HISTOIRE & PATRIMOINE RÉGION
NAZAIRIENNE
PRESQU’ÎLE GUÉRANDAISE
L’histoire locale de la Région Nazairienne et de la Presqu’île Guérandaise
Hors-série
La vie quotidienne avant, pendant et après la guerre de 1939-1945
Le Croisic Saint-Nazaire Nantes Caen - Le Havre A.P. H.R.N - Hors-série n° 8 - mai 2017 - 10 €
La rue du Bois Savary, à Saint-Nazaire, après les bombardements. Au fond, à droite, l’usine à gaz. (Collection Paul Correc)
L
Éditorial
a Deuxième Guerre mondiale, comme son nom l’indique, nous a tous concernés. Elle s’est déroulée sur terre, sur mer, dans les airs, ici et hors de nos frontières. La population des grandes villes fut violemment atteinte. Celles-ci étaient des points stratégiques, tels les ports de Saint-Nazaire, Nantes, Brest, le Havre, Lorient, Toulon… Étaient aussi menacés les nœuds ferroviaires – les gares furent bombardées régulièrement – les usines métallurgiques, particulièrement visées, et, par voie de conséquence, les habitations environnantes touchées : Lille, Rouen, Paris et sa banlieue… La technologie de l’époque ne permettait pas la précision. Ceci faisait dire à l’homme de la rue que, désormais, les civils étaient victimes autant que les combattants. Au total, chacun sait que les morts et disparus furent innombrables, les destructions étendues, et les drames humains, anonymes ou connus, quotidiens. C’était la guerre… L’APHRN a entrepris de collationner divers manuscrits, récits, confiés par des adhérents, contemporains de ces évènements. Ils ont le mérite d’être authentiques. Même s’ils sont considérés comme mineurs dans ce cataclysme général, ce sont des témoignages directs, émanant de sites différents, vécus dans différentes familles, de différents milieux. La vision n’en est que plus large. Il est vrai que les plus jeunes auteurs sont âgés, aujourd’hui, de 80 ans. C’est l’âge minimum pour en avoir gravé des images. Ce sont, pour la plupart, des souvenirs d’enfance, complétés ou précisés par quelques documents. Les véritables acteurs sont beaucoup plus âgés, plus rares, tous en voie d’extinction. Bien que les faits rapportés soient dispersés, on y relève, régulièrement, bien des points communs : alimentation restreinte, peur, contraintes, privation de libertés élémentaires, contrôles et perquisitions, et, dominant le tout, menace perpétuelle. Être bombardé, à Saint-Nazaire, à Nantes, Caen, le Havre, Lorient ou ailleurs…, les conséquences sont les mêmes pour ceux qui les subissent. Et cela s’étend au-delà de nos frontières. Dans chaque texte, on décrit une vie quotidienne bouleversée, des évènements familiaux, mêlés et dépendants de l’actualité. La guerre apparait sous plusieurs aspects : destructions, modifications du cadre de vie, à Saint-Nazaire en particulier, situations critiques vis-à-vis de l’occupant, parfois fuite et refuge vers des endroits plus calmes, lorsque cela était possible, récits imprégnés et relatés avec des yeux d’enfants. Il est facile d’imaginer ce que vivaient les adultes, les risques pris par certains. On évalue le nombre de morts, pendant ce conflit, à plus de 60 millions, dont 45 millions de civils (chiffre supérieur à celui des victimes militaires). Beaucoup de ces victimes n’ont jamais pu être identifiées. Actuellement, le promeneur, né après ces années tourmentées, ne peut pas imaginer, autour de lui, des cités bouleversées, transformées en tas de gravats, des églises en ruines et des plages truffées de mines, lorsqu’il visite, se promène, prend des photos, souvenirs de vacances, et, parfois, lit une inscription au pied d’un monument. Il n’a pour repère que ces catastrophes naturelles, visibles à la télévision, lointaines pour lui. Il ne se sent pas concerné. Il lui faut faire un effort d’imagination pour comprendre, par exemple, l’impatience des « empochés », leur vie précaire pendant cette prolongation imposée. Ce hors-série est, pour l’APHRN, la possibilité d’évoquer ceux qui n’ont pas survécu, tous sombrés dans l’oubli, pendant ces années meurtrières. C’est aussi la possibilité de cultiver une mémoire, en transmettant des souvenirs qui participent à l’Histoire. C’est là sa vocation. Christiane Marchocki Présidente de l’APHRN
HISTOIRE & PATRIMOINE - Hors-série no 8 — mai 2017
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A . P. H . R . N
Association Préhistorique et Historique de la Région Nazairienne
Agora (case n° 4) 2 bis avenue Albert de Mun - 44600 Saint-Nazaire aphrn.asso@gmail.com - http://aphrn.fr - Tél. 06 62 58 17 40 HISTOIRE & PATRIMOINE Hors-série n° 8 - mai 2017 Editeur : A.P.H.R.N Directrice de la publication : Christiane Marchocki Maquette/Mise en page/Coordination : Tanguy Sénéchal Impression : Pixartprinting Dépôt légal : 2ème trimestre 2017 N° ISSN : 2274-8709 Revue consultable aux Archives de Loire-Atlantique sous la cote Per 145
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La vie quotidienne avant, pendant et après
la guerre de 1939-45 04 Les « empochés » du Croisic Charles Olivier
40 Une enfance à Saint-Nazaire, sous les bombes Jean Larousse
54 Une jeunesse nantaise Nicole de Chaillé
60 Une enfance mouvementée Christiane Marchocki
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Sommaire 07 09 10 12 15 18 23 24 26 28 34 35 37 4
L’avant-guerre, de 1935 à 1939 L’arrivée de l’Occupant L’implantation de l’occupant et les règles imposées Les péripéties de la famille, durant le conflit Les « figures » du Croisic,et les commerces, sous l’Occupation Les loisirs, et les sports Notre-Dame de Boulogne Le bombardement du Croisic Le grand bombardement de Saint-Nazaire La Poche de Saint-Nazaire et la Résistance L’exploit du dépôt de la gare La libération, par l’armée américaine La visite de la Croix-Rouge et le stage en Forêt Noire
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Les “ empochés ” du Croisic Ensankidi ar Groazig (Traduction Laurent Motrot)
Charles Olivier
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Les “ empochés ” du Croisic
Annales familiales, concernant la vie au Croisic, de 1935 à 1945, et couvrant la période de la Seconde Guerre mondiale
Charles Olivier 6
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A
r Groazig, (la petite croix), le nom breton emblématique de notre cité, qui joua un rôle si important dans l’histoire du Duché de Bretagne. Que de batailles navales contre les Anglais eurent lieu dans notre rade, où de nombreux héros se manifestèrent et qu’il serait bon de retrouver la Bretagne dans toute son entité des cinq départements qui la composent historiquement ! Vive l’unification de la Bretagne, du Mont-SaintMichel à Pornic, des Côtes d’Armor au Pays de Retz et sans oublier Noirmoutier, qui appartenait au Duché. Fermez les yeux et laissez-vous conduire dans ce passé.
L’avant-guerre, de 1935 à 1939 7 juin 1935 : ma naissance
À la demande de nos enfants et parents, j’écris ce document, dans la limite de ma mémoire. Toutes mes excuses si quelques petites erreurs pourraient s’y glisser. Je remercie au passage, mon frère Pierre pour son aide apportée à cette occasion et, heureusement, avant de nous quitter, ma belle-sœur, Yvonne, notre cousine, Odette Bihoré et notre ami Jean-Pierre Le Pape, qui aime tant Le Croisic et son identité bretonne. Puisse ce document servir de mémoire historique à notre famille et à tous ceux qui aiment Le Croisic.
Je vois le jour le 7 juin 1935. L’information importante que j’apprends dans le futur par le voisinage est que cette naissance a failli tourner au drame. Notre mère accouchant à la maison avait été victime d’une terrible hémorragie. Le docteur Durbin, médecin de la famille à cette époque, n’arrivant pas à y mettre fin, notre mère était en danger. La nouvelle se répandit dans le quartier, qui fut aux cent coups : Les Bernier, Darmandrail, Perré et autres étaient bouleversés quant à la survie de notre maman. Je ne sais par quel moyen, on fit appel à un donneur de sang de même facteur rhésus. Il fut trouvé à Pornichet et vint rapidement au Croisic. La transfusion fut une réussite et l’hémorragie cessa. Je regrette d’avoir causé tant de soucis en arrivant. L’important fut que notre mère était sauvée. Seconde information, celle-ci plus agréable et de pure coïncidence, fut que la première photo me concernant, dans les bras de ma mère, fut prise par celui qui devint mon beau-père : Pierre Coader, ami de notre père. Et pour corser le menu, le landau dans lequel je fus élevé fut cédé à Marguerite Coader, qui devint ma belle-mère et dans lequel fut également élevée mon épouse, Marité. Disons, jovialement, à propos du landau : je roule pour vous !
La première photo de l’auteur, le jour de sa naissance, le 7 juin 1935, dans les bras de sa mère. (Photo Pierre Coader Collection Charles Olivier)
Page de gauche : Vue du port du Croisic d’après-guerre. (Collection Jean-Pierre Le Pape)
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pour Londres, la France envahie et les frontières de la zone libre établies, nous allions vivre, bien sûr, en zone occupée, dans le cadre du mur de l’Atlantique.
Les troupes allemandes s’installent au Croisic
L’armée allemande arrive en 1940. Impossible d’oublier les images de cet événement. De la fenêtre d’une petite chambre, donnant sur la nationale et le Mont Esprit, accompagnés de notre père et de mon frère Jo, nous voyons, avec un pincement au cœur, défiler motos, side-cars et camions, soldats et officiers, qui venaient investir le port et la commune. C’est le début d’une nouvelle vie, que les Croisicais vont subir. Mon frère Pierre ajoute que, les premiers jours, les troupes bivouaquent dans l’ensemble du Mont Esprit, installant tentes et toute l’intendance que comportait cette armée disciplinée.
L’implantation de l’occupant et les règles imposées Le Prince Eugène et la kommandantur Le bivouac de l’armée allemande au Mont Esprit ne dure que quelques jours. L’État-major vient s’imposer à l’Hôtel de Ville, qui se situait dans l’ancienne demeure des ducs d’Aiguillon. Ils sont reçus par le maire de l’époque : Charles Nourry qui, de plus, dirigeait une entreprise de gros œuvre. Petit, râblé et plutôt rougeaud, il dut, bien entendu, se plier aux ordres de l’officier allemand. Cet officier gradé, que tous les Croisicais
Radar Würzburg, sur le site de La Vigie de la Romaine. (Collection A. Bligné)
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connurent, portait le prénom d’Eugène. D’allure fort sympathique, il fut même dénommé le Prince Eugène, ce qui ne l’empêchait pas d’imposer les règlements du IIIe Reich. En premier lieu, un grand chalet, situé sur la côte sud, au-delà de la crique du Sable Menu. Le quartier se nommait le Bois d’Arty, lieu où se trouvait, également, l’ancien stade de football de la Maris Stella et dont le propriétaire était Louis Thobie, tenant pâtisserie sur le port et dont les successeurs devinrent Louis et Léon Blanchot. Ce chalet est, donc, réquisitionné, sans objection, et les Allemands y établissent leur kommandantur (rappelons-nous ici de l’expression si souvent entendue : « Venir tout de suite, kommandantur »). Bref, la nouvelle administration de la ville se trouve là, la mairie n’assumant qu’un second rôle, sous les ordres allemands.
Le Mur de l’Atlantique La seconde urgence, pour l’occupant, est de satisfaire à l’établissement du Mur de l’Atlantique. Le plan de défense des côtes, émis par Berlin, couvre les côtes françaises, de Dunkerque à Hendaye. Pour ce faire, sont construits de prestigieux blockhaus, dont l’un établi au sommet du Mont Lénigo, équipé d’une tourelle et d’un canon imposant, chargé de contrôler l’entrée du port. La pyramide du Mont Esprit leur servant d’observatoire, son accès est barré et interdit. Sur la côte, à proximité de la pointe du Croisic, les blockhaus sont érigés sur l’ancien fort et de part et autre du bâtiment La Vigie de la Romaine, site culminant de la presqu’île et bien connu des locaux. À propos de ces blockhaus, Pierre ajoute sa connaissance d’une villa, construite sur la base de l’un d’eux,
un autre ensemble servant, actuellement, de musée entre Batz-sur-Mer et Le Pouliguen. Le béton est énorme, c’est une technique que l’armée allemande maîtrise parfaitement. Après-guerre, ces vestiges abandonnés deviennent résidence des clochards. Eh oui, il en existait, dès après la guerre. L’armée allemande utilisa, bien sûr, de la main-d’œuvre locale. Une entreprise, comportant Allemands et Français, a ses bureaux dans un immeuble, situé pratiquement face à la gare S.N.C.F., près du cabinet du Docteur Clénet, qui succéda et remplaça le Docteur Durbin et devenant notre médecin de famille.
Heure de Berlin , couvre-feu et tickets de rationnement... Sur ordre brutal un changement d’heure est instauré : deux heures de plus que l’heure solaire, pour être à l’identique de celle de Berlin. Ceci perturbe la population. Un couvre-feu est établi à 10 h le soir. Plus personne ne doit se trouver dans les rues. La surveillance est assurée par des patrouilles régulières. Aucune lumière intérieure des chaumières ne doit être apparente de l’extérieur : c’était très sévère. Les vivres commencent à se raréfier. Les tickets d’approvisionnement font leur apparition, avec
les dénominations correspondant aux âges : J1, J2, J3, etc. Les directives de la kommandantur sont transmises par le garde champêtre, qui fait office de crieur, circulant à vélo, s’arrêtant sur les places, avec une crécelle très bruyante, il diffuse les ordres successifs : Avis à la population... Quelques semaines passées, ordre est donné que tous les postes de radio soient déposés à la Kommandantur, sous peine de graves problèmes en cas de réticence. Notre père, qui écoute, régulièrement, les émissions se plie, par contrainte, et va porter notre vieux poste Philips. Il en fut énormément privé. Les nouvelles ne nous parviennent plus. Mais en fait, Radio Paris a été investie par l’occupant : les informations leur sont toujours favorables. Il est, d’ailleurs, fredonné, à cette époque, par les Français : « Radio Paris ment, Radio Paris ment, Radio Paris est Allemand ! »
Restes des installations militaires de l’occupant, de nos jours, sur le site de La Vigie de la Romaine. (Photo Jean-Pierre Le Pape)
Contrôles et réquisitions Quant au port, les pêcheurs sont contrôlés, en permanence, et ne peuvent sortir en mer que sur accord de l’état-major et avec raréfaction du carburant. De plus, à l’arrivée des bateaux, les premiers et les plus beaux poissons sont, également, réquisitionnés pour l’armée allemande. Nous ne pouvons acquérir que les restes. Les plages sont HISTOIRE & PATRIMOINE - Hors-série no 8 — mai 2017
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Le cinéma Le Hublot, au Croisic, dirigé par Roland Renard. (Collection Jean-Pierre Le Pape)
Le cinéma Le Hublot et les fêtes N’oublions pas le cinéma Le Hublot dirigé par Mr Renard. Gisèle, sa fille, ne manquait pas, elle aussi, de visiter Pierre à la maison, de même que la fille de nos locataires d’été, la famille Var. Décidément, il avait du succès ! Il est évident que, compte tenu de la censure allemande, n’étaient diffusés que les films qui leur convenaient. Quelques fêtes locales persistaient ; les régates, la kermesse du 15 août à la salle Jeanne d’Arc et les fêtes scolaires au Mont Esprit. Pour les plus jeunes, il y avait le patronage le jeudi avec les moniteurs : nous allions sur la côte dans les rares baies laissées libres d’accès.
Parties de pêche... La pêche, sur le Traict, est une bonne attraction. Le grand-père Bihoré possède une plate, toujours mouillée au pied de son ex-chantier, elle nous permet de franchir le chenal et d’accoster sur ce que nous appelions le gros banc, et là, munis de sacs, de grattes, pelles et râteaux, nous pêchons : palourdes, rigadeaux (appellation des coques), moules et lançons, petits poissons qui restaient dans les pools d’eau. Nous les obligions à sortir sur le sable et d’un coup de pelle nous les assommions (excellents en friture). Avec mon cousin Gérard, nous ramenions parfois presque 50 kilos de rigadeaux et nous les vendions aux mareyeurs à titre d’argent de poche. Bref, le Traict était notre bonheur et on finissait par la baignade dans le chenal, avec le sable chaud, l’eau était toujours à bonne température. La marée, bien sûr,
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programmait nos parties de pêche, les horaires variaient en conséquence, notre grand-père était le maître horloger et sonnait le rapatriement lors de la montée des eaux. Sur cette grève, derrière les chantiers, nous avons écoulé des moments inoubliables. Le grand-père pratiquait, également, la pêche aux anguilles, de temps à autre nous pêchions des étrilles appelées gavres en Bretagne.
Jeux et bals Les jeux de groupes de jeunes au sein du Mont Esprit permettent de nous retrouver toutes écoles confondues ainsi je retrouve mon cousin Henri Maréchal. Je me souviens du jeu de cache-cache boite qui libérait les prisonniers en expédiant cette boite dans les fourrés, la pyramide du Mont Esprit était favorable à ce jeu. Quelques bals à la salle des fêtes étaient organisés. Auguste Coïc (orchestre Yann Breiz) grand ami de notre famille assurait la musicalité. Il est vrai qu’Auguste était un super musicien et compositeur : violoniste, saxophoniste et bandonéon, il nous a fait danser pendant des années. Il lui arrivait également de jouer à l’église, accompagné aux orgues par notre tonton Joseph. Son Ave Maria de Gounod était merveilleux. Nous possédons l’audition enregistrée lors de notre mariage en cette même église du Croisic. Signalons, pour finir, les bals masqués du Mardi gras et de la Mi-Carême, où nos voisins, André et Germaine Perré, excellaient dans l’art des déguisements : Marquis et Marquise, Jardinier et jardinière, représentant en chemises. Notre
frère Louis adorait le carnaval, notre grand-père désignait les mauvais costumés par l’appellation Derouine. Le soir de la Saint-Sylvestre, le chant du Guillonné était interprété par équipes de trois hommes qui se rendaient chez des amis, en quête de pourboires. J’ai écrit ce texte en souvenir.
Postes de radios confisqués... En ce qui concerne la radio, notre père en était un fervent auditeur, matin et soir, assis près de son vieux poste à lampes Philips, jusqu’à, malheureusement, la confiscation de tous les récepteurs, comme précisé en paragraphe précédent. Seul a subsisté, en cachette, un poste à galène qui avait été constitué par un petit cousin à la mode de Bretagne : Loulou Chaîgne. C’est un extraordinaire
technicien pour cette époque et il a construit son poste d’écoute avec les moyens du bord, de bric et de broc. Grâce à lui et par radio Londres, nous sommes informés de ce qui se passe chez nos alliés et de l’évolution de cette guerre. Il ne fut jamais pris à défaut de ses écoutes et ses informations étaient les bienvenues, car le téléphone arabe fonctionnait également entre amis et voisins. Durant la période où nous avons disposé de Radio-Paris, qui émettait sous contrôle allemand, et dont nous chantions : « Radio-Paris ment, Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand ! »
Groupe de jeunes Croisicais, à Noël 1941.
De gauche à droite, debout : Le Cossec, Louis Guichaoua, André Rastel, X., Louis Lucas, Narcisse Isacar, Jean Tanneau, assis : Victor Sévellec, Monfort, Ernest Loliéro. (Collection Victor Sévellec)
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Une éolienne, déjà... S’inspirant du père Renard qui, dans la cour de son cinéma, avait monté une éolienne de fortes dimensions — voyez, l’éolienne ne date pas de ce jour — la présence des vents constants au Croisic lui permettait d’assurer l’énergie de son pavillon et de son cinéma. C’était un exploit, on apercevait de loin cette éolienne. Donc, Pierre ayant trouvé, dans nos archives, une hélice en bois de 50 à 60 centimètres de diamètre. Il la monte sur un moyeu et l’installe à l’extérieur de la fenêtre, il essaie d’alimenter le phare en place par cette nouvelle source d’énergie, mais l’hélice trop faible en dimensions, assume trop d’irrégularités. Finalement, le vélo et les cyclistes s’avérant être la meilleure formule que nous adoptâmes, mais que de foyers souffrirent du manque d’éclairage, au travers de cet hiver, qui fut très froid et l’absence de radio nous laissait, de plus, sans nouvelles des zones libérées. Il fallait contacter les personnes, très rares, qui possédaient un poste à galène.
Un hiver glacial, sans chauffage Autre point crucial, le chauffage. Les deux seules sources d’énergie étant l’existence de deux cuisinières à charbon et à bois en rez-de-chaussée, et 1er étage. Le charbon étant inexistant, les stocks des deux charbonniers étaient à sec. Restait le bois de chauffage, mais il n’y en avait plus. Notre frère, Louis, accompagné du grand père Alphonse, font de nombreuses incursions dans le Mont Esprit. Ils sélectionnent les coupes d’arbres possibles durant l’après-midi et procèdent aux coupes et abattages, la nuit, et en cachette, après le couvrefeu. On s’y met, tous, pour réceptionner les arbres, et le bois est coupé, immédiatement, dans la cour, consommé et brûlé, tout vert, ce qui provoquait des fumées épouvantables et que de difficultés pour tout simplement pouvoir le brûler. Durant cet hiver si froid, briques réfractaires et bouillottes de sable assurent un peu de réchauffement dans les lits, cet hiver-là. Sans nourriture et sans chauffage, nombreuses personnes âgées en moururent. Cette situation était d’autant plus frustrante du fait que l’on savait le pays libéré dans la majeure partie de sa surface. Quelle obsession idiote, de ces 30 000 Allemands, qui ne voulaient pas se rendre ! Cette poche aurait dû être évitée, mais il en fut ainsi.
Chèvres, poules et lapins... J’ajouterai, au passage, que notre grand-père, proche des animaux, élève chèvres poules et lapins. Les chèvres paissent sur les prés du Mont Esprit. La présence d’un bouc, au Pouliguen, permit la naissance de chevreaux qui servirent d’approvisionnements passagers en viande. Jacques Chellet, ami de Pierre, et boucher de métier, vient faire
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les abattages et la découpe de la viande dans la cour, c’est folklorique. De plus, on bénéficie du lait de chèvre, le grand-père la trayant tous les soirs. Abordons, maintenant, l’activité de la résistance au sein de cette zone encerclée.
Les pêcheurs et la Résistance Nombreux Croisicais sont prisonniers de guerre. D’autres, en activité, avec les F.F.I., opèrent sur le front de l’Est. C’est, cependant, dans le domaine maritime qu’il faut mettre en évidence la bravoure de nos pêcheurs.
Jean-Marc Eudel et La Petite Bretonne Grâce aux informations, récupérées auprès d’archives et confirmées par notre cousine Odette, et notre ami Jean Pierre Le Pape, le milieu de la pêche contribue efficacement à la résistance. Jean-Marc Eudel, fils de Yvonne Châtellier et Marc Eudel, est né à Paris, en 1913, et décédé au Croisic en 1995. Jean-Marc fit ses études chez les jésuites, jusqu’au Bac Latin, Grec et Math Élém. Il voulait, mais ne put, rentrer à Navale. Voulant vivre son indépendance, il fit divers métiers jusqu’à la déclaration de guerre en 1939. En 1941, il entre dans la résistance, ralliée à Londres, sous le nom de Annick, réseau du colonel Rémy. Il est chargé de renseigner Londres sur les dispositifs de défense de la presqu’île et de surveiller l’activité de la base sous-marine de Saint-Nazaire. En 1941, il épouse Jeanne Litou, de Saint-Lyphard et ils habitent Le Croisic, au 11 quai du Port Ciguet. Il fut recruté par un ami, Michel Martineau, qui lui fixa un rendez-vous à Nantes avec le colonel Rémy. Il eut pour première mission de trouver d’autres volontaires pour former le réseau de la région sous le nom : Notre Dame. Son épouse devient, également, active au sein de ce réseau. Ils effectuent des rondes, à bicyclette, entre Le Croisic et Saint-Nazaire, côtoyant au plus près les zones interdites. Afin de respecter les ordres du réseau, Jean-Marc Eudel achète un bateau, construit au Palais, port de Belle Ile et baptisé Général Charet. Ce bateau-pilote vécut plusieurs affectations avant d’être revendu à Jean-Marc, pour pratiquer la pêche et finaliser sa mission. Il rebaptise son bateau La Petite Bretonne. Sa mission consiste à transmettre les renseignements acquis à un autre chalutier/thonier de Concarneau. Leurs rencontres se passent au large de Belle Ile et cette unité de Concarneau transmet les documents à Londres, certainement, par contacts sous mariniers. Les Allemands sont, tout de même, étonnés que JeanMarc sorte en mer si souvent et possède, donc, du carburant, au-delà du ravitaillement local limité. Vous devinerez pourquoi.
Jean Quilgars, marin du Croisic Un autre marin du Croisic : Jean Quilgars, ami de Jacques Yves Le Toumelin, auteur d’un tour du monde en solitaire, partit, après-guerre du Croisic et y revint. C’était son port d’attache. Jean Quilgars fut donc interrogé par l’état-major allemand, à propos des sorties fréquentes de Jean-Marc Eudel. Jean Quilgars, qui avait servi dans la Marine nationale et qui fut surnommé, amicalement, Jano, était embarqué sur le contre-torpilleur l’Indomptable, où il vécut la bataille de Narvik. Son bateau rejoignit, ensuite, Mers-El-Kébir, après le drame de la flotte française, détruite par les Anglais. Jano sut protéger Jean Marc Eudel comme il se doit. Pour noyer le poisson, c’est le moment de le dire, Jean-Marc Eudel espaça ses sorties et confia son bateau à son matelot : Émile Daniel, le père de notre cousine Odette, qui assura les liaisons, en tant qu’homme de paille, puisque non informé du contenu de la mission. Jean Marc fit construire un autre bateau, La Sorcière, sur lequel il a navigué de nombreuses années et termina sa carrière sur La Belle Lurette. Des documents relatifs à cette mission figurent au Musée de La Résistance, situé, à Batz-sur-Mer, dans un ancien blockhaus allemand.
Une anecdote, au passage, concernant Jano Quilgars : il a découvert le canon du vaisseau amiral Le Soleil Royal (sous Louis XV), qui échoua à quelques encablures de la côte. Ce canon fut remorqué par le chalutier La petite Claudine. Ce vestige est conservé au Croisic, fort heureusement, malgré les supplications du Musée de la Marine de Paris.
Jean Quilgars, à la barre de son bateau L’Indomptable, avec Olivier Eudel, neveu de Jean-Marc Eudel. (Collection famille Quilgars)
Récupérations d’aviateurs en mer Les missions des bombardements américains sur Saint-Nazaire ont été innombrables. Ce qui est à retenir est que de nombreux appareils furent victimes de la D.C.A. allemande et se perdirent en mer, pour la plupart, corps et biens. À noter le crash d’un avion sur les rives de Noirmoutier. Les Allemands récalcitrants refusèrent, au préalable, et, finalement, autorisèrent le bateau Georges Paulette à sortir, l’équipage ayant repêché un parachutiste mort, tombé près du port, puis un autre parachutiste, mourant au large qui succomba, lui aussi, de congestion en arrivant au port, par cause du retard de sauvetage des Allemands, ne respectant pas les accords de Genève. Un rescapé Mr Roten est revenu, accompagné de son épouse, sur les lieux de sa chute, sur une maison située 18 rue de Beaulieu à Noirmoutier et y dévoilant une plaque de commémoration. HISTOIRE & PATRIMOINE - Hors-série no 8 — mai 2017
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Les troupes amies parties, les allemands arrivèrent L’Occupation et les chantiers navals Au magasin La pendule La politesse Le monument américain de Saint-Nazaire Les pièces à trou Les bombardements Blessure… pendant la guerre Goûter un plat nouveau Repliés à La Baule-les-Pins Le « spectacle »… des bombardements « Démonstration » de lecture Zim-Boum Le Commando Les divers bombardements Le lustre Montargis Retour à Saint-Nazaire
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Une enfance à Saint-Nazaire sous les bombes Jean Larousse
HISTOIRE & PATRIMOINE - Hors-série no 8 — mai 2017
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Une enfance à Saint-Nazaire sous les bombes Jean Larousse
Je vis le jour en 1937, un onze avril, à deux heures du matin, dans la maison des parents, au premier étage du 17 rue Ville-ès-Martin à SaintNazaire (devenue Villès-Martin, puis du Four de Marsain, et aujourd’hui Boulevard René Coty).
A
Page de droite : Rue Henri Gautier
(ancienne rue de Nantes),
à Saint-Nazaire, après un bombardement. Vue prise du magasin « La Châtelaine », place Carnot (actuelle place des Quatre z’horloges). (Collection Paul Correc)
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ssez vite, je voyageai, puisque je fus baptisé le 26 septembre, à Montargis, devant mes grands-parents, à nouveau réunis dans l’église où mes parents s’étaient mariés. Un oncle et une tante furent mes parrain et marraine. Les parents espéraient une fille et ce fut un troisième garçon. Pour maintenir un temps l’illusion, ils me firent porter de longues boucles anglaises blondes qui efféminaient quelque peu mon visage. Un bel ensemble de photos me montre avec une barboteuse. J’eus même le privilège d’y figurer en couleurs et en grand format. Mes frères, au même âge, avaient été aussi photographiés, mais en noir et blanc. Je bénéficiai d’une chance, car le photographe avait cru bon, pour montrer son art, d’exposer en sa vitrine un agrandissement en couleurs des clichés qu’il avait pris de ma petite personne. Une fois le temps d’exposition écoulé, il les proposa au prix du noir et blanc à mes parents qui les achetèrent. Cela me vaut aujourd’hui ce souvenir coloré d’une époque révolue. La première partie de la guerre s’est déroulée trop tôt pour que je puisse en garder de réels souvenirs. Il me fut raconté que lors du passage, pour leur rembarquement, des troupes anglaises ou américaines en 1939 à Saint-Nazaire, un soldat, avec son casque plat, avait acheté chez le pâtissier d’en face, puis avait tenu à m’offrir, un gros gâteau à la crème que tous deux, gravement, assis côte à côte, sur la petite marche qui décorait le bas de la vitrine de l’horlogerie-bijouterie paternelle, dégustâmes en silence à la surprise amusée des passants.
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Les troupes amies parties, les allemands arrivèrent Leur entrée dans Saint-Nazaire fut marquée par une première déconvenue. Le cuirassé Jean-Bart de 35 000 tonnes, en construction dans le port et qu’ils convoitaient, leur échappa, à leur barbe dans la nuit du 18 au 19 juin 1940, sous les bombes et dans un échange de coups de feu d’armes légères. Des ouvriers nazairiens travaillaient à bord au moment de l’irruption des Allemands dont la progression terrestre avait été retardée au prix d’efforts désespérés. Ils sont partis au Maroc, avec le navire qui venait de larguer les amarres sous les ordres du Commandant Ronarc’h et s’échinait à parcourir, sans s’échouer, les quelques mètres d’un chenal creusé spécialement pour lui à la sortie de la forme où il avait été hâtivement armé. Ils ne revinrent que la guerre finie.
L’Occupation et les chantiers navals Durant les premiers mois d’observation, il n’y avait pas d’animosité particulière entre la majorité des ouvriers et l’occupant. Travailler et se faire exploiter par les uns ou par les autres ne présentait pas de différence essentielle de nature à leurs yeux. Cela changea quand les Allemands décidèrent de mettre de l’ordre dans la sortie des chantiers. À l’heure de la débauche, plus de cinq mille salariés sortaient ensemble à vélo, de front, autant
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Après un bombardement, à Saint-Nazaire, devant le Garage Minot, rue du Croisic, place Delzieux. (Collection Paul Correc)
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Ce missionnaire casqué, ou ce soldat présentant une croix, resta plusieurs années en place jusqu’à l’irruption des troupes allemandes. Leurs soifs conjuguées de récupération de métal stratégique et d’élimination de ce souvenir glorieux, à leurs dépens, de l’action conjuguée des troupes françaises et américaines, les conduisirent à supprimer ce symbole. Ils dynamitèrent le socle de moellons à mi-hauteur. La charge dut être trop forte. Ils ne récupérèrent pratiquement pas de bronze. Tous les Nazairiens s’étaient rués sur la plage et dans les rochers pour collecter les petits morceaux de métal, reliques de la statue. Un autre monument, érigé sur une placette, sur le boulevard de mer, près de la rue Villebois-Mareuil et presque au niveau du monument américain, célébrait les volontaires (révolutionnaires) de l’An II. Un soldat de bronze, moustachu, sabre au poing et tricorne sur la tête, s’élançait, menaçant, à l’assaut. Craignant un sort comparable à celui subi par son homologue américain, des Nazairiens dirent aux Allemands qu’il s’agissait d’un monument relatif à la guerre de 1870. Les troupes germaniques l’avaient gagnée. Ils hésitèrent
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à fondre ce souvenir de leur victoire. Le monument subsista donc durant toutes les hostilités et est encore visible, aujourd’hui, au centre d’un petit square triangulaire.
Les pièces à trou Les pièces de monnaie d’un sou (cinq centimes), de dix et vingt centimes, étaient percées en leur centre et constituées d’un alliage riche en nickel. Les émissions francophones de la radio anglaise recommandaient aux Français occupés de les retirer de la circulation pour que les Allemands ne s’en emparent pas. Toutes celles qui passaient au magasin étaient donc soustraites du marché et remplissaient une grosse boîte. En détenir une grosse quantité pouvait se révéler gênant en cas de perquisition. Il fallait donc leur trouver une utilisation. Elles servaient à des usages divers et on les retrouvait comme rondelles, dans les gonds, pour rehausser les portes puis, plus tard, comme fers à chaussures cloutées sous les galoches de bois.
Les bombardements Le premier souvenir très net de cette époque fut celui d’un bombardement de fin février 1941. Les Américains voulaient détruire le port et la base sous-marine alors en béton, invulnérable, alors qu’un an plus tôt, elle était tout en coffrages facile à incendier. La journée avait été très froide. La pénurie de charbon nous avait poussés à faire un feu dans la cheminée de la chambre d’amis, seule pièce de la maison qui se trouvait donc être chauffée. Le combustible était constitué de boulets de papier mouillé, fripé, comprimé et séché durant l’été. Le soir venu, la question se posa de l’endroit où dormir. La chambre des parents, avec un petit lit dans le coin de la pièce, glaciale à l’autre extrémité de l’appartement, ou cette pièce bien chaude où mon père avait travaillé toute la journée, en notre compagnie, sur sa collection de timbres ? La question fut vite tranchée : le grand lit hébergerait la famille (mes deux frères étaient chez leurs grands-parents, l’aîné à Montargis, le cadet à Cerdon du Loiret).
Tard, le soir, la sirène annonciatrice de l’approche des avions de bombardement hulula ses sinistres ondulations sonores. Lassés de descendre à la cave par ce froid glacial, ne voulant pas m’impressionner, les parents, fatalistes, restèrent au lit me serrant entre eux deux. Le bombardement fut bref et brutal, à la mode américaine. Un bruit énorme, sec et craquant, tout proche, ébranla tout l’immeuble. Quelques minutes plus tard, ouvrant les volets, on voyait la maison voisine de gauche, en flammes dans la rue. Celle d’en face, détruite. À droite, à peu de distance, les destructions, vues à travers le nuage de poussière et les lumières chancelantes des flammes éclairant le quartier, étaient aussi terribles et spectaculaires. Les sauveteurs bénévoles de la Défense Passive s’activaient dans la rue embrasée. Ils nous criaient de sortir de la maison. L’escalier était en bois et il ne fallait pas se faire piéger à l’étage par l’incendie qui pouvait se propager à partir de l’immeuble voisin. Maman rassembla dans un drap noué aux quatre coins, les papiers d’identité, quelques valeurs et un peu de linge et nous nous assîmes sur le palier, prêts à descendre si le feu gagnait la maison. C’est alors que mes soucis furent exprimés de façon prosaïque : – Dis, Maman, les assiettes, elles sont cassées ? – Non, mon chéri. – Et les casseroles ? – Pas davantage. –Ah bon ! alors on pourra manger. C’était là le souci principal d’un enfant de cinq ans que ses parents avaient voulu et réussi, au maximum, à ménager et isoler des drames alors quotidiens. Finalement, la maison ne brûla pas et l’on put, quelques heures plus tard, retourner dans l’appartement. Nous le retrouvions, mais dans quel état ! Miraculeusement, la seule pièce épargnée avait été celle où, de façon tout à fait exceptionnelle, nous avions passé la nuit. Notre chambre habituelle n’avait plus ni volet ni fenêtre. Sur le lit de mes parents et sur le mien, vingt centimètres de gravats, pierres, morceaux de bordures de balcon en fonte... le tout provenant de la maison d’en face. Nous aurions tous été tués par des kilos de projectiles entrés en force, si nous avions dormi là. Une pièce métallique de la grosseur d’un bras d’homme, après avoir traversé volets, fenêtre, chambre puis salle à manger et cuisine, s’était fichée, horizontalement, dans la porte du placard garnissant le fond de cette cuisine. On peut imaginer la force de cette flèche traversant une dimension entière de l’appartement malgré les portes fermées.
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Le commerce des parents de l’auteur (voir photo, page précédente), était implanté dans un immeuble de la rue Villès-Martin, dans la partie qui allait de la place Carnot (actuelle
place des Quatre z’horloges), vers le port.
Cet immeuble, qui existe toujours, de nos jours (notre photo : au 21 du boulevard René
Coty), est un des plus beaux du Saint-Nazaire d’avant-guerre, épargné par les bombardements. La bijouterie se situait au rez-de-chaussée droite de l’immeuble. (Photo Tanguy Sénéchal)
La seule façon d’atteindre les sous-marins, rangés dans leurs alvéoles ouverts sur le grand bassin du port, était de larguer une bombe dans l’eau à l’entrée de l’alvéole. Le sous-marin n’était pas touché, mais l’onde de choc et la vague transmise par l’eau agitaient considérablement les accumulateurs qui débordaient. Des révisions immobilisaient le submersible au moins une semaine. Un nouveau bombardement devait donc être programmé avant ce délai.
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Le lustre Je dormais au « Roitelet » dans la chambre des parents. J’avais une petite poupée en celluloïd, Bamboula, un petit noir habillé d’une veste, d’une culotte et d’une ceinture le tout en velours à côtes marron clair et foncé. Maman avait confectionné ce petit ensemble qui constituait la seule garderobe, mais qui convenait très bien à Bamboula que j’aimais beaucoup.
Le nouveau magasin des parents de l’auteur, implanté, à Saint-Nazaire, au début des années 50, avenue de la République, dans sa partie élargie (actuellement, face au Paquebot). (Collection Jean Larousse)
Un soir, couché, je regardais mon père debout, penché au pied de son lit, sur son album de timbres ouvert. Il vérifiait que l’humidité de la villa n’abîmait pas la gomme de ses timbres neufs consciencieusement fixés par des charnières dans des cases classées chronologiquement qu’il avait lui-même dessinées sur les pages vierges, mais finement quadrillées de son album. Au loin, on entendait un bombardement sur Saint-Nazaire et le lustre, en forme de coupe, comme une calotte sphérique retenue par trois cordons qui se rejoignaient à l’attache au plafond, oscillait doucement. À un moment, deux grosses déflagrations ébranlèrent la maison. Sur le retour, un avion qui n’avait pas largué tout son chargement avait voulu faire taire un nid de D.C.A. (défense contre avions) niché près de la villa. Mon père refermait l’album lorsque je criai « le lustre ! ». Il releva brusquement la tête pour voir à l’instant même, la lourde suspension lui frôler le nez et tomber sur la couverture au pied du lit. Compte tenu du poids du lustre en verre, je n’ose imaginer ce qui se serait passé si la suspension était tombée sur la nuque penchée quelques secondes plus tôt sur la collection philatélique.
Montargis Nous ne sommes pas restés longtemps au « Roitelet ». Je me souviens y avoir joué avec des enfants d’amis et avoir parcouru les dunes avoisinantes. Nous y ramassions des éclats de balles en bois rouge qui servaient comme balle « à blanc » à l’exercice des troupes allemandes. Les allées et venues, en train, sous les bombardements, devenaient trop dangereuses et les parents
se réfugièrent à Montargis, chez nos grands-parents. Sans magasin, mon père se mit au service des horlogers montargois qui lui confiaient des montres à réparer, mais cela rapportait très peu et l’occupant était toujours là et dangereux, car il fallait échapper au STO. Puis ce fut le débarquement et la libération d’une partie de la France. Le Loiret était libéré, mais pas Saint-Nazaire.
Retour à Saint-Nazaire Une fois la poche libérée, la famille est revenue à La Baule où mes parents ont créé un petit magasin, avenue de Paris, durant la remise en état de la maison nazairienne, blessée, mais encore debout. À cette époque, j’allais à l’école d’abord dans les petites classes à la Baule, puis à Guérande comme demi-pensionnaire à Saint-Jean-Baptiste. Quand les parents, quittant La Baule, retrouvèrent ma maison natale, ils durent me mettre pensionnaire à Saint-Jean-Baptiste chez les frères de Ploërmel. J’y restai jusqu’à quatorze ans et passai, la même année, le certificat d’études et le BEPC. Pendant ce temps, Saint-Nazaire, de par la reconstruction, se déplaçait. Le magasin, proche du port et de la place Carnot, (maintenant des Quatre z’horloges), s’en est retrouvé excentré et les parents durent, à nouveau, déménager pour s’installer, avenue de la République, jusqu’à leur retraite. Revenant sur Saint-Nazaire j’entrai en seconde, au Collège Aristide Briand et ses baraquements en bois, jusqu’au Bac.
Jean Larousse HISTOIRE & PATRIMOINE - Hors-série no 8 — mai 2017
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Prologue De Nantes et des îles La Guerre Les années d’insouciance Postface
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Une jeunesse nantaise Nicole de Chaillé
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À Bois-Briand, en 1939. Au centre, Simone Cebron de Lisle, entourée de ses deux filles. : Odile, à droite et Nicole, à gauche. (Collection Nicole de Chaillé)
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Une jeunesse nantaise Nicole de Chaillé
Depuis toujours, mes petits-enfants me demandaient sans cesse : « Grandmère, racontez encore votre jeunesse perturbée par la guerre ». Alors, au printemps 2014, je me suis décidée, avec l’aide de ma sœur Odile. C’est plus particulièrement à eux, à mes arrière-petits-enfants, chaque année un peu plus nombreux, et à mes enfants, que ces pages sont dédiées.
Prologue
N
oël 1929. Gloria ! Non, ce n’était pas encore le moment d’entrer dans la vie… J’ai attendu le vendredi 27, jour de la Saint Jean, pour arriver dans la famille. Au 1, place de la Monnaie à Nantes. À la maison. Forcément. À l’époque, nos mères accouchaient chez elles. Mes parents habitaient ce vaste appartement depuis longtemps. Autre habitude d’alors, liée à une mortalité infantile qui demeurait élevée : trois jours plus tard, le 30, je suis déjà baptisée à Notre-Dame-de-Bon-Port. Ma marraine est ma grand-mère Cebron. Oncle Robert Le Clerc est mon parrain. 1929 se referme. Excellent millésime pour le vin, cette année reste aussi associée à jamais à la première crise économique mondiale. Ma sœur Odile m’avait précédée de deux ans et demi. La famille ne s’est plus agrandie ; Maman ne pouvant, à son grand désespoir, avoir de troisième enfant. Je m’appelle Nicole et suis très choyée. Je dors dans une bercelonnette à col de cygne et avec des voilages à pois. J’ai toujours ce magnifique berceau Empire à bascule qui avait appartenu à la tante Cottin de Melville, sœur de mon grand-père Cebron. Pour Maman, je suis déjà « une grosse mère ». Plus tard, elle ajoutera à ce qualificatif celui de « très timide ». « Nicole la grosse mère, très timide ». Combien de fois l’ai-je entendu !
De Nantes et des îles Les Cebron
Mon père, Raoul Cebron de Lisle, était agent de change. D’abord associé, puis seul, à son compte. Il était le cinquième d’une grande et belle famille de huit enfants, dont une fille décédée de la rougeole à deux ans. Son père (mon grand-père), Jacques, fils d’Alfred et de Marie-Blanche Terrien, avait débuté sa carrière professionnelle comme notaire à La Gacilly dans le Morbihan. Ayant vendu sa charge pour embrasser la profession de banquier, il s’était installé, en 1903, avec femme et enfants, à Nantes dans une maison spacieuse, avec un vaste jardin, située rue Saint-Donatien. Aujourd’hui, elle n’est plus dans la famille. Mon grand-père Cebron était la droiture même. Il était d’une grande bonté, très affectueux et d’un tempérament gai. Je conserve encore un souvenir précis de lui faisant sa génuflexion et surtout son signe de croix en entrant dans l’église Saint-Donatien qui était à proximité immédiate de leur domicile. Odile et moi avions une passion pour lui. Sa mort, des suites d’un cancer de l’estomac, durant l’hiver 1943, a été mon premier grand chagrin d’enfant. Il avait soixante-quinze ans. Son épouse, née Marguerite Le Juge de Segrais, avait cinq ans de moins que lui. Elle était native de l’île Maurice. À neuf ans, elle avait débarqué HISTOIRE & PATRIMOINE - Hors-série no 8 — mai 2017
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Au retour de classe, elle nous aidait à nous changer, à nous déchausser, mettre nos pantoufles, notre tablier... Lorsque Grand-père Cebron est mort, en 1943, nous portions le deuil. Excellente couturière Maman nous avait fait des tabliers violets et blancs. Restée dix ans auprès de nous, Marie n’était pas la seule employée de maison. Une repasseuse venait à l’appartement une fois par semaine. Elle faisait chauffer son fer sur la cuisinière.
Jaune et blanc, notre chat était bien utile pour les souris. Tioumitte — c’était son nom ! — était très drôle. Papa ne l’appréciait pas particulièrement. L’animal le sentait bien. Lorsqu’il entendait son maître, il se cachait à toute vitesse. Dans la salle à manger, il se mettait au bord d’une certaine latte de plancher. S’il avançait sa patte, il suffisait que Papa crie « hop » pour qu’il l’enlève précipitamment et recule aussitôt. Tioumitte passait une partie de ses journées sur les genoux d’Odile lorsqu’elle faisait ses devoirs du soir. Ma sœur ne manifestant pas trop d’ardeur pour travailler, le chat la distrayait. ! L’appartement était chauffé au charbon. Odile et moi étions très impressionnées par ces hommes, qui, une fois par mois, sacs sur les épaules, soufflant et suant, gravissaient plusieurs fois l’escalier jusqu’au troisième étage pour nous livrer les boulets ; lesquels étaient stockés dans un débarras près de l’entrée et non loin de la chaudière. Nous avions beaucoup d’amies que nous invitions à la maison. Notamment lors des anniversaires. Nous jouions à La colombe blanche, à Il court, il court le furet. Une année, Maman avait loué pour l’après-midi une lanterne magique. Elle fonctionnait à l’électricité. Je conserve un souvenir ému de ce cadeau qui avait fait l’émerveillement de toutes les petites filles et quelques jeunes garçons réunis ce jour-là. Nous étions très nombreux. Outre ma voisine Jacqueline de Grandcourt et son frère, il y avait Jacqueline et Guilhen Chesneau, Chantal Tertrais, Francette Moigneteau, Michèle Polo, Françoise des Brulais. Bien d’autres encore. Pour confortable et agréable qu’il était, tout n’était pas parfait dans l’appartement de la place de la Monnaie. Un jour d’octobre, nous rentrions de vacances. À peine avons-nous eu le temps d’ouvrir la porte d’entrée et de pénétrer dans le vestibule, que nous avons été pris d’assaut par des hordes de puces. Nos jambes en étaient noires. Il y en avait partout. Dans le plancher, sur les matelas, dans les draps…
Une éducation stricte
L’auteur, à gauche, avec sa soeur, Odile, au début des années 1930. (Collection Nicole de Chaillé)
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Le cireur de parquets se prénommait François. Il s’occupait également de mettre le vin en bouteille. Odile et moi étions très attachées à lui. Je montais sur son dos quand il astiquait le couloir. Plus tard, en 1950, le jour de notre mariage, c’est lui qui a servi le repas, à Marc et moi. Il était enchanté que nous le lui ayons demandé.
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Le début d’année n’échappait pas au rituel. Nous nous rendions en famille présenter nos vœux aux parents nantais. Notamment aux deux vieilles tantes Le Roux, qui portaient des mitaines pour se protéger du froid. Elles habitaient pourtant un bel immeuble du cours Cambronne. Dans l’entrée, nous attendaient des patins, que nous devions absolument prendre pour ne pas salir les parquets. Sinon, nous nous attirions une remarque. Odile et moi étions cantonnées au silence. Heureusement pour moi qui étais très gourmande, le goûter offert par tante Josèphe et sa sœur était excellent.
Bien se tenir était également la règle lorsque nous déjeunions chez mes grands-parents Cebron à Saint-Donatien. Les enfants ne parlaient pas à table, sauf autorisation express. Je devais avoir cinq ou six ans. Comme dessert étaient servies des pommes. On m’en donne une. Je la garde avec moi et me tourne vers mon grand-père que j’aimais tant : « Regardez ma pomme. Elle est ridée comme vous ». Voilà Maman dans une fureur ! Je ne comprenais pas une telle colère. Ce n’était que la réalité. Catholiques, pratiquants, nous nous rendions régulièrement à l’église Notre-Dame-de-Bon-Port, rue Dobrée : pour la messe dominicale, les grandes fêtes religieuses et les processions auxquelles nous participions régulièrement en famille. Je me souviens particulièrement de l’une d’elles au cours de laquelle Papa et trois autres hommes portaient le Saint-Sacrement sous le dais. Moimême avec trois amies, dont Chantal Tertrais, nous cheminions avec une statue de la Sainte Vierge, non sans avoir omis d’enfiler nos chaussettes blanches et de longs gants de la même couleur. Jupe plissée bleu marine et veste stricte complétaient notre tenue. J’ai préparé ma communion privée à sept ans chez les Sœurs de Marie-Réparatrices. En 1936. Une sœur de Grand-père Cebron, tante Ghita, était Supérieure de cette Congrégation, installée rue Mondésir. La chapelle, où je suis allée souvent après la guerre, lorsque nous demeurions boulevard Guis’thau (anciennement boulevard Delorme), était à l’angle de la rue du Bocage. Ayant quitté le cours Chevrier, j’étais alors inscrite à Chavagnes, comme Maman et ma grand-mère. Nous étions des “Chavagnaises”. Le 29 mai 1941, en pleine guerre (nous en reparlerons), j’ai fait ma confirmation, quasiment à la même date que ma communion solennelle. Qui a été désignée parmi toutes les jeunes filles que nous étions pour faire le compliment à Monseigneur Villepelet ? Moi, Nicole ! Je n’ai jamais su pourquoi j’avais été choisie. Avant le grand jour, j’ai participé à nombre de répétitions : apprendre à faire une révérence à bonne distance, baiser correctement l’anneau de l’évêque et surtout prononcer parfaitement l’intention qui débutait par ces mots : « Petite est notre taille, mais grande est l’espérance qui habite nos cœurs en ce matin joyeux ». J’en étais malade. Quelle émotion ! La cérémonie s’est déroulée dans la grande salle de réception en présence de tous les enfants et de leurs parents. J’étais, également, aux scouts de France. Nos camps se déroulaient dans des propriétés aux alentours de Nantes. À l’issue de l’un d’entre eux, j’ai été “totémisée” daim calme. Ma mère a été la première surprise de cette appellation. Elle ne me connaissait pas sous cet angle-là !
À la maison, j’étais plutôt dynamique et agitée contrairement à ma sœur. Lorsque Maman disait : « Odile, va donc me chercher telle chose », j’étais déjà partie avant que ma sœur ne réagisse ! Ne croyez surtout pas que j’étais particulièrement serviable. C’était d’abord pour me dégourdir les jambes. Autre rituel de notre enfance : une fois l’an, la famille était reçue par les fermiers. Mes parents possédaient deux fermes à Candé dont l’une où nous nous déplacions souvent. Les fermiers étaient pour nous des amis. Pour nous recevoir, ils préparaient un déjeuner à tout casser. De la viande en broche, des gâteaux qui nous calaient l’estomac… Papa se chargeait du vin. Il apportait toujours une bouteille. Voire plus. Peine perdue. Nos hôtes exigeaient que l’on goûte « au vin d’vot’ farmier » qui était une affreuse piquette ! Témoignage des liens qui nous unissaient, leur fils — le gars Lehy, comme ils l’appelaient — convolant, ils ont demandé à mes parents que je mène le cortège. Arrivée en avance pour ces noces de campagne — il ne fallait surtout pas être en retard —, je portais ce jour-là une robe blanche. La gestion des deux fermes de Candé avait été confiée à Madame Perron. Au moment des battages, elle nous expliquait la répartition des sacs. Ceux qui allaient aux fermiers, à nous, à elle. Quelques années plus tard, dans les derniers mois de la guerre, elle nous sera d’un grand service. J’en reparlerai.
Les vacances à Préfailles
Avant-guerre, nous avons séjourné plusieurs fois pour Pâques à La Baule. Les parents réservaient à l’hôtel Beauséjour situé sur le remblai. Le temps étant en général plus clément que le long des plages du sud de la Loire. Car c’est à Préfailles, près de Pornic, que nous passions systématiquement les deux mois d’été. Jamais avant le 14 juillet ; les grandes vacances ne débutant qu’à cette date et ne s’achevant qu’en octobre après les moissons et les vendanges.
Odile et Nicole, devant la plage de La Baule, à Pâques 1937. (Collection Nicole de Chaillé)
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Après plusieurs mois de détention, le père de l’auteur est arrivé à Préfailles, sans prévenir. Il a retrouvé sa famille… et sa superbe Matford (Marque d’auto-
mobiles française, créée en 1934, disparue en 1940, regroupant Ford et le constructeur alsacien Mathis)
Collection Nicole de Chaillé)
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Avant leur arrivée, Maman nous avait mises en garde : « Surtout n’acceptez pas de friandises et de bonbons de leur part ». L’interdiction n’a pas été longtemps respectée. Ces soldats avaient aussi des enfants. Il n’y avait pas de raison qu’ils se conduisent mal avec nous. Corrects et respectueux, ils s’étaient installés au premier étage. Notamment dans notre ancienne chambre. Ils ont occupé notre villa et les maisons voisines pratiquement toute la guerre. Après cette année scolaire, je ne suis revenue qu’épisodiquement à Préfailles pendant la guerre. Le village étant en bordure de mer et proche de Saint-Nazaire, il fallait obtenir des autorisations pour s’y rendre. Heureusement, je n’avais pas encore 14 ans. C’était pour moi plus facile que pour les adultes. À condition de signifier précisément aux autorités où nous comptions nous déplacer. Sur l’insistance de Maman qui souhaitait que je change d’air et dans la perspective de retrouver quelques amis, j’y ai effectué des courts séjours. Dans les derniers mois du conflit, venir à Préfailles fut encore plus dur, les Allemands ayant constitué des poches autour des grands ports de l’Atlantique à partir d’août 1944. Celle de Saint-Nazaire dans laquelle étaient retranchés trente mille soldats et qui englobait Préfailles s’étendait depuis l’estuaire de la Vilaine jusqu’à Pornic.
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Nantes sous les bombes Les bombardements sur Nantes ont commencé après ma communion solennelle en 1942. À chaque alerte, affolées, Odile et moi nous précipitions dans le lit des parents. Parfois, la sirène se faisant plus oppressante, nous descendions à la cave que Maman avait un peu aménagée. La famille, comme tous les Nantais, a progressivement appris à vivre avec. Jusqu’au fameux 16 septembre 1943. Une journée effroyable. Grand-mère était venue déjeuner à la maison. Elle avait des courses à faire dans le centre et se proposait de nous emmener. Elle avait fixé rendez-vous à Maman à l’arrivée des cars Drouin, devant récupérer le colis que, chaque semaine, les fermiers de Candé nous expédiaient. Un poulet, des œufs, du beurre, un peu de charcuterie… On appelait cela des redevances. Je m’en souviens comme si c’était hier. Nous marchions avec Grand-mère. Doucement. Elle avait déjà quatre-vingt-quatre ans. Stricte, chapeautée et avec son long manteau sombre qui descendait jusqu’aux pieds, elle avait vraiment l’air d’une très vieille dame. Depuis la place de la Monnaie, nous avons pris la rue du Calvaire en direction de la rue Boileau. Il était aux environs de 15 h 30. Il y avait énormément de monde dans les rues. Les classes reprenant le lundi suivant, les Nantais profitaient du temps superbe pour faire leurs courses de rentrée avec leurs enfants.
Signe du destin. À l’angle de la rue du Chapeau-Rouge, Grand-mère a aperçu une amie qui patientait pour acheter des gâteaux au grand magasin LU (Lefèvre-Utile). Cela tombait bien : elle souhaitait prendre depuis longtemps de ses nouvelles. Elles ont bavardé cinq ou dix minutes. Si par bonheur, nous ne nous étions pas ainsi attardées, je ne serais peut-être pas là aujourd’hui.
Au moment de repartir et de poursuivre rue Boileau, la sirène a hurlé. Il n’y avait pas de quoi s’inquiéter plus que cela. Nous l’avions déjà tellement entendue : plus de trois cents alertes depuis le début de la guerre alors que Nantes n’avait été bombardée qu’une dizaine de fois ! Ce jour-là, rien ne laissait donc supposer qu’une attaque aérienne de grande ampleur viserait la ville. Et les Nantais observaient le survol des avions
Immeuble bombardé, 1 rue Piron, à Nantes, en 1943. (Auteur inconnu - Archives municipales de Nantes CC BY-SA 4.0)
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La Libération
6 août 1944 : la ville de Candé a été libérée quelques jours avant Nantes. L’auteur a pris cette photo, où l’on voit des soldats américains désarmant des Allemands. (Photo Nicole de Chaillé)
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Le 12 août 1944, nous n’étions pas à Nantes lors de la libération de la ville par les forces alliées qui, moins d’un an auparavant, avaient bombardé le centre semant la mort et la terreur. Candé où nous résidions depuis une dizaine de mois a d’ailleurs été libérée six jours avant Nantes. Ces journées furent passionnantes, joyeuses et très animées. Je m’en souviens mieux que de l’Armistice du 8 mai 1945 et que de l’annonce du débarquement de Normandie. S’ils suscitaient enthousiasme et espoir, nous n’avions eu jusquelà que peu d’informations sur les combats qui se déroulaient, en Normandie et en Bretagne, depuis le 6 juin 1944. Nous n’achetions pas les journaux. Papa écoutait peu la radio. Il se risquait parfois à capter Radio Londres et ses phrases codées. On connaissait, certes, l’existence de la Résistance, mais nous n’en faisions pas partie. En ces premiers jours d’août, juchés sur leurs chars, les soldats américains, aux ordres du fameux général Patton, étaient enfin là. Ils sont arrivés longeant la maison de Madame Perron. C’était grisant d’être à leurs côtés. Ils nous lançaient des chewing-gums. Des cigarettes. Des bonbons au poivre. Ils appréciaient la salade, les tomates et les légumes frais que nous leur offrions.
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Ne consommant que des boîtes de conserve depuis des semaines, voire des mois, ils souffraient énormément du manque de vitamines. C’est ce jour-là, à quatorze ans, que j’ai fumé ma première et dernière cigarette. Américaine forcément ! Depuis, je n’ai jamais réessayé sinon rarement lors de fêtes familiales, succombant à la demande de mes enfants et petits-enfants. Les Américains cantonnaient dans des bois du voisinage. Maman n’aimait pas beaucoup que nous nous promenions à proximité. Un après-midi, un beau soldat m’a accostée me fixant un rendez-vous pour le soir, me promettant de m’apporter des merveilles et encore des merveilles… Naturellement, mes parents se sont fermement opposés à ce que je me rende à cette rencontre… suspecte. J’étais très très vexée et surtout furieuse. Ces folles journées contrastaient avec la retraite et l’arrestation des Allemands auxquelles nous avions également assisté. J’ai conservé des photos de ces moments historiques. Prises en douce, l’on y voit ces soldats défaits les bras en l’air.
Les années d’insouciance Boulevard Delorme
Retour à Nantes, à l’automne 1944. Nous n’habitions plus place de la Monnaie, mais boulevard Delorme (aujourd’hui Guis’thau). Mes parents avaient acheté, en viager, à Madame Pretseille un joli hôtel particulier d’époque Directoire, avec un beau jardin. J’attendais ce déménagement depuis longtemps, ayant vu déjà tant d’amies emménager dans un appartement plus vaste ou dans une nouvelle maison. Pour un enfant de quatorze ou quinze ans, changer de lieu, de chambre, de quartier, c’est une merveille. Une chance. Le long du boulevard étaient installées des baraques en bois qui allaient encore demeurer là plusieurs années. Le temps de la reconstruction. Elles étaient occupées par des commerçants qui avaient perdu leurs magasins, soufflés par des bombes, un an auparavant. En face, et non loin de la maison, il y avait ainsi une épicerie, un cordonnier, une boutique de mode, une pharmacie. J’étais désormais inscrite au Cours Ruault, qui était loin, car situé près de la cathédrale. Je marchais mal ayant attrapé je ne sais comment une verrue plantaire. Décision a été prise de l’enlever au bistouri électrique, laissant apparaître un trou. Cela m’était si douloureux qu’il m’était impossible de mettre
le talon par terre. Grand-mère qui était venue déjeuner s’est étonnée que je boite ainsi. À peine lui avais-je montré le trou qu’elle avait trouvé illico le remède pour supprimer mes douleurs : une neuvaine au Père Brottier qu’elle appréciait beaucoup et qui était surtout connu de tous. Maman et Papa étaient d’accord et enthousiastes. Grand-mère réclamait que nous débutions de suite. Il n’y avait pas de temps à perdre. Dès le soir même nous nous exécutâmes ensemble. En famille. Au bout du huitième ou neuvième jour, la plaie a commencé à se refermer. Depuis, je n’ai plus jamais eu de verrues plantaires. J’ai repris le scoutisme, heureuse de retrouver toutes mes amies avec lesquelles j’avais été séparée pendant plus d’un an. Nommée chef d’équipe, ce qui m’inquiétait un peu, je fus heureusement épaulée efficacement par Odette Lefur, Chantal Simon, Yvonne Croux-Guilhem. Notre premier camp, en 1945, se passait à Truscat dans le golfe du Morbihan. La guerre étant à peine terminée, nous n’avions pas le droit de dormir sous la tente. Du coup, les dépendances de ce logis nous abritaient la nuit. Pour améliorer notre confort, nous avions emporté dans nos sacs des grands morceaux de tissus suffisamment costauds pour les bourrer avec la paille trouvée dans les fermes du voisinage et confectionner ainsi des matelas de fortune. Au cours de ce camp d’été, j’ai attrapé un panaris. J’ai “consulté” la vieille bonne de ce manoir, propriété d’amis. Émilienne n’avait qu’une “recette” pour arrêter le mal : badigeonner mon
Le jardin de la maison de la famille Cebron de Lisle, au 28 du boulevard Delorme (aujourd’hui boulevard Guist’hau), à Nantes.
(Collection Nicole de Chaillé)
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Ensemble, nous remontions la rue Crébillon, traversions la place Graslin, empruntions une partie du boulevard Delorme avec ses beaux hôtels et sa promenade bordée d’arbres avant de nous quitter à hauteur du 28. Les semaines passant, les parents ont fini par accepter qu’il vienne déjeuner à la maison et qu’il m’emmène même un soir au cinéma ! Une liberté jusqu’alors inhabituelle. J’ai également fait découvrir Préfailles à Marc. C’est d’ailleurs sur la plage qu’il m’a demandée en mariage. Séquence émotion garantie ! À notre retour, Maman s’est toute de suite aperçue que j’avais changé. De son côté, Marc est parti en Vendée afin d’en informer son père pour qu’il vienne à Nantes demander très officiellement à mes parents ma main pour son fils. Son épouse, pour qui Marc avait une adoration, étant décédée peu de temps auparavant d’un cancer à l’âge de quarante-quatre ans, mon futur beau-père a fait le déplacement accompagné d’une de ses sœurs. Tante Gaby habitait Les Sablesd’Olonne et possédait une maison à Nantes près de la cathédrale. Ils ont sonné à la porte. La bonne les a fait entrer dans le salon. Avec mes parents, ils ont longuement parlé de leurs enfants respectifs. Alors qu’impatiente je tournais en rond dans ma chambre, Maman m’a enfin appelée. J’étais très intimidée. Et pour cause : c’est la première fois que je les rencontrais. Comme cela se faisait alors, je me suis
Les fiancés, au balcon de la maison, boulevard Delorme à Nantes. On voit, sur cette photo, les barquements, construits juste après la guerre, pour reloger la population. (Collection Nicole de Chaillé)
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inclinée devant eux et j’ai fait une légère révérence à ma future tante. Nous avons aussitôt parlé fiançailles. Quelle date choisir ? Désormais élevés par la mère de mon futur beau-père, Madame de Tinguy, qui vivait également dans la propriété de L’Hermenault, les cinq frères et les deux sœurs de Marc — 19 et 21 ans — pourraient-ils tous être là ? Papa a annoncé qu’il désirait offrir une dot à sa fille qui s’avérera bien utile pour le futur jeune ménage. Au moment de nous quitter, le père de Marc m’a demandé la permission de m’embrasser. Je lui avais plu tout de suite et je suis toujours restée très bien avec lui. Plus tard, j’en ai même été parfois gênée. Il m’a souvent offert des cadeaux. Des intentions qu’il n’avait pas pour ses filles : mes belles-sœurs. Nous nous sommes fiancés en février à Nantes peu avant la mort de ma tante Madeleine. Une journée familiale. Aux parents, frères et sœurs s’étaient joints les parrains, marraines, grands-parents... Une messe a été célébrée pour nos deux familles dans une petite chapelle que nous aimions beaucoup rue Mondésir. S’en est suivi un apéritif soigné avec des mini-sandwiches comme on les préparait alors. On n’avait alors pas recours à un traiteur. J’ai reçu bien sûr un splendide bouquet de fleurs. Quant à la bague très belle, c’était celle de la grandmère de Marc, côté de Tinguy. Un gros diamant au centre, serti de huit pierres plus petites, remonté sur une monture en argent chez Daguzé, joaillier très en vogue à Nantes.
Au printemps1950, première visite de l’auteur chez ses futurs beaux-parents, au Gué, à L’Hermenault, en Vendée. (Collection Nicole de Chaillé)
Marc m’avait dit : « Tu verras, c’est un énorme diamant ». Je m’attendais donc plutôt à un solitaire. Pas du tout à celle que je porte toujours et que j’aime beaucoup. Déjeuner, visite du jardin et séance photos ont clôturé cette journée dont je conserve un souvenir très gai. Après les fiançailles, le mariage. Pour la messe, Papa a proposé l’église Saint-Nicolas, notre paroisse depuis peu. Très endommagée par les bombardements de septembre 1943, elle était alors en pleine restauration. Pour le déjeuner et la réception : les salons Mauduit, rue Arsène-Leloup. Détruit par un incendie en 1942, ce lieu couru depuis toujours par toute la bonne société nantaise venait d’être rénové. Et les faire-part ? Mes parents s’en sont occupés. C’était plus facile de gérer cela de Nantes que depuis L’Hermenault ! Restait à caler le jour qui puisse arranger tout le monde : la famille, les amis comme le prêtre. Finalement, la date du 13 juillet fut arrêtée. Un jeudi. À l’époque, à la différence d’aujourd’hui, on se mariait tous les jours de la semaine à l’exception du vendredi, du samedi et du dimanche. En attendant, Maman et moi avons préparé mon trousseau. Des robes, des chemises de nuit… En 1950, beaucoup d’achats s’avéraient encore difficiles. Oncle Jacques, frère de Papa, qui travaillait sur la zone portuaire nous a procuré un énorme rouleau pour des draps (en fils). Une merveille ! Ils ont été taillés et brodés CLC (comme Cebron de Lisle, Chaillé). Ma robe de mariée a été confiée à une couturière que nous apprécions. Une couronne
de fleurs d’oranger — que j’ai toujours d’ailleurs même si elle est un peu jaunie — a été confectionnée. J’ai également mis à profit les semaines qui ont précédé le mariage pour chercher un appartement. Cinq ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la France manquant toujours de logements, c’était quasi mission impossible.
Le 13 juillet 1950, jour du mariage, avant la réception aux salons Mauduit à Nantes. (Collection Nicole de Chaillé)
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Sommaire 85 85 86 86 87 87 88 88 89 89 90 91 91
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Premiers regards Nous nous préparons Vers l’inconnu Vie quotidienne Scolarité et faits divers Nouveau déménagement Les enfants aussi connaissent la guerre Attente Liesse passagère Peur et destruction Expériences passionnantes Commentaires La vie continue de se dérouler…
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Une enfance mouvementée Christiane Marchocki
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Une enfance mouvementée Christiane Marchocki
Ceux qui ont quelques images vécues de la guerre 39-45 sont âgés, au minimum, de 80 ans. Cela tombe bien, je suis née le 30 décembre 1935 à Nantes. La nuit des temps. Ceux qui n’ont pas atteint un grand âge n’ont que des récits de leurs aînés. Il faut être né en 1920, environ, pour avoir été acteur durant ces évènements. Rares sont les survivants. Il s’agit ici d’un regard enfantin : celui d’une octogénaire. 84
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Premiers regards Les Allemands arrivent à Nantes le 11 juin 1940. Nous demeurons rue Henri IV. Celle-ci longe le court Saint-Pierre. Du balcon, je vis la troupe se répandre, envahir cette esplanade. De mes yeux d’enfant, j’observais cette foule en uniforme. Foule calme, apparemment très fatiguée. Bien des hommes s’asseyaient, adossés aux marronniers, ils disposaient leurs fusils en faisceaux. Ceci représentait, pour moi, un jeu de construction, bien équilibré. J’attendais que l’ensemble s’écroule, guettant le bon moment, mais tout était bien ordonné. J’admirai le spectacle, qui me parut bref. Chacun reprit son arme, méthodiquement, sans incident, tous s’éloignèrent en rangs serrés. C’est alors que nos voisines – deux demoiselles, institutrices, j’étais leur dernière élève à titre personnel. Henriette, la plus jeune, avait 82 ans, orphelines de la guerre 1870, d’origine alsacienne – déclarent, d’un commun accord : « C’est une bonne chose que les Allemands soient arrivés. Ils vont apprendre à vivre à ces jeunes, qui se tiennent si mal. On ne les entendra plus chanter, en bandes, dans les rues, au retour du bal. » Je ne les vis plus que rarement. J’en ai un cher souvenir. Mais ce sont les parents qui commandent. Quelques objets qu’elles m’avaient donnés me
rappellent encore leurs bons principes, leurs réceptions du vendredi. On pouvait, ce jour-là, leur rendre visite sans prévenir. S’ensuivaient des présentations, des conversations choisies, dans ce vieux salon feutré, où j’apprenais à lire et à écrire, selon l’antique méthode : pleins et déliés au porte-plume, méthode syllabique pour la lecture.
Vue du Havre
(Quartier Saint-Joseph et square Saint-Roch),
au cours de l’hiver 1944-1945. (Photo auteur inconnu CC BY-SA 1.0)
Nous nous préparons
Ma grand-mère maternelle, ses deux filles, ses deux gendres en uniformes militaires et moi, qui avais compris que ce n’était pas le moment de faire un caprice, tenons un conseil de guerre. Mon oncle précise que la ligne Maginot « C’est de la foutaise, il suffit de la contourner ». Mon père regrette que « Faire les 100 pas dans la cour de la caserne est une perte de temps ». Il serait plus utile à son guichet de la Trésorerie générale. « Nos chefs sont nuls ». Mon oncle fut affecté à la ligne Maginot, dans les transmissions (il exerçait aux PTT) et mon père fut muté à Caen, mobilisé à son poste1. Ausweis2, zone occupée, zone libre, trains mitraillés... Il fait le trajet en vélo. Il nous dira qu’il dut se jeter 1 - Les fonctionnaires peuvent être contraints de rester à leur poste quoi qu’il arrive, bombardements ou autres. Seules leurs familles peuvent être évacuées. Ils sont à la disposition de l’État. 2 - Laissez-passer, document indispensable pour voyager.
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Les enfants aussi connaissent la guerre Les bombardements s’intensifiaient, se rapprochaient. Il fallut faire creuser une tranchée dans le jardin. Ma mère y avait entreposé quelques provisions et une image de Sainte Thérèse de Lisieux pour nous protéger. Je ne m’y sentais pas en sécurité. Une tranchée s’était refermée sur des soldats en 1914 : une bombe avait éclaté à côté et bousculé la terre, avais-je entendu. Dans la cour de l’école, nous avions la nôtre. Nous pratiquions des exercices d’évacuation : 1er coup de règle sur le bureau de la maîtresse, porte-plume posé, 2ème, debout, 3ème, toutes rangées devant la porte, 4ème, « On se dirige sans bousculade vers la cour », « J’ai dit sans bousculade ». Mais, avion en piqué, déflagration, sifflements, toutes nous sautons au fond de la tranchée, comme des grenouilles dans une mare. Aucun souvenir des minutes précédentes. Blotties au fond, les unes contre les autres nous fixons nos regards sur notre institutrice qui se hâte, à toute allure, autant dire qu’elle n’avance pas. Nous hurlons pour la faire courir. Elle descend, une par une, les marches taillées dans la glaise. La pauvre, âgée de 50 ans, il ne faut pas trop lui en demander. Autre souvenir d’enfance : je rentre de l’école, remontant la route du Havre : des avions arrivent, les moteurs montent en puissance, la suite ne fait aucun doute, je répugne à me jeter à terre et attendre. L’instinct me pousse à courir vers ma maison, à l’abri. Entièrement plaquée au mur, dos, nuque, mains appuyées, j’avance en crabe. J’imagine les balles allant en ligne droite suivant la rue en m’épargnant, ce qui est faux quand ça tiraille de partout. Je pense aux balles perdues. Il en est souvent question. Elles semblent présenter un caractère de traitrise. Elles passent assez près pour que je les entende siffler et me fassent penser aux hirondelles, trissant en escadrilles innocentes.
Attente On est bien chez soi. Les perquisitions se font plus fréquentes. Toujours lorsque ma mère est seule. J’allais souvent lire « dans le bureau ». Cette pièce était chauffée par un poêle à bois. Entre un officier allemand. Il parle bien français. Il demande qui, selon mon père, « gagnera la guerre ». Aucune conversation n’était innocente. En cas de besoin, on prélevait des otages, dont quelques personnes connues pour frapper les esprits. Réponse incertaine : l’Histoire le dira, impossibilité de prévoir le sort des armes. Insistance de l’Allemand. Idées générales développées. Enfin, l’officier termine l’entrevue en tendant la main par-dessus la table. Mon père se lève, bras le long du corps, attitude courtoise et froide, légère inclinaison de la tête,
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son interlocuteur replie le bras et part. Personnalités de même nature, m’a-t-il semblé, peut-être auraient-ils été amis en d’autres temps. Forte de cet exemple, je réagis à mon tour. Nous étions au restaurant, moyennant les tickets d’alimentation requis. Nous attendons l’addition. Quatre officiers entrent, encombrent tout l’espace, accrochent leurs casquettes, on n’entend qu’eux, s’installent à la table voisine. Le plus proche dont je vois le profil, traits durs, parler rude et étranger, se tourne vers moi : yeux bleus, sourire de bon papa, dépose une poignée de bonbons devant mon assiette : « pour vous ». Je ne bronche pas. J’observe. De face, il m’inspire confiance, mais ces deux aspects me troublent. Il se retourne, gentil : – Vous n’aimez pas les bonbons ? – Je ne sais pas Je le regarde, effrontément, comme on m’a appris à ne pas le faire. Nouvelle offrande : – J’ai une petite fille à Berlin, elle a votre âge. Elle serait contente d’avoir ces bonbons Ses compagnons sont devenus attentifs, mes parents silencieux. Je me gardai de lui conseiller de les lui envoyer. La serveuse apporte l’addition. Mon père se lève, se déplie, les hommes grands étaient peu nombreux à cette époque. – Votre fille n’aime pas les bonbons ? – Ma fille n’a pas cette habitude. – Ah ! votre fille n’a pas cette habitude, répète-t-il lentement. Ma mère me saisit l’épaule et m’entraine, au dernier moment, tournant la tête, je les vois, immobiles, nous observant. Le soir, avant l’heure du dîner, passe régulièrement, à faible altitude, un engin, différent d’un avion, dans un vacarme infernal. Un voisin, une de ces personnes certaines de tout savoir, affirme avec assurance : « Ce sont des avions sanitaires, ils rapatrient les blessés en Angleterre ». Ils allaient bien en Angleterre. C’étaient les premières fusées, appelées V1 ou V2, destinées à s’écraser, sur Londres, de préférence. La rumeur d’une Libération, court. « Ils ont débarqué », « ils arrivent ». Bien des agglomérations normandes sont détruites sous les bombes, pour leur frayer la route, dit-on. On s’attend à « des batailles de rues ». Chacun écoute Radio Londres, « Les Français parlent aux Français », ses messages sibyllins. Il me semble que je reconnaitrais la voix. Mes parents me surprennent dans le jardin : j’ai confectionné un arc et aiguise des flèches. – Si un Allemand entre, je tire. – Tu ne lui ferais pas grand mal – Sauf si je vise l’œil. – Encore faut-il l’atteindre – Je m’exerce Comme il doit être facile de former des enfants soldats ! Je n’avais pas encore 9 ans.
Les véhicules militaires alliés traversent le pont du canal de Caen, à Bénouville (entre Caen et Ouistreham), en juin 1944. Le pont a été rebaptisé Pegasus Bridge. (Photo Christie (Sgt), No 5 Army Film & Photographic Unit Collections of the Imperial War Museums)
Liesse passagère
Peur et destruction
Ils sont en route, ils arrivent, ils sont là. Des drapeaux sortent de partout. Nous, bâtiment officiel, c’est normal. Les gens sortent aussi. C’est un charivari. Des civils passent en Tractions-avant, surchargées, comme dans les films qui suivront, mitraillette sous le bras, béret sur la tête. Ils m’inquiètent. Ma mère m’emmène, par la main, voir ce moment historique. Mon père reste devant le coffre-fort bouclé. On ne plaisante pas avec l’argent de l’État. Aujourd’hui, tout est possible. La foule « hydre aux mille têtes » court dans les rues en criant. Sur le champ de foire : tanks, jeeps, camions…villageois. Des haut-parleurs diffusent discours et musique. Ca, c’est de l’animation... La Marseillaise éclate. Toute la population chante à tue-tête. Larmes, l’air est envahi d’un enthousiasme incontrôlé, ma mère connait les paroles. Incroyable. J’imprime. Plus jamais ce chant ne me suscitera une telle émotion. Ce n’est plus le même rythme. Les jeunes dansent. Les soldats sautent de leurs véhicules. L’un saisit les poignets d’une jeune fille, l’autre les chevilles, ils la balancent de droite à gauche. Les jupes volent. Nous rentrons à la maison. Dommage.
La guerre n’est pas terminée. Nuit et jour, sans interruption, passent devant la porte des convois militaires. Les chars sont impressionnants, le tintamarre de ferrailles, de moteurs, est difficile à supporter à la longue. Parfois, quelque chose les bloque, arrêt, tout aussi bruyant, et le défilé redémarre. Ils vont investir le Havre, à 15 minutes de chez nous. Le soir du 5 septembre 1944, les bombardiers nous survolent à basse altitude, ils se succèdent régulièrement, sans temps mort, les canons tonnent, il fait nuit. Nous sommes debout, le long du mur porteur. Seul à ne pas toujours s’écrouler. On en voit. Ils se dressent parmi les décombres, montrant les traces des différents étages, papiers peints, jadis choisis avec soin. J’aime bien les voir. Est-ce notre tour ? Je suis paniquée, je pleure et je trépigne refusant cette réalité. D’autres enfants et même des adultes doivent réagir ainsi. Mon père me conduit dans le jardin. « Le pire, c’est l’imagination. Tu auras moins peur si tu vois ce qui se passe ». Les lourdes forteresses volantes3 3 - Forteresses volantes, ou bombardiers B17. Un article est paru dans la revue HISTOIRE & PATRIMOINE (n° 70 – année 2006, p. 43), donnant un descriptif, ceci à l’occasion de la pose d’une stèle à proximité de Guérande, là où s’est écrasé l’un d’entre eux. À cette occasion, une réception avait eu lieu à la mairie de Guérande, en présence de diverses personnalités.
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A . P. H . R . N
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L’église de Saint-Nazaire, après les bombardements, côté est. (Collection Paul Correc)
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