La spéculation sur les denrées alimentaires – (pas de) problème ?, étude de Markus Mugglin sur un mandat d’Alliance Sud, http://goo.gl/pSppUU • Prix et spéculation sur les denrées alimentaires, dossier de la documentation, http://goo.gl/K6O88C • La spéculation alimentaire fait exploser les prix, Pain pour le prochain & Action de
Sources : Alliance Sud et
Carême (2013), http://goo.gl/rQtBLO
Déclaration de Berne;
• Contre sommet: Collectif contre la spéculation sur les matières premières : http://
www.admin.ch
www.stop-speculation.ch/
www.alliancesud.ch
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