Particules

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PARTICULES RÉFLEXIONS SUR L’ART ACTUEL

N°31


SOMMAIRE

RAINER GANAHL  CET ART QUI NOUS CHANGE JACQUES JULIEN OBLIQUE À LA PLAINE L’ŒUVRE DE CAROLE ROUSSOPOULOS  « NOUS SOMMES TOUS UN FLÉAU SOCIAL »

DE PODIUM À DOUG AITKEN : LES REPRÉSENTATIONS DU FAN THOMAS FOUGEIROL CONTACTS

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EDITO

DÉPART

PARTICULES clara schulmann, éléonore saintagnan, elisabeth wetterwald, guillaume leingre, etienne gatti, alexandre castant, stéphane corréard, alessandra sandrolini, rebecca lamarche-vadel, gaël charbau, alain coulange, corinne berland, benjamin bianciotto, louis anglionin, stéphane malfettes, alain berland, nicolas bouyssi, leslie compan directeur de publication : christophe le gac assisté de stéphane courarie-delage rédacteur en chef : gaél charbau comité de rédaction : gaél charbau, alain berland, nicolas bouyssi, stéphane corréard www.editions-particules.fr édité par : monografik éditions 6, place de l’église 49160 blou – france + 33 (0)6 26 02 94 44 le-gac@monografik-editions.com www.monografik-editions.com diffusion province et pays francophones : la genilloise entrepôt distribution paris & ile de france : jean-charles le saux régie publicitaire : indé 3 / élodie ancelin + 33 (0)6 11 92 38 34 – inde3soleil@yahoo.fr impression : le govic imprimerie, nantes tirage : 10 000 ex. issn : 0753-3454 / dépôt légal : juillet 2010 toute reproduction interdite.

A. Rimbaud 1873/1875

Voici le dernier numéro du journal Particules. Après sept années de parution et trente numéros au compteur, il nous a semblé nécessaire de mettre un terme à cette aventure éditoriale, de savoir s’arrêter au bon moment… Dans l’édition comme ailleurs, la force des projets tient à l’énergie de ceux qui la transpire, et Particules, comme son nom l’indique, est une histoire thermodynamique entre des amateurs d’art, des artistes, des acteurs du milieu, et l’art, équivalant peutêtre dans la physique actuelle à cette « matière noire », omniprésente et pourtant si difficile à détecter. Grâce aux approches que nous avons essayé de mettre en œuvre dans ce journal, nous espérons, à notre manière, avoir contribué à réfléchir à ce que pouvait bien être cette « matière noire de l’art » aujourd’hui en publiant une parole sur la création grande ouverte aux questions de la société tout entière et inversement, en posant à la société les questions politiques que les artistes distillent ou exhument. Savoir s’arrêter au bon moment donc, et dans le même temps n’avoir pas cherché de conclusion, n’avoir pas même déclaré de programme, voilà qui est paradoxal ! C’est que la première de nos ambition n’était pas d’étaler d’éventuelles certitudes ni de construire chaque numéro dans le but de les confirmer, mais bien au contraire de fabriquer un journal pouvant manifester par sa forme, sa gratuité et la grande variété de ses intervenants, la complexité de ce qui relie nos existences minuscules à l’histoire qui nous a créés. Une sorte d’humilité s’impose donc : la fin de Particules peut aussi instruire les plus perspicaces… à la manière d’une éclipse, c’est lorsqu’un objet se dérobe qu’il peut révéler, selon les instruments avec lesquels on le juge, sa nature intrinsèque. On a d’ailleurs bien entendu ces dernières semaines la litanie progressive de nombreux professionnels qui « regrettent » la fin de ce journal, mais on renverra nécessairement chacun dans son pré carré, en fonction notamment du degré de soumission à l’impératif de rentabilité et de visibilité que son désir lui impose. Pour finir, et selon l’inaltérable formule officielle, qu’il me soit permis de remercier toutes les personnes qui ont participé à la construction et à la vie de ce projet, merci à tous les auteurs et tous les artistes pour leurs généreuses contributions et leur fidélité, et bien sûr merci à vous, pour nous avoir donné un peu de temps de cerveau disponible. C’est avec souplesse et légèreté que nous nous quittons, en espérant avoir suscité quel-ques vocations parmi nos plus jeunes lecteurs, départ dans l’affection et le bruit neufs, pour de nouvelles aventures.

PAR GAËL CHARBEAU

JEAN-LUC MOULÈNE, LA NEUTRAL, 1999/2000. Cibachrome sous diasec, 36 x 47 cm, Courtesy de l’artiste & Galerie Chantal Crousel © Jean-Luc Moulène – ADAGP


ENTRETIEN

RAINER GANAHL CET ART QUI NOUS CHANGE Conversation avec l’artiste Rainer Ganahl à propos des préjugés culturels, de l’asie et des relations qu’entretiennent l’art et la politique. Alessandra Sandrolini : C’est la deuxième fois que nous nous rencontrons en Corée. La première fois tu étais à Gwangju, pour une exposition qui célébrait le trentième anniversaire de la démocratie coréenne et tu organisais un séminaire sur les théories de Chantal Mouffe. Aujourd’hui tu présentes une œuvre à la biennale City media. Il s’agit d’une vidéo où une jeune fille allemande crie en chinois des insultes adressés à un buste en pierre de Karl Marx. Nous sommes en l’an 2045 et Berlin est apparemment devenue complètement « chinoise » : plus de BMW ni de Volswagen, fini le Wurstels et la bière allemande, mais à la place des rouleaux de printemps un peu partout… J’aimerai que tu nous parles de l’Asie, puisque tu la connais un peu, que tu pratiques plusieurs de ses langues. L’avenirsemble tous nous attendre en extrême Orient… Qu’en penses-tu ?

« LA SEULE RESPONSABILITÉ QU’A UN ARTISTE, C’EST CELLE DE FAIRE DU BON ART – QU’IMPORTE CE QUE CELA SIGNIFIE. CELA N’A RIEN À VOIR AVEC L’ENDROIT OÙ IL/ELLE HABITE. BIEN SÛR, LE CONTEXTE EST TRÈS IMPORTANT ET LES ARTISTES SENSIBLES SAVENT COMMENT SOULEVER TOUTES CES QUESTIONS, QU’ILS SOIENT CONSIDÉRÉS COMME DES ARTISTES POLITIQUES OU PAS. LA RÉPONSE À LA QUESTION “ LES ARTISTES SONT-ILS CAPABLES DE CHANGER LE MONDE ” DÉPEND DE CE QUE NOUS ENTENDONS PAR “ CHANGER ”. ICI, AUX ETATS-UNIS, NOUS APPRENONS QUE LE CHANGEMENT QU’OBAMA NOUS A PROMIS – J’AI VOTÉ POUR LUI – NE VA PAS VRAIMENT SE MATÉRIALISER, MAIS QUE LES CHOSES «SONT EN TRANSITION »…

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Rainer Ganahl : En réalité, je ne connais pas très bien l’Asie, ou alors disons que je la connais seulement par le biais des articles du New York Times et d’autres médias et quelques voyages que j’ai fait là-bas auparavant. En 1991 pendant que j’écoutais le cours de Edward Said et Gayatri Spivak à la Columbia University consacré principalement au sujet de l’orientalisme et de l’eurocentrisme, j’ai décidé d’étudier une langue orientale, notamment le japonais, et d’inclure cet apprentissage dans ma pratique artistique. Cela m’a amené plusieurs fois au Japon, une fois pendant 6 mois pour des études et l’autre pour une exposition à Tokyo en 1993 au Person’s Weekend Museum. J’ai commencé à étudier le coréen deux ans plus tard, pour une exposition dans la province de Hiroshima, dans une zone où, encore aujourd’hui, il y a des discriminations contre les Japonais d’origine coréenne (en août dernier, dans le New York Times, est paru un grand article sur un groupe néo-fasciste qui a menacé une école de japonais d’origine coréenne). Puis, en 1997, Harald Szeemann m’invita à la Biennale de Gwangju où j’ai pu utiliser mes trois ans d’études de coréen dans une pièce sur l’apprentissage de cette langue titrée « 4 Weeks, 5 Days a Week, 6 Hours a Day – Basic Korean ». Deux ans après j’ai commencé l’étude du chinois (Basic Chinese), une passion à laquelle je me consacre régulièrement, à l’aide de téléchargements gratuits depuis internet ou de petits ipods.. Je ne suis ensuite plus retourné en Asie pendant 10 ans, à part à la Biennale de Shanghai et pour deux voyages lors d’expositions en Corée. J’étais surpris la dernière fois par les jeunes coréens que je n’avais pas vu pendant 13 ans. En 1997 ils étaient plutôt exception… Quand on parle de l’Asie, il faudrait parler de la perception de l’Asie en occident. La chose la plus remarquable est que les médias occidentaux sont beaucoup plus fiables que l’imagination populaire. Je rencontre encore beaucoup de préjugés négatifs et d’idées déformées sur la Chine, le Japon et la Corée. Les gens se représentent des populations sous-développées, sans imagination ni aucune sophistication qui, maigres et j’avais rarement rencontré des gens qui ressemblaient à des américains ou à des américains d’origine coréenne. Maintenant la diète américaine montre ses effets et « être maigres » est plus ou moins une si il sont « hyper-productifs », savent seulement copier ce que l’occident produit.Tout ce que nous semblons comprendre, c’est que là-bas vivent beaucoup, beaucoup de gens qui sont opprimés par des régimes autoritaires. Je vois ces stéréotypes resurgir, qui m’ont donné l’idée de la vidéo « I hate Karl Marx » où j’incarne une chinoise d’origine allemande qui s’adresse à Marx comme à une réincarnation d’un cap-com (capitaliste-communiste) chinois. Or, les médias de leur coté voient les choses de façon plus précise, spécialement les sections des journaux consacrées à l’économie. Nous voyons les asiatiques – maintenant distingués par pays – avec leur économie qui va trop bien pour notre goût « euro-centrique » ou « usa-centrique ». Quand nous lisons qu’ils achètent des compagnies entières et dominent des domaines industriels, nous nous sentons menacés en quelque sorte. Ma dernière vidéo pousse justement ce point et montre

la ville de Berlin devenue chinoise. Je l’ai filmé sur la Karl Marx Allee, autrefois appelée Stalin Allee, un lieu représentatif de la DDR avec beaucoup d’étrangers et de restaurants étrangers dans ce qui était à l’époque la zone soviétique. C’était donc un lieu où l’on parlait couramment russe de la même façon qu’on parle maintenant couramment anglais à Berlin à cause de l’immigration de personnes non germanophones. Il y a une certaine ironie dans ma vidéo : le fait que les choses que je présente sont censées se dérouler en 2045, 100 ans après le début de l’influence américaine en Europe et en particulier en Allemagne. Or, c’est d’ores-et-déjà vrai aujourd’hui : la plupart des vêtements sont faits en Chine et on trouve difficilement des produits sans aucun composant « made in China ». La bouffe chinoise est omniprésente, surtout dans les zones économiquement déprimées, et ce n’est pas un hasard si, derrière la statue de Karl Marx, nous voyons un restaurant chinois, étant donné que la partie orientale de Berlin souffre encore de presque 50 ans de communisme « style soviétique ». Avec la nourriture, les produits et tout le reste, les habitants de la DDR ont vécu les mêmes problèmes que ceux que montre la vidéo. Il m’arrive de parler plus anglais à Berlin que dans d’autres endroits en Europe. A. S. : Je suis d’accord avec toi sur la question des préjugés culturels dûs à l’ignorance et à la vitesse de jugement. D’ailleurs tu as déjà travaillé sur l’hystérie collective envers ce qui, étant différent, fait énormément peur… par exemple, il y a quelques années, lorsqu’un politicien belge scandalisé par l’élection de Haider avait invité les gens à « ne pas skier en Autriche », tu as commencé une série des dessins, la série « Don’t » : « Don’t ski in Austria », « Don’t eat French fries », « Don’t eat Belgian chocolate », « Don’t travel to Italy » etc. qui moquait ce genre de discriminations et de réactions émotionnelles. Par ton travail, tu as évoqué les conflits historiques entre différentes cultures, comme lorsque tu as décidé d’apprendre le coréen au Japon, en montrant comment on peut commencer à se familiariser avec l’Asie. Tu as aussi fait une vidéo avec ton fils nouveau-né, auquel tu lis les écrits de Mao Tse Tung pour le distraire un peu… Peut-être que la compréhension et la digestion de l’autre doit passer d’abord par la bouche, c’està-dire par la parole et aussi pourquoi pas par la nourriture… Bref, pour revenir à nous, peut-être que la Chine ne devrait pas nous terroriser autant. Quant à l’art, le phénomène économique qui a gonflé les cotations des œuvres chinoises il y a seulement quelques années, de façon démesurée, a contribué à diffuser une image fausse de l’art asiatique, comme s’il s’agissait de travaux plutôt médiocres, dépourvus d’idées originales et de contenu bénéficiant d’un temporaire déséquilibre du marché global. Tu croisqu’un artiste comme Ai Weiwei plaît car son travail invite à dépasser ce lieu commun ? Ses œuvres atteignent des cotes incroyables, mai il est pourtant très engagé dans des batailles politiques pour le respect des droits humains en Chine ; il s’est investi par exemple dans l’aide des familles victimes du tremblement de Sichuan de 2008… Quelle est donc ton avis sur la responsabilité que portent les artistes et peuvent-ils espérer changer les choses?


R.G. : Évidemment je ne suis pas un politicien et même si j’aime voir de l’art qui parle du monde tel qu’il est, je ne peux concevoir un art qui serait une illustration de la politique, ou un moyen idéologique utilisé pour atteindre un but, quel qu’il soit. Je n’aime pas voir non plus l’activisme et les blogs de Ai Weiwei comme de l’art, mais je les apprécie pour ce qu’ils sont : une démarche politique dans un pays politiquement « non sophistiqué » et souvent même très répressif, qui n’a pas encore appris à se confronter à une sphère publique démocratique, c’est-à-dire où chacun peut participer et dire ce qu’il/elleveut. Mais j’aime beaucoup les photos de Ai Weiwei où il détruit des vieux vases chinois, geste qui pour moi parle d’art, de société et de bien d’autres choses. J’ai rencontré des artistes conceptuellement très intéressants qui viennent de la Chine continentale mais aussi des gens qui incarnent le pire des mondes possible. J’ai même commencé une série qui s’appelle I wanna be Chinese (www.ganahl.info/ Iwannabechinese.html), qui pose les questions de la production ringarde quant à la taille, au traitement des métaphores et à la traduction des significations, souvent si prédominantes dans l’art chinois. J’ai donc commencé à produire des choses en Chine, pas pour des raisons de coûts de productions (avec la récesw sion économique je peux réaliser des pièces à des coûts plus bas à Brooklyn qu’à Shanghai!) mais pour travailler justement ce sujet de l’art chinois et de ce qu’il l’a rendu célèbre. Par exemple, au lieu d’avoir le portrait de mon enfant Edgar en acier, j’ai seulement commandé un petit doigt, un nez, un oreille et des pièces de son poo-poo, chaque fois en les appelant “I wanna be Chinese, xiao Edgar, little Edgar” : il s’agit de sculptures d’acier avec un encadrement conceptuel. Pour mes tableaux I wanna be Chinese j’ai travaillé avec le mec le moins cher de Shangai et je n’ai pas obtenu l’« effet Richter » promis, que j’aurai eu si j’avais par exemple payé 5 fois plus cher ! Pour répondre finalement à ta question, la seule responsabilité qu’un artiste a, est celle de faire du bon art – qu’importe ce que cela signifie. Cela n’a rien à voir avec l’endroit où il/elle habite. Bien sûr, le contexte est très important et les artistes sensibles savent comment soulever toutes ces questions, qu’ils soient considérés comme des artistes politiques ou pas. La réponse à la question « les artistes sont-ils capables de changer le monde » dépend de ce que nous entendons par « changer ». Ici, aux Etats-Unis, nous apprenons que le changement qu’Obama nous a promis – j’ai voté pour lui – ne va pas vraiment se matérialiser, mais que les choses «sont en transition »… et nous espérons que cela ira dans la direction indiquée initialement par Obama ! Si un artiste vit au moins comme il le souhaite, en servant ainsi d’exemple à d’autres gens, cela me suffit. Il y a eu des artistes, des écrivains et des personnes particulièrement importants

dans ma vie qui se sont même suicidés – en raison d’un sentiment de désespoir et pour leur incapacité de définir le succès avec succès – qui m’ont beaucoup inspiré. Souvent leurs œuvres ont été réalisées plusieurs décennies avant que je ne sois né. Mais ont-ils arrêté le fascisme, la pauvreté, l’injustice, le racisme, la corruption, l’aliénation, ou d’autres folies de leur temps ou de leur postérité ? Évidemment non, mais ils faisaient partie d’une pensé alternative qui a nourri des attitudes critiques et des façons non-conformistes d’exister, en contribuant éventuellement à démarrer des démarches de changement. Malheureusement, le changement peut aussi prendre une direction opposée avec la même parabole croissante. En ce moment nous sommes témoins de campagnes assez odieuses, comme ce pasteur de l’ultra droite qui veut bruler le Coran pour faire de la politique, en détruisant des années de travail d’amélioration des relations avec les communautés musulmanes ici aux Etats-Unis et dans le reste du monde. Du bon art – et nous devons nous abstenir de la tentation de définir ce que c’est – injecte généralement une énergie positive dans la vie et peut vraiment nous aider à exceller ou au moins à survivre sans être subjugués par des émissions de télé, des jeux électroniques et d’autres formes de produits culturels inadéquats. A.S. : depuis que nous avons commencé cet entretien tu m’a envoyé des articles très intéressants du New York Times sur la Chine, dont un sur l’immigration des chinois en Italie, un sur les militaires, un sur l’éducation et l’école, et un sur les infrastructures. Qu’est ce qui t’intéresse dans ces articles et pourquoi tu ne m’en envoies pas un sur la censure et la répression a l’intérieur du pays ? R.G. : L’article sur Prato et la discrimination ouverte contre les business chinois est assez surprenant, vu qu’il peut apparaître comme une illustration tragi-comique de ma vidéo I hate Karl Marx ! J’aime vraiment beaucoup l’ironie qui fait que les chinois sont en train de battre les italiens, et pas seulement du point de vue de l’astuce dans les affaires — les Italiens ont eux même longtemps utilisé de façon massive l’étiquette « Made in Italy » — mais aussi dans des activités totalement ou en tous cas « à moitié » illégales. Il va sans dire que l’exploitation « aux marges » a été centrale dans le business italien – je pourrai parler de ça d’après mon expérience personnelle, puisque j’ai collaboré avec des travailleurs immigrés pour mes recherches sur la langue arabe – et je peux ainsi faire l’expérience de la « Schadenfreude » (la joie maligne, le fait de rire au détriment d’autrui) vu qu’ils laissent maintenant les italiens dans la merde. Mais malheureusement les sentiments racistes persistent et ils sont la vraie raison pour laquelle j’ai fait ma vidéo sur Karl Marx.

THE APPRENTICE IN THE SUN, 2006. neons sur plexiglas noir

... ET NOUS ESPÉRONS QUE CELA IRA DANS LA DIRECTION INDIQUÉE INITIALEMENT PAR OBAMA ! SI UN ARTISTE VIT AU MOINS COMME IL LE SOUHAITE, EN SERVANT AINSI D’EXEMPLE À D’AUTRES GENS, CELA ME SUFFIT. IL Y A EU DES ARTISTES, DES ÉCRIVAINS ET DES PERSONNES PARTICULIÈREMENT IMPORTANTS DANS MA VIE […] QUI M’ONT BEAUCOUP INSPIRÉ. SOUVENT LEURS ŒUVRES ONT ÉTÉ RÉALISÉES PLUSIEURS DÉCENNIES AVANT QUE JE NE SOIS NÉ. MAIS ONT-ILS ARRÊTÉ LE FASCISME, LA PAUVRETÉ, L’INJUSTICE, LE RACISME, LA CORRUPTION, L’ALIÉNATION, OU D’AUTRES FOLIES DE LEUR TEMPS OU DE LEUR POSTÉRITÉ ? ÉVIDEMMENT NON, MAIS ILS FAISAIENT PARTIE D’UNE PENSÉ ALTERNATIVE QUI A NOURRI DES ATTITUDES CRITIQUES ET DES FAÇONS NON-CONFORMISTES D’EXISTER, EN CONTRIBUANT ÉVENTUELLEMENT À DÉMARRER DES DÉMARCHES DE CHANGEMENT.

L’article sur les militaires est aussi très intéressant car il parle de la fin de l’hégémonie militaire des US : les chinois vont bientôt délivrer des missiles qui vont rendre les avions américains vulnérables à une distance de 1500 miles – cela signifie la fin du jeu pour les américains. Cette défaite imminente est à associerà l’influence stratégique de la Chine qui augmente rapidement et qui est déjà en rivalité avec les intérêts géopolitiques européens et américains. Les équipements militaires américains représentent des dépenses pratiquement insoutenables ; ils parviennent pourtant à être neutralisés par la modernisation chinoise qui n’a aucune limite. Attachez donc la ceinture de sécurité ! L’article sur l’école est aussi un choc concernant la compréhension que les américains ont d’eux-même, vu qu’ils ont pratiquement perdu leur avantage pluriannuel au niveau des productions universitaires. Il m’est arrivé de visiter des nouvelles universités

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en Chine et je peux seulement confirmer que ni les États-Unis, ni l’Europe, ne peuvent rivaliser avec ces nouvelles cités universitaires. Mais la meilleure partie de l’article est celle sur la motivation : alors que les chinois sont incroyablement enthousiastes, les américains sont en train de perdre leur endurance et leur motivation intérieure. Les infrastructures chinoises sont en train de dépasser les américaines et vont rejoindre les européen nes, et la Chine est aussi en train de développer des voies plus soutenables pour traiter la question des transports et pour une utilisation rationelle de l’énergie. Ils ont inventé une industrie automobile imbattable associée au plus grand réseau de trains à haute vitesse du monde. Même si j’ai fait moi-même l’expérience très décevante de la censure et de la répression étatique en Chine – je pourrai parler de cela et me joindre aux lamentations et à la colère générale – j’ai essayé de ne pas me cacher derrière ces problèmes et d’affronter les progrès incroyables que ce pays est en train de faire. Le point important n’est pas vraiment de blâmer la Chine ou de produire des sentiments anti-chinois mais d’apprendre d’eux pour ne pas créer des ressentiments, de la xénophobie, du manque d’espoir et de l’ignorance régressive. Ca me fait énormément peur quand je vois comment, par exemple, la simple construction d’une mosquée à New York peut enflammer certaines personnes, les transformant en bigots racistes ou en fascistes hypocrites. Là aussi, il faut se garder de toute leçon morale ou éthique pour comprendre que c’est juste auto-destructif, et largement contre-productif. A.S. : Inutile de dire combien je partage tes opinions… puisque nous ne sommes pas des politiciens, et qu’il nous plaît surtout de parler d’art, qu’est ce que tu dirais de la relation entre ton appro-proche critique et politique avec tes œuvres souvent folles et « ridicules » ou par exemple avec le plaisir créatif et même érotique qu’elle déclenchent? Tu disais qu’un artiste est responsable premièrement de soi même, et du choix de son style de vie on pourrait parler de l’importance du vélo… Par exemple savais-tu qu’à Pyongyang il est interdit de rouler en vélo ?

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R.G. : Je suis justement en train d’obtenir des permis pour faire un tour en vélo dans cette ville inimaginable… et oui, les vélos font partie de ma vie et je les ai utilisés souvent pour faire de l’art, par exemple dans un film sur Alfred Jarry titré « Ce qui rule / That which rules – Early forms of Rollin’ Rock », où le vélo se manifeste biographiquement ; ou avec des objets comme ceux fabriqués en porcelaine et bronze (« Don’t steal my Mercedes Benz bicycle ») ; et enfin avec des peintures et des performances. Il y a même un film porno titré « Use a bicycle ». En effet, le cyclisme est quand même une industrie qui a décollé avec Lance Armstrong, au moment où il a été accusé de dopage, et nous a montré les limites des capacités humaines, exactement comme Alfred Jarry dans « Le Surmâle ». La compagnie pharmaceutique Pfizer appelle aujourd’hui Viagra et doping ce que Jarry appelait en 1903 « Perpertual Motion Food ». Donc voici un exemple de produits, le vélo et la drogue, qui ont été créés principalement pour amuser, mais qui au fond sont bien politiques… C’est pareil lorsque je me laisse transporter par le cours des choses et par mon simple intérêt pour la vie : par exemple, lire des bouquins, parler avec les gens, apprendre des langues et rouler en vélo, écouter, cuisiner et manger, enseigner, dormir et même faire l’amour etc. ont trouvé la façon de rentrer dans mes œuvres d’art mais ils restent ce qu’ils sont, des actes pragmatiques, répétitifs, poétiques, même ennuyeux (qui aimerait faire un travail comme celui qui est titré « My second 500 hours Basic Chinese » ?). Ils sont faits de réalité et concernent les gens, donc ils sont politiques. Toutes les relations que les individus ont entre eux, avec euxmême, avec la nature et le monde des objets, sont profondément connectées à la philosophie, aux institutions et aux pratiques politiques. Donc pourquoi ne pas chercher du plaisir, puisque de toute façon, on va devoir se casser la tête et la gueule avec la politique ?

ALESSANDRA SANDROLINI

I LOVE NY / TOXIC ASSETS, 2009. Installation de 20 t-shrits et d’un coeur fait de bonbons et de tubes de rouge à lèvres


ENTRETIEN

JACQUES JULIEN OBLIQUE À LA PLAINE L’art est l’invention d’un espace, c’est aussi une histoire que l’on (se) raconte. Dans ce domaine, Jacques Julien est aussi bon sculpteur que « raconteur ». Un voyage avec Hugues Reip dans le Grand Nord qui tombe à l’eau et l’emménagement cette fois réel dans un atelier campagnard et vaste ont constitué pour lui en 2010 un changement de cap : pluie, autonomie. Ils sont les prétextes d’une rencontre pour parler d’art, l’art qui est peut-être comme les plaisirs chez Bossuet « l’image d’une liberté errante ».

Guillaume Leingre : Le punk, le blues profond, les musiciens hors normes te passionnent. Comment concilies-tu cet amour avec l’art ou plutôt son apparition contemporaine qui s’exerce dans un cadre normé faute de quoi l’« artiste » n’existe pas ? Je me souviens d’une œuvre qualifiée punk un soir de vernissage au Palais de Tokyo et qu’un vigile en costume avec un écusson gardait méticuleusement. Jacques Julien : Un mot avant toute chose : comme tu le sais, j’avais initialement prévu de participer à une expédition dans le grand nord de la Sibérie mais c’est vers la Picardie que je me dirige. Paradoxalement, l’ambition de ce modeste déplacement m’apparaît plus importante que celle d’une banale chasse aux mammouths sur la banquise. Je compte projeter dans ce nouvel atelier une partie de mon avenir… Je suis né en 1967 et au sortir de l’adolescence j’avais près d’une dizaine d’années de retard sur la fulgurance punk. J’ai eu beau m’escrimer à toutes sortes d’abus, je ne faisais que me rêver « keupon » avec le sentiment de l’imposteur costumé. Entamer des études d’art m’a semblé une alternative et même une espèce de solution ; j’ai coupé définitivement ma crête le jour où je suis rentré dans une école d’art. Le terme étudiantaux-beaux-arts résonnait pour moi avec la même fierté et les mêmes ambitions que la fausse arrogance de mes violences passées. J’y voyais le même dessein révolutionnaire, une idée similaire du sacrifice au nom d’un idéal évidemment très abstrait, Jackson Pollock était un héros aussi légitime que Jello Biaffra. J’ai finalement davantage aimé Blinky Palermo que Jackson Pollock et la musique que j’écoute s’est ouverte à d’autres marges. Dans les deux disciplines mon goût penche pour la singularité. Le punk n’a pas changé le monde et n’en avait d’ailleurs pas l’ambition, il est le symptôme d’un temps où l’on comprend que toute velléité de résistance ou d’alternative semble vouée à produire le contraire de ce à quoi elle aspire. Le « No Future » des Sex Pistols laisse place aujourd’hui à une mélodie, belle mais triste, des Tinklers « The future is not as good as it used to be », Le futur n’est pas aussi bon qu’il a été 1. La contre-culture semble avoir été absorbée par la culture institutionnalisée et il n’est pas rare de voir les arguments politiques ou poétiques des seventie’s être employés à des fins esthétiques ou communicantes. La panoplie du héros se confond avec celle du courtisan, la contradiction ne semble effrayer personne. G.L. : « Dieu était creux. Seulement un trou avec n’importe quoi autour » écrit Genet dans Notre-Dame des Fleurs 2. Si tu remplaces Dieu par art il me semble que nous avons une définition potable des enjeux artistiques. L’atelier en Picardie loin des zones du tout-info (Particules y participe, ne soyons pas puristes) et des zones V.I.P., serait l’idéal pour regarder ce « trou » ! J.J. : Je te laisse la responsabilité de mettre l’art à la place de dieu car je suis tout à fait opposé à pareille substitution. Je reconnais toutefois que la formule « l’art comme un trou avec n’importe quoi autour » fait sens et j’aime assez cette image de l’art en tant que trou. Il y a quelques temps mon ami et artiste Loïc Raguénès m’a dit en parlant de notre condition : « notre travail c’est nulle part que ça se passe ». La formule m’a plu, nulle part étant effective-

ment un lieu serein pour le travail et par analogie mes envies de Picardie s’en sont trouvées renforcées. Si faire de l’art s’apparente au fait d’inventer (ou de construire) des espaces de liberté, la raison d’être de cette activité est la confrontation permanente aux jugements. Toutefois ces jugements s’exercent au sein d’une communauté où tout est codifié, où chacun des membres de la communauté en question accorde une définition différente à son sujet d’expertise. Faire de l’art est donc une activité à paradoxes. Etre artiste serait incarner la définition que l’on donne à la singularité de son exercice ; il s’agit d’un jeu d’équilibre entre un extérieur indispensable et un intérieur inévitable et comme nous le disait Gilles Mahé : un trou noir, c’est troublant. Aujourd’hui, on ne peut plus faire de l’art sans être un artiste mais on peut tout à fait être un artiste sans (encore ?) faire de l’art. La représentation sociale de l’artiste fournit une définition possible de ce que l’art devient. Dans les années 90 je pensais que le seul atelier était le champ de bataille, d’où mes tentatives in-situ de l’époque, volonté d’ultra subjectivité ou tentation d’occuper ne serait-ce qu’une parcelle de terrain. Aujourd’hui je pense différemment, peut-être convient-il de tenter d’échapper au temps réel de l’actualité, chercher à autonomiser le travail, lutter pour échapper à un dessein de littéralité. Légèrement battre en retraite. G.L : Tu parles d’autonomie… L’art n’existe pas sans le langage et s’il est une autonomie qu’il n’est jamais parvenu à gagner (l’a-t-il seulement voulu ?), c’est bien celle-ci. L’art a pu vouloir échapper à la signification, je pense à la peinture ou à la sculpture moderniste, rien n’empêche qu’il demeure une activité humaine qui s’écrit et se raconte. Mais comment raconter quelque chose qui ne veut rien dire puisque ton art ne veut rien dire ? J.J : En effet, je m’applique à ce « rien ». Mon sentiment est que l’art doit surtout ne rien chercher à dire alors qu’il contient un évident besoin de parole. Reste à définir l’endroit, la juste place de cette parole. En plus de l’enseignement, qui est un lieu de parole important, je travaille régulièrement avec l’écrivain Pierre Alferi. Dans nos collaborations, il est question d’un visà- vis, jamais d’un commentaire. Simplement, pour pouvoir être « dialectisé » ou « s’écrire », l’art me semble devoir se distinguer du langage. G.L. : Je suis frappé par le fait que beaucoup d’œuvres contemporaines s’inscrivent, enfin ! ce sont leurs auteurs qui les y inscrivent, dans une logique concurrentielle, de pouvoir et de réussite. Du coup, c’est souvent carré, intelligent, standard international. Mais l’art ne devrait-il pas être aussi un espace d’échec ? J.J. : Oui ! Le ratage est nécessaire ne serait-ce que parce qu’il qualifie la réussite, c’est aussi un outil d’apprentissage. Il est enfin une condition pour ouvrir ces espaces de liberté dont je parlais et si le ratage pouvait être élevé au rang de vertu, ma conscience en serait allégée ! C’est vrai, faire des expériences devient une activité peu utile et surtout risquée en terme de carrière. Il s’agit d’exister plutôt que de tenter, autrement dit, comprendre comment les choses fonctionnent et acter en conséquence, non pas dans une tentative de résistance mais avec une volonté de par ticipation. « Carré, intelligent, standard international » est un des-

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ENTRETIEN

« “CARRÉ, INTELLIGENT, STANDARD INTERNATIONAL” EST UN DESCRIPTIF ASSEZ JUSTE DES ATTENDUS ACTUELS EN MATIÈRE D’EXPOSITION. L’EXPOSITION A – IL FAUT AUSSI LE DIRE – SUPPLANTÉ L’ŒUVRE DANS L’ORDRE DES DÉSIRS DE L’ARTISTE ET ELLE APPARAÎT DE PLUS EN PLUS SOUVENT COMME UN MODÈLE ALTERNATIF AUX VIEILLES QUESTIONS DE FORMES. “L’EXPOSITION EST DEVENUE L’UNITÉ DE BASE” ÉCRIVAIT FORT JUSTEMENT NICOLAS BOURRIAUD DANS LES ANNÉES 1990, À CECI PRÈS QUE LUI S’EN FÉLICITAIT LÀ OÙ JE M’EN ATTRISTE. » criptif assez juste des attendus actuels en matière d’exposition L’exposition a – il faut aussi le dire – supplanté l’œuvre dans l’ordre des désirs de l’artiste et elle apparaît de plus en plussouvent comme un modèle alternatif aux vieilles questions de formes. « L’exposition est devenue l’unité de base » écrivait fort justement. Nicolas Bourriaud dans les années 1990, à ceci près que lui s’en félicitait là où je m’en attriste.

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G.L. : Comparé à un concert de rock, de hip-hop ou de tout ce que tu voudras n’as-tu pas l’impression qu’une exposition est toujours un espace conforme ? Ces salles blanches, les gardiens, cette politesse, etc. Je ne parle pas des vernissages codés au possible, du grand théâtre social J.J. : On ne peut pas attendre les mêmes affects d’un concert et d’une exposition. La musique populaire est une rencontre liée à l’adolescence le punk ou le rock en général ont rapport à l’immédiateté, à l’urgence. Un sentiment récurrent lorsque l’on assiste à un excellent concert de rock est de se dire : « C’est ça que je voudrais faire ! », en soi une réponse à la question de l’adolescence : « Que faire ? » Quand je suis ému par une exposition je ne me dis jamais que j’aimerais faire pareil. Le regard se pose a posteriori sur ce qui lui est proposé et la chose touche aussi parce qu’elle est passée. Étudiant, je croyais que les très jeunes artistes avaient une quarantaine d’années et que les « vrais », ceux qui avaient accompli quelque chose, en avaient au moins 80 et des souvenirs et des silences plein la tête. Pour le dire autrement, faire de l’art est l’expérience d’une vie, faire du rock est l’histoire d’un moment même s’il faut reconnaître des exceptions, je pense à Johnny Cash. Ca ne veut pas dire qu’il faut être jeune pour faire de la musique et vieux pour faire de l’art mais que ces deux activités s’articulent autour de temporalités différentes, deux affects : faire (ou attendre) du bruit et fabriquer (ou espérer) des silences. G.L. : Pas tout à fait d’accord… La question serait : comment faire dérailler la salle d’exposition, le musée et le public avec ? L’art à apprendre de la musique sur cette possibilité. Un artiste comme un chanteur ou une chanteuse c’est d’ailleurs aussi un corps dans un espace : Manzoni (ligne dans le monde, renversement, vide), Steven Parrino (les tatouages, les motos), Tino Seghal qui a travaillé avec Jérôme Bel et fut (et est) chorégraphe… J’insiste car dans tes sculptures justement le motif du panneau de basket est récurrent : forme moderniste par excellence et qui invite à s’élancer. J.J. : La ligne dans le monde… oui. Ça me rappelle la très belle

LA MORT LOUCHE, 2008. Matériaux divers

série de photographies où Buster Keaton s’efforce d’apparaître perpendiculaire à la ligne d’horizon, chaque vallon est l’opportunité d’une drôle de figure oblique. L’oblique est d’ailleurs un outil récurrent pour Buster Keaton, une manière de lutter contre l’inévitable chute sur une pente trop raide ou par temps de vent trop violent. Et c’est une manière de construire les images. Faire image de cet état d’équilibre entre la chute promise et la persistance à vouloir tenir debout est une manière de parler de la sculpture aujourd’hui. Mes premières expériences consistaient à essayer de comprendre quels types d’espaces pouvaient bien exister entre – pour reprendre ton évocation – le corps du spectateur et celui de l’artiste. Par exemple, et j’en reviens à être une ligne dans le monde, j’essayais de regarder un tableau de Barnett Newman et je passais d’un coté du zip à l’autre en me demandant bien naïvement si j’étais toujours devant le même tableau. Même type de question ou de mouvement sur et à coté d’un Carl Andre ou encore dans un accrochage éclaté de Blinky Palermo, et semblable sentiment de solitude ; pas la moindre réponse en vue. Un jour que cette gymnastique m’amusait plus qu’elle ne me désespérait, j’ai dessiné au fusain une piste d’athlétisme de 50 mètres de long. Il s’agissait d’une forme d’autodérision où je donnais un sens trivial à la ligne ; certes ce n’était plus ma ligne mais au moins c’en était une. J’ai gardé les terrains de sport comme de possibles modèles sans passion ni aversion pour le sport, c’était idiot : ça m’intéressait. G.L. : Malgré les défauts qu’on lui trouve (à l’art) malgré son mainstream petit-bourgeois, on aime encore cette activité, c’est bizarre, non ? J.J. : L’art n’est constitué que de ce qui constitue son époque. Ce qui est un peu désespérant, c’est vrai, c’est la volonté des uns et des autres d’acquiescer à une évolution qui ne me semble pour le moins pas aller dans le bon sens, mais cet état de fait n’est pas propre à l’art. À tous égards, le mainstream tolère (parnécessité) des exceptions.


G.L. : Quelle distinction vois-tu entre peindre et sculpter ou plutôt faire de la sculpture ? J.J. : Le peintre fabrique plus ou moins de la ressemblance, il est devant une surface de projection en deux dimensions. Nommer un espace à trois dimensions comme le fait la sculpture appelle nécessairement à s’extraire de cet espace. Le sculpteur élabore de la différence. Bien évidemment ces définitions sont réductrices et peuvent s’entrecroiser ou se contredire à l’infini… Surtout, ces questions de mediums semblent caduques à l’heure de l’exposition comme format, elles ont ici pour intérêt de nommer une des raisons qui m’a fait glisser lentement de la peinture à la sculpture et limiter mon répertoire des terrains de sportau solitaire poteau ou panneau de basket-ball : une sculpture n’est ni plus ni moins qu’un objet qui cherche à tenir debout dans une double impuissance 1e impuissance par nature à ressembler à quoi que ce soit 2e impuissance de l’époque (encore elle) où tenter de se problématiser comme medium, voire pire comme forme, est une impasse annoncée. Faire une sculpture c’est persister dans la conscience de ces impuissances à vouloir faire bonne figure. Il n’y a d’ailleurs pas de sculpture sans figure. Pour problématiser cette figure que j’aimerais bien élevée, le panneau de basket-ball est un bon modèle. Il a la forme et la fonction d’un objectif sans sa raison d’être, en l’occurrence le sport pour lequel il a été créé. Son rectangle noir sur fond blanc garde le souvenir du tableau moderne. Son poteau de corps dessine la silhouette d’une sorte de grand bonhomme et tente lui aussi, d’être une ligne dans le monde. G.L. : Je vois du romantisme dans « grand bonhomme ». Romantique et conceptuel comme l’on dit de Bas Jan Ader. J.J. : Je connais mal… Je sais que c’est triste. Je partage avec lui la répétition de la chute comme motif mais j’espère un dessein plus serein. À son autoportrait en larmes, je préfère la fontaine de Bruce Nauman. Pour parler d’autres performers de cette période, il y a dans les actions de Vito Acconci ou de Charles Ray une volonté d’ « excarnation », par opposition à incarnation, une tentative de sortir du je pour tenter de définir l’espace de l’autre que je ne vois pas chez Bas Jan Ader, et qui m’intéresse davantage. G.L. : C’est peut-être cet « espace de l’autre » si précieux dans la musique live que je voulais nommer tout à l’heure… Question insoluble : quelle serait ton œuvre idéale ? J.J. : Il me faudrait d’abord être bien plus grand pour aspirer à une œuvre idéale ; pour jouer au basket-ball, il faut déjà être plus grand que je ne le suis, alors pour faire une œuvre d’art un tant soi peu idéale, je te laisse imaginer… Peut-être pourrais-je mettre le monde à l’envers et d’un socle lui faire un chapeau comme Manzoni, à moins que je n’écrase sur ce monde devenu tout petit une cigarette aux allures de sculpture abstraite monumentale comme celle de Tony Smith… Mais non tout cela n’est pas possible. La plupart de mes héros, dans l’art comme en musique, sont d’humbles personnages. Julije Knifer par exemple. Quoi de plus humble que la répétition à l’infini d’une figure de

méandre en noir et blanc, pourtant quelle magnifique ambition et quel beau travail ! Philip Guston encore : la matière et la manière de cette peinture qui se rassemble au motif d’un cendrier d’atelier trop plein ou dans une figure tragicomique de dormeur. Si œuvre idéale j’avais, il y aurait du Rene Daniels et peut être aussi du Walter Swennen… je passerais à la sculpture, j’irais de Robert Smithson jusqu’aux frasques baroques de Bruno Gironcolli en passant par le bestiaire de Pino Pascali. Je taillerais le bois aussi bien que H.C Westerman et je souderais l’acier comme David Smith. Tony Smith, David Smith, Robert Smithson… !? Il faudrait que je change de nom pour mon œuvre idéale ! Si j’avais une œuvre idéale, on y rirait de bon cœur et pourtant tout n’y serait fait que de sérieux et de gravité, le contexte et le contenu dialogueraient en bons voisins et le monde s’y redessinerait avec la méticulosité d’Öyvind Fahlström et la curiosité d’Alighiero e Boetti. Malheureusement, même en Picardie, je n’ai pas assez de place pour accueillir ces illustres personnages et aurais du reste bien trop peur de manquer de conversation. Je me souviens m’être retrouvé un jour en tête à tête avec On Kawara. Ça m’a tétanisé et j’ai encore en souvenir le poids du silence qui a suivi. G.L. : Un silence d’un million d’années… Tu n’as pas de galerie. Est-ce délibéré ou un manque ? Faire de l’art sans galerie, faire de l’art sans la Fiac, Freeze et Art Basel c’est possible. Dans les années 70, des artistes libertaires ont eu cette revendication. Est-ce ta perspective ? J.J. : Dans mon œuvre idéale je pourrais dire avec un mélange de fierté et d’arrogance que oui, ne pas avoir de galerie fait partie d’un programme critique délibéré. Dans la vraie vie, cette

LEADBELLY, 2009. Matériaux divers

situation n’est pas volontaire. Partir en Picardie et chercher à autonomiser le travail participent d’une volonté de ne plus angoisser de ce manque de visibilité. Chemin faisant, je sifflote cette phrase que je répète aux étudiants en art quand ils sont désemparés : on ne peut pas choisir une activité pour la singularité qu’elle propose et se plaindre de la solitude qu’elle induit.

PAR GUILLAUME LEINGRE

1. Allen Ravenstine du groupe Pere Ubu en 1978 : « Les Sex Pistols ont chanté “No Future’’, mais il y a un futur et nous essayons de le construire. » in Simon Reynolds, Rip it up and start again, éditions Allia, Paris, 2007. 2. Jean Genet, Notre Dame des Fleurs. Œuvres complètes, tome 2. La Pléiade / Gallimard, p. 103.

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VIDÉO

« NOUS SOMMES TOUS UN FLÉAU SOCIAL » L’ŒUVRE DE CAROLE ROUSSOPOULOS Disparue en 2009, Carole Roussopoulos était une pionnière de la vidéo militante et féministe. L’association qui porte son nom (www.carole-roussopoulos.com) vient d’éditer en DVD une sélection de six films tournés durant les années 1970 et qui témoigne d’une activité exigeante et libre. Ceux et celles qui y prennent la parole, en même temps qu’ils échafaudent par l’image une langue qui leur est propre, tendent aussi un miroir à une époque dont les lignes de tension sont toujours aussi brûlantes.

Le 30 décembre 1975, dans l’émission intitulée Encore un jour et l’année de la femme, ouf ! c’est fini, présentée par Bernard Pivot, le président d’Antenne 2, Marcel Julian, est interviewé par Anne Sinclair. Cette dernière lui demande de commenter une photo prise de lui et de ses collaborateurs. « Vous êtes entouré de dix huit hommes et il y a une seule femme. C’est une proportion qui vous paraît juste ? », lui demande-t-elle ? « Non, répond-il. Ce n’était pas prévu du tout qu’il y ait une femme. Je me demande encore qui c’est. On a beau fermer les portes, on a beau essayer de travailler sérieusement, il y a toujours un accident. » « C’est une boutade ou c’est plus profond que ça ? » insiste Anne Sinclair. « C’est pas plus profond que ça ». Plus loin, il ajoute : « Je ne voudrais pas être méchant, mais [une femme] c’est quand même plus agréable à regarder qu’à écouter. » Le film Maso et Miso vont en bateau, réalisé collectivement en 1975 par les « Insoumuses » — Carole Roussopoulos, Nadja Ringart, Delphine Seyrig et Ioana Wieder — est comme saturé par ce genre de répliques qui continuent, quarante ans plus tard, de proprement scier les spectateurs. Le projet du film est limpide : détourner la quasi-totalité de l’émission de Pivot pour en révéler le squelette misogyne, qui affleure dans la moindre image, dans le moindre mot. Les procédés les plus simples — insertions de panneaux qui viennent commenter ce qui est dit sur le plateau, reprise samplée des répliques les plus choquantes… — sont mis au service d’un travail de désossement qui révèle au passage le degré de compromission de la télévision de l’époque, incapable de se débarrasser de l’image de la femme-objet, comme de l’hégémonie du pouvoir en place : invitée par Pivot, Françoise Giroud alors secrétaire d’état chargée de la condition féminine, démontre l’étendue de sa servilité à l’égard du discours paternaliste, sexiste et vulgaire représenté par les différents interlocuteurs que Pivot a rassemblé sur le plateau. Pour le plaisir, rappelons-nous un instant des mots du navigateur Marc Linski, interviewé dans l’émission, qui témoigne du plaisir que ressentent les hommes en haute mer, une fois débarrassés de la « gangue dont fait partie la femme à terre. » Le travail de Carole Roussopoulos et de ses acolytes instaure ici la vidéo comme le médium le plus à même de déconstruire les procédés télévisuels. Ses outils permettent effectivement le ralenti, le découpage, l’insertion d’éléments hétérogènes capables de déconstruire, par la perturbation visuelle, les produits du discours officiel. Cette opération chirurgicale procure un plaisir de vision inégalé: cette émission de 1975 devient, grâce au travail des cinéastes, strictement hallucinatoire. Ce qui fait du film un pur chef d’œuvre, c’est son humour. La liberté d’intervention, l’esprit d’affranchissement qui le caractérise, la façon dont les réalisatrices s’adressent, par le bricolage vidéo, à cette hydre à deux têtes qu’incarnent la télévision et le pouvoir politique, provoquent une jubilation indescriptible. Le montage est tenu par un souffle et par le plaisir du jeu, la vidéo servant un travail tant formel que résolument politique dont l’impertinence est comme une gourmandise. Dans les années 1970, explique Carole Rossopoulos dans un entretien, la vidéo est un « média vierge. […] Pas d’école, pas de passé, pas d’histoire. Les hommes ne s’en étaient pas encore emparés. » Carole Roussopoulos est née en Suisse en 1945 dans une famille bourgeoise. Elle arrive à Paris en 1967 dans l’idée de poursuivre des études de lettres. Elle trouve un travail de rédac-

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trice pour Vogue, où elle travaille quelques années avant de se faire licencier. Avec le chèque des trois mois de salaire qu’elle arrache à la revue, elle achète, sur les conseils de Jean Genet, la toute nouvelle caméra vidéo portable, le fameux portapack de Sony. Réfugié politique grec, Paul Roussopoulos, son mari, que Carole rencontre avant cet achat, réalise avec elle leurs premiers films. Physicien et mathématicien, il apprivoise ce nouveau médium, apprend à réparer, monter, bricoler, de façon à échapper à toutes les dépendances, à commencer par celle du recours à un technicien. La vidéo, entre leurs mains, sera esthétiquement, techniquement et politiquement indépendante. Les premiers tournages sont évidemment militants : ce qui apparaît très vite à Carole concerne cette intelligence de la vidéo à produire un discours impossible à « normer », adapté à ceux qui souhaitent justement s’inscrire dans les marges. Si elle passe un mois à Alger pour donner des cours de vidéo aux Black Panthers, c’est, dit-elle, parce que « la vidéo portable permettait de donner la parole aux gens directement concernés, qui n’étaient donc pas obligés de passer à la moulinette des journalistes et des médias, et qui pouvaient faire leur propre information. » « Faire sa propre information », tel pourrait finalement être le mot d’ordre des films réalisés par la cinéaste et son collectif « Video Out », fondé en 1971 : détenant et maîtrisant une technique, Carole Roussopoulos se rend compte qu’elle peut non seulement relayer les luttes de libération de son temps, mais enregistrer et témoigner de la façon dont un discours révolutionnaire se construit, se transforme, s’organise. Le côté « sur mesure » de ses films est entièrement mis au service d’une pensée profonde sur la façon dont l’image, sa spontanéité alliée à sa technicité, produisent un contenu subversif. La dimension insurrectionnelle des événements et des phénomènes que la cinéaste va filmer nécessite la légèreté, condition d’émergence de toute plateforme d’expression. Technique d’enregistrement et contenu filmé se « reconnaissent » l’un l’autre. L’enseignement de la vidéo a d’ailleurs une place importante dans la vie de Carole Roussopoulos. C’est à l’occasion d’un stage qu’elle rencontre, dans les années 1970, l’actrice Delphine Seyrig. Elle a alors déjà croisé le groupe de filles qui vient de réaliser la première bande vidéo féministe en France, Grève de femmes à Troyes (1971) et participe à leurs actions. La lutte de libération des femmes l’occupera désormais à temps plein. Avec Delphine Seyrig, elle réalise S.C.U.M Manifesto (1976), dont le dispositif est extrêmement simple : autour d’une table, Delphine Seyrig traduit à haute voix des extraits du texte de Valerie Solanas, Society for Cutting Up Men Manifesto, rédigé en 1967 par celle qui, en 1968 dans le hall de la Factory, tire sur Andy Warhol. Assise en face d’elle, Carole Roussopoulos retranscrit les extraits en les tapant à la machine. De temps à autre, les deux femmes s’interrompent et augmentent le son d’une télévision posée entre elles et laissée allumée. Le journal télévisé déroule des nouvelles catastrophiques qui semblent donner raison aux phrases enfiévrées de Valerie Solanas : des hommes qui font la guerre, et des femmes qui marchent pour la paix en Irlande du Nord. La colère transparaît dans tous les films de Carole Roussopoulos : le film sur le F.H.A.R, le Front homosexuel d’action révolutionnaire (1971) ou celui qui suit les ouvrières de Lipp en grève et en train de prendre en main leur avenir et leur vie sont effectivement traversés par les récits d’injustices notoires. Pourtant, cette colère est un moteur, qui,


« LA COLÈRE TRANSPARAÎT DANS TOUS LES FILMS DE CAROLE ROUSSOPOULOS : LE FILM SUR LE F.H.A.R, LE FRONT HOMOSEXUEL D’ACTION RÉVOLUTIONNAIRE (1971) OU CELUI QUI SUIT LES OUVRIÈRES DE LIPP EN GRÈVE ET EN TRAIN DE PRENDRE EN MAIN LEUR AVENIR ET LEUR VIE SONT EFFECTIVEMENT TRAVERSÉS PAR LES RÉCITS D’INJUSTICE NOTOIRES. POURTANT, CETTE COLÈRE EST UN MOTEUR, QUI, COMME LE DIT LA CINÉASTE “FAIT QU’ON NE S’ENDORT PAS SUR UNE CHAISE EN REGARDANT LA TÉLÉVISION.”  comme le dit la cinéaste « fait qu’on ne s’endort pas sur une chaise en regardant la télévision. » Ce qu’elle retient de la colère revient à filmer ces instants de « concentration », où quelqu’un, par la parole, celle de l’insurrection, du débordement, réalise ce qui lui arrive, ce qu’il ou elle traverse. La cinéaste insiste là-dessus : filmer les sans-voix ne revient jamais à filmer des situations d’oppression. La vidéo offre le pas supplémentaire : celui du diagnostic et de la conscience. En ce sens, les témoignages les plus fascinants de ces films sont contenus dans les mots que Carole Roussopoulos glane au fil des manifestations ou réunions. Les militants du F.H.A.R dénonçant les « hétéros-flics », expliquant qu’ils en ont marre d’être « des fiers à bras », voulant échapper aux rapports dominant-dominé et mettre à pied toute la société bourgeoise : «Être homosexuel, c’est forcément être révolutionnaire ». Ou encore la pure invention langagière de cette ouvrière de chez Lipp – dans Christiane et Monique (Lip I), 1976, qui, pour faire comprendre les rapports de force entre hommes et femmes au sein même de l’usinen grève, décide de remplacer le mot « femme » par « Arabe » et le mot « homme » par « blanc ».

Ce qui donne : « Il y a quelque temps, les Arabes, on était quelque peu récalcitrants pour les tâches, pour tous les petits travaux. Alors les grands chefs blancs ont dit : “ on va se mettre nous aussi à faire ces tâches humbles, on va montrer l’exemple ”. Evidemment c’est dommage de gâcher le temps de ces grands penseurs dans des tâches aussi simples, aussi discrètes. Enfin, je n’aurais pas dû dire aussi discrètes, parce qu’ils ne sont pas très discrets quand ils font ça. Par exemple, quand il y a un grand chef blanc à la cuisine, eh bien on le sait, on l’entend. Il remue, il faut qu’il y ait autour de lui tout un tas d’Arabes pour éplucher les oignons ou passer les plats. Et les Arabes qui sont là, on n’en fait pas de cas, on ne sait pas leurs noms. C’est des Arabes, c’est normal, ils sont dix, ils sont vingt, on ne les compte plus. On ne les remarque pas comme un grand chef blanc qui a daigné venir à la cuisine. De toute façon, dans la lutte, les Arabes doivent se rendre utiles. […] Mais pour la stratégie, on ne leur demande jamais leur avis. Un Arabe doit rester discret. Un Arabe qui va changer le papier des chiottes, ça fait pas de bruit. On trouve ça normal, c’est un boulot d’Arabe. On ne va quand même pas s’épater parce qu’un Arabe a fait du nettoyage. C’est fait pour ça, un Arabe. » La démonstration est d’une efficacité redoutable. La caméra enregistre un moment de dénonciation plus violent que n’importe quelle image, et dont la portée transcende pour le coup la seule lutte de libération des femmes. La réalité nous apparaît dans sa nudité froide, hypocrite. Il faut tout l’esprit de ces personnages, cette sonde critique qu’ils font passer à travers toutes les mailles du filet bourgeois, installé et suffisant, pour retourner comme un gant les attendus d’un système qui s’applique à les congédier. Ce que la caméra saisit, c’est le degré de performance qui gît dans le moment même de la prise de conscience critique : les visages, les gestes, mais surtout les mots, échappent au cadre, le dépassent, le surprennent. Dispositif technique, la vidéo, dans ses premiers moments d’existence, offrait au monde une surface d’impression qui se voulait pur courant électrique. Les films de Carole Roussopoulos, et l’ensemble de son parcours, témoignent de cette densité. PAR CLARA SCHULMANN

D.R. - CAROLE ROUSSOPOULOS EN TOURNAGE, 1974.

« Vivre dans cette société, c’est au mieux y mourir d’ennui. Rien dans cette société ne concerne les femmes. Alors, à toutes celles qui ont un brin de civisme, le sens des responsabilités et celui de la rigolade, il ne reste qu’à renverser le gouvernement, en finir avec l’argent, instaurer l’automation à tous les niveaux et supprimer le sexe masculin. » Valérie Solanas, SCUM Manifesto (1967) 1. Les citations de Carole Roussopoulos sont extraites de son entretien avec Hélène Fleckinger, « Marcher le nez au vent », publié dans le livret qui accompagne le DVD. Ce livret contient, entre autres, des textes de Nicole Brenez et de Jean-Paul Fargier.

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FANATTITUDE

DE PODIUM À DOUG AITKEN : LES REPRÉSENTATIONS DU FAN Deuxième partie d’une « fanthropologie » de l’art

MASSES ET PUISSANCE « Notre job c’est de donner aux fans ce qu’ils attendent. Parce que sans eux, on serait que dalle ». A soixante-et-un ans, Gene Simmons et ses acolytes du groupe KISS continuent de faire le boulot avec un sens furieusement avisé du grotesque et de l’entertainment. Cette année en clôture du Hellfest – plus grand festival de heavy metal organisé en France (à Clisson) – ils ont sué sang et eau pour satisfaire aux exigences de la surenchère. Maquillages millésimés seventies, sauts de cabri avec plateformes boots, exercices d’hélitreuillage, décollage de la batterie façon fusée Ariane, Gibson à effets pyrotechniques… Quand le guitariste-chanteur Paul Stanley enfourche une tyrolienne et traverse la foule c’est pour, hurle-t-il, que les derniers rangs ne soient pas en reste. KISS communie avec tous les fans dont les réactions pavloviennes font partie du show. A grande échelle, les concerts et les festivals sont pour les protagonistes des musiques populaires l’occasion de mettre en scène l’adhésion massive qu’ils suscitent. Plusieurs fresques photographiques de l’artiste allemand Andreas Gursky s’ingénient à restituer le spectacle de ces foules indifférenciées. L’une des plus fameuses est Madonna I (2001), réalisée à un concert de la reine de la pop, le 13 septembre 2001 à Los Angeles (la date initialement prévue était le 11 septembre). Madonna apparaît au bord du cadre, en silhouette lilliputienne, face à une marée humaine mue par des courants contradictoires. Au premier coup d’œil, on ne l’aperçoit d’ailleurs pas. Le regard chancelle et se perd dans le fouillis des visages, des bras levés et des particules fourmillantes qui dépassent notre capacité d’appréhension. Le décalage est vertigineux entre la déréalisation de la star et la puissance de son impact sur les masses. Aux limites de l’acuité visuelle et de l’imagination, ce « picture show » métaphorique scanne notre inconscient collectif. HYSTÉRISANT Le chanteur de charme américain Johnnie Ray est, selon le critique rock Nick Cohn, l’un des précurseurs du déchaînement des foules. Son jeu de scène « provoquait l’hystérie, la vraie – on déchirait ses vêtements, on le griffait, on lui arrachait les cheveux et la police devait sans cesse venir à son secours. Il chantait les mêmes âneries que les autres, mais lui se contorsionnait, suppliait, suffoquait, et cela libérait une agressivité d’une intensité jamais vue »1. Cette notion d’hystérie est primordiale pour comprendre la relation qu’établissent les stars avec leurs fans. On se souvient de l’éclairante définition que Gille Deleuze a proposée dans son étude sur la peinture de Francis Bacon : « L’hystérique, c’est à la fois celui qui impose sa présence, mais aussi celui pour qui les choses et les êtres sont présents, trop présents, et qui donne à toute chose et communique à tout être cet excès de présence. Il y a alors peu de différence entre l’hystérique, l’hystérisé, l’hystérisant  »2. Poses provocatrices, emportements fébriles, franches obscénités : le corps du rocker est le lieu par lequel l’hystérie contamine la scène et la salle. La théâtralisation de ses turbulences physiques provoque un trop plein de présence que l’assistance incorpore alors comme une offrande. Rien de plus contagieux que la transgression de la maîtrise de soi. Au cinéma, à la télévision, dans la presse, la représentation des rock stars a d’emblée lié son sort aux comportements des fans. Loin d’être relégué en hors-champ, le public joue souvent un rôle de premier plan, à la scène comme à la ville. Docu-fiction de la Beatlemania, A Hard Day’s Night (1964) de Richard Lester s’ouvre sur une course poursuite échevelée dans la gare de Paddington où

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les Fab Four doivent rivaliser de ruses pour échapper à la pression ardente de leurs groupies. Lorsque Barry Feinstein immortalise Bob Dylan réfugié à l’arrière d’une limousine, le cadrage de la photo in tègre en contrepoint des visages transis derrière la vitre ; une fidèle a même les mains jointes en prière. On retrouve ce fameux cliché dans l’exposition « Who shot rock’n’roll a photographic history, 1955 to present », actuellement en tournée dans des musées américains. La commissaire Gail Buckland rend hommage aux photographes qui ont façonné notre vision commune du rock. Une section intitulée « Fans and Crowds » compile des scènes d’hystérie collective, des « Beatles crowds » dans les rues de Londres aux photos de Charles Peterson sur l’émergence du grunge au début des années 1990 à Seattle. Ces représentations de fans à travers les différents âges du rock constituent aujourd’hui la matière première d’artistes qui reconfigurent les expressions paroxystiques de l’adoration. En 1998, le vidéaste vedette Doug Aitken, a conçu une installation multi-écrans, Hysteria, qui fusionne des séquences d’archives des années 1960 à nos jours. Les images noir et blanc puis couleurs de visages en transe s’enchaînent au ralenti tandis que résonnent un maelstrom de cris stridents. La caméra reste exclusivement braquée sur le public et l’identité des musiciens demeure toujours mystérieuse, nous laissant face au spectacle d’individus sous l’emprise d’un enthousiasme pathologique. L’objet du désir est également absent de la vidéo de l’artiste allemande Susanne Bürner, 50.000.000 can’t be wrong (2006). Son titre ne laisse néanmoins guère de place au doute tant il fait référence au disque d’Elvis Presley, 50.000.000 Elvis fans can’t be wrong (1959). Le travail de montage qu’elle réalise avec des documents d’époque privilégie une vision frontale : des écolières s’époumonent et se pâment devant ce qu’on imagine être les rotations de bassin et les déhanchements chaloupés du King. L’invisibilité de la source de ce big-bang libidinal accentue son caractère cérémoniel. La mécanique érotique s’emballe mais tourne à vide. Les personnages s’enferment dans leurs rites cathartiques. C’est ce que montre également Arnaud Maguet avec ses dix modèles différents d’affiches placardés dans les rues de Paris pendant le festival Villette Sonique en 2008. Intitulée Banshees, cette opération décline des photos vintage de fans invariablement figés dans une posture hystérique. La série des Groupies4 de la dessinatrice Nine Antico reprend cette iconologie historique en réduisant les stigmates de la passion à quelques expressions archétypales sommairement esquissées. Des traits elliptiques et des aplats d’encre noire fixent sur le papier la charge émotive des sujets. Cet expressionnisme naïf et désincarné introduit en creux un certain effroi. NÉVROSES TÉLÉGÉNIQUES Le fan, c’est les autres. Le fan est en effet victime de forces qui n’ont pas d’influences sur nous – protégés que nous sommes par la raison, l’éducation et l’esprit critique. Il est livré aux tentations les plus irrationnelles, en quête d’un transfert de prestige pour compenser son incapacité à se réaliser par lui-même. C’est en tout cas ce que raconte, tant bien que mal, le cinéma lorsqu’il prend pour sujet la fan attitude. Quel que soit le registre, l’analyse psychologique tourne vite court au profit d’un sensationnalisme caricatural : la névrose obsessionnelle est télégénique. Le cinéma exploite la fascination qu’exercent les formes extrêmes d’attachement aux choses qui n’en méritent pas tant. Comme s’il fallait nous conforter sur ce que nous sommes, par opposition aux comportements déviants voire destructeurs de certains fans. Biopic de Mark David Chapman réalisé par J.P. Schae-


cédé son passage à l’acte, le 8 décembre 1980. Submergé par ses obsessions, le fan schizophrène de l’ex-Beatles en vient à supprimerl’objet de sa dévotion. À l’image de cet antihéros interprété avec surcharge pondérale, pull pas net et lunettes à doubles foyers, le film ne fait pas dans la nuance. Sans grande subtilité non plus mais sur un ton plus alerte, Podium (2004) de Yann Moix met en scène la passion addictive et aliénante d’un sosie de Claude François: qui fait le choix des paillettes pour échapper à la morne plaine de son quotidien. Droit dans ses bottines Hydra blanches en cuir gainé, Benoît Poelvoorde amplifie la sidération que provoque son personnage en multipliant les infractions au bon sens et au bon goût. Par définition, le fan ne connaît pas la demimesure (sinon il ne serait pas un fan) et il en est fier. Son statut de fan, il le revendique haut et fort, aux yeux du monde et de sa communauté élective, en arborant les signes extérieurs de son culte. COHÉSION MIMÉTIQUE Le 24 novembre 1996, Johnny Hallyday a donné un concert unique à l’Aladdin Hotel Casino de Las Vegas, histoire de partager sa flamme pour l’american way of life avec les 7.000 fans français qui ont fait le voyage dans des charters affrétés spécialement. Présent sur place, Bruno Serralongue a rendu compte de l’ « événement » à sa façon, c’est-à-dire en photographiant individuellement cinq fans rencontrés dans la rue. Intitulée « Destination Vegas » (1996), cette galerie de portraits donne la vedette à cinq anonymes de sexe masculin et d’âge variable, chacun posant dans le décor palmiers-néons-carton-pâte de la capitale mondiale du divertissement décérébrant. Leur dénominateur commun est le caractère monomaniaque de leurs signes distinctifs, tous à l’effigie de « l’idole des jeunes » : boucle de ceinturon, tatouages, veste en jean constellées de badges… L’exhibition de leur passion leur donne un air de famille. Une telle impression est flagrante face aux portraits de groupes en grand format panoramique que le photographe britannique James Mollison a réalisé entre 2004 et 2007 à la sortie de concerts de Cure, Youssou N’Dour, George Michael, des Spice Girls, Iron Maiden… Chaque photo de sa série « The Disciples » fait poser une dizaine de fans du même artiste. Leur cohésion mimétique apparaît extrêmement codifiée. Il est d’ailleurs fréquent que les communautés de fans se choisissent une appellation contrôlée : il y a la « KISS Army », les « Deadheads » du Grateful Dead, les « Tramps » de Bruce Springsteen, les « Rusties » de Neil Young, les « Tokitas » de Tokio Hotel, les « Little Monsters » de Lady Gaga auxquels un tatouage qu’elle vient de se faire sur l’avant-bras rend hommage. Les stars veillent en effet à valoriser leur fanbase. Des chansons mettent à l’honneur les fans pour leur adresser de poignantes déclarations d’amour ; on en trouve dans le répertoire des Beatles (« Thank You Girl » en 1963), des Rolling Stones (« We Love You » en 1967), de chanteurs de hard rock à la peine comme Ozzy Osbourne (« Gets Me Through » en 2001 et « I Love You All » en 2010) ou encore de producteurs hip hop en vue comme Jay-Z (« Thank You » en 2009). Des documentaires leur sont également consacrés, qu’ils soient fans de KISS5, Dolly Parton6, Morrissey7 ou des Kinks8. En bon spécialiste du folk art, l’artiste britannique Jeremy Deller s’est approprié ce qui est devenu un genre à part entière – le « fan documentary » – en réalisant avec Nick Abrahams une vidéo sur les fans de Depeche Mode à travers le monde : The Posters came from the walls (2006). Ce qui l’intéresse, c’est la façon dont les fans expriment leur passion en fonction du contexte politique, économique et social

de leur pays. En Russie, l’anni versaire du chanteur Dave Gahan coïncide avec le Jour de la Victoire, fête nationale que quelques centaines de Moscovites ont rebaptisé « Dave Day ». Ces fans personnalisent leurs défilés avec des chansons braillées en cœur et des banderoles bricolées. Longtemps les produits dérivés ont été introuvables dans l’ex-URSS : aussi ont-ils pris l’habitude de fabriquer leurs propres t-shirts, badges, drapeaux. Au Mexique, des fans réceptifs au décorum religieux de l’univers de Depeche Mode composent des poèmes qui puisent leur inspiration dans les paroles de « Personal Jesus » ou de « Black Celebration ». En Allemagne, un couple dévoile quelques recettes pour recréer chez soi des scènes des vidéo-clips du groupe. Fussent-elles placées sous l’égide de l’imagination la plus farfelue, ses diverses curiosités révèlent la dimension participative de la fan attitude.

NINE ANTICO, GROUPIE 2 ET 5 © NINE ANTICO/POINT ÉPHÉMÈRE, 2010.

ro (A Portrait of John Lennon), trois installations réalisées en 2005 et 2006. Ces mosaïques animées de fans chantants figurent évidemment l’emprise de la culture de masse sur nos vies. Toutefois Candice Breitz ne dénonce pas tant la menace d’une uniformisation des consciences qu’elle ne met en valeur la singularité de chaque fan. En récusant la possibilité de toute synthèse, ses œuvres montrent comment l’individu construit une identité qui lui est propre à partir de représentations standardisées qu’il fait siennes. Chacun cherche à être différent, comme tout le monde.

PARTENAIRES PARTICULIERS PAR STÉPHANE MALFETTES « La véritable question en cette période de mondialisation n’est pas de savoir si nous consommons, mais comment : de manière stupide ou créative ? ». L’artiste d’origine sud-africaine Candice Breitz a fait du fan le leitmotiv de toute son œuvre vidéo et photographique. Depuis ses premières pièces comme Karaoke (2000), où de nouveaux arrivants aux Etats-Unis interprètent leur chanson préférée, son projet artistique s’élabore en associant des fans. Elle n’est bien sûr pas la seule à s’attacher leurs services : l’artiste anglaise Gillian Wearing a filmé des air guitarists sur la scène imaginaire de leur chambre à coucher (Slight Reprise, 1994-95), la néerlandaise Rineke Dijkstra a recruté une adolescente prépubère fan des Backstreet Boys pour mimer en lip-synch (synchronisation labiale) un de leurs tubes, « I Wanna Be With You » (Annemiek, 1997). Des vidéo-clips sont également réalisés avec le concours de fans : « Celebration » (2009) de Madonna fait danser de « vrais fans » castés à Barcelone et Milan, « Cheated Hearts » (2006) des Yeah Yeah Yeahs met en scène des fans jouant à la place du groupe. Ce qui caractérise la démarche de Candice Breitz, c’est la façon dont elle systématise les modes de participation des fans. Elle en a rencontré des centaines pour leur faire pousser la chansonnette et les filmer tels qu’ils sont. Ses efforts les plus significatifs ont pris la forme de chorales vidéo diffusées sur des murs d’écrans : King (A Portrait of Michael Jackson), Queen (A Portrait of Madonna) et Working Class He-

1. Nick Cohn, Awopbopaloobop Alopbamboom. L’âge du rock, Allia, 1999 2. Gilles Deleuze, Francis Bacon: logique de la sensation, La Différence, 1981 3. Barry Feinstein, « Bob Dylan, (Fans Looking in Limousine) », London, 1966 4. Série présentée au Point Ephémère (Paris) dans l’exposition collective « On coupe le son ! Nine Antico, Luz & Stefmel, Erwann Terrier », été 2010 5. KISS loves you (2007) de Jim Heneghan 6. For the love of Dolly (2007) de Tai Uhlmann 7. Passions just like mine. Morrissey and fan culture (2008) de Keri Koch 8. Do it again (2010) de Robert Patton-Spruill

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RENCONTRE

THOMAS FOUGEIROL CONTACTS Expérimenter l’empreinte, la technique la plus primitive de la représentation pour produire des formes en série tout en évitant le mécanisme de la machine ; éviter le travail de la main, les contraintes de la couleur et minimiser à l’extrême Le choix de l’iconographie, telle est la volonté du peintre Thomas Fougeirol.

Thomas Fougeirol peint depuis toujours même si, étudiant dans l’atelier de Jean-Michel Alberola aux Beaux-Arts de Paris, il pratiquait aussi la calligraphie chinoise. Il utilise depuis de nombreuses années des surfaces trempées dans la peinture et appliquées sur des toiles, généralement de grandes dimensions, pour réaliser des sortes de contacts, des empreintes, qui mettent ses œuvres au plus près du réel. Commencée avec des rideaux, l’oeuvre a continué avec des draps, des grilles métalliques. Il y a peu, l’artiste a aussi débuté un travail avec des empreintes d’une vingtaine de portes ; un travail qui lui semble proche des oeuvres de Rachel Whiteread parce qu’il crée des présences fantomatiques, des présences qui ne diraient pas les choses.Tous les objets ont des volumes ou une trame, avec plus ou moins de reliefs qui permettent à la peinture, lors du contact, d’occuper le tableau de façon all over. Ce sont des outils qui forment les scénarios nécessaires à l’action de départ. Le fait que les rideaux soient achetés chez Emmaüs, qu’ils soient jaunis, vieillis, que les draps proviennent d’hôpitaux, que les portes soient récupérées, que les grilles soient métalliques et donc froides, envoient des informations lui facilitant l’expérimentation de multiples pistes ; mais peu à peu, une chose en entraînant une autre, au fur et à mesure des applications, tout cela perd de son importance. Quant à l’iconographie, elle est très restreinte et ne prend en compte que les objets inanimés : maison, vêtement, croix de cimetière, lit, confessionnal, crâne, squelette, ces deux derniers constituent d’ailleurs les rares figures humaines reproduites par l’artiste. « En 2008, j’ai travaillé sur cette série, que j’ai appelée les « Crash Curtain », accidents de rideaux, qui posait la question de l’ornement. Ces rideaux, je les froissais ou les tendais à l’extrême avant de les appliquer sur la toile. La laideur de ces rideaux ayant déjà vécu disparaît pour ne laisser que la trace des ornements, arabesques, une deuxième vie en quelque sorte. Puis j’ai utilisé des draps d’hôpitaux ; le résultat, très abstrait, esquisse une géographie lunaire, organique, explosive. La dernière série, entièrement noire, est une sorte d’aboutissement, il ne reste que quelques plis, qui donnent l’impression d’être face à des champs électriques. Si on transposait cela dans le champ sonore, je voudrais arriver à réaliser ce que l’on appelle le bruit en musique,c’est-à-dire qu’il n’y aurait plus de musique mais simplement les cracks du disque. J’ai toujours eu ce désir de faire des peintures qui ne ressemblent pas à des peintures, j’ai toujours voulu me placer dans un espace entre radiographie, négatif photo, peinture, empreinte. Une espèce de machine sensible qui déjouerait les attentes. Les allers-retours à New York m’ont permis d’affûter cette recherche. J’aime le côté scanner de la création américaine et cette fonction immédiatement politique de l’art, je pense à Sam Durant ou Cady Noland. D’un autre côté, la procédure est primordiale chez les artistes américains, les mécanismes de fabrication de l’art ont été désossés, la machine se substitue au reste, on le voit chez Kelley Walker. Pour beaucoup d’américains, l’art est avant tout de l’ordre de la production ou de la postproduction. Je ne souhaite pas me situer complètement dans cet espace, je n’ai pas de machine et ce que je dépose est en rapport avec le corps, cette dimension anthropomorphe de l’art est essentielle ». L’artiste possède un atelier à Paris, mais travaille aussi régulièrement à New York. Il y fait de longs séjours pour décaler son regard, sentir une autre énergie et y prélever des images photo-

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graphiques avec un appareil numérique. Celles-ci tiennent une place très importante dans le travail et constituent une source majeure d’informations. À tel point que le catalogue qu’il a publié en 2008, Harlem 141, contient 48 pages de photographies sur un ensemble de 150 pages. Les travaux en cours dans l’atelier mais aussi des lieux et objets urbains très précis et sans aucune hiérarchie de genre font l’objet d’une fixation par l’image. Elles sont ensuite dégraissées de leurs couleurs, certaines inversées pour devenir des négatifs. Avant tout, les photos restent une matière à penser, il n’y a pas de production, tout cela reste dans l’ordinateur ou dans les livres, mais n’a pas de vocation à se retrouver en galerie. Thomas Fougeirol est un de ces artistes qui se posent éternellement des questions sur la mise en place des processus utilisés, sur leurs significations, sur leurs buts ; tout en sachant qu’il n’y aura jamais de réponse, et que l’oeuvre restera empirique. Ce n’est pas un peintre abstrait qui utilise la figuration, mais un peintre figuratif qui produit de l’abstraction. L’image possède une gamme chromatique extrêmement pauvre, du rouge, du bleu, de l’argent du noir et du blanc car il avoue avoir un problème avec la couleur qui est totalement absente de ses dernières productions. Il y a peu, le noir était mélangé au bleu de prusse mais il a décidé que cela esthétisait trop la toile et ne se sert plus que du noir d’ivoire. Son rapport au tableau est extrêmement physique et souvent, il le malmène pour tenter d’en extraire autre chose que ce à quoi on peut s’attendre avec le médium. C’est pourquoi on observe dans le vaste atelier, contre un mur et au sol, une série de châssis de bois brisé au marteau. Une manière de construire une sculpture à partir de peintures, un peu comme pour les draps et les rideaux, des matières souples rigidifiées après l’imprégnation de matière. Il cherche à neutraliser l’expressionnisme en peinture en supprimant la main mais paradoxalement, le corps s’y retrouve tout entier. Le fait de mettre en contact des objets avec la surface à peindre le contraint, en effet, à déployer tout son corps pour presser et appliquer les matières sur la toile. Son atelier rejoint ainsi l’histoire des lieux de l’anthropométrie, des grottes de Lascaux au musée d’art contemporain. On remarquera cependant que Thomas Fougeirol se transpose sur la toile sans que jamais l’on puisse voir la moindre trace de sa présence, avec une distance suffisamment grande pour que les regardeurs puissent s’y projeter entièrement, construisant ainsi deux sortes de leurres : il est dans sa peinture tout en donnant l’impression de ne pas y être évitant le côté «aime-moi, je suis dans la toile », il nous empêche de réduire le travail à un simple constat de virtuosité. Il ne dénigre pas le savoir-faire, mais estime que la main qui tient le pinceau fait apparaître les formes selon des codes extrêmement intégrés, usités, donc devenus normatifs qui donnent à la peinture un caractère d’évidente lisibilité. Pour ce faire, les mécanismes de départ sont déconstruits pour fabriquer un nouveau vocabulaire. « Ce qui est fondamental, c’est de savoir comment le monde peut ressembler à un tableau et inversement. L’artiste montre avant tout le rapport qu’il établit avec le monde, d’une manière physique, politique, esthétique… L’artiste est cette distance ellemême, les Chinois ne regardent pas simplement la calligraphie etet la peinture comme une suite de vides et de pleins mais aussi comme la manifestation du caractère profond de leur auteur.


J’ai pu, il y a quelques années, travailler sur des pièces pendant très longtemps puis dans un moment de rage, tout effacer. La dégradation est assez réjouissante, mais cette destruction mettait surtout en avant la question de la volonté. On veut habiter ce monde, mais comment le dire ? Je considère beaucoup moins mes tableaux comme des images que comme des éponges, ce sont des surfaces qui prennent la lumière et sur lesquels j’interagis ; ce sont des réceptacles. Un bon tableau est celui qui possède un abîme, celui qui a une incarnation et qui dans le même temps pose des questions ; entre un Cézanne et un Pissaro, tu peux apprécier le Pissarro, mais le Cézanne continue à vivre et à te poser des questions. »

Thomas Fougeirol préfère situer ses oeuvres dans cet espace, celui des perpétuelles recherches du célèbre peintre d’Aix. L’empreinte, le dépôt, l’arrachage lui permettent d’être dans une œuvre ouverte, plus vaste, plus chaotique, moins déterminée. Et si le processus crée de nombreux ratages toujours détruits; il admettra volontiers que les papiers de journaux ou les bâches qui recouvrent le sol de l’atelier, qui reçoivent par accident les traces de peinture et deviennent des sortes de macules, ont parfois autant d’importance que les oeuvres. PAR ALAIN BERLAND

TECHNIQUE MIXTE SUR TOILE, 2009.196 × 153 cm, photo nicolas pfeiffer, adagp thomas fougeirol

GroupShow, galerie Praz-Delavallade, du 9 janvier au 13 février. 10 rue duchefdelaville, 75013 Paris.

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PARTICULES

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