Ephémérales
Les
Anne Queyras-Louail
Saison 1 Deux amants sous un cognassier
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Errances
- 1 - Métamorphoses Je les avais trouvés enlacés l’un à l’autre, embrassés de brindilles. Arbre parmi les arbres, le bloc de leurs corps emmêlés se parait de saisons. Je voulais croire que la sève les parcourait depuis l’aube des temps, qu’elle avait creusé des sillons de plaisir sur leurs chairs, comme autant de nervures tendues vers l’extase. À force d’étreintes, elle aurait transformé la soie de leur peau en bois rugueux. La réalité était tout autre. J’avais planté collés-serrés des restes de l’ancien toit. J’avais ajouté : une vasque en liège dans laquelle j’avais cru apercevoir l’ombre d’une fesse, sept branches de prunier que le vent d’hiver avait malmenées et la neige, achevées, cent cheveux d’herbe brûlés par le gel ; enfin, une plante à croissance rapide qui bientôt les envelopperait. Depuis lors, j’observais la vie reprendre ses droits sur le corps de mes éphémérales amants. Des oiseaux avaient vite picoré quelques mèches pour adoucir leurs nids, le polygonum* avait ceint de ses feuilles l’étreinte passionnée, et les pavots – grands comme des mains ouvertes – sussuraient alentour combien de vies naissaient de leurs ébats, à chaque printemps. Je savourais cette “saisonnalité”, rassurée comme s’il s’était agi d’une éternité : Pero este amor, amor, no ha terminado, y asi como no tuvo nacimiento no tiene muerte, es como un largo rio, solo cambia de tierras y de labios.* Je répétais ces vers de Neruda, que souvent ma mémoire récitait lorsque je travaillais à la confection de cet étrange totem. Qui étaient-ils ? Qui étaient ces amants que la passion avait cloués ici ? De quels émois mes doigts s’étaientils faits la trace, laissant la nature les donner en partage ? Je cherchais. J’enregistrais toutes les histoires d’amour, faisais émerger de mes souvenirs les chansonnettes de mon enfance et mes lectures effacées : Jeannette et Pierre, Roméo et Juliette, Francesca et Paolo, Dante et Béatrice… Peu à peu, j’offrais à mes amants tous les destins amoureux. Jusqu’à ce qu’une voisine à qui je présentais l’énigme ne s’exclame : « mais, Anne, c’est une métamorphose !» Sur ses précieux conseils, je plongeais dans le texte ovidien. Sidérée par l’évidente relation, je commençais à construire, tranquillement, l’éternité de mes amants bâtis d’éphémère. Nés de la pierre, de passage comme nous tous, mes Éphémérales amants repeuplaient la Terre que le déluge jupitérien avait dévastée. Ils étaient sève depuis lors, parcourant les limons, les gorgeant de vie. Cette histoire m’était une promesse : j’avais un début, j’avais une fin et, entre ces deux jours fatidiques, une infinie possibilité d’instants à raconter. *
Pablo Neruda, Poésie, Gallimard (traduction de Jean Marcena et André Bonhomme) : «Mais cet amour, amour, est un amour sans fin, et de même qu’il n’a pas connu de naissance, il ignore la mort, il est comme un long fleuve, il change seulement de lèvres et de terre.»
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- ii - pLANÈTE LOVE « Les poèmes sont des bouts d’existence incorruptibles que nous lançons à la gueule répugnante de la mort, mais assez haut pour que, ricochant sur elle, ils tombent dans le monde nominateur de l’unité.» René Char, Le Rempart de brindilles, , in La Parole en archipel,
30 décembre 2009 : deuxième hiver pour mes Éphémérales. La neige est tombée. Masse lourde et granuleuse. Sous leur cognassier refuge, deux amants enlacés resserrent leur étreinte glacée. Parcourus de brindilles effeuillées, ils goûtent, encore et encore, la chaleur tiède de leur baiser. Ainsi scellés, ils scintillent ; les rayons d’hiver caressant, joyeux, les gouttes gelées suspendues à l’extrémité de leurs cheveux de bois. Ploc ploc… Le cognassier, plié de neige ce matin, déploie ses tentacules dénudées, allégées de fonte. Savourant ce soleil, ce calme après la tempête, ce chant de l’oiseau comme un souvenir de printemps, la branche se tend. Elle s’étire… grimpe, grimpe encore… et emporte avec elle la pauvre tête de l’amante dont elle avait taquiné de trop près la chevelure branchue. J’avais imaginé un observatoire végétal. Je croyais pouvoir admirer les cycles, savourer les renaissances. Je ne récoltais que l’absurde, la confirmation de la fin promise. Je rafistolais tant bien que mal, pansais les blessures: mon histoire n’était pas terminée. J’avais besoin de temps ; un cycle végétal, une seule vie, en somme, n’avait pas suffi à étancher ma soif. J’en voulais à l’arbre et boudais, faisant disparaître, rancunière, les frondaisons affolées qui avaient jalonné ma route créative jusqu’ici.
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À moins que l’immaculé de l’hiver, le vide noir et blanc de mes hauteurs enneigées ne m’aient tout simplement rendue encline à l’épure. Saturée d’interférences, je resserrais mon champ d’investigation. Je gommais le temporel, effaçais les traces de vie qui entouraient les amants, mais qui n’étaient pas Eux. Je les isolais, les coupais du monde. Je ne voulais plus voir qu’Eux. Je fouillais mon sujet comme un archéologue détache – presque grain à grain – le sable d’un vase, pour la seule gloire d’en révéler le fragment. À force de patience opiniâtre, je pénétrais, impudique, l’intimité de mes éphémérales amants. Je crois que j’ai partagé leur fusion. Je crois même que j’ai goûté, par instant, cette trace d’amour qu’une muse décela dans cet assemblage dérisoire de morceaux d’existence oubliés. Impasse et passe Avec eux pourtant, j’ai tourné en rond, en boucle, dans une tour noir ébène, totem vide, sinon de ces amants, pauvre de leur enfermement. Je butais, me cognais, déchirais, sentais grandir en moi la discorde de l’ennui. J’étais désemparée : j’avais construit une histoire avec un début, une fin et, entre les deux, une soi-disant « infinie possibilité d’instants à raconter ». De facto, j’avais conté en flux tendu, les unes après les autres, des hypothèses de rencontre, des scénarios de conquête amoureuse.* Il me semblait désormais devoir combler les trous dans la narration, exposer les non-dits de leur vécu amoureux.
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Mais cette histoire d’amour m’ennuyait sitôt commencée. Le destin particulier, les héros de passage dont j’oublierai de toute façon le visage et le nom : rien de tout cela ne m’intéressait. C’est alors que je tombai, presque par hasard, sur la porte que je cherchais. Elle se cachait au détour d’une page douce au toucher et parfumée d’encre, de ces feuillets précieux que nos yeux caressent et que nos mains lisent : « Un mystère plus fort que leur malédiction innocentant leur cœur, ils plantèrent un arbre dans le Temps, s’endormirent au pied, et le Temps se fit aimant .» * Qu’allais-je bien pouvoir faire de cette énigme ?
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III - Ôh ! La neige a fondu aux pieds des vieux amants. Les feuilles desséchées, agglutinées en tapis détrempé, se sont fendues et séparées, déchirant des regards sur la terre en dessous. Des milliers de litres d’eau constellée de grains de pierre ont dévalé les pentes, traçant des labours. Revigoré par cette arrivée massive, le torrent a charrié les débris de tempêtes et les pans de montagne que les avalanches avaient échoués sur ses rives. Point. L’hiver est fini. Other players shoot again. Le vert rampe et déploie ses bras élastiques. Il s’enroule sur les troncs, glisse entre les pierres et entrelace les amants. Le grand bordel végétal commence : le jaune, le rouge et le bleu jouent désormais leur partition à la verticale. C’est l’orgie, la démultiplication à tout va. Rapidement, je vois le monde à travers un rideau d’herbes hautes et j’adore ça. En habit nuptial sous leur cognassier fleuri, deux amants ressuscités frissonnent. Le frêle écran végétal masque à peine leur plaisir de renaître ici, sur les flancs du mont de Vénus. « Et, quand on est couché sur la vallée, on sent Que la terre est nubile et déborde de sang ; Que son immense sein, soulevé par une âme, Est d’amour comme dieu, de chair comme la femme, Et qu’il renferme, gros de sève et de rayons, Le grand fourmillement de tous les embryons. Et tout croît, et tout monte ! » *
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j’aimais ces naissances. Je m’y étais blottie, dos à l’hiver, comme si la contemplation de la multiplication cellulaire ou d’une radicelle perçant le dernier drap de neige me protégeait des douleurs qui criaient de toutes parts. Combien de disparus ? Déjà ! Je cachais mes morts derrière un “rideau d’herbes hautes” : je bâtissais, saison après saison, mon “rempart de brindilles”. René Char m’avait touchée en plein cœur et cela m’apparut vite un bien essentiel. Dépitée par ma propre paresse qui m’avait fait conclure mes promenades amoureuses par un processus biologique sans âme et sans chair, je reprenais après le point final.
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Des visages vides ! En ce troisième printemps, mes Éphémérales amants arboraient des visages sans chair :elle s’était ratatinée à l’intérieur, tassée par les jours inlassables. Ne restaient d’eux que quelques bardeaux de mélèze et des fils de fer entortillés formant aux bons endroits, là un œil, ici deux bouches collées et, plus bas, retenue par la vasque fessière, une main posée. Je les voyais tels qu’ils étaient : morts. Pourtant, à observer l’incessant renouveau des saisons sur leurs corps imputrescibles, il me semblait avoir fossilisé dans mon jardin toute la passion amoureuse. « Nous sommes là enlacés dans la fenêtre, ils nous regardent depuis la rue : il est temps que l’on sache ! Il est temps que la pierre se résolve enfin à fleurir, qu’à l’incessante absence de repos batte un cœur. Il est temps que le temps advienne. Il est temps. » * Alors comme ça, de fil en aiguille, je me suis souvenue des premiers cheveux blancs caressés sur ta tempe ce matin, j’ai pensé à cette petite strie verticale qui s’est glissée récemment sur ta joue… à ton regard, plus triste des disparitions. Toute faiblesse bue, j’avais juste envie de te dire, en urgence : « Amor mio, si mueres y no muero, » ** Parole ! Par défaut de chair, il faudra que tu demeures. Lettres affolées par le désir que tu fus, Mots passerelles des heures, suspendues entre nous. Tu seras, te dis-je ! l’eau du fleuve et la prairie. Éphémérale amant, embrassé de brindilles. Amo ergo sum. Et toc ! * Paul Celan, in Corona, Pavot et Mémoires, Gallimard, coll. Poésie. ** « Mon amour, si tu meurs et que je ne meurs pas, » Pablo Neruda, ibid
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Amo ergo sum
Blasonnés sur la toile comme une icône traversée de saisons, deux amants porteurs de multitudes. Elles sont nées là, germées sous leurs caresses. Eux, particules célestes que l’impact a émus Elles, filaments de promesses, remparts contre la fin. Amo ergo somos
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Les Revers du temps
Tu m’enlaçais. Ca m’enveloppait si doux, si serré, que je sentais ton sang irriguer et le mien s’affoler : il voulait prendre ton rythme, gonfler ton flux. C’est vrai : c’était «comme un long fleuve» et son onde fit le jour, elle fit la vie. Nous y avions laissé de parcelles de nos âmes : bon gré, mal gré, leur lumière et leur ombre.
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Je le vis devenir cet enfant tel que lui, acceptant, dédaignant ces fins morceaux de nous que nous avions légués : il avait tout cela et cet air-là en plus. Souviens-toi comme nous les savourions - complices ! - ces petites bribes de nous qu’il nous singeait fièrement, nous montrant tels que nous, avec ses yeux intimes, avec ses mots à lui.
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Tu sais bien, pourtant, comme est venu le temps des discussions sans fin ; ce tems où nul n’élude ni le fond, ni la forme, faisant compte de tout. Il y avait eu discorde, des mots irréparables. Je vis ce puits sans fond où nous gardions tapis tous ces maux que le temps écrivait, implacable : ennui, rancœur, dégoût !
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Il y avait eu rupture ; vase brisĂŠ et roses couleurs sang sur un coin de nappe blanche.
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Lors, nous quittâmes le fleuve, empruntant, séparés, d’infimes affluents.
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J’ai dérivé en solitude, cernée par mes ombres.
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Je ne laissais derrière moi qu’un sillage de larmes. Moi, l’oubliée, je m’effaçais dans ton souvenir.
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Je veux - sinon je meurs ! - plonger dans ce long fleuve : « il change seulement de lèvres et de terre ».
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Soulage(s)moi
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Fin de la saison 1
Anne Queyras-Louail Peintures, installations, dessins, textes, etc. 14 rue du marchĂŠ Popincourt 75011 PARIS 06 62 73 81 56 aqlpeintre@gmail.com http://issuu.com/aqlpeintre