HISTOIRE & PATRIMOINE RÉGION
NAZAIRIENNE
PRESQU’ÎLE GUÉRANDAISE
Patrimoine - Histoire - Culture, en Pays Noir / Pays Blanc
Les Américains à Savenay
Première Guerre mondiale Les dédommagements
La « Little Italy » à Saint-Nazaire 14 juin 1931 : Le naufrage
du Saint-Philibert
Les maires de Saint-Nazaire 8ème et dernière partie
Étienne Caux
Mariage ducal de Saillé : les descendants Vie et mort des Mesquérais sous Louis XIV A.P. H.R.N - n° 101 - juillet 2021 - 15 €
Étienne Caux, maire de Saint-Nazaire (1968-1983), avec sa petite-fille dans les bras, à la Soucoupe, le 26 février 1970, lors d’un match international de handball, entre l’URSS et la République démocratique allemande. (Collection Madeleine et Georges Bénizé)
P
Éditorial
ar sa situation géographique privilégiée, Saint-Nazaire, port situé sur la côte atlantique, à l’embouchure de la Loire, avait les atouts pour un rayonnement mondial. La ville s’est trouvée connectée au monde, bien avant l’apparition du numérique, par le biais de la navigation. Ainsi, l’établissement de la Base hospital n° 8, à Savenay, par les Américains, à la fin de la Première Guerre mondiale, est, notamment, lié à la proximité avec le port, dernière étape avant le rapatriement des troupes. L’article, en ouverture de ce nouveau numéro, examine en détail les conséquences de l’implantation de cette structure hospitalière gigantesque, pour la commune d’accueil, après la fin du conflit. À Savenay, comme à Saint-Nazaire, les maires sont au premier rang de l’histoire locale. Ils président aux transformations de leur cité. Cette huitième, et dernière, partie de l’article consacré aux maires de Saint-Nazaire décrit les nombreuses réalisations des mandats d’Étienne Caux (1968-1983). L’émigration a contribué, dans l’entre-deux-guerres, au développement de la construction navale, particulièrement demandeuse de main d’œuvre. Un descendant d’une famille italienne, venue travailler, à Saint-Nazaire, en 1924, nous en fait une évocation attachante et authentique. À l’inverse, dans la deuxième partie du XIXe siècle, de nombreux travailleurs, venus, principalement, de Bretagne, ont embarqué, à Saint-Nazaire, pour aller travailler aux chantiers de construction du canal de Suez, puis de Panama, sous la direction de Ferdinand de Lesseps, accueilli, avec faste, dans la ville, en 1886. Si le nom de Saint-Nazaire nous évoque, d’abord, le trafic portuaire, la construction navale, la ville a eu, en parallèle, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, une petite activité balnéaire. Quelques villas, toujours présentes, sur la côte, en témoignent. Il existait, dans l’entre-deux-guerres, dans notre région, une sorte de Jet-Set, ou Café Society. Un article nous décrit les scandales, médisances, procès, situations scabreuses, autour des tumultes amoureux d’un Italien et d’une Bretonne. Dans un tout autre domaine, voici le récit de la tragédie qui a marqué les esprits pendant bien longtemps : le naufrage du Saint Philibert. Apparait la nécessité d’une organisation matérielle minutieuse et rationnelle. De nos jours, fort heureusement, l’armement des bateaux d’excursion et de croisière est contrôlé, et les avis météorologiques diffusés… La société transparait, aussi, sous les chiffres et les graphiques. Nous le constatons, dans ce numéro, à la lecture d’études démographiques, réalisées sur Guérande et Mesquer, portant sur les XVIIe et XVIIIe siècles. Deux études et deux auteurs différents. On pourra, également, lire une suite à l’article, paru l’année dernière, sur le surprenant mariage ducal de Saillé, en 1386. Cette fois, c’est la descendance de Jean IV de Bretagne et de Jeanne de Navarre qui est examinée dans le détail, de Jean V dit le Sage, à la duchesse Anne. La tradition veut que le vin coule en l’honneur des grandes occasions. On « arrose » on « trinque ». Certains crus sont célèbres, d’autres ont disparu. Ce sujet, en apparence léger, est le thème d’un article sérieux, très bien documenté. Les derniers jours de paix, en 1939, sont vécus en esprit. La guerre est pressen tie comme inévitable. Cette dernière promenade est, à la fois, poétique, nostalgique, touristique et sportive. Témoignage historique de ce qu’était alors la vie. C’est un moment unique, vécu avec pudeur. L’avenir incertain lui donne toute sa valeur. Napoléon III n’est pas si lointain qu’on se l’imagine. Plaire au plus grand nombre est le but de ce voyage en Bretagne, qu’il réalise en 1858. Ainsi, le pouvoir en sera plus sûr. Les dons sont toujours un excellent moyen de se faire des alliés… Sensiblement à la même époque, notre aumônier militaire continue d’assurer sa mission, le long des côtes d’Afrique. Son journal, document unique, nous permet de voir la vie qu’on menait à bord des derniers grands voiliers du XIXe siècle, les attentes, les soucis, les incommodités d’une vie sans notre confort familier. Les hommes forgent leur histoire, c’est-à-dire, l’Histoire. Les uns disparaissent pendant les guerres, les épidémies, par accident… Les survivants connaissent d’autres évènements, relatés par ceux qui écrivent, les faisant ainsi survivre et connaître. Chacun son rôle et la vie se perpétue. Les techniques changent, se compliquent, se perfectionnent, mais les humains demeurent intrinsèquement les mêmes. Ils éprouvent les mêmes passions, espoirs, ou pire… Christiane Marchocki 1ère page de couverture : Photographie du barrage de Savenay en construction, prise le 11 mars 1918, avec, en arrière-plan, une vue sur les terres qui seront inondées quand l’ouvrage sera achevé. (Photographe inconnu - National Archives Catalog - 111-SC-10174).
juillet 2021
- HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 — 1
A . P. H . R . N
Association Patrimoine et Histoire de la Région Nazairienne Agora (case n° 4) 2 bis avenue Albert de Mun - 44600 Saint-Nazaire aphrn.asso@gmail.com - https://aphrn-asso.fr - Tél. 06 07 11 21 88 HISTOIRE & ATRIMOINE
n° 101 - juillet 2021 ÉÉditeur : A.P.H.R.N Direction de la publication : collégiale (voir dernière page) Maquette/Mise en page/Coordination : Tanguy Sénéchal Impression : Khilim Dépôt légal : 3eme trimestre 2021 N° ISSN : 2116-8415 Revue consultable aux Archives de Loire-Atlantique sous la cote Per 145
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2 — HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 - juillet 2021
SOMMAIRE
P. 44
HISTOIRE & PATRIMOINE n° 101 — juillet 2021
P. 62
01 Éditorial Christiane Marchocki
Les Américains à Savenay
04 Première Guerre mondiale - Les dédommagements Denis Berthiau et Mickaël Sablé-Renoir
26 Les maires de Saint-Nazaire Patrick Pauvert
-8
e
et dernière partie 1968-1983
La “Little Italy” à Saint-Nazaire
36 pour la construction du paquebot Île-de-France P. 70
Bruno Rossetti
44 Saint-Nazaire ● Suez ● Panama Christian Morinière
Grandeur et décadence des villas balnéaires
62 à Saint-Nazaire - Troisième partie Bernard Tabary
P. 94
Vedettes militaires et scandales dans la Jet-Set à Saint-Nazaire
70 ou les tumultes amoureux d’un Italien et d’une Bretonne Loup Odoevsky Maslov
L’excursion tourne au drame… La tragédie du Saint-Philibert
80 Il y a tout juste 90 ans Michel Mahé
e 94 Regards croisés sur l’altérité à Guérande au XVIII siècle
Grégory Aupiais
P. 128
Les descendants du Duc Jean IV de Bretagne
104 et de Jeanne de Navarre Françoise et Malou Roussel
Vie et mort des Mesquérais à la fin du règne de Louis XIV
114 (1693-1715 - Étude démographique) Gilles Chassier
Le cépage nommé "Aunis", de Guérande à Sarzeau
P. 138
128 II - Citations du cépage dans cette région Christophe M. Josso
22 août 1939 - À bicyclette entre Océan et Vilaine
138 Une dernière journée de paix entre père et fils Alain Moussat
150 P. 150
162
Napoléon III en Bretagne - août 1858 Jean de Saint-Houardon
Journal d’un aumônier breton - 1850-1851 - 31e partie Christiane Marchocki
ÇA SE PASSE AUJOURD’HUI
164 164 - Un calvaire rénové à Saint-Marc, route du Fort de l’Ève - Roland Carré 166 - Promenons-nous ! - Michaële Simonnin
168 L’ASSOCIATION P. 162
juillet 2021
- HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 — 3
4 — HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 - juillet 2021
Les Américains à Savenay
Première Guerre mondiale Les dédommagements
Denis Berthiau
Maître de conférences-HDR, Université de Paris, Institut Droit et Santé (UMR S 1145) Responsable du Groupe d’histoire locale de l’Amicale Laïque de Savenay
Mickaël Sablé-Renoir
Professeur d’Histoire-Géographie, Collège Saint-Joseph de Savenay et Formateur à l’Institut Supérieur Ozanam de Nantes
Le centenaire de la Première Guerre mondiale, qui vient de se dérouler, a été l’occasion de réanimer, dans les mémoires locales, des événements marquants, dans les différentes villes de France qui ont été toutes touchées, avec plus ou moins de force, par cette tragédie. Si l’on pense, naturellement, aux villes ravagées par le conflit, on se tourne plus rarement vers les villes de l’arrière, et encore moins vers des petites communes comme Savenay, bien loin du front. Et pourtant, son rôle n’a pas été négligeable puisqu’elle a accueilli, à partir de 1917, une structure hospitalière gigantesque, destinée à soigner les soldats américains.
L
e Groupe d’histoire locale de l’Amicale Laïque de Savenay a tenté, comme d’autres groupes, d’animer cette mémoire et de la porter au-delà de la sphère locale ou régionale. C’est ainsi que, fin 2019, deux des membres du groupe, signataires de cet article, ont participé à un colloque, organisé au Conseil d’État, portant sur « les dommages de Guerre et la responsabilité de l’État ». La conférence portait sur les « Enseignements à tirer des indemnisations effectuées : hôpital Américain et barrage de Savenay »1.
1 - Colloque organisé les 16 et 17 décembre 2019 par le Comité d’histoire du Conseil d’État et de la juridiction administrative, l’IHD (Institut d’Histoire du Droit EA 2515 de l’Université Paris Descartes), le CECISE (Centre d’études sur la sécurité internationale et les coopérations européennes de l’Université Grenoble Alpes) et l’OMIJ (Observatoire des Mutations Institutionnelles et Juridiques de l’Université de Limoges). Actes en cours de publication.
Le placement d’une telle conférence, sur un aspect très méconnu de la Guerre, et à propos d’une petite ville, qui ne tire, au fond, aucune notoriété particulière de cette implantation temporaire américaine, est très symbolique de l’effort de mémoire qui a été conduit dans cette période commémorative. Des plus gros événements aux plus petits, chacun a pu trouver une place pour animer, au niveau national, ce centenaire et les réflexions qui l’ont entouré. C’est cette conférence, en cours de publication, que nous avons choisi de présenter, sous un angle légèrement différent, dans les pages de la revue de l’APHRN, et ce pour la rendre plus accessible au grand public. Notre objectif n’est donc pas de relater la présence américaine à Savenay, entre 1917 et 1919, cela a été très bien fait dans plusieurs travaux.
juillet 2021
- HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 — 5
Photographie du barrage de Savenay, en construction, prise le 11 mars 1918, avec, en arrière-plan, une vue sur les terres qui seront inondées, quand l’ouvrage sera achevé. (Photographe inconnu National Archives Catalog - 111-SC-10174).
Étienne Caux est né à Trignac, le 16 mars 1918. Après ses études à l’École normale de Savenay, il est nommé instituteur à GuéménéPenfao, au village de Guénouvry. Mobilisé en 1939, il est fait prisonnier en 1940. Il s’évade de la ferme où il travaille, le 31 mai 1943, et rentre « à pied », en se cachant, depuis l’Allemagne jusqu’à Trignac. 30 - Étienne Caux 14 décembre 1968 – 14 mars 1983
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éfugié à Joursac, village de la commune de Campbon, il se marie avec Jeannette Gouard, à Nantes, le 20 mars 1945 : un double mariage, son cousin Eugène épouse Madeleine, sœur de Jeannette.
Ci-contre Étienne Caux, le 20 mars 1945, jour de son mariage, à Nantes, avec Jeannette Gouard.
Étienne Caux avait un frère, Emmanuel, réfugié également à Campbon. Emmanuel était réfractaire au STO, résistant, FFI. Tandis qu’il fuyait, un Allemand l’a abattu, à Bouvron, le 10 septembre 1944. Un square porte le nom d’Emmanuel Caux, à Trignac. Membre des jeunesses socialistes depuis 1934, il adhère au parti socialiste en 1945. Cette même année, il est élu au conseil municipal de Trignac et devient adjoint au maire. Il enseigne à Ancenis puis à Ernest Renan (Méan) où il est directeur, de 1959 à 1973.
(Collection Jacques Dalibert)
Page de droite Portrait du maire Étienne Caux, à son bureau [1977-1983]. (Fonds de la Direction de la Communication Archives municipales de Saint- Nazaire, 13Fi)
26 — HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 - juillet 2021
Les maires de Saint-Nazaire Huitième et dernière partie 1968 -1983 Patrick Pauvert juillet 2021
- HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 — 27
1924
La “Little Italy” à Saint-Nazaire pour la construction du paquebot Île-de-France
Bruno Rossetti Écrivain et conférencier, spécialiste en solutions de veille du groupe Ouest-France, Bruno Rossetti est un descendant de la communauté italienne qui émigra à Saint-Nazaire. Il est aujourd’hui aussi coprésident et l’un des référents historiques de l’association Francitalia. Il a pris sa plume pour la revue HISTOIRE & PATRIMOINE.
36 — HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 - juillet 2021
L’émigration italienne a été forte entre la fin du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle en France. L’Est, la région parisienne et le Sud-Ouest ont connu une part importante de celle-ci. Le Nord-Ouest de l’hexagone a moins ressenti cette vague migratoire, cela s’expliquant certainement par l’éloignement géographique et aussi par globalement une nécessité moindre d’une main d’œuvre extérieure.
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outefois, il existait par endroit des berceaux migratoires. L’un d’entre eux, probablement l’un des plus importants du grand-Ouest sur une seule année, fut l’arrivée en 1924 d’une soixantaine de familles italiennes à Saint-Nazaire. À cette époque, durant les années folles, la population venant de sortir du premier conflit mondial, il y avait un peu partout une envie de réjouissances. Les nations avaient aussi l’ambition de redresser l’économie malmenée par tant d’années de souffrance. Les grandes puissances européennes se lancèrent dans le développement de transatlantiques, l’Angleterre et la France en tête ayant une façade directe sur l’Océan. La France venait de construire quelques paquebots de renom comme le Paris, mais un autre projet naissait, celui de construire un navire encore plus grand, et plus beau. Son nom de code le R5, il fut appelé par la suite Îlede-France. La ville de Paris allait aussi recevoir en 1925, l’exposition internationale de l’art décoratif.
Ce nouveau navire, application directe des suites du salon, allait être l’ambassadeur pour la France, une véritable vitrine à trois niveaux de tout ce qui se faisait de mieux pour l’époque, dans le domaine technique, artistique et gastronomique.
Le besoin de main-d’œuvre extérieure Le site portuaire de Saint-Nazaire pouvait permettre la construction de ce nouveau géant des mers représentatif. Mais, cette ville, aujourd’hui capitale de la construction navale française, avait besoin de main-d’œuvre supplémentaire pour fabriquer la coque du navire. C’est en Italie que des émissaires des Chantiers de Penhoët, le nom de l’entreprise de l’époque, sont allés les chercher. En particulier en Ligurie, sur les ports de Gênes et La Spézia ils trouvèrent des familles en quête d’une autre vie, dans un contexte politique et économique difficile dans la péninsule à ce moment-là. Ci-contre Chromo (Image lithographique en couleurs) du paquebot Ile-de-France. Première version, à trois cheminées. (Collection M. Gourlay – Photo ELD - Néo Chromo, Paris)
Page de gauche Groupe d’enfants, dans la cour de l’Hôtel des célibataires, à Saint-Nazaire, devant des joueurs de boules, en 1929. Silvio Rossetti (père de l’auteur) est le premier enfant, en partant de la gauche. (Carte postale Heurtebise, Le Pouliguen - Collection familiale)
juillet 2021
- HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 — 37
Saint-Nazaire ● Suez ● Panama Christian Morinière
44 — HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 - juillet 2021
Le port nazairien va contribuer, bien que modestement, aux travaux du canal de Suez. Pour le canal de Panama, la participation nazairienne sera d’ampleur. Une ligne transatlantique relie Saint-Nazaire à Colón, la ville portuaire située à l’extrémité atlantique du futur canal. Le percement de l’isthme de Panama laisse entrevoir de belles perspectives de développement qui pourrait profiter à la ville.
F
erdinand de Lesseps vient, par deux fois, à Saint-Nazaire. Il est reçu fastueusement en 1886. L’achèvement du canal, en 1914, soulève de grands espoirs pour l’activité portuaire.
Mais la Compagnie générale transatlantique délaisse le port nazairien excentré par rapport au centre industriel et commercial de l’Europe.
Canal de Panama. À Paraiso : campement et excavateur en marche, chalet du chef de section, septembre 1889. (De Colón à Panama, travaux du canal de Panama, menés par la Compagnie du canal, de 1881 à 1886 - BNF)
juillet 2021
- HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 — 45
Grandeur et décadence des villas balnéaires à Saint-Nazaire Troisième partie Bernard Tabary
Cette troisième partie sera la dernière. Une villa présentée dans le numéro 1, deux dans le numéro 2, cinq ou six dans le numéro 3, cela fait relativement peu. C’est une façon de suggérer que, malgré d’excellents atouts (le nombre et la variété de ses plages – jusqu’à vingt, selon certaines estimations), Saint-Nazaire a échoué dans l’accomplissement de sa vocation balnéaire, le port devenant – et de loin – son premier centre d’intérêt, puis, intimement liée au port, la construction navale. Ainsi va la vie. Elle fait fi des souhaits et des projets individuels ou collectifs : la ville (toute ville) a ses raisons que la raison ne connaît pas !
L
e premier article te parlait longuement – grandeur et décadence au format XXL – de la villa des Charmilles (château de Porcé), construite sur la droite de la rue qui descend (sur un peu moins de 400 m) à la plage de Porcé et qui s’appelle – évidence – le chemin de La Plage.
Sur le chemin de La Plage, n° 2, la villa Les Camélias La droite du chemin étant complètement occupée par le grand parc arboré d’Alcide Bord, deux propriétés s’installent, fin XIXe, sur la gauche. D’abord la villa Les Camélias, construite dans les mêmes temps que la luxueuse villa des Charmilles (années soixante – 1860, bien sûr) et par le même architecte, Alphonse Pinguet (que j’ai appelé Alexandre dans ma première partie ! Oh ! Shocking ! j’ai honte...) à l’angle du chemin de La Plage et du chemin des Dames. C’est une villa pimpante, parfaitement conservée et qui affiche clairement, encore aujourd’hui, son nom sur sa façade. On y trouve des briques autour de toutes les ouvertures et aux quatre coins du bâtiment. Le reste est crépi en blanc. La porte, les fenêtres et les volets sont peints en rouge ; mais un rouge plus sombre – carmin ? cramoisi ? grenat ? bordeaux ? – que les briques des contours. Une jolie villa, qui a toujours été entretenue et qui porte très allègrement son siècle et demi bien mûr. La propriété était très grande en 1860 ; elle devait couvrir plus des 2/3 de l’espace entre le chemin de La Plage et le chemin des Dames, sa troisième limite étant le chemin des Demoiselles.
Le chemin des Demoiselles Contrairement aux autres, dans ce coin de Saint-Nazaire, ce chemin n’est pas une rue, mais carrément un sentier. Dès qu’on y entre à partir du chemin des Dames, il est déjà très étroit : une voiture peut encore passer sans frotter – c’est limite. Il y a d’ailleurs quelques garages sur la gauche : on y pénètre sans trop de problèmes, mais j’ai l’impression qu’on ne peut les quitter qu’en une marche arrière très prudente ! Ensuite, il n’y a de la place que pour un piéton ou un vélo. Le chemin des Demoiselles débouche alors sur le chemin de La Plage presque en face – à vingt mètres près – de l’un des portails de la villa des Charmilles (un des piliers est très visible, l’autre un peu moins). On vient (début mai 2021) d’y faire un grand ménage, ce qui permet de voir la ruine imposante et ses tags – on ne peut plus l’ignorer. Tant mieux.
Page de gauche La villa Les Camélias. Ci-dessous Une vue des restes du château de Porcé, visibles depuis début mai 2021, au bord du chemin de la Plage (Photos Bernard Tabary)
juillet 2021
- HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 — 63
Vedettes militaires et scandales dans la Jet-Set à Saint-Nazaire ou
les tumultes amoureux d’un Italien et d’une Bretonne Loup Odoevsky Maslov
Durant l’entre-deux-guerres, Saint-Nazaire se régala des aventures de deux membres de la Café Society, ancêtre de la Jet-Set : Giovanni de Chanaz et Paule de Leslay.
Armoiries de Giovanni de Chanaz : écartelé aux 1 & 4 d’azur au lion couronné d’or ; aux 2 & 3 de gueules à trois têtes de loup d’argent. Cimier : un lion d’or issant. (© Xavier d’Andeville, héraldiste et peintre armoriste, http://www.heraldiste.org)
L
e comte Giovanni de Chanaz, ou plus exactement Jean-Pierre Muffat de Saint-Amour de Chanaz, des marquis de Chanaz, naquit à Rome en 1892 dans une famille savoisienne, anoblie en 1732, qui avait acquis la seigneurie de Chanaz, le 12 juillet 1746. Son père, Victor (18491900), était colonel au 9e régiment de bersagliers2, 1
1 - Auteur du blog Chroniques de Saint-Nazaire, http://saint-nazaire.hautetfort.com/ 2 - Unité d’infanterie légère.
70 — HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 - juillet 2021
chevalier des Saints Maurice et Lazare ; sa mère, Marie- Élisabeth-Jeanne Wilson, était une Écossaise 3, dont Giovanni hérita de la blondeur de blé. Orphelin de père à l’adolescence, il ne suivit pas la tradition militaire de ses ancêtres, préférant l’ingénierie mécanique. Durant la Première Guerre mondiale, il s’illustra en créant, pour l’armée italienne, une vedette lance-torpille, qui réussit à couler un croiseur autrichien, ce qui lui valut la médaille de la couronne d’Italie. Il s’établit, en 1926, à Paris, et, en 1928, en LoireInférieure, après avoir signé son engagement aux Chantiers de la Loire comme ingénieur en chef, durant un séjour au Grand Hôtel de l’Océan de Pornichet, au cours de la première quinzaine d’août4. Il fixa alors son domicile à Nantes, au 9 rue de Gresset, mais avait un appartement au 34 boulevard de l’Océan (plus tard Wilson) à Saint-Nazaire. Passionné de vitesse, il s’inscrivit au Club Motocycliste Nantais, et acquit une moto de course Norton de 350 cm3 avec laquelle il fit des compétitions, qu’il remportait régulièrement, notamment en juin 1929, aux Courses de l’Anjou à Beaufort-en-Vallée, en montant à 137 km/h 4045, ou encore le Gymkhana motocycliste de Nantes, auquel il participa le 7 juillet 1929, sous les couleurs du Centre Maritime de Nantes6. Il termina, la même année, cinquième au Tourist Trophy Angevin7. Officier de réserve de l’Armée italienne et ancien combattant, il était directeur de la zone Ouest des anciens combattants italiens, était présent à tous les événements de la Fédération des anciens combattants, et fréquentait assidûment les hauts représentants de l’État italien en France, ainsi que du Parti Fasciste, dont il fut rapidement membre. Il se lia avec Enrico Marenesi8, ancien officier, qui avait reçu l’exequatur de consul de troisième classe d’Italie à Nantes, en août 1928. C’est Enrico, qui, à La Baule,
lui présenta Paule-AugustaFlorentine Fercoq du Leslay de Kera ng uevel, née le 12 décembre 1895, à Jemelle, près de Namur, issue de la vieille bourgeoisie bretonne, dont le père, chef de bureau à la Banque de France, usurpait le titre de vicomte9. Son grand-père, Emmanuel Fercoq avait obtenu le, 16 décembre 1851, d’ajouter à son patronyme celui de sa mère, née Charlotte Leslay de Keranguevel, issue d’une famille noble d’extraction, connue depuis 1426, maintenue par arrêt du Parlement de Rennes, du 22 janvier 166910. Grande, « paraissant huit ans de moins que son âge réel » selon son amie, la poétesse et romancière Alexandra Pecker11, qui fit sa connaissance sur la plage de La Baule à cette même période ; d’une extrême élégance, « les yeux magnétiques »12, Paule du Leslay, parfois surnommée Paulette par ses amies, était une célébrité du monde sportif et une personnalité du demi-monde parisien. Elle avait gagné le lancer du poids et le 60 m durant les premiers championnats de France d’athlétisme féminin, organisé au stade Brancion à Vanves, le 15 juillet 1917.
Armoiries de la famille du Leslay, d’argent au lion d’azur armé, lampassé et couronné de gueules. (© Xavier d’Andeville, héraldiste et peintre armoriste, http://www.heraldiste.org)
Page de gauche, en haut De droite à gauche : Paule, Giovanni derrière elle, et la romancière Alexandra Pecker. (Photographie prise à Belle-Ile, en 1930, parue dans Détective du 6 juillet 1948)
9 - Louis-Jules-Marie Fercoq du Leslay, (Saint-Brieuc, 12 juillet 1863 - 4 mars Paris 15e), marié à Paris le 20 septembre 1892 avec Marie-Valérie Poncin, (Jemelle, 2 décembre 1870 13 février 1967 Bédarrides). Veuve, Marie-Valérie Poncin épousa à Paris le 29 novembre 1906 Henri-César-Philippe Mazet, (Avignon, 20 novembre 1871 - 2 janvier 1950 Vaisonla-Romaine), d’où une autre fille : Marie-Florentine-Rose Mazet, (Verrieres-le-Buisson, 29 juin 1906 - 24 mai 1975 Bédarrides), célibataire. 10 - Bibliothèque Municipale de Rennes, Ms. 504 et 505. 11 - Alexandra Pecker, (Paris, 20 octobre 1906 - 13 mars 1986 Paris), diplômée en droit à Alger, elle fut poétesse, auteure de romans et de pièces radiophoniques, chroniqueuse et critique de cinéma, journaliste spécialisée de l’aviation. Sans enfant, elle décida avant de mourir de détruire toute sa correspondance, faisant disparaitre un important témoignage de la Café Society, des As de l’Aviation, et du monde littéraire de l’entre-deux-guerres. 12 - Témoignage d’Alexandra Pecker paru dans la revue Détective du 6 juillet 1948.
3 - Sa grand-mère paternelle était une Roussy de Salles de la famille de Saint-François de Sales, et cousine germaine, Marie-Victoire Muffat de Saint-Amour de Chanaz, (18821955), fut la mère de Marcel baron Bich, (Turin, 29 juillet 1914 - 30 mai 1994 à Neuilly-sur-Seine), industriel franco-italien créateur du célèbre stylo Bic et du groupe homonyme. 4 - Cf. La Mouette du 12 aout 1928.
Paule, à 24 ans, debout au milieu des autres membres de son club sportif.
5 - Cf. Le Phare de la Loire du 17 juin 1929 6 - Cf. Le Populaire de Nantes du 4 juillet 1929. 7 - Cf. Le Phare de la Loire du 20 juillet 1929. 8 - Enrico-Ercole-Augusto Marenesi naquit à Pavie le 25 août 1888. Il avait été en poste aux Pays-Bas avant d’être nommé en France.
(Photographie parue dans La Vie au Grand Air, du 1er septembre 1918)
juillet 2021
- HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 — 71
L’excursion tourne au drame…
La tragédie du Saint-Philibert Il y a tout juste 90 ans
Michel Mahé
Le dimanche 14 juin 1931, le vapeur Saint-Philibert quitte le port de Nantes tôt le matin, par un très beau temps. Les nombreux passagers se réjouissent de l’agréable journée qu’ils vont passer sur l’île de Noirmoutier. Hélas, cette excursion si attendue va tourner à la catastrophe. 80 — HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 - juillet 2021
Les organisateurs prennent contact avec les Messageries de l’Ouest, filiale de la Compagnie nantaise de navigation, et réservent le Saint-Philibert pour le dimanche 14 juin. À cette date, les congés payés n’existant pas encore, une sortie ne peut se faire que les dimanches ou les jours fériés, souvent des fêtes de l’Église comme le lundi de Pâques, l’Ascension ou le lundi de Pentecôte, ainsi que le 14 juillet et le 11 novembre.2 L’idée est très bien accueillie par les Coopérateurs et soutenue par la ligue des Droits de l’Homme, le parti socialiste SFIO et les syndicats ouvriers. Le Saint-Philibert est un petit bateau de croisière et de promenade à vapeur, construit par les Chantiers Dubigeon de Nantes en 1923, pour la navigation côtière et dans l’estuaire de la Loire, dès la belle saison. Long de 32 m, il peut en principe accueillir 500 personnes (180 passa gers de 1ère classe et 320 de 2ème classe). Mais en général, il n’embarque que 300 voyageurs.
La sortie du 14 juin
Les loisirs populaires
À
Nantes, l’Union des Coopérateurs de Loire-Inférieure, l’UDC en liaison avec des syndicats CGT1 et la Bourse du Travail vient de créer le Comité des Loisirs nantais, qui propose à ses membres et à une population plutôt modeste, en majorité ouvrière, des loisirs comme des visites de musées, des séjours en centres de vacances, des excursions et sorties. Pour la première fois, les responsables décident d’organiser une excursion à la journée sous forme de mini croisière dans l’île de Noirmoutier au mois de juin 1931. Cette sortie, pensent-ils, sera plus distrayante qu’une simple visite à terre.
1 - Confédération Générale du Travail
Le matin du dimanche 14 juin, les passagers se rendent dès 6 heures à l’appontement des Messageries de l’Ouest, quai de la Fosse à Nantes. Il fait déjà grand jour. Ils croisent sur leur chemin les paroissiens qui sont occupés à construire les reposoirs3 et à décorer les rues pour le passage des processions. Ce dimanche 14 juin est en effet celui de la Fête-Dieu, moment très important pour les catholiques. Le choix de la Fête-Dieu pour ce voyage n’est nullement une attaque contre les idées religieuses, mais correspond à celui d’un long dimanche de juin, ensoleillé et chaud.4 Les jours précédents avaient été caniculaires, mais ce matin une légère brise est la bienvenue. Le temps semble s’annoncer beau, et la navigation dans la baie de Bourgneuf est considérée comme facile. Sept hommes d’équipage (un mécanicien, deux chauffeurs, deux matelots et un mousse), commandés par le capitaine Francis Ollive, âgé de 57 ans, qui est pourtant retraité, mais reprend du service aux beaux jours, doivent veiller au bon déroulement de la traversée. Le capitaine n’est pas enthousiasmé par le bateau qu’on lui a confié. Il connait ses faiblesses, mais malgré tout il accepte, estimant le navire capable de faire l’excursion. Il donne des instructions très précises aux contrôleurs d’embarquement pour ne pas laisser monter à bord plus de 500 personnes. Page de gauche Le Saint-Philibert, 2 - Il faudra attendre 1947 pour que le premier mai soit férié. à l ‘estacade 3 - Supports en forme d’autels sur lesquels on dépose le du bois de la Chaize, Saint-Sacrement, lors des processions. à Noirmoutier. 4 - Émile Boutin, les grands naufrages de l’estuaire de la Loire, Siloë, 2002
juillet 2021
- HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 — 81
(Delhomeau éditeur collection Michel Mahé)
Regards croisés sur l’altérité à Guérande au XVIIIe siècle Grégory Aupiais
Omniprésente, omnipotente, polymorphe, l’altérité interpelle, interroge, choque. Cette capacité d’un individu à être « autre » ne peut, en effet, laisser indifférent. Qu’elle suscite l’adhésion, le rejet ou la pitié qui n’est que la version moralement acceptable d’une même réalité, elle a profondément marqué de son empreinte l’historiographie.
94 — HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 - juillet 2021
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ourtant, dans la plupart des cas, il s’agit en premier lieu de l’histoire d’un silence et qui, un peu paradoxalement d’ailleurs, exige une polyphonie de sources documentaires afin de pouvoir en révéler indirectement les contours évanescents et la faire émerger du néant de la mémoire.Le pauvre, l’étranger, l’infirme, ne se décrivent pas ou tout du moins très rarement. Cependant, ils peuvent se percevoir par l’empreinte qu’ils laissent dans la société. Mais, à l’instar des corps retrouvés dans les cendres de Pompéi, il n’est pas toujours aisé d’en trouver les points d’entrée afin d’y couler ce « plâtre » historique et inventer ainsi au terme d’un long cheminement scientifique cet artefact oublié du passé. Cependant, une telle approche se trouve désormais facilitée par d’importants jalons historiographiques comme, par exemple, l’article pionnier de Jacques Depauw sur les enfants illégitimes à Nantes à la fin de l’Ancien Régime ou encore les travaux presque contemporains de Jean-Pierre Gutton sur les marges sociétales modernes dont l’ampleur dépasse et de loin la seule généralité de Lyon1. Plus récemment, André Gueslin a initié une approche plus transversale sur un plan chronologique, « des origines à nos jours » pour reprendre une expression désormais consacrée, afin d’illustrer d’une manière très concrète l’unicité de ce questionnement au sein de la société2. Enfin, au-delà de cette approche « économique », il faut nécessairement envisager l’altérité physiologique à travers les travaux de Michel Foucault sur la folie ou d’autres encore qui furent consacrés à des pathologies plus régionales comme les cagots méridionaux3. Toutefois, pour marquantes qu’elles soient, ces rencontres archivistiques avec l’altérité ne doivent pas être détachées du contexte général dans lequel elles se sont insérées afin d’éviter cet écueil méthodologique du prisme déformant.
1 - Jacques Depauw, « Amour illégitime et société à Nantes au xviiie siècle », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 27ème année, n°4-5, 1972. p. 1155-1182 ; Jean-Pierre Gutton, La société et les pauvres : l’exemple de la généralité de Lyon (1534-1789), Paris, Société d’édition « Les Belles Lettres», 1971.
Approches statistiques de l’altérité à Guérande au XVIIIe siècle Au commencement était le dénombrement. En effet, l’idée d’organiser un recensement à l’échelle du pays a très vite germé dans l’esprit des administrateurs français et ceci bien avant l’époque contemporaine voire même moderne. Cependant, de ces premières tentatives expérimentales, il ne subsiste aujourd’hui que peu de traces d’un point de vue archivistique, à l’exception toutefois de celle de 1328. Il est probable néanmoins qu’elles furent aussi isolées que discontinues. Néanmoins à partir du xvie siècle et jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, parallèlement à l’affermissement de l’architecture institutionnelle de l’État royal, les initiatives de cette nature se multiplièrent. Toutefois de l’intention à l’action, il y a un pas que beaucoup n’osèrent franchir et nombre de ces enquêtes demeurèrent inachevées. De plus, le réseau des provinces et des subdélégations, le seul disponible techniquement d’un point de vue administratif, était loin d’être suffisamment étoffé et pas encore sorti de l’amateurisme pour se coordonner et entreprendre simultanément une opération d’une telle ampleur. En outre, un tel projet se serait immanquablement heurté à l’hostilité résolue du corps social qui ne l’aurait interprété, et pas seulement à tort d’ailleurs, que sous un angle exclusivement fiscal. Elles contribuèrent néanmoins par leur seule existence avortée à diffuser en profondeur la possibilité de cette pratique. Cependant, c’est la période révolutionnaire qui ouvrit véritablement en France comme le souligne Jean-Claude Gegot une ère de « recensement permanent » de laquelle elle n’est en définitive jamais véritablement sortie4. Les enquêtes démographiques se succédèrent alors à un rythme effréné, presque frénétique. La plupart demeurèrent cependant inachevées et il n’en subsiste aujourd’hui que des bribes discontinues à l’image de celles qui les avaient précédées. Toutefois à partir de 1790, il est possible d’accéder à des données macro-démographiques qui, bien que sommaires, demeurent très riches d’enseignements ; d’autant qu’elles devinrent de plus en plus denses au fil des années5.
Page de gauche Porte Saint-Michel, à Guérande. Lithographie 4 - Jean-Claude Gégot, La population française au xixe siècle, de 1845.
2 - André Guéslin, Gens pauvres, pauvres gens dans la France du XIXe siècle, Paris, Aubier (coll. « Historique »), 1997. Id, D’ailleurs et de nulle part : mendiants vagabonds, clochards, SDF en France depuis le Moyen âge, Paris, Fayard, 2013.
Gap, OPHRYS (coll. « Synthèse Σ Histoire »), 1989.
3 - Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard (coll. « tel »), 2007. Françoise Beriac, Des lépreux aux cagots. Recherche sur les sociétés marginales en Aquitaine médiévale, Bordeaux, Fédération historique du Sud-Ouest (coll. « Recherches et travaux historiques sur le Sud-Ouest de la France », 1990.
5 - Dans un travail de recherche resté malheureusement inédit, Yves Jean Beloeil Benoist a montré tout l’intérêt de ces sources démographiques contemporaines dans le cadre de l’histoire locale. Voir Yves Jean Beloeil Benoist, La démographie des communes briéronnes de 1800 à 1880, Mémoire de maîtrise, université de Nantes, 1980.
juillet 2021
- HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 — 95
(Léon Gaucherel, dessinateur [1816- 1886] Adrien Dauzats, lithographe [1804-1868] Collections Musée de Bretagne et Écomusée du Pays de Rennes -
Marque du Domaine Public 1.0)
104 — HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 - juillet 2021
Les descendants
du Duc Jean IV de Bretagne et de Jeanne de Navarre Françoise et Malou Roussel
L’an dernier, dans le n° 98 d’Histoire et Patrimoine, nous vous avions rapporté le surprenant mariage du Duc Jean IV et de Jeanne de Navarre, le 23 juin 1386, dans la petite église de Saillé, au cœur des marais salants de Guérande. Dans ce présent numéro nous relatons l’histoire des Ducs de Bretagne après la mort de Jean IV, le 1er novembre 1399, jusqu’à celle d’Anne de Bretagne, son arrièrepetite-fille, le 9 janvier 1514, mort qui laissait présager pour la Bretagne la perte de son indépendance, la préparant au funeste traité d’union du 13 août 1532. On a vu que les Ducs de Bretagne et les Montfort en particulier étaient très attachés à la presqu’île guérandaise et à ses habitants, reconnaissant leur fidélité et leur dévouement pendant la guerre de succession.
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our plus de clarté, voyons la généalogie de cette famille Montfort pendant la période qui nous intéresse.
Jean V dit Le Sage
est né le 24 décembre 1389 au château de l’Hermine à Vannes. Premier fils de Jean IV, il devient Duc à la mort de son père. Il se marie à Paris le 19 septembre 1396 avec Jeanne de France, de la maison de Valois, fille de Charles VI de France et d’Isabeau de Bavière. Sept enfants, quatre filles et trois garçons naissent de leur union, dont François et Pierre qui deviendront Ducs à leur tour. En 1399 Jean V n’a que 10 ans et jusqu’en 1402 la régence est d’abord confiée à sa mère Jeanne de Navarre puis assurée, de 1402 à 1404, par le Duc de Bourgogne, Philippe le Hardy. En août 1404, une flotte anglaise, sous le commandement du Comte de Beaumont, tente de débarquer sur les côtes guérandaises, les habitants demandent aussitôt secours à leur Duc, qui leur envoie le maréchal de Rieux à la tête de 700 combattants.
Le combat ne dure pas, la présence du Duc, âgé seulement de 15 ans, suffit à mettre en déroute les Anglais qui se replient dans leurs vaisseaux. Beaumont est tué par Tanneguy du Châtel, seigneur de Bissin, grand maitre d’hôtel du Duc. Guérande porte le nom de la première victoire de Jean V. Il y fonde un couvent des jacobins, autorisé dès le 19 mars 1404 par une bulle du pape Benoît XIII. La première pierre est posée 5 ans plus tard. Le règne personnel de Jean V commence en 1406, délaissant les Anglais, il se rapproche de la France. Jean V, admirable organisateur, porte un réel intérêt au pays guérandais et à son développe ment économique. Il concède des « landes » et des « bôles » à transformer en champs et en salines. Les défricheurs profitent d’exemptions parfois perpétuelles et même de titre de noblesse. Il fait construire des moulins à mer sur les étiers navigables de Quimiac et de Mesquer. Poursuivant l’œuvre de son père, il entoure Guérande de magnifiques remparts de granit. Il reconstruit notamment la Tour de l’Abreuvoir détruite en partie par du Guesclin lors de la prise de la ville, sous Jean IV, en juillet 1373.
juillet 2021
- HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 — 105
Page de gauche Louise Roussel (tante des auteurs), coiffée de la précieuse couronne (disparue pendant la Première Guerre mondiale), donnée à Saillé par Anne de Bretagne, lors de son «Tro Breizh» (tour de Bretagne), en 1505. Cette couronne sera portée, pendant des siècles, par les mariées de Saillé. (Carte postale du début du XXe siècle - Photo Duménil, Le Pouliguen)
Vie et mort des Mesquérais
à la fin du règne de Louis XIV (1693-1715 - Étude démographique)
Gilles Chassier
114 — HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 - juillet 2021
Quand ils sont parvenus jusqu’à nous, les registres paroissiaux de l’Ancien Régime, tenus par les curés, sont une mine très riche de renseignements sur nos ancêtres et la vie qui était la leur. Ils sont bien connus des généalogistes, mais concernent également ceux qui s’intéressent à la démographie historique. Certaines mairies les conservent encore ; sinon ils sont consultables en ligne sur le site des Archives Départementales.
C
’est l’ordon nance de Villers- Cotterêts qui, en 1539, rend obligatoire la tenue de registres des baptêmes par les curés des paroisses. En 1579, l’ordonnance de Blois impose également l’enregistrement des mariages et des décès. Enfin, en 1667, l’ordonnance de Saint-Germain-en-Laye stipule que les registres seront tenus en double exemplaire. Pour Mesquer, les registres paroissiaux, base de notre étude, sont conservés depuis le courant de la première moitié du XVIIe siècle. À partir de 1671, nous disposons de l’ensemble des BMS (baptêmes, mariages, sépultures), qui recensent de façon chronologique les baptêmes, les mariages et les sépultures sur un registre annuel unique. On ne parle pas alors de commune, mais de paroisse ; celle de Mesquer est la paroisse NotreDame La Blanche. Tous les desservants de Mesquer ne remplissent pas les registres de la même façon ; parfois, ils négligent de mentionner l’âge d’un défunt, parfois sa profession ou son lieu d’habitation ; parfois, ils ne demandent pas aux personnes présentes si elles savent ou veulent signer en bas de l’acte. Mais ces registres n’en sont pas moins une mine de renseignements ; et à Mesquer, ils sont plutôt bien tenus. Pour la période étudiée ici, 1693-1715, les recteurs de la paroisse chargés de tenir ces registres sont Yves Perraud, de 1688 à 1714, puis son successeur également dénommé Yves Perraud, de 1714 à 1743. Ces deux recteurs sont assistés de vicaires (1), dont Alain Broussard (de 1692 à 1720), Jacques Rual (de 1710 à 1713) et Pierre Legoff (de 1713 à 1718). En année moyenne, le clergé mesquérais est bien occupé, avec environ 40 baptêmes par an, autant d’enterrements et une dizaine de mariages, soit 90 actes par an, un tous les quatre jours en moyenne. La charge de travail occupait bien un recteur et plusieurs vicaires.
Dans cette étude, nous nous intéresserons aux naissances et aux mariages, mais surtout aux sépultures, sur une durée suffisamment longue pour en tirer des enseignements intéressants sur la vie et la mort des Mesquérais de cette époque, qui correspond très exactement aux vingt-trois dernières années du règne de Louis XIV, à cheval sur la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle (1693-1715).
Les baptêmes (naissances)
Le curé n’inscrit pas les naissances dans le registre paroissial, mais les baptêmes, ce qui revient à peu près au même puisque les nouveaux-nés étaient baptisés le jour même, ou le lendemain. En cas de risque de décès rapide, le nouveau-né était baptisé à la maison, de crainte qu’il ne décède avant. Le curé le mentionne alors dans le registre. Peut-être était-il parfois ondoyé, une cérémonie simplifiée et accélérée en cas d’urgence. On a compté, de 1693 à 1715, au moins six nouveaux-nés baptisés en urgence à la maison et qui sont décédés dans les heures qui ont suivi. En 1714, le registre indique même un baptême à la maison fait par la sage-femme. D’autres, baptisés à la maison, ont survécu. Le registre paroissial, lors d’un baptême, est souvent rédigé selon l’exemple suivant : « Le 27ème février 1702 a été baptisé par moi Recteur soussigné Marie fille de Guillaume Garinot et d’Yvonne Tattevin ses pères et mère paludier du village de Fontaine Bras a été parrain Julien Lespert et marraine Marie Garinot en présence de Guillaume Garinot père et François Garinot et autres qui n’ont signés ». On note, dans cet exemple, que le père est présent au baptême, mais pas la mère, qui se remet de l’accouchement et surtout doit attendre la cérémonie des relevailles de couche pour entrer à nouveau dans l’église. Il y avait près d’une quarantaine de baptêmes par an dans la paroisse, avec deux pics de naissances, l’un en février-mars-avril (conceptions, fin du printemps et été) et l’autre, le plus fort, en octobre (conceptions en janvier-février).
juillet 2021
- HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 — 115
Page de gauche Pages du registre paroissial de Mesquer, 1702. (Archives départementales de Loire-Atlantique)
Pieds de Chenin, Vigne du Clos Rignac, coteau de Guérande.. (Photo Christophe M. Josso).
Le cépage nommé " Aunis " de Guérande à Sarzeau II - Citations du cépage dans cette région Christophe M. Josso
128 — HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 - juillet 2021
Outre les grands cépages cultivés en Bretagne nantaise : le Muscadet (Melon1), le Berligou2 (variété du Pinot noir), le Gamay et le Malvoisie (Pinot gris) arrivés de Bourgogne, le Gros-plant (Folle-blanche) arrivé des Charentes pour produire de l’eau-de-vie, le Grolleau arrivé des pays de Loire3 (Anjou et Touraine), et le Chenin cultivé dans les Coteaux d’Ancenis4 près de la frontière entre Bretagne et Anjou5, on trouvait au XIXe siècle, de la presqu’île de Guérande6 à la presqu’île de Rhuys7, un cépage implanté très anciennement qui était nommé localement : « l’Aunis »8. 1 - Son nom officiel est « Melon » et non « Melon de Bourgogne » (il n’est pratiquement plus cultivé en Bourgogne), et Muscadet pour les Bretons ; de même, sa mutation rouge, apparue dans le Pays Nantais, n’a pas été nommée officiellement « Melon de Bretagne » comme l’ont appelé spontanément les vignerons nantais, mais « Melon rouge ». GALINIÉ Henri, « Un nouveau cépage reconnu en 2019, le Melon rouge », dans le site Cépages de Loire : https://cepagesdeloire.wordpress.com/2021/05/28/99un-nouveau-cepage-reconnu-en-2019-le-melon-rouge/ 2 - Nom local d’un clone breton du Pinot noir (le clone 1306). Une simple mutation génétique peut être à l’origine d’un nouveau cépage (ex : le Pinot gris – notre Malvoisie des Coteaux d’Ancenis – par rapport au Pinot noir), ou n’être qu’un simple clone du cépage d’origine si les différences ne sont pas suffisamment marquées sur la plante ou à la dégustation. Jusqu’à l’article de l’historien Henri GALINIÉ (« Berligou, nom local de Pinot noir et non cépage », 29 avril 2021, in : https://cepagesdeloire. wordpress.com/2021/04/29/98-berligou-nom-local-de-pinot-noir-et-non-cepage/), l’information qui circulait présentait le Berligou comme une variété suffisamment distincte génétiquement du Pinot noir pour en faire un cépage différent. Le beau nom Berligou ne peut donc pas être porté officiellement, mais il pourra l’être dans l’usage local comme on dit Gros-plant (pour Folle blanche), et son vin pourra porter ce beau nom, à la manière du nom Muscadet. Dans sa très importante étude sur « Les progrès de l’agriculture dans la Loire-Inférieure, depuis un siècle », Ambroise Andouard (1839-1914) écrivait : « Un muscadet à grains rouges, appelé Berligou, était autrefois assez répandu dans le département. » ; in Annales de la Société académique de Nantes et du département de la Loire-Inférieure, Volume 10e de la 6e Série, éd. Vve Camille Mellinet et Cie, 1889, page 145. Le Pinot noir a dû descendre la Loire au cours du Bas Moyen-Âge, il était en effet cultivé dans l’Orléanais dès le XIIIe siècle. Le Berligou est bien la variété bretonne du Pinot noir, exactement comme le Melon rouge (découvert au Landreau en 1995), mutation locale de notre Muscadet. 3 - GALINIÉ Henri, « Grolleau en Anjou et en Touraine depuis le 18e siècle », dans le site Cépages de Loire : https://cepagesdeloire.wordpress.com/2020/08/31/grolleau-en-anjou-et-en-touraine-depuis-le-18e-siecle/ 4 - Ancenis s’est développée au Moyen-âge tardif grâce au commerce du vin local et d’importation. Certaines années, les seuls Rennais venaient y acheter jusqu’à 3000 pipes de vin breton et 4000 pipes de vin français, venant des pays de Loire, de Bourgogne, du Poitou (d’après Leguay Jean-Pierre et MARTIN Hervé, Fastes et malheurs de la Bretagne ducale 1213-1532, éd. Ouest-France Université, 1982 ; page 241). 5 - Après l’annexion de la Bretagne en 1532, la nouvelle province d’État (province « réputée étrangère ») conserve son Parlement et ses privilèges (au sens juridique), la frontière fiscale reste à Ingrandes, au bord de l’une des plus importantes voies de communication du Royaume : la Loire. Commune située à la frontière entre Bretagne et Anjou, on trouvait donc dans cette ville une barrière douanière très importante, qui est restée en vigueur jusqu’à la Révolution. Une ancienne borne dite « Pierre de Bretagne » (disparue), marquait la frontière ; son souvenir se perpétue à Ingrandes par le nom d’une « rue de la Pierre de Bretagne ». 6 - Ce n’est qu’à partir de la fin de la période du moyen-breton (1650) que la langue bretonne a commencé son retrait dans le Pays de Guérande, un recul lent qui s’achève au début du XXe siècle à Batz, les derniers bretonnants de naissance étant décédés dans les années 1950-1960 (voir au-delà). 7 - J’ai pu parler avec les derniers bretonnants de naissance entre Sarzeau, Surzur et Theix, il y a plus d’une vingtaine d’années. C’était toujours des personnes isolées vivant loin du bourg, il a dû en être de même de Pénestin à Guérande jusque dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Le poète breton de Groix Jean-Pierre Calloc’h (1888-1917) disait : « Er peur ne gan dén é glodeu. », que l’on peut traduire (de manière moins poétique) par « personne ne s’intéresse aux pauvres gens », rares sont en effet les personnes qui ont enquêté au XIXe sur la langue bretonne dans le Pays de Guérande (sauf à Batz où vivait une communauté bretonnante). 8 - D’autres cépages beaucoup plus confidentiels étaient cultivés en Loire-Atlantique au XIXe siècle comme le Côt-Malbec (nommé « Grifforin » autrefois d’après HARDY J.-A., Catalogue de l’école des vignes de la pépinière du Luxembourg, 1948), ou d’autres cités par Fernand GUÉRIFF pour notre région : le Mellier Saint-François, l’Auxerrois… (sans parler des hybrides, comme le Noah, l’Othello, l’Oberlin… qui s’implantent à partir de la fin XIXe siècle suite à l’arrivée des maladies américaines : oïdium, mildiou, phylloxéra).
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n voit sur cette carte l’espace où était cultivé l’Aunis au XIXe siècle, il s’agit du sud-est de la Bretagne de langue bretonne1 (coloré en jaune)2.
1 - La limite traditionnelle de la langue bretonne, telle qu’elle a été du XIIe au XVIIe siècle (période du moyen-breton), et comme l’atteste la toponymie et les cartes anciennes, part du Pouliguen et passe au sud de Guérande, puis à l’est de Saint-Lyphard, Herbignac, Férel, Marzan, Péaule, Le Guerno, Noyal-Muzillac, Questembert, Larré, Elven, Plaudren… et remonte jusqu’à Plouha dans les Côtes d’Armor (BROUDIC Fañch, a la recherche de la frontière, éd. Emgleo Breiz, 1995). À l’ouest de cette ligne se trouve la « Bretagne bretonnante » et à l’est la « Bretagne gallo », ou « Bretaigne gallou » comme on disait dans l’administration des ducs de Bretagne (KERHERVÉ Jean, L’État breton aux 14e et 15e siècles – les ducs, l’argent et les hommes, thèse éd. Maloine, 1987 ; Tome I, page 23).
2 - L’une des cartes qui donnent la frontière linguistique (breton/français) au XVIIe siècle.
juillet 2021
- HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 — 129
Tabula ducatus Britanniae gallis – Le gouvernement général de Bretagne. (Carte publiée à Nuremberg par Johann Baptist Homanno [1663-1724]).
22 août 1939
À bicyclette entre Océan et Vilaine Une dernière journée de paix entre père et fils
Alain Moussat
Mon père m’a souvent parlé de cette fameuse randonnée à bicyclette. Août 1939, les vacances touchent à leur fin. Mon grandpère Émile embarque son fils Jean-Claude sur les routes du Morbihan et de la Loire-Inférieure, de cette Bretagne océanique du sud aux airs méditerranéens. À la veille de la signature du Pacte germanosoviétique, il souhaite se recueillir avec son fils sur la tombe familiale de Guérande.
Q
uatre-vingts ans plus tard, me promenant avec des amis, d’Assérac à Pénestin, sur la rive gauche de l’estuaire de la Vilaine encore ménagée par l’invasion
138 — HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 - juillet 2021
touristique et un certain urbanisme qui mange peu à peu la bande côtière, nous nous sommes arrêtés un moment à Tréhiguier sur les berges de la Vilaine.
En ce mois de juin 2019, le restaurant sur le port m’a rappelé un passé parfois évoqué par mon père. Le souvenir de la halte qu’ils y avaient faite contrastait avec la gravité du moment. Mon père s’en étonnait encore. Père et fils s’y étaient offert un moment hors du temps à déguster des huitres de Pen Bé devant la Vilaine. Quand le Monde va basculer, Émile interrompt le cours des choses, il savoure des huitres - le connaissant, c’est au moins une bonne douzaine - accompagnées de Gros Plant ou de Muscadet. À ce moment-là, c’était ce qui comptait. J’ai pensé que, sous couvert d’une balade estivale somme toute anodine, ces moments étaient plus importants qu’ils n’en avaient l’air. Dès lors que je me suis mis au travail, je l’ai souvent constaté, documents, photos, informations, écrits ont fait surface, convergé vers moi pour m’aider à faire revivre ce 22 août 1939. Peu à peu, mine de rien, l’importance symbolique de cette randonnée se révélait. Émile assumait volontiers de manière expansive sa fonction de patriarche qu’il revendiquait. Il ne dédaignait pas de s’adresser de haut à la famille. Mais ce jour-là, il choisit d’être discret et de passer quelques heures de solitude avec son fils, avant que tout change. Il était peu familier avec son fils, mais ça devait être une journée d’hommes. Il n’emmène pas sa fille Colette, qui pouvait certainement les accompagner. Émile considère qu’on ne mêle pas les enfants aux affaires des parents. « Ça ne te regarde pas » a toujours été sa réponse aux questions de son fils. Pour comprendre le personnage, il faut aussi prendre en compte les traumatismes que la guerre lui a infligés. Ses cinquante mois de captivité l’ont marqué. Le paroxysme en fut la punition qu’il subit pour avoir présenté le drapeau tricolore lors de l’appel du soir
du 13 juillet 1915 au camp de Meyenburg. Le Conseil de guerre l’enferme en cellule au régime strict. Paradoxalement, il vécut ces moments comme une opportunité, sa manière pour les supporter : « J’ai connu là les heures les plus fécondes de ma vie et presque les plus heureuses. Cela a duré quarante-huit jours et j’étais prêt à y rester des années. Enfin seul ! »… « Et ce divin silence de la prison, silence qui n’existe que là, silence où l’on entend battre son propre cœur ! Dieu ! que c’est bon de ne plus rien entendre ! Que c’est bon de ne plus parler ! »… « La demi-inanition même, en allégeant le corps, libère l’esprit. On pense avec intensité. »1. À ce jeu dangereux, Émile n’est peut-être jamais totalement sorti de sa cellule de Meyenburg. La notion de stress post-traumatique lui aurait-elle été compréhensible que ce qu’il dit en évoquant son enfermement permet de penser qu’il aurait décidé de ne pas se défaire de ce sentiment de bien-être dans la solitude, sa compagne dorénavant. Nous ne savons rien de leurs échanges pendant cette randonnée. À notre connaissance, Émile qui avait le sonnet facile n’a pas raconté cette balade, mais ils n’ont pas dû se dire grandchose d’important. De plus, à bicyclette, Émile a l’habitude d’avaler les kilomètres. Son rythme c’est à raison de deux fois cinq heures par jour, de cinq à dix heures et de quinze à vingt heures. À Jean-Claude de le suivre ! Au-delà des paroles, l’important est le geste que représente cette journée, ces moments à pédaler ensemble dans la campagne bretonne, ces collations, le salut aux anciens et le rappel des beaux jours baulois devant la tombe de Guérande et le Moulin du Diable. Au lecteur le soin d’imaginer le reste.
Alain Moussat 1 - L’Âme des camps de prisonniers, Émile Moussat, Éd. Lavauzelle, Paris, 1935, p.114-115.
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- HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 — 139
Ci-dessus La Vilaine, de nos jours, vue du port de Tréhiguier. (Photo Alain Moussat).
Le XIXe siècle fut pour la France un siècle particulièrement chahuté. Les événements et les réformes structurelles de tous ordres qui l’auront traversé en moins de deux générations, avec quatre régimes politiques qui se succédèrent, ont transformé la société de part en part et auront mis, de fait, l’Opinion et les nerfs de beaucoup de Français à l’épreuve. Au beau milieu de celui-ci, le Second Empire aura profondément transformé le pays en raison de son industrialisation qui prend corps, des avancées technologiques et des innovations, comme l’expansion du chemin de fer et le développement de l’usage de la photographie.
Napoléon III en Bretagne août 1858
Jean de Saint-Houardon
Napoléon III, l’homme, l’Empereur, aura donc, de fait, pesé sur sa destinée
S
i le règne de Napoléon III peut être partagé en deux phases, la première se montrant autoritaire avec des lois liberticides et la chasse aux opposants, la seconde s’affichant plus libérale, mais très tardive, avec un relâchement des restrictions, des engagements structurels et quelques ambitions sociales, il faut d’abord se pencher sur sa personnalité controversée et sur les événements qui le portèrent au sommet de l’État comme premier président élu de la République, puis comme Empereur, et enfin ce qui l’aura poussé à envisager son voyage en Bretagne au cours de l’été 1858. Pour ensuite
Ci-contre Portrait de Napoleon III (1808-1873). (D’après Franz Xaver Winterhalter [1805–1873]. Copie d’après le portrait officiel de l’empereur, par Winterhalter, exposé au Salon de 1855. Napoleonic Museum,Rome CC0 1.0)
Pages précédentes Visite de Napoléon III à Brest, 11 août 1858. (Étienne François Auguste Mayer [1805-1890] Collections du Musée national de la Marine de Paris - CC0 1.0)
en donner le détail et, enfin, tenter d’en évaluer les effets, voire les résultats au regard de ce que Napoléon III a pu rechercher avec celui-ci... Le futur empereur était le «fils déclaré» de Louis Bonaparte, roi de Hollande, frère de Napoléon Ier, et de Hortense de Beauharnais, fille du vicomte de Beauharnais et de la future impératrice Joséphine. «Fils déclaré» (1), car l’on sait avec certitude depuis 2013, à la suite de l’analyse de son ADN et de celui de son fils, que Louis Bonaparte n’en était pas l’auteur. Peut-être Napoléon III le sut-il à un moment quelconque de sa vie et, qui sait, cette éventualité aurait pu alors peser sur lui et sur ses comportements. Né en 1808 à Paris, il fut élevé en Allemagne et en Suisse alémanique après la chute du Premier Empire, donc dès ses sept ans. Taciturne, de tempérament romanesque, rêveur, voire mélancolique, il était vu par ses proches comme un «doux entêté». S’il procédait par coups de tête et prenait ses décisions avec brusquerie, ce n’était néanmoins pas un homme d’action.
Élevé à la fois dans les idées démocratiques et dans le culte de l’Empire, il se chercha longtemps et il se dessina un programme politique étrange et bigarré qui associait un césarisme démocratique, un système fondé à la fois sur l’investiture de droit divin et le suffrage universel, avec une légère tendance au socialisme, tout en se montrant attaché au principe des nationalités (2). Jusqu’en 1848, on le vit intriguer un peu partout. Il s’affilia au carbonarisme italien, un mouvement qui s’opposera dès l815 au découpage de l’Italie tel que décidé par le Congrès de Vienne cette année-là. Un mouvement qui prendra de l’importance avec le temps. Un mouvement qui, s’il fut connoté pour son anticléricalisme, prônait surtout des idées libérales et l’unification de l’Italie. Il participera d’ailleurs, comme son cousin et son frère qui y laissera la vie, aux insurrections menées en 1831 par les adeptes de celui-ci contre le Pape. Pour illustrer sa propension à la dispersion, avec ses engagements et ses projets tous azimuts, il songea même à ceindre la couronne de Pologne ! En 1832, à la mort du duc de Reichstadt, devenu chef du parti bonapartiste, il tente alors quelques actions maladroites et stériles pour prendre le pouvoir. En même temps que ces pronunciamientos échouent piteusement, il essaie de se faire connaître comme avant-gardiste par des études politiques, militaires et sociales, dont son essai sur l’extinction du paupérisme en 1844. Après la Révolution de 1848, la propagande bonapartiste devient très active et Louis-Napoléon se pose en sauveur de l’ordre social. Élu dans plusieurs départements, il entre à l’Assemblée Constituante en septembre 1848. Soutenu alors par les catholiques et les monarchistes, il est élu Président de la République en décembre de cette même année avec cinq fois plus de voix que son compétiteur, le général Louis-Eugène Cavaignac, chef du pouvoir exécutif sortant et auteur de la répression de l’insurrection. Devenu chef de l’État, il monte sans attendre l’expédition de Rome qui renverse la République romaine et rétablit le pape Pie IX. À l’intérieur du pays, il s’efforce de s’attacher l’armée et cherche à affaiblir les Républicains et les Socialistes en réduisant les libertés publiques, et ceci en accord avec la majorité de l’Assemblée législative qui souhaite rétablir la monarchie, mais cette dernière se verra dès lors desservie par le Président de la République qui s’emploiera à la discréditer dans ses discours à travers le pays. Quand cette dernière lui refuse le droit de se faire réélire au terme de son mandat, soit en 1852, et ce malgré la Constitution, il décide alors de restaurer l’Empire le 2 décembre
1851 par un coup d’État, ce qui ne suscite guère de réactions, et il prendra soin de légitimer celui-ci par un plébiscite qui lui sera largement favorable. Son régime resserre les liens entre l’État et l’Église et Napoléon III s’emploiera à ce que les budgets alloués à cette dernière soient renforcés. La Bretagne est alors, de toutes les provinces, la plus proche de l’Église. Sans doute déjà sensible à l’hostilité manifestée par les opposants à sa politique étrangère et notamment à l’égard de son intrusion dans les affaires de l’Italie qui, si elle le concernait seul avant sa prise de pouvoir, engageait le pays entier après celle-ci, l’attentat de l’Opéra contre sa personne et l’Impératrice commis le 14 janvier 1858 par Felice Orsini, un conspirateur italien assisté de trois complices, l’aurait ébranlé.
Les raisons d’un voyage en Bretagne... Lors de l’attentat, Napoléon III sera légèrement blessé et, selon son entourage, psychologiquement très affecté, d’où l’idée pour lui comme pour ses proches d’un voyage à l’été pour qu’il se refasse une santé et qu’il regagne en popularité, un voyage dans l’Ouest, en Normandie et surtout en Bretagne, une province très catholique qui lui était pour partie favorable, mais en partie seulement, une région jusqu’ici boudée par les monarques qui ont pu se succéder, marginale et plutôt délaissée pour diverses raisons. La Bretagne connaît un renouveau au cours du XIXe siècle en prenant possession de son identité grâce à ses élites intellectuelles, fort nombreuses. Elle a pris conscience d’elle-même et la liste serait très longue s’il fallait nommer tous ses artistes, ses poètes, ses écrivains et ses historiens
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- HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 — 153
L’attentat de Felice Orsini, contre Napoléon III, devant la façade de l’Opéra, le 14 janvier 1858. (H. Vittori Romano ( * fl.1858 † 62 ) Musée Histoire de Paris Carnavalet - CC0 1.0) )
Journal d’un aumônier breton - 1850-1851 - 31 partie e
Christiane Marchocki
Ce qui suit est l’image de la société d’une certaine époque ; ceux qui sont à terre et ceux qui sont en mer. Ils obéissent aux mêmes lois. Ainsi les officiers font la fête à tribord et les matelots à bâbord. Tant il est vrai que tribord est toujours le côté de l’honneur.
A Vue de l’île de Gorée en arrivant au mouillage. (Adolphe d’Hastrel [1805-1874] Gravure polychrome, vers 1845 Musée de la Compagnie des Indes - CC BY-SA 4.0)
ctuellement, un canot de service ira accoster un bâtiment à tribord s’il y conduit une personnalité. C’est à tribord qu’on hissera le pavillon de courtoisie en abordant un pays étranger. Lors de nos régates d’été le long de nos côtes, les règles de route sont respectées. A priorité celui qui arrive « tribord amure ». Il ne ralentira pas d’un centimètre. La diplomatie ecclésiastique est, dans ce texte, un moment particulier. Sérieux, mais amusant. L’espace est restreint sur un bateau. On imagine ce brave homme fuyant discrètement les conversations délicates. Et quel style pour l’exprimer… Il semble qu’on ne s’ennuie pas sur ce bateau. Les mondanités n’y manquent pas. Il faut rappeler que l’étiquette navale et la discipline sont des plus rigoureuses. C’est un milieu conservateur.
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On a longtemps dit « la Royale » et non la Marine nationale. Le drapeau tricolore n’a pas rapidement détrôné les fleurs de lys. Les officiers étaient souvent les cadets des familles nobles. La vie, telle qu’elle nous est décrite, est proche de la nôtre, l’aspect humain ne change pas. Se succèdent les moments tristes avec leur lot de maladies et de morts, et les instants joyeux avec les grandes démonstrations de gaieté, d’insouciance, dominés par la joie de vivre.
10 janvier 1851 Toujours même monotonie. Notre bâtiment tourne lentement sur sa chaîne au vent et à la marée. Il me fait, presque chaque jour, voir toute la rade et toute la baie par mon hublot à chaque instant de la journée. Le spectacle de ma
fenêtre est différent, mais chaque jour il est le même. La rade se vide. Nous y serons bientôt seuls avec quelque irréparable rafiot de la côte et le magasin, utile entrepôt, ancienne beauté de notre flotte, sous le nom de frégate La Vénus, élégante, rapide, devenue une vieille femme usée par le temps, les hommes l’ont dépouillée de ses attraits jusqu’à son dernier jour selon leur plan d’exploitation. Je me suis beaucoup occupé aujourd’hui. La journée n’a pas été longue parce qu’elle a été bien employée. Je suis allé encore ce soir à terre pour visiter mes malades. Ils vont tous mieux. J’ai trouvé le curé attristé, en pleine conscience, mais comment va-t-il faire quand il sera seul ? Il m’a parlé de la Pâques et me parait fort inquiet. J’hésite à me mettre complètement à sa disposition. Ma manière de faire et de voir ne s’accorde pas et nous aurions inévitablement quelque petite affaire ensemble. Je ne puis cependant continuellement demeurer dans l’oisiveté, à côté d’un travail nécessaire. Nous verrons.
11 janvier 1851 Toute la journée dans ma chambre. La température y est excellente. On dit qu’il fait chaud sur le pont. Dans ma cabine, je quitte ma soutane, et je suis bien. Il est bien ennuyeux d’entendre débiter des maximes fausses avec un imperturbable aplomb, bâtir des théories sociales sur la vie, avec une profonde admiration de soi-même, rien de plus blessant pour l’oreille, comme ce bruit d’applaudissement intérieur dont certains accompagnent leurs balourdises non contredites. Heureux ceux qui savent maîtriser les humeurs qu’ils éprouvent à la longue. J’avais eu ce bruit tous ces jours-ci. Ce soir, j’ai failli, il m’est échappé une assertion que je craignais inacceptable. On m’est tombé dessus. Je n’ai pas ramassé ma phrase assez vite. Allons ! tiensle-toi pour dit. Tu ôteras ton chapeau avec un profond respect devant toute espèce de sottises. Tu n’en perdras pas le moindre petit fil, tu te laisseras couper, tailler, frapper d’estoc et de taille, par de vieux radotages qui t’écorcheront sans te blesser et tu ne mettras jamais la main sur la poignée d’une lame de quelque bonne trempe que ce soit. Patience ! la fin de ton martyre ne sera pas l’éternité. En toute justice, tu ne la mérites pas, mais ce sera le bonheur de revoir et d’embrasser tes amis. N’y a-t-il donc pas là de quoi te soutenir ?
12 janvier 1851
suis offert, tout bêtement, comme j’ai fait tant de fois. Je pensais leur faire plaisir, leur épargner une fatigue. Puis en y regardant de plus près, j’ai cru voir qu’on ne s’en souciait que d’une certaine sorte et qu’on prenait ma complaisance pour un désir qu’on voulait bien satisfaire. On me supposait peut-être un orateur ambulant, heureux d’avoir quelques planches pour y parader. Non, non, non. Je suis resté chez moi. J’avais pris soin, hier, de me dégager tant bien que mal de ma parole qui m’a été rendue, d’assez bonne grâce. Chacun chez soi et la chaleur pour tous. Dieu me préserve de vouloir jamais attirer à moi la plus légère parcelle de considération pour deux raisons. C’est que je n’ai que faire de la considération de gens que je n’aime pas, que je ne reconnais pas. Je ne ferai jamais souffrir sciemment personne dans son amour propre par aucune rivalité. Cependant, j’avoue que tout ce qui précède n’est que conjecture. Maintenant, je maintiens une opinion que je tenais depuis longtemps réprimée. C’est que le dimanche ne ressemble pas du tout, sur la côte d’Afrique aux autres jours. Il y a quelque chose dans l’air qui nous le fait rappeler… Mais, voici du nouveau… au loin une voile blanche… un trois-mâts venant de Saint-Louis, venant du nord, peut-être de France… avec nos lettres ! Dieu, un si grand bonheur… le troismâts vient de mouiller, il arrive de Bordeaux, mais pas de lettre pour moi. Sa traversée a été très belle, il est sorti de sa rivière il y a seulement 22 jours. Allons, reprenons mon espérance, ce léger bagage qui allège tous les autres et poursuivons notre route puisque nous sommes condamnés à attendre encore 11 mois la fatale marche, marche… Nous avons eu ce soir à dîner un monsieur et une dame de Gorée. Ils m’ont fait savoir une chose qui me contrarie vivement. J’avais cru dégager une parole donnée imprudemment, le curé n’a pas jugé de même. Il a annoncé ce matin à la grand-messe son sermon pour vêpres prêché par l’aumônier de la station. Quel goût pour le trombone et la grosse caisse, et cela pour un pauvre homme qui avait peine à jouer de la flûte, à demi pulmonaire, et qui ne voulait pas chanter un air tout simple sur le ton le plus commun de peur que les oreilles nègres ne comprissent rien à sa musique ! Me voilà probablement engagé. Il me faudra payer dimanche la dette que cette annonce publique m’a fait contracter envers les dames de Gorée qui me dit-on, ont pris le chemin de l’église pour entendre l’aumônier.
Dimanche. Je devais aller aujourd’hui à terre pour y dire quelques mots à l’issue des vêpres. Quand j’ai vu le curé et le vicaire malades, je me
Christiane Marchocki juillet 2021
- HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 — 163
ÇA SE PASSE AUJOURD’HUI Le calvaire, récemment rénové. (Photo famille Bertho)
Un calvaire rénové
à Saint-Marc, route du Fort de l’Ève Roland Carré
Ce calvaire a été érigé, au début des années 50, par la famille Constant Bertho, qui vivait à la ferme du Prazillon, à Saint-Marc. Il est situé après le Théâtre Jean Bart, dans le virage de la Courance, à droite, en direction de Saint Nazaire.
I
l est réalisé avec de très bons matériaux, en ciment. Le socle est décoré de rainures et porte une plaque en marbre, sur laquelle est inscrit : « offert par la famille Constant Bertho en reconnaissance » ; un Christ métallique est fixé sur la croix qui surplombe. Da ns le but de cette édi fication, mes grands-parents avaient conservé une petite parcelle de terrain, d’une superficie de 45,70 m 2 , mentionnée sur un acte notarié, établi par Mr François André Lefort, le 3 décembre 1951, à Saint-Nazaire.
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Il est entretenu, depuis son origine, par les enfants, puis les petits enfants de la famille. Dans les années 2018-2019, un promoteur a fait l’acquisition du terrain jouxtant le calvaire pour y effectuer des travaux de rénovation. Les membres de la famille ont été vigilants, pour préserver le calvaire de toute détérioration éventuelle. Il a donc été décidé de délimiter, clôturer la parcelle, débroussailler, désherber, effectuer un nettoyage, repeindre et refleurir le monument et, ainsi, lui donner « une seconde jeunesse ». (Il est vrai qu’avant ces travaux, on le voyait peu, car il était entouré de végétation intense, de branchages de toutes sortes.
Historique et témoignages Durant l’occupation allemande, au cours de la guerre 1939-1945, la famille Bertho vivait à la ferme du Prazillon, à Saint Marc-sur-Mer. Au cours de ces années, il a fallu s’adapter à une nouvelle organisation de vie pour la famille. Comme pour beaucoup de Nazairiens, cette époque a été traversée par des moments difficiles. Une partie des enfants (les plus âgés) est restée pour aider à la ferme ; les autres ont dû quitter Saint-Nazaire et se réfugier en dehors de la « Poche ». Un jour, notre grand-mère, aidée de sa fille Monique, allait livrer du lait en centre-ville, avec la voiture à cheval. Au cours de leur tournée, elles subirent un bombardement. Elles se mirent à l’abri dans l’église Saint-Nazaire. En ressortant après l’alerte, elles eurent la bonne surprise de retrouver la voiture attelée, avec seulement quelques gravats dedans, à l’endroit où elles l’avaient laissée et purent regagner la ferme soulagées et indemnes, après cette grande frayeur. Pour se protéger des bombardements, notre grand-père avait creusé une tranchée sous la réserve de fagots, dans laquelle venaient se mettre à l’abri toute la famille et des voisins. La population nazairienne et les occupants ne mangeaient pas toujours à leur faim. Les officiers allemands venaient s’approvisionner à la ferme et réquisitionnaient ce dont ils avaient besoin. Il existait des tensions entre les habitants et l’occupant, avec des suspicions de vols (attribués aux Allemands) de volailles, de lapins, abattages clandestins d’ovins et de bovins. Sur dénonciation, il est arrivé que la famille soit « mise en joue » par ces mêmes Allemands, pendant qu’ils recherchaient d’éventuelles armes, cachées sous le tas de foin. Tout le temps de l’inspection, la famille était maintenue sous surveillance. Heureusement pour eux, aucune arme n’a été trouvée et, probablement que la personne les ayant dénoncés était mal renseignée. De même, un parachutiste anglais se serait caché dans une buse, à l’intersection du chemin des Rochelles et de la rue du Commandant Cousteau (anciennement route de la fin). On suppose qu’il a dû être sauvé, car personne n’en a plus entendu parler. Toujours sur le qui-vive, nos grands-parents n’étaient jamais tranquilles et un « baluchon » était prêt pour le départ, au cas où les choses tourneraient mal, principalement la nuit, lorsque les Allemands, installés au Fort de l’Ève, braquaient leurs projecteurs sur la ferme ; ils craignaient d’être pris pour cible.
Pieux, nos grands-parents avaient fait le vœu Le calvaire, que, si le destin permettait de préserver toute avant rénovation. (Photo famille Bertho) la famille à l’issue du conflit, ils feraient ériger un calvaire en remerciements. Ce qui fut le cas puisque Henriette, Constant, leurs sept enfants (Christiane, Monique, Camille, Gisèle, Gilbert, Marie-Louise et Yolande) et l’oncle Léon, prisonnier, purent se retrouver et reprendre une vie « presque normale » au sortir de cette guerre. Seule la benjamine de la famille est parmi nous maintenant. Nous ne devons pas les oublier et nous devons, au contraire, perpétuer leur mémoire. Le calvaire est là pour cela ! C’est pourquoi, aujourd’hui, ce calvaire vient d’être remis en état par des descendants de la famille Bertho. Les passants et rando nneurs prennent davantage conscience de son existence et peuvent admirer « sa fière allure » à proximité de la plage de la Courance. Ils pourront, désormais, mieux connaître son histoire, à travers ces quelques lignes, et avoir une pensée émue pour nos ancêtres.
Roland Carré (fils de Camille)
Plaque apposée sur le calvaire. (Photo famille Bertho)
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- HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 — 165
ÇA SE PASSE AUJOURD’HUI Max Bouvet (1854-1943) Batz-sur-Mer La Grande-Rue. (Huile sur toile Début du XXe siècle Collection Musée des marais salants, n° inv. 11.5.1 [Batz-sur-Mer - CAP Atlantique])
Promenons-nous ! L’exposition « Promenons-nous ! » est une invitation au voyage au plus près de chez soi. En empruntant des chemins de traverse d’un territoire entre Loire et Vilaine, peintres, dessinateurs et photographes des XIXe et XXe siècles se sont attachés à retranscrire des paysages emblématiques ou des monuments singuliers.
L
a centaine d’œuvres exceptionnellement sorties des réserves du Musée des marais salants pour le plaisir des yeux renouvelle la découverte de patrimoines paysagers et architecturaux des quinze communes de CAP Atlantique L’agglo.
Elle offre aux visiteurs de remonter le temps en l’invitant à redécouvrir des espaces familiers ou méconnus. Le passé mis en images à travers audiovisuels et collections est ainsi prétexte à s’évader et à entrevoir le présent avec un regard neuf. L’exposition est aussi accessible sous forme de promenade virtuelle sur le site internet du musée des marais salants.
Michaële Simonnin 166 — HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 - juillet 2021
Musée des marais salants Place Adèle-Pichon 44740 Batz-sur-Mer 02 40 23 82 79 contact.musee@cap-atlantique.fr www.museedesmaraissalants.fr
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- HISTOIRE & PATRIMOINE - n° 101 — 167
A . P. H . R . N
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Illustration : Vue du port de Tréhiguier et de la Vilaine - (Photo Alain Moussat)
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(Collection Saint-Nazaire Agglomération Tourisme - Cliché Jean-Claude Lemée)