Le voyage de Gabriel

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Le voyage de Gabriel


Je dédie ce travail au génie de Paul Klee dont j’ai tant admiré les anges. Le présent livret est extrait du catalogue Annonciation 2015 publié à l’occasion de l’exposition des 10 et 11 octobre 2015 dans l’église de Jaillans (Drôme)


ANNONCIATION

2 15

Le Voyage de Gabr ie l


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Que font les histoires quand elles ne sont pas racontées ? Vivent-elles dans les villages ? Certains Crees l’affirment. Se racontent-elles les unes aux autres ? Certains le disent aussi. Certaines histoires se promènent de par le monde, à la recherche de certains épisodes qu’elles pourraient s’adjoindre. » 4

Howard A. Norman. Préface à l’édition française de L’Os à vœux. Poèmes narratifs des indiens crees, Les Presses d’aujourd’hui. 1982.


Gabriel, jardinier des mots

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n raconte qu’en terre de Sumer, il était Gbr ou Gabr, gardien du jardin luxuriant de la déesse-mère Ninhursag ; qu’il était l’ange jardinier des cités de l’actuel Irak que la barbarie efface en ce moment, pierre après pierre, dieu après dieu. Il fut aussi Djibril, ange et souffle de Mahomet… Ici, il est Gabriel, et c’est encore lui qui fit les naissances impossibles, lui qui fit couler la sève du verbe jusque dans les veines de Marie au point de le faire chair : le souffle de l’archange traversa l’hymen de Marie (Miriàm, Mariem) et le verbe se fit Christ… ressuscité ! 5

Mais qu’est-ce que le verbe, sinon un flux de mots et de sens qui fait de nous des démiurges audacieux ? Un flux de mots qui nous fait recréer le passé, modifier le présent, imaginer l’avenir ? Un flux de mot qui fait l’éternité… avec ou sans Dieu(x) ? Gabriel est le jardinier des mots ET il est le diffuseur de logos. À ce titre, il est le garant du renouvellement des saisons ET le porteur de notre éternité. C’est une figure centrale et transversale, atemporelle et éternelle. Pourtant, sa nature éminemment végétale le rend excessivement fragile quoiqu’a priori renouvelable : il demeure assujetti à chaque hiver, à chaque sécheresse, et il peut vaciller, tel un ange déchu, sous la furie des hommes… ou des dieux. Voyez comme l’éternité nous est précaire ! Alors, si aujourd’hui il advenait un ange Gabriel, je crois qu’il serait profondément blessé, autant par ce qu’on fait de Dieu et aux dieux que par ce qu’on fait à la Terre. Je crois qu’il porterait les stigmates de chaque noyé fuyant la barbarie, de chaque errant affamé et qu’il tremblerait lui aussi sous les bombes et les barils. Je crois aussi qu’il demanderait de l’eau et de l’air purs pour entretenir son jardin. Je crois qu’il aurait peur des noyaux affolés qui s’atomisent en déchets ingérables. Il porterait certainement les traces de chaque offense à la Terre et de chaque blessure infligée au verbe et nul ne peut garantir qu’il y survivrait.

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Le voyage de Gabriel


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S’il était avéré qu’il exista des anges, s’il était attesté que l’un d’entre eux – celui que l’on nomme Gabr, Gabriel ou Djibril  –  était un messager du verbe, si ce messager pouvait traverser les zones d’ombre sans perdre son latin, s’il advenait enfin qu’il y eut quelque part, une Miriàm, une Mariem ou une Marie ; si toutes ces conditions étaient réunies, alors… Que viendrait annoncer aujourd’hui cet ange jardinier qu’un pur logos habite  ?


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abriel était inquiet. Lui, l’ange jardinier n’était plus guère sorti depuis la mort de Dieu. On l’avait confiné en son Eden et les seules nouvelles des hommes qu’il recevait, il les tenait des fleurs dont le bavardage n’avait cessé de croître depuis un bon demi-siècle. L’inquiétude avait en effet gagné la gent florale et il recevait de toutes part des plaintes circonstanciées, très souvent appuyées par la confrérie des abeilles qui déplorait des pertes exponentielles, année après année. La très grande majorité des accusations étaient portées contre les hommes, leur gloutonnerie et leurs méthodes de culture. De fait, partout, les plantes les plus fragiles avaient commencé à régresser sous la pression de nouvelles pousses voraces et des armes massives désherbaient sans faire de détail. On voyait les champs et les prairies s’uniformiser par centaines d’hectares et l’on craignait d’ici peu l’arrivée de parasites qui ne feraient qu’une bouchée de ces monocultures. Les plantes déploraient des réserves peau de chagrin dans lesquelles les hommes puisaient sans discernement, elles se plaignaient des vents, des odeurs pestilentielles et des écosystèmes sans cesse bouleversés. Elles pleuraient les frangines disparues et versaient un sanglot à chaque graine stérile que l’on plantait en terre !



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Cela ne pouvait plus durer ! Il fallait mettre un terme à tout ce fatras. Gabriel commença donc les préparatifs de son retour sur terre. Il se réjouissait. Deux mille ans, ça faisait un sacré bail : il commencerait par Our, sa ville natale. De là, il gagnerait l’Euphrate et remonterait le fleuve en s’arrêtant dans les antiques cités où vivaient encore des proches qui, sûrement, lui offriraient gîte et couvert. Gabriel quitta donc son jardin au matin du premier jour de l’été 2015. Il n’avait que ses ailes pour voler, ses pieds pour marcher et son soleil comme un œil de Cyclope pour éclairer son vol. Il n’avait rien d’autre parce que c’est toujours comme cela que voyage l’archange. Dès les premiers coups d’ailes pourtant, Gabriel sut que quelque chose clochait. Une vibration de l’air, un grondement sourd et tenace qui grossissait, puis des lueurs qui s’élevèrent d’entre Tigre et Euphrate. Très vite, il comprit : la guerre faisait à nouveau rage en terre sainte. Cette fois encore, il n’y aurait que des perdants. Essuyant à son tour quelques tirs nourris, Gabriel sentit que ses ailes le lâchaient : crevées par les balles, rongées par les gaz, elles s’évidaient et se tordaient.


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Gabriel dut se poser en catastrophe quelque part dans la région de Rakka. Il n’y avait plus là que ruines fumantes et cadavres abandonnés. Pas un chant, pas une note de musique et pas même celle des anges. Ici, même les vivants semblaient être passés de vie à trépas et glissaient rapidement le long des murs : ils étaient rapetissés d’effroi ! Où étaient les femmes ? Des hommes en armes étaient tapis dans les coins, quelques enfants se faufilaient entre les pierres et dénichaient un trou pour se camoufler… mais pas de femme, seulement des ombres cachées sous un drap de deuil et qu’on voyait rarement seules. Des ombres aux mains gantées de noir qui avançaient d’un pas pressé, muettes et closes. Partout, Gabriel ne rencontra que désolation, palais abattus où flottait le drapeau noir, familles errantes et silencieuses, enfants souffreteux – peau brûlée, yeux exorbités et le souffle si court !  Souvent, il fallait se coucher, ramper, se faire oublier… C’était bien pire encore que ce que disaient les fleurs et Gabriel le devinait : il ne reverrait ni Nimrud, ni Hatra, ni la sublime Palmyre. Ici le verbe s’était tu et ce silence était assourdissant.


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Ses pieds nus désormais meurtris, avec ses ailes brisées qui n’étaient plus qu’excroissances gênantes, Gabriel connut le désespoir de ceux qui n’ont plus rien. S’il n’avait eu avec lui l’immense force du verbe, peut-être se serait-il arrêté là pour attendre en silence l’éclat d’obus qui lui briserait le cœur. Mais Gabriel avait encore cette puissance que donne la maîtrise des mots. Il poursuivit sa route, se mêlant au flux des exilés qui fuyaient terreur et bombes. Combien étaient-elles ces familles tentant éperdument de se faire passe-murailles, n’emportant presque rien, perdant à peu près tout ? Frontière après frontière, camp après camp, mort après mort, Gabriel parvint jusqu’à l’eau et prit place comme tant d’autres dans une coque de noix. Ils embarquèrent à trente, il débarqua tout seul. Je ne suis pas sûre qu’il veuille se souvenir des cris aux creux des vagues. Il les a tous enfouis dans un obscur oubli, dans cette zone de néant où le verbe lui-même a perdu le sens des mots. Je crois cependant que ces noyés hantent sa mémoire comme les flots de la Méditerranée.



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Gabriel chercha pourtant.

Et Gabriel trouva.

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Corpus Le voyage de Gabriel Page 17 : Victimes civiles. Projection d’encre et grattage, dessin à la plume sur papier 300 g/m2 - 36 x 41 cm. 2015. Œuvre réalisée au cours d’une séance d’improvisation avec le musicien de jazz Camille Bou. Page 18 : Perdus en mer - Encre sur papier 300 g/m2 - 23 x 36 cm. 2015. Page 19 : Le Jour du dépassement - Acrylique et encre sur papier 300 g/m2 - 36 x 51 cm. 2013. Ci-contre : Le Passe-murailles (hommage aux migrants et réfugiés) - Technique mixte et acrylique sur et sous toile - 60 x 80 cm. 2015. Les anges des pages 12, 14, 15 et 17 sont des petits formats réalisés au feutre sur papier 180 g/m2. 2015


Éditions MaPomme


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