Fleurs d'exils livret1

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Les ateliers d’écriture de

Fleurs d’exils

atelier du

12 novembre 2017

accueilli à la librairie la tête ailleurs

Livret ©ARySQUE


Distribution

Conception : ARySQUE Lectures : Anne Brissier, Chiara Mezzalama, ARySQUE. Pendant cette lecture, ont été diffusés des extraits des morceaux suivants : Max Roach, Garvey’s Ghost in Red Hot On Impulse, 1995 Gérald Toto, Richard Bona et Lokua Kanza, Stesuff in Lisanga, 2004 Gérald Toto, Richard Bona et Lokua Kanza, L’Endormie in Lisanga, 2004 Gérald Toto, Richard Bona et Lokua Kanza, The Front in Lisanga, 2004 Pharaoah Sanders, The Creator Has a Master Plan in Red Hot On Impulse, 1995

Organisation et diffusion : Le Jardin partagé Truillot En partenariat avec la librairie La Tête ailleurs


- I -


Marie NDiaye

Trois femmes puissantes Gallimard, 2009

Lecture : A. Brissier

Ce n’étaient que lamentables vestiges d’une lutte absurde et féroce autant que désordonnée. Les transports dévastateurs de Menotti, qui voulait nettoyer, faire propre, avoir du gazon, s’en étaient pris à la haie de charmes, ratiboisée, au vieux noyer, coupé au pied, aux nombreux rosiers, déterrés puis, Menotti s’étant ravisée, replantés ailleurs, et qui agonisaient. Et Menotti allait, satisfaite d’asseoir par la destruction ses droits de propriétaire, comme si, avait songé Rudy en la voyant rouler ses larges hanches entre deux tas de buis centenaires arrachés, rien ne démontrait mieux la légitimité de sa toutepuissance que l’anéantissement du travail patient, des témoignages du goût simple, délicat, de tous ceux, fantômes innombrables, qui l’avaient précédée dans cette maison et qui avaient planté, semé, ordonné la végétation. Et voilà qu’il découvrait que Menotti avait coupé la glycine. Il n’en était pas surpris, il en était bouleversé.


Duong Thu Huong

Myosotis

trad. fr. : Éditions Picquier, 2001 Lecture : A. Brissier

Il sort dans le jardin, erre sous les magnolias. leur terrible parfum murmure en silence dans son oreille, évoque une terre lointaine recouverte de brume, une terre qu’il n’arrive pas à distinguer. Sous la voûte des feuilles, il entend soudain le rire et le babillage de ses enfants. Ces sons le pressent de revenir vers un amour oublié. Il va chez la voisine, joue avec ses filles, les écoute patiemment raconter des histoires naïves, sans queue ni tête. Il compose des étalages, fait le cheval, aide tante Tuong à les changer, renifle leur peau, leur chair, contemple leur regard étincelant, se demande comment des êtres si beaux ont pu disparaître de son esprit sans laisser de trace comme dans un jeu sans avenir. Un doute le saisit, il se pince pour voir s’il existe vraiment ou s’il n’est qu’un rêve à la dérive sur les flots. Mais cette joie est brève. Les appels mystérieux, pressants, affolant, déchirent aussitôt ses muscles, ses nerfs.


Gabriel Garcia-Marquèz

Cent ans de solitude trad. fr. : Seuil, 1968 Lecture : ARySQUE

Ils pénétrèrent alors dans la chambre de José Arcadio Buendia, le secouèrent de toutes leurs forces, lui crièrent à l’oreille, lui mirent une glace devant les narines, mais ne parvinrent pas à le réveiller. Peu après, tandis que le menuisier prenait les mesures pour le cercueil, ils virent par la fenêtre tomber une petite pluie de minuscules fleurs jaunes. Elles tombèrent toute la nuit sur le village en silencieuse averse, couvrirent les toits, s’amoncelèrent au bas des portes et suffoquèrent les bêtes dormant à la belle étoile. Il tomba tant de fleurs du ciel qu’au matin les rues étaient tapissées d’une épaisse couverture, et on dut les dégager avec pelles et râteaux pour que l’enterrement puisse passer.


- II -


Audur Ava Òlafsdòttir Rosa Candida trad. fr. : Zulma, 2010

Lecture : A. Brissier

La plus célèbre roseraie du monde n’est plus que l’ombre de ce qu’elle était, comme frère Thomas me l’avait d’ailleurs répété trois fois. Dalles et sentiers sont ensevelis sous les mauvaises herbes, les rosiers des plates-bandes se sont emmêlés inextricablement. Il y a eu jadis une pièce d’eau au milieu du jardin, avec de la pelouse et des bancs. Bien que la négligence et l’abandon sautent aux yeux partout, je reconnais le jardin aussitôt, d’après les dessins. «Oui, c’est vrai, le jardin a été longtemps oublié et abandonné, explique frère Matthias. Nous avons mis l’accent sur la production du vin et sur la bibliothèque. Il y a encore aujourd’hui plus d’un millier de manuscrits à enregistrer. Et puis les effectifs du monastère ont diminué. Les jeunes frères de la règle préfèrent se plonger dans les livres plutôt qu’être dehors au jardin ; ils ne sortent guère que pour fumer», dit frère Matthias qui paraît octogénaire. Nous marchons dans le jardin, qui se révèle être encore plus grand que je ne l’avais imaginé et qui recèle des surprises. Même s’il faudra le reconstruire de fond en comble, je vois ce qu’il est possible de faire et comment je pourrai le sauver. La plupart des variétés de roses existent encore. Je ne puis m’empêcher de toucher les plantes, de palper les douces feuilles vertes. Je ne décèle la présence d’aucun puceron.


Marcel Proust

Du côté de chez Swann Grasset, 1913

Lecture : ARySQUE

Je poursuivais jusque sur le talus qui, derrière la haie, montait en pente raide vers les champs, quelque coquelicot perdus, quelques bluets restés paresseusement en arrière, qui le décoraient ça et là de leurs fleurs comme la bordure d’une tapisserie où apparaît clairsemé le motif agreste qui triomphera sur le panneau : rares encore, espacés commes les maisons isolées qui annoncent l’approche d’un village, ils m’annonçaient l’immense étendue où déferlent les blés, où moutonnent les nuages, et la vue d’un seul coquelicot hissant au bout de son cordage et faisant cingler au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa bouée graisseuse et noire, me faisait battre le cœur, comme au voyageur qui aperçoit sur une terre basse une première barque échouée que répare un calfat, et s’écrie, avant de l’avoir vue : « La mer ! »


- III -


Grazia Deledda

Roseaux au vent

trad. fr. : Grasset, 1919 (épuisé), ebook Falige Editore, 2014 Lecture : C. Mezzalama

Toute la journée Efix, le serviteur des dames Pintor, avait travaillé à consolider la digue d’origine construite par lui petit à petit, année après année, à la force du poignet, tout en bas du petit domaine le long du fleuve : et à la tombée de la nuit il contemplait son œuvre d’en haut, assis devant la cabane sous le talus glauque de roseaux à mi-pente de la Colline des Colombes. Le voici tout entier à ses pieds, silencieux et ça et là scintillant d’eaux au crépuscule, le petit domaine qu’Efix considérait plus sien que de ses patronnes : trente ans de possession et de travail l’ont bien fait sien, et les haies de figues de Barbarie qui le ferment de bas en haut comme deux murs gris serpentant de terrasse en terrasse depuis la colline jusqu’au fleuve, lui semblent les confins du monde. Le serviteur ne regardait pas non plus au-delà du petit domaine parce que les terrains de part et d’autre avaient appartenu à ses patronnes : pourquoi se souvenir du passé ? Regret inutile. Il valait mieux penser à l’avenir et espérer en l’aide de Dieu. Et Dieu promettait une bonne année, ou du moins faisait recouvrir de fleurs tous les amandiers et les pêchers de la vallée ; et celle-ci, entre deux rangées de collines blanches avec au loin le bleu céruléen des monts à l’ouest et de la mer à l’est, couverte de végétation printanière, d’eaux, de bosquets et de fleurs, faisait penser à un berceau gonflé de voiles vertes, de rubans bleus, avec le murmure du fleuve régulier semblable à celui d’un enfant qui s’endort. Mais les journées étaient déjà trop chaudes et Efix pensait aussi aux pluies torrentielles qui gonflaient le fleuve sans digue et le font bondir comme un monstre et tout détruire : espérer bien sûr mais ne pas trop se fier ; rester attentif comme les roseaux au-dessus du talus qui à chaque souffle de vent battent leurs feuilles d’une contrée l’autre comme pour s’avertir du danger.


C’est pour cela qu’il avait travaillé toute la journée et maintenant, attendant la nuit, tout en tissant une natte de joncs pour ne pas perdre de temps, il priait pour que Dieu fasse que son travail soit efficace. Qu’est ce qu’une petite digue si Dieu, par sa volonté, ne la rend pas aussi formidable qu’une montagne ? Sept tiges à passer dans l’osier, donc et sept prières au Seigneur et à Notre Dame du Rimedio, qu’elle soit bénie, voici là-bas dans le bleu extrême du crépuscule la petite église et son enceinte de cabanes calme comme un village préhistorique abandonné depuis des siècles. À cette heure, pendant que la lune éclorait comme une grande rose d’entre les buissons de la colline et que les euphorbes répandaient leur parfum le long du fleuve, les patronnes d’Efix elles aussi priaient : madame Ester la plus vieille, qu’elle soit bénie, se souvenait de lui pauvre pécheur : cela lui suffisait pour se sentir content, récompensé de ses fatigues. (…) La lune se levait devant lui, et les sons du soir avertissaient les hommes que leur journée était finie. C’était le cri cadencé du coucou, le chant des grillons précoces, quelques gémissement d’oiseaux ; c’étaient le soupir des roseaux et la voix de plus en plus claire du fleuve : mais c’était surtout un souffle, un halètement mystérieux qui semblait sortir de la terre même ; oui, la journée du travailleur était terminée, mais commençait la vie fantastique des lutins, des fées, des esprits errants…


Christian Bobin

Un Bruit de balançoire L’Iconoclaste, 2017

Lecture : A. Brissier

Ces mandarines devant moi, dans l’assiette creuse, leur petite tête rasée de près, on dirait une congrégation bouddhiste dans la vallée. Robes oranges et chuchotements moqueurs. Des boulets tombés du ciel qui se refont bravement en petite montagne. Elles sont le charbon de Dieu, son charbon à lui grelotte de ne pas exister. Je les aime. Ce que j’appelle aimer, c’est remercier pour une force donnée. Il y a celle qui a des taches et celle qui renvoie mieux la lumière que les autres. La vie est injuste n’est-ce pas ? Elles sont vivantes, même celle qui a commencé à pourrir. Qui sait, elle a peut-etre en elle plus de joie que nous tous. J’écris pour vous passer en contrebande sept mandarines.


Gaël Faye

Petit pays

Grasset & Fasquelle, 2016 Lecture : ARySQUE

Avec le reste de notre récolte, nous sommes retournés dans le Combi Volkswagen pour nous gaver de mangues. Une orgie. Le jus nous coulait sur le menton, les joues, les bras, les vêtements, les pieds. les noyaux glissants étaient sucés, tondus, rasés. L’envers de la peau du fruit raclé, curé, nettoyé. La chair filandreuse nous restait entre les dents. Une fois rassasiés, saouls de tout ce jus et de toute cette pulpe, le souffle court et le ventre rond, nous nous sommes enfoncés tous les cinq au fond des vieux sièges poussiéreux du Combi Volkswagen, la tête basculée en arrière. Nos mains étaient poisseuses, nos ongles noirs, nos rires faciles et nos cœurs sucrés. C’était le repos des cueilleurs de mangues.


- IV -


Albert Camus Noces

Gallimard, 1939 Lecture : A. Brissier

Nous arrivons par le village qui s’ouvre déjà sur la baie. Nous entrons dans un monde jaune et bleu où nous accueille le soupir odorant et âcre de la terre d’été en Algérie. Partout, des bougainvillées rosat dépassent les murs des villas ; dans les jardins, des hibiscus au rouge encore pâle, une profusion de roses thé épaisses comme de la crème et de délicates bordures de longs iris bleus. Toutes les pierres sont chaudes. À l’heure où nous descendons de l’autobus couleur de bouton d’or, les bouchers dans leurs voitures rouges font leur tournée matinale et les sonneries de leurs trompettes appellent les habitants. À gauche du port, un escalier de pierres sèches mène aux ruines, parmi les lentisques et les genêts. Le chemin passe devant un petit phare pour plonger ensuite en pleine campagne. Déjà, au pied de ce phare, de grosses plantes grasses aux fleurs violettes, jaunes et rouges, descendent vers les premiers rochers que la mer suce avec un bruit de baisers. Debout dans le vent léger, sous le soleil qui nous chauffe un seul côté du visage, nous regardons la lumière descendre du ciel, la mer sans une ride, et le sourire de ses dents éclatantes. Avant d’entrer dans le royaume des ruines, pour la dernière fois nous sommes spectateurs. Au bout de quelques pas, les absinthes nous prennent à la gorge. Leur laine grise couvre les ruines à perte de vue. Leur essence fermente sous la chaleur, et de la terre au soleil monte sur toute l’étendue du monde un alcool généreux qui fait vaciller le ciel. Nous marchons à la rencontre de l’amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l’amère philosophie qu’on demande à la grandeur. Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile. Pour moi, je ne cherche pas à y être seul. J’y suis souvent allé avec ceux que j’aimais et je lisais sur leurs traits le clair sourire qu’y prenait le visage de l’amour. Ici, je laisse à d’autres l’ordre et la mesure. C’est le grand libertinage de la nature et de la mer qui m’accapare tout entier. Dans ce mariage des ruines et du printemps, les ruines sont redevenues pierres, et perdant le poli imposé par l’homme, sont rentrées dans la nature. Pour le retour de ces filles prodigues, la nature a prodigué les fleurs. Entre les dalles du forum, l’héliotrope pousse sa tête ronde et blanche, et les géraniums rouges versent leur sang sur ce qui fut maisons, temples et places publiques. Comme ces hommes que beaucoup de science ramène à Dieu, beaucoup d’années ont ramené les ruines à la maison de leur mère. Aujourd’hui enfin leur passé les quitte, et rien ne les distrait de cette force profonde qui les ramène au centre des choses qui tombent.


J.-M.-G. Le Clezio Alma

Gallimard, 2017 Lecture : C. Mezzalama

Je vais mettre mes pas dans ceux de mon père. Je vais revivre le temps de son enfance, lorsqu’il s’aventure tout seul dans les cannes coupées, sous le poids du soleil, et qu’il voit cette forme blanche, pareille à un œuf, au milieu des pailles. Bien sûr, je ne chercherai rien. On ne trouve pas deux fois une chose de cette importance. La terre est rouge et sèche, elle forme de petits tas que les semelles de mes tennis ont peine à écraser. La saison n’est pas la même : les cannes sont encore debout, plus hautes que moi, raides, coupantes, le vent de la mer fait résonner leurs feuilles d’un bruit métallique. Je marche courbé en avant, mon sac appuyé contre mon ventre pour me protéger, la visière de ma casquette rabattue sur mes yeux. Je ne sais pas où je vais. L’étendue des cannes est infini, une mer de verdure, le ciel est d’un bleu violent, presque violet. De temps en temps, je m’arrête pour boire une gorgée d’eau tiède à la bouteille en plastique. Le soleil est déjà haut, la lumière très crue. L’odeur des cannes est suffocante, la paille fermente au pied des tiges, une odeur d’urine, de sucre, mon odeur aussi, la sueur coule sur mes yeux, sur mon cou, je sens le tissu de ma chemise qui colle à ma peau. Où suis-je ? Est-ce ici, ou plus loin ? Où mon père a-t-il trouvé la pierre ? Il ne m’a jamais dit le nom de l’endroit, du côté de Mon Désert, sur la route du Chaland. C’était il y a longtemps, mais ici rien n’a changé. Le taxi m’a déposé à l’entrée de la route de l’usine, j’ai pris tout de suite un chemin de cannes, étroit et sinueux, qui bientôt s’est achevé dans la plantation. Je marche au hasard dans un océan vert-de-gris. Ici, au milieu des cannes, le temps n’existe plus. Je peux voir ce lieu exactement tel qu’il était, trois cent dix ans auparavant, quand les dodos vivaient leurs derniers jours.


Homère

L’Odyssée - VII, 112-132 Fin du VIIIe siècle av. J.-C. Lecture : ARySQUE

Aux côtés de la cour, on voit un grand jardin, avec ses quatre arpents enclos dans une enceinte. C’est d’abord un verger dont les hautes ramures, poiriers et grenadiers et pommiers aux fruits d’or et puissants, oliviers et figuiers domestiques, portent sans se lasser, ni s’arrêter, leurs fruits ; l’hiver comme l’été, toute l’année, ils donnent ; l’haleine du Zephyr, qui souffle sans relâche, fait bourgeonner les uns, et les autres donner la jeune poire auprès de la poire vieillie, la pomme sur la pomme, la grappe sur la grappe, la figue sur la figue. Plus loin, chargé de fruits, c’est un carré de vignes, dont la moitié, sans ombre, au soleil se rôtit, et déjà l’on vendange et l’on foule les grappes ; mais dans l’autre moitié, les grappes encore vertes laissent tomber la fleur ou ne font que rougir. Enfin, les derniers ceps bordent les plates-bandes du plus soigné, du plus complet des potagers ; vert en toute saison, il y coule deux sources : l’une est pour le jardin, qu’elle arrose en entier, et l’autre, sous le seuil de la cour, se détourne vers la haute maison, où s’en viennent à l’eau les gens de la ville. Tels étaient les présents magnifiques des dieux au roi Alkinoos.


Albert Camus Noces

Gallimard, 1939 Lecture : A. Brissier

Je me souviens du moins d’une grande fille magnifique qui avait dansé tout l’après-midi. Elle portait un collier de jasmin sur sa robe bleue collante, que la sueur mouillait depuis les reins jusqu’aux jambes. Elle riait en dansant et renversait la tête. Quand elle passait près des tables, elle laissait après elle une odeur mêlée de fleurs et de chair.



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