La Mort Vous va Si Bien - Le Fantastique Déridé

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La Mort Vous Va Si Bien -Death Becomes Her-

Le Fantastique Déridé


Sommaire Présentation du Film / Introduction………………….p.3 Robert Zemeckis et le Cinéma à Explorer le Temps...p.6 Emergence du Fantastique……………………….…p.11 La Comédie : Obstacle au Fantastique………...…...p.16 Immortalité : Transgression des Lois de la Nature…p.23 Conclusion………………………………………….p.26


Présentation du Film

La Mort Vous Va Si Bien (Death Becomes Her) Réalisation : Robert Zemeckis Scénario : Martin Donovan et David Koepp Origine : USA (1992) Interprètes : Meryl Streep (Madeline Ashton), Goldie Hawn (Helen Sharp), Bruce Willis (Ernest Menville), Isabella Rossellini (Lisle Von Rhuman) Musique : Alan Silvestri Durée Cinéma : 104 mn. Couleur Genre : Comédie Fantastique Sujet : Vedette de la chanson sur le déclin, Madeline Ashton n’accepte pas de se voir vieillir, et cette déprime s’accentue lorsqu’elle renoue avec son amie Helen Sharp, devenue écrivain célèbre et superbe femme. Il y a maintenant 15 ans, Madeline avait volé Ernest Menville, brillant chirurgien esthétique, à Helen et l’avait épousé. Après des années de dépression, Helen a repris le dessus et est fermement décidée à se venger de Madeline. Quant à celle-ci, elle fait appel à Lisle Von Ruhman, qui lui procure un élixir de jouvence afin de retrouver son irrésistible beauté.


Introduction LA MORT VOUS VA SI BIEN est, à la base, une comédie caustique rondement menée, critique satirique du show business Hollywoodien, d’un monde de l’apparence primordiale et de la convoitise générale, qui nous présente des personnages prêts à tout pour la beauté et la jeunesse et fatalement la gloire, en dépit de toute morale. L’idée principale du scénario très original de Martin Donovan et David Koepp (scénariste qui a travaillé sur l’adaptation cinéma du roman JURASSIC PARK de Michael Crichton, et qui a réalisé et écrit le film HYPNOSE dont le scénario éclatant lui a valu le Grand Prix du Festival de Gerardmer) est d’inclure une bonne dose de Fantastique dans ce monde de corruption, de jalousie et de vengeance bien connu de chacun, quoique volontairement grossi pour la satire. Et si ces personnages (acteurs, chirurgiens, écrivains,…) en constante quête de gloire (d’immortalité en quelque sorte), trouvaient le secret de la jeunesse éternelle et de l’immortalité pure et simple ? La course au bain de jouvence est dès lors lancée. Comment le Fantastique s’immisce lentement dans cet univers à l’origine déjà bien perverti par la cupidité de ses protagonistes et qui plus est donc, joyeusement dénaturé par la rupture d’un ordre jusqu’ici relativement


rationnel, but essentiel du genre Fantastique selon Roger Caillois ? Nous verrons tout d’abord que c’est en changeant les lois du temps et en brisant les frontières avec l’au-delà que l’ordre rationnel est altéré. Entre temps nous étudierons plus particulièrement de manière filmique (plastique et sonore) l’ouverture du film et la scène de l’absorption de la potion. Nous verrons ensuite que le Fantastique se heurte à un principal obstacle, la comédie, toujours à l’affût d’une rationalisation désopilante du sérieux imposé par le Fantastique (principe même du genre de la Comédie Fantastique). Et enfin, nous constaterons que tous ces aspects du film s’accordent à présenter la cruciale et ultime question de l’immortalité vers laquelle l’Homme tend dans l’absolu de son évolution.


Robert Zemeckis et le Cinéma à Explorer le Temps Le temps a toujours été une préoccupation primordiale et constante dans le cinéma de Robert Zemeckis, et le but est souvent pour lui de jouer avec ce temps en détournant son réel fonctionnement. Evidemment, avec sa fameuse trilogie RETOUR VERS LE FUTUR (1985-89-90), il transforme sa caméra en une véritable machine à explorer le temps, et redoublant d’originalité et d’efficacité, voyage à travers les époques les plus symboliques de l’Amérique (de la nation naissante, en passant par les glorieuses années 50 et les décadentes années 80, jusqu’aux piteuses années futures, une hypothétique et cinglante vision d’une société fondée sur l’apologie du futile faite aux dépends des véritables problèmes des hommes) et par-là émet un pertinent discours entre autres sur le devenir déliquescent de nos sociétés modernes et notre pouvoir dès aujourd’hui de créer un avenir définitif bon pour chacun, à partir duquel il sera impossible de revenir en arrière comme c’est le cas dans la fiction qu’il nous présente… Il revisitera exactement de la même manière un temps figé dans QUI VEUT LA PEAU DE ROGER RABBIT (1988), celui des années 40, du film noir et des cartoons à succès (une époque = un genre cinématographique), et un temps qui s’écoule dans FORREST GUMP (1994), à


travers les yeux d’un simple d’esprit apparent, qui permet de revenir une fois de plus sur les événements du temps passé. Dans SEUL AU MONDE (2000), le thème du temps travaille encore une fois Zemeckis car pour son personnage principal interprété par Tom Hanks le temps semble s’arrêter (la pendule cassée) ou tout du moins le temps n’a plus la même valeur et les valeurs essentielles redeviennent l’eau, la nourriture, le feu. Robert Zemeckis relativise un monde qui ne repose que sur des règles arbitraires, telle que le temps, et un autre monde va prendre progressivement prendre la place de l’ancien, un monde impitoyable, insoupçonnable, mais le Vrai monde, le monde originel ignorant le temps et les soucis de ses créatures, un monde cruel mais authentique. Encore un temps qui perd sa valeur, celui de CONTACT (1997), ou quand l’immensité spatiotemporelle de l’univers relativise (dans le sens le plus purement scientifique du terme) l’importance de nos petites et insignifiantes incursions personnelles dans ce temps et cet espace universels, dont l’infinie étendue nous échappe chaque jour… Dans ce film comme dans pratiquement tous ses films, le regard de Zemeckis est une fois de plus profondément ancré dans l’Histoire de l’Homme, et en particulier l’Histoire du XXème siècle pour laquelle il a une fascination, ici brillamment synthétisée par le surprenant plan d’ouverture du film avec un voyage à travers l’univers et par-là même un voyage dans le temps avec au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la planète, un condensé de toutes les ondes


radio émises depuis le début de notre siècle et donc de nos avancées technologiques. Dans LA MORT VOUS VA SI BIEN, nous sommes également plongés dans les époques différentes de cette fin de siècle (les années 70, 80 puis 90) jusqu’à un véritable retour vers un passé (le Hollywood classique) à la fin du film, permis par le Fantastique. Ce qui permet de faire revivre miraculeusement des stars du cinéma ou du rock d’un autre temps (Marilyn Monroe, James Dean, Elvis Presley,…). La costumière Johanna Johnston précise d’ailleurs que son approche générale sur tout le film fut de retourner vers un Hollywood des années 40, pour contraster avec la sophistication différente du Hollywood d’aujourd’hui. Robert Zemeckis joue donc une fois de plus avec le temps et s’amuse avec un cynisme délicieux à le laisser passer (d’où une redondance excessive quasi-comique des indications temporelles qui feront passer en tout 14 ans dans le récit, puis 35 ans à la toute fin du film) afin de constater la décrépitude lente et cruelle des protagonistes du film : Madeline Ashton, désormais mauvaise actrice sur le déclin, regrette sa jeunesse d’antan et se barbouille de produits prétendus miraculeux pour oublier le temps qui passe, Helen Sharp l’écrivain réservée, devient peu à peu une boulimique acharnée rongée par la haine et son désir de vengeance, oubliant par-là même sa propre existence et se voyant condamnée à l’internement psychiatrique comme ultime remède, et enfin Ernest Menville, brillant chirurgien de Beverly Hills que les aléas du temps ont


réduit à l’état minable de croque-mort alcoolique, un état de bassesse professionnelle ultime, qui a pourtant le mérite de grandement lui servir pour affronter le Fantastique qui va s’emparer de ce lent meurtre de la vie et de la jeunesse que le temps opère sous nos yeux rieurs mais en même temps soucieux d’un tel désastre humain. En effet, Zemeckis s’intéresse cette fois à un temps impitoyable, un bourreau inéluctable de la jeunesse, que rien ni personne ne peut arrêter, dans la réalité. Dans le cinéma, les choses peuvent se passer différemment et c’est justement là que le Fantastique intervient. L’intrusion du Fantastique permet aux personnages de stopper le temps (comme l’annonce Lisle lors de sa présentation de la potion à Madeline). Mais la potion permet d’aller plus loin avec le temps : elle rend la jeunesse d’un temps révolu et dans ce sens permet à Madeline d’effectuer un véritable voyage dans le temps lors de la séquence de sa transformation devant la glace. Le morphing utilisé est l’outil des artistes du numérique d’ILM (dirigés par Ken Ralston) pour réaliser ce fantastique voyage. Le Fantastique permet donc de détraquer le temps naturel. L’ordre rationnel de la nature institue que le temps ne fait que passer et s’écouler, laissant les êtres derrière lui. Ici, le Fantastique change les règles naturelles, arrête le temps cruel pour les êtres et le remonte pour seuls quelques-uns. Robert Zemeckis pose un regard profondément amusé et critique sur ce temps


ainsi dénaturé par les humains, car le revers de la médaille est sur le point de se révéler : cette manipulation du temps infini induit forcément une ouverture des frontières du seul temps infini normalement destiné aux humain, celui de la mort, éternité pure.


Emergence du Fantastique Dès l’ouverture du film, l’ambiance est donnée : la musique insidieuse d’Alan Silvestri s’immisce lentement avec quelques mesures de cordes crissées qui interprètent le thème principal de manière lente mais pesante et menaçante et dont l’intensité va crescendo jusqu’à une conclusion musicale finalement ironique (tintements de cloche et ton résolument plus comique). Toute l’essence du film est résumée dans cette courte mais efficace introduction : on nous introduit dans un monde de cynisme déjà damné, sur le point d’être tourné en dérision.La première séquence ouvre sur un paysage new-yorkais nocturne résolument fantastique (couleurs étranges et irréelles, orage très esthétique aux couleurs bleu profond et mauve pâle) qui contraste avec une mise en scène ironiquement hollywoodienne (long et parfait travelling balayant les éclairages nocturnes de Broadway). Le tout est accompagné par un air de music hall, et déjà ces quelques mots résonnent dans les oreilles des spectateurs comme un signe précurseur « Madeline Ashton, les morts vont se retourner dans leurs tombes… ». Le Fantastique envahit déjà le monde du show business qui nous est présenté, ne serait-ce également qu’avec ces paroles (« Angel or Devil ? » dans la VO) de la chanson délibérément égocentrique


(écrite par les scénaristes du film et simplement intitulée « Me »), chantée par Madeline. Le Fantastique ne cesse ainsi de se manifester dans un monde pourtant toujours relativement réel, comme lors de la première apparition de cette amusante récurrence narrative : Madeline et Helen se retrouvent depuis longtemps en faisant preuve de l’étonnement et du bonheur hypocrite le plus total et se surnomment chacune leur tour comme à leur habitude avec de petits noms loins d’être innocents (Mad et Hel(l)), révélant ainsi leurs véritables natures prématuremment démoniaques. Le petit rituel se termine par une embrassade marquée par le rouge à lèvre, telle une blessure sanglante assénée à la rivale. Le Fantastique apparaît d’autant plus évident au niveau des décors, lorsque des extérieurs réalistes et bien connus de tous (Bistro Gardens, Rodeo Drive, Malibu, Greyston Mansion,…) viennent contraster avec des architectures typiquement gothiques inexistantes à Los Angeles comme le château de Lisle Von Ruhman ou le gigantesque manoir de Ernest et Madeline, dignes des plus effrayantes demeures hantées du cinéma. La mort et la folie s’emparent peu à peu de cet univers. Madeline et Ernest se marient sur fond de musique funèbre sous le nez d’une Helen qui sombre alors dans la folie physique et mentale la plus complète et qui ne désire qu’une seule chose : voir mourir Madeline Ashton (ce qu’elle fait littéralement devant son poste de télévision à défaut de mieux dans la réalité). Ernest troque sa blouse de chirurgien contre celle de croque-


mort, et annonce même à Helen lors de leurs retrouvailles qu’il vendrait son âme pour pouvoir opérer à nouveau… Vendre son âme est justement ce que s’apprête à faire Madeline. Excédée par les lois impitoyables de la nature et du temps qui passe, elle se rend chez Lisle Von Rhuman, lors d’une séquence aux références mythologiques affluentes, dans laquelle le Fantastique va enfin pleinement pouvoir s’établir dans le film. La potion est l’élément qui va rendre possible le basculement total du film vers le Fantastique. Le récit ne s’étend pas du tout sur sa provenance. A mi-chemin entre le liquide et le gazeux, d’une couleur irréelle, elle est une aberration inexplicable plongée dans la réalité du film. Toute vêtue de rouge, le personnage de Lisle est manifestement représenté comme un démon féminin omniscient, avec lequel Madeline signe un pacte de son sang (Lisle la pique au doigt pour lui montrer l’étendue des pouvoir de la potion). Le jeu d’Isabella Rosselini est théâtral, mystérieux, séduisant et sert à merveille le personnage. Le décor de sa demeure est purement fantastique et adhère aux références infernales déjà présentes dans le personnage : les flammes sont omniprésentes dans chaque pièce, et les deux chiens trônent aux côtés de la potion tels deux cerbères défendant les enfers de la mythologie grecque antique. Le thème de la mort est donc déjà ici bien abordé, mais fortement lié aux croyances religieuses occidentales


antiques ou chrétiennes (l’enfer, la vie après la mort). La doctrine que prêche Lisle auprès de Mad devient elle-même une nouvelle forme de religion, de secte prônant la vie éternelle. Lisle n’est finalement ni plus ni moins qu’une prêtresse démoniaque, prêcheuse de l’immortalité, tentant d’embrigader des adeptes tout autour d’elle. Ainsi, une atmosphère irréelle entoure cette potion miraculeuse, mais clairement montrée comme magique, attirante mais infernale (au sens figuré comme au sens proprement religieux, mythique, sacré) qui va permettre au Fantastique de s’engouffrer dans la diégèse et une ouverture entre cet univers et celui de l’au-delà… Dès son retour chez elle, Mad est confrontée à la Mort de plein fouet lors de sa chute spectaculaire dans les escaliers. Dès lors elle devient une morte-vivante. Le scénario se sert de la potion d’immortalité pour justifier l’état de mort-vivant, l’un des points très originaux du film. La mort devient d’abord un élément insoutenable pour Madeline car elle n’en prend pas pleinement conscience. Elle perd connaissance, est emmenée à la morgue et enfermée dans un sac mortuaire lors d’une séquence absolument claustrophobique. Cet épisode fait surgir toutes les peurs humaines liées au passage vers l’au-delà, qui conçoivent la mort comme un enfermement dans un noir absolu et éternel, un néant insupportable dans lequel l’esprit serait à jamais condamné à errer. Lors de son passage vers la mort, Helen se relève quant à elle avec un trou béant dans l’estomac, un symbole


dans lequel on peut à l’évidence voir un parallèle avec la brèche ouverte dans le film entre réel et irréel, la nature et le Fantastique, entre la vie et la mort. Les analogies aux grands thèmes du Fantastique se démultiplient, comme celle au thème des vampires, lorsque Madeline attaque Helen avec un pieux. Les deux mortes-vivantes sont donc assimilées à des vampiresses assoiffées du sang de l’une et de l’autre, prêtes à se mutiler mutuellement, sans que jamais la mort puisse venir interrompre leurs duels. Le Fantastique s’est donc désormais bien établi au sein du film, sous les traits de la mort, mais devra s’opposer aux différents obstacles qui ne cesseront de le discréditer tout au long du film, au profit d’un humour cynique, et ici macabre, propre au genre de la Comédie Fantastique.


La Comédie : Obstacle au Fantastique Le Fantastique tentant d’investir cet univers relativement rationnel pour le teinter de mort, s’oppose constamment au rationnel qui tente sans cesse de reprendre ses droits. Le Fantastique doit se mesurer à sa constante rationalisation permise par la science dans un premier temps, et la religion par la suite. La science, cette indubitable logique du réel fondée sur des principes jusqu’ici imperturbables, est immédiatement mise en cause par Lisle lors de sa présentation de la potion, moment crucial de l’intrusion du Fantastique dans le film : « Une touche de magie dans ce monde obsédé par la science ». Grâce aux mots de Lisle, le Fantastique revêt l’attirante apparence de la magie, du rêve. La potion devient magique et promet à Madeline de la libérer de la science naturelle trop exacte et trop cruelle pour les vivants. Mais Madeline ne paraît pas plus étonnée que ça. Pour elle il ne s’agit que d’une nouvelle trouvaille scientifique de plus, un nouveau produit de beauté, aussi miraculeux soit-il. Au lieu de s’émerveiller, elle préfère se renseigner du prix de sa prochaine acquisition cosmétique. En présence du Fantastique, elle ne sait pas le reconnaître, ou plutôt elle s’en accommode sans vraiment en prendre conscience.


Ainsi lorsque Ernest lui annonce chez le médecin qu’elle est véritablement morte, elle s’exclame le plus ordinairement du monde « ça aurait pu être pire! ». Son stoïcisme et son insensibilité face à la mort et au Fantastique en général sert pleinement l’humour du film. Ernest, lui, nie ce Fantastique au profit d’explications rationnelles plus rassurantes et assurément comiques. Ernest est d’ailleurs, en ce sens, le personnage le plus rationnel d’entre tous et l’affirme lui-même dans le film : « quelqu’un doit rester rationnel ici ». Au même titre que son métier de croque-mort est de maquiller la mort, sa fonction au sein du film est sensiblement la même. Il se dresse comme un obstacle au Fantastique en le maquillant au moyen d’explications logiques et permet, par la même occasion, au Fantastique de s’exprimer d’autant plus, puisque le spectateur peut se projeter à travers lui et sa vision étonnée de spectateur observateur du Fantastique, de l’irrationnel de la situation. Ainsi, pour Ernest, après la chute de Madeline, son cou est simplement disloqué. Ils tentent tous deux d’apporter une explication médicale, scientifique, rationnelle à cette inconcevable intrusion du Fantastique (« j’ai besoin d’un docteur »). Evidemment la médecine, la science ne peut rien contre la Mort, encore moins si elle interfère avec les vivants. Le médecin nie ainsi également le Fantastique qu’il a pourtant en face de lui, et énumère de manière médicale les problèmes de la morte-vivante (son poignet est fracturé, son cou est


désarticulé en plusieurs endroits) avec la même évidence décontenancée que lorsqu’il lui annonce que son cœur ne bat plus et que sa température est à –40. Au final, le médecin, en homme de science, ne peut pas accepter le Fantastique et lorsque celui-ci devient trop évident, son esprit scientifique le nie si fortement que son corps suit, et il doit mourir pour surmonter cette soudaine trahison de ses conceptions scientifiques et échapper à cette insurmontable confrontation entre tout ce qu’il croyait vrai jusqu’à ce jour et les nouvelles règles établies par le Fantastique. A un certain stade du récit, la science ne peut donc plus rien expliquer, et elle a beau s’y essayer, rien n’y fait : la présence de l’irréel est beaucoup trop importante pour pouvoir être justifiée scientifiquement. Ernest, le « rationnel de service », trouve ainsi une nouvelle parade en invoquant un prétexte religieux, lors de la séquence dans la morgue et fait ainsi référence au mythe du buisson ardent et de la résurrection du Christ. Il crie au miracle et félicite Madeline pour ses insoupçonnables qualités divines. Encore une fois, l’idée sert pleinement le comique, notamment grâce à la répétition « Un autre Miracle ! » lorsque Helen est plus tard elle aussi amenée à trépasser. La rationalisation du Fantastique (c’est à dire la justification de sa raison d’être dans ce monde réel et donc la négation de son aspect fantastique), est donc maintenant permise par une mythologie, une irréalité acceptable, celle de la religion.


Le film entier met donc en évidence l’étrange paradoxe entre une société religieuse qui admet comme vrais des faits invraisemblables, fantastiques (la religion est finalement montrée comme un « Fantastique communément admis ») et une société scientifique qui n’admet aucune digression de la réalité sans preuves concrètes. En même temps que le film confronte rationnel et irrationnel, il creuse également le gouffre entre deux manières différentes et opposées de considérer l’irrationnel : la religion et la science, éternels ennemis de notre société moderne. Ernest, lui, n’hésite pas à retourner sa chemise, se retranchant sans complexes tour à tour derrière l’une et l’autre manière de penser l’irréel, tentant de toutes façons tout ce qu’il lui est possible pour nier de toutes ses forces le Fantastique. Enfin, lorsque ni la science, ni la religion ne peuvent plus empêcher le Fantastique d’intercéder dans la réalité du film, que la rationalisation n’est décidément plus possible, et que le Fantastique devient purement indéniable, il est alors tourné en dérision, ignoré ou ridiculisé, de toutes façons contourné au profit d’éléments purement triviaux. Ce dernier phénomène est la source du comique le plus irrésistible du film… L’exemple typique est celui de Madeline, qui venant de dévaler tous les escaliers de son château, se relève le cou retourné et toute titubante pour aller reprocher sur un ton drôlement enfantin à Ernest de l’avoir poussée exprès dans les escaliers.


Mais ce comique peut revêtir différentes formes. Ainsi les paradoxes proférés tels que « La morgue ? Elle va être furieuse ! » se multiplient, et le film s’amuse à se servir du Fantastique pour créer de l’invraisemblable totalement dénué de sens, comme cette séquence des nonnes devant la morgue, glissant sur le sol comme sur un tapis roulant, accompagnées par un couinement inquiétant et ridicule à la fois, pur moment de "n’importe quoi" totalement assumé, qui a l’étrange particularité de faire sourire, mais en même temps d’inquiéter sérieusement. La Comédie Fantastique a justement cette particularité de pouvoir écarteler son spectateur entre angoisse et rires. L’angoisse devient ainsi plus plaisante et le rire de son côté plus nerveux. Les genres se confondent et sèment une incertitude déconcertante mais totalement efficace pour le film. A partir de cette séquence de la morgue, le Fantastique est constamment ridiculisé par les personnages. Un autre paradoxe verbal, très ironique est ainsi proféré par Madeline : « C’est dans ces moments-là que la vie vaut la peine d’être vécue », discours d’une morte qui vient d’assassiner sa rivale, profondément cynique, ironique, et tout à la fois fantastique, et ainsi comique. Le trivial sert à se moquer du Fantastique. Mad et Helen sont mortes toutes les deux et ne parlent de leurs problèmes qu’en le détournant par l’humour (« tu devrais éviter les maillots de bain 2 pièces », « je ne te parlerais que quand tu auras la tête sur les épaules »). La beauté et la jeunesse ne constituent finalement qu’un concours, un jeu pour les deux rivales, et le Fantastique


un moyen de tricher. L’une et l’autre ont crû toutes les deux pouvoir tricher avec le jeu de la nature pour battre la rivale, exactement comme le Fantastique triche lui aussi avec l’ordre naturel des choses. Ce film nous livre ainsi finalement par l’humour une excellente définition du Fantastique. Au fur et à mesure, les deux harpies font totalement abstraction du Fantastique, au profit de leurs minables et bien plus cruciales chamailleries de collégiennes. Leur unique discussion tourne autour de leurs différents amoureux de jeunesse, alors que Helen a tout de même un pieu dans le ventre et que Mad doit se tenir continuellement la tête par les cheveux pour l’empêcher de tomber. Le Fantastique ainsi ignoré devient vraiment comique à vouloir s’acharner à tuer et à détruire, sous nos yeux à la fois impressionnés et rieurs, ces deux impossibles garnements, alors qu’elles ne prêtent pas la moindre attention à leur dégradation physique (et mentale) durant ce véritable crêpage de chignons sans merci, lors duquel les deux démons n’ont jamais aussi bien porté leurs petits noms. Les deux morte-vivantes finissent par annoncer leur adorable réconciliation à Ernest, totalement déconcerté, le seul ici pour lequel le Fantastique de la situation est insupportable. A ce moment là, il ne tente plus de le nier. Mais il réussit à en tirer ironiquement parti : « J’ai fait une promesse, jusqu’à ce que la mort nous sépare ». Il considère finalement et logiquement la mort des deux femmes de sa vie comme une séparation, une déchirure entre le monde des vivants et celui des morts et


s’interdit d’interférer avec l’autre monde. Il admet désormais l’existence du Fantastique, mais il le refuse dans sa vie, dans son monde réel. C’est l’ultime obstacle du Fantastique. S’il ne peut pas être rationalisé, il sera expulsé. La lutte contre le Fantastique continuera puisqu’il va tenter de contaminer totalement Ernest, emmené de force chez Lisle pour boire la potion, précipité vers ce Fantastique qu’il a tant ignoré et incompris jusqu’ici. Ici seulement lui sera révélé le terrible secret de l’immortalité.


Immortalité: Transgression des Lois de la Nature Dès la rencontre entre Madeline et le directeur de l’institut de beauté français Mr Chagall, l’idée d’une nature cruelle régie par des lois qui ignorent les besoins individuels est déjà très présente dans le discours de celui-ci. Il admet en fait que nous sommes des mortels de passage sur cette terre. En effet, l’Homme tente chaque jour de mieux maîtriser la nature pour son profit, et tend dans l’absolu, à acquérir l’immortalité, l’ultime but qui le pousse à développer de plus en plus la médecine et à améliorer sa vie en général, à mieux conditionner son corps et à préserver sa jeunesse. L’immortalité est dans ce film représentée comme l’ultime accomplissement d’une humanité arrivée au terme de son évolution mortelle. Nous assistons même à sa métamorphose symbolique (en fait celle de Madeline chez Lisle, après avoir pris la potion). Le morphing réalisé par les informaticiens d’ILM synthétise en fait l’évolution de l’Homme mortel vers son état d’immortalité, un nouvel Homme au sommet de son évolution apparaît alors sous nos yeux, un Homme qui défie désormais les lois du temps, de sa dégradation physique et de la mort, également un homme qui ne ressent plus la douleur (combat final entre Mad et Hel), bref une sorte de surhomme invincible, rendu parfait à force de maîtrise de la nature.


Le Fantastique est donc finalement causé par l’Homme lui-même. C’est lui qui, depuis le début de son évolution, transforme son monde selon ses besoins, se l’approprie et en change les données les plus évidentes, pour son propre essor. Il rompt en quelque sorte l’ordre rationnel de la nature dont Caillois parle pour le Fantastique. Ernest l’annonce d’ailleurs de manière claire à Madeline en énonçant la définition du Fantastique à l’intérieur même du film : « Tu es en infraction avec toutes les lois de la nature ». Le Fantastique est habilement mis en abîme et l’Homme est donc montré dans ce film comme le provocateur même du Fantastique. Le film tout entier tente de démontrer combien l’Homme va parfois trop loin pour son seul intérêt tout en oubliant le monde qui l’entoure et qui lui a pourtant donné la vie. Les personnages sont exagérément cyniques et la situation dans laquelle ils sont plongés exagérément macabre. Mais tout cet aspect comique et caricatural dissimule en fait une profonde morale sur l’essence de l’être humain. Ernest, justement le plus humain d’entre tous (dans le sens meilleur), est lui aussi confronté à l’immortalité lorsque Lisle lui propose la potion, et en est totalement effrayé. L’immortalité n’est pas un rêve, c’est un cauchemar. La conception de l’immortalité permise par cette prise de conscience se révèle alors troublante et juste : il s’agit ni plus ni moins d’un enfermement éternel et irrémédiable dans ce monde et dans ce temps. Au lieu d’être les victimes du temps, les hommes en


deviendraient les prisonniers, par leur propre faute et leur cupidité. Le regard du film sur l’immortalité est déconcertant d’originalité et de bon sens. Alors que chaque être humain sur cette terre rêve un jour de pouvoir vivre éternellement et que les scientifiques s’affairent tous les jours à repousser les limites de notre vie terrestre, ce film sous ses apparences de Comédie Fantastique pose le sévère mais évident constat d’une immortalité écoeurante et invivable. Des années plus tard, Ernest prend d’ailleurs sa revanche sur le Fantastique en une ultime rationalisation, après sa mort. Il a lui aussi, mais d’une manière naturelle, trouvé l’immortalité, dans le cœur de ses enfants et de tout ceux pour qui il a fait le bien. Les deux « veuves » ont beau se moquer de ce beau discours (à la fin du film), elles finissent pourtant morcelée en bas des escaliers de l’église. Condamnées à ne jamais connaître la paix de l’âme, leur esprit sera éternellement rattaché à leurs corps devenus fantastiques et donc incontrôlables. La mort est montrée comme une libération de l’âme, l’immortalité comme un éternel calvaire matériel.


Conclusion A propos de LA MORT VOUS VA SI BIEN et de tous ses films en général, Robert Zemeckis a déclaré que ce qu’il souhaitait avant tout dans un film était de faire « quelque chose qui n’a jamais été vu auparavant », une conception du Fantastique cinématographique à part entière. Considérant son scénario très original aux rebondissements impeccables et à l’humour incisif, sa musique drôlement efficace, grinçante, cynique et presque parfois cartoonesque, sa plastique élégante aux couleurs raffinées et au décors superbement irréels, ses maquillages invisibles et criant de vérité, sa mise en scène comme habituellement voltigeuse et truffée de trouvailles, son trio d’acteurs épatant (des contre emplois saisissants, en particulier pour Meryl Streep et Bruce Willis), LA MORT VOUS VA SI BIEN, résolument original et pertinent, répond définitivement bien à la conception du cinéma de Robert Zemeckis. Ainsi donc, dans LA MORT VOUS VA SI BIEN, le Fantastique tente sans cesse de s’immiscer dans le film pour corrompre l’ordre rationnel du monde réel. Il dérègle le temps, le fige et le remonte à sa guise, il entrouvre une brèche avec le monde de la mort qui vient joyeusement parasiter celui des vivants. Seulement ce film est une Comédie Fantastique et des obstacles au Fantastique se dressent tels que la science, la religion, en fait une incessante et insistante rationalisation de ce


Fantastique ainsi déridé, qui a pour effet d’impressionner et de faire rire à la fois. De plus le Fantastique est ignoré, voir ridiculisé, ce qui fournit encore une fois une bonne part du comique du film. Seulement derrière cette apparente joyeuseté morbide générale, se dissimule une profonde leçon humaine sur l’essence et le devenir de notre espèce en pleine évolution. Le Fantastique est causé par l’Homme et pour l’Homme, qui devient dans cette fiction un homme "sur-évolué", l’être vivant parfait, suprême, qui a appris à maîtriser le temps en rendant éternel un corps qui ne lui est à l’origine qu’alloué pour un certain temps. L’Homme crée donc le Fantastique au départ, puisque cette potion, véritable entrave aux lois de la nature, est censée lui apporter jeunesse et vie éternelle. Evidemment à force de trop de maîtrise de la nature, les éléments se retournent contre l’Homme et la mort le frappe dans sa propre vie. Mais le Fantastique n’intervient pas gratuitement, il intervient en se retournant contre l’Homme, car celui-ci l’a causé à l’origine. L’Homme a voulu défier la vie, il défiera finalement la mort, à trop vouloir se frotter au surnaturel. Cet éternel antagonisme mort/vie recouvre tout son sens dans ce film : respecter la vie c’est aussi respecter la mort et donc respecter un ordre naturellement établi de notre univers. LA MORT VOUS VA SI BIEN a donc beau s’amuser de la mort, il ne la considère pas moins avec respect et convenance et lui rendant sa dignité et son sens réel par rapport à la vie.


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