L’homme de l’Atlantide — Un pastiche de Vincent Morch
Une fois de plus, les Belles Lettres s’illustrent comme un acteur de pointe dans les recherches sur la littérature antique. Bien que, pour de nombreux spécialistes, elle n’ait jamais été rédigée, nous sommes heureux de présenter au public, en exclusivité mondiale, la traduction française de la fin du « Critias » de Platon, où est relaté dans le détail le célébrissime mythe de l’Atlantide. Le grec, quant à lui, sera publié ultérieurement.
Et, les ayant rassemblés, il dit que le peuple de l’Atlantide devait être châtié par sa superbe même, que l’ignorance de ses limites devait le contraindre à se confronter violemment avec elles. Il fallait que, privé des derniers reliquats de sagesse, aveuglé par sa propre illusion de puissance, l’Atlantide s’en prenne à un adversaire dont la vertu authentique lui fasse entrevoir à quel point il s’était fourvoyé. Et si Zeus avait eu besoin d’eux, s’il les avait ainsi réunis en collège, c’était pour qu’ensemble ils décident de deux choses : d’une part de jeter sur ce peuple un oubli temporaire mais total de sa filiation céleste, et d’autre part de choisir parmi toutes les autres nations celle qui serait la plus digne de lui infliger cette leçon nécessaire. Si, sur le premier point, il fallut peu de temps pour que chacun exprimât un avis favorable, vous ne serez pas étonnés, ô hommes excellents, qu’il en alla autrement du second, car chacun présentait son peuple comme le plus à même d’accomplir cette tâche. Je ne vous retracerai pas ces débats infinis, afin de ne pas lasser votre bienveillante patience. Sachez seulement qu’à leur terme, et cela non plus ne sera pas pour vous un motif de surprise, c’est Athéna et Héphaïstos qui remportèrent l’adhésion de leur père, car la tempérance et la modération des Athéniens d’alors n’avaient d’égales que leur bravoure au combat. Or Poséidon, qui s’était tenu jusque-là en retrait, prit à son tour la parole. Ils se devaient bien, certes, de punir l’impiété, mais la punir par une impiété supérieure lui semblait téméraire, car elle constituerait — 3
pour la malignité des mortels un précédent néfaste dont elle ne saurait que trop bien s’emparer. Mais comme en cette affaire on souhaitait son aval, il était bien enclin à le donner sans tarder – à condition que, dans un souci d’équité, on lui accordât deux contreparties bien minimes, afin d’être assuré que son peuple pourrait connaître à nouveau l’excellence : sous peine d’endurer son courroux personnel, le sang des rois d’Atlantide ne devait pas être répandu, et le temple bâti là où fut engendré leur lignée ne devait pas subir de profanation. Ce n’était, après tout, que le gage d’un lien minimal, qui ne compromettait en rien le projet du père des dieux. Et, prononçant ces mots, il se tourna vers lui. Zeus était abîmé en lui-même, et pesait avec soin les diverses options. Gravement, il finit par donner son accord. Ainsi les Atlantes furent-ils livrés à une démesure sans frein. Or, lorsque la folie s’empare d’un homme, n’est-ce pas là où siègent ses facultés de discerner et de commander qu’elle frappe d’abord ? Et une fois que sa tête s’est égarée, n’entraîne-t-elle pas à sa suite toutes ses autres facultés, et le reste de son corps, dans des labyrinthes fatals et des agissements destructeurs pour lui-même et autrui ? Bien que déjà les Atlantes eussent commencé de se perdre, en cessant de suivre dans toute leur rigueur les lois qu’ils avaient reçues en don, en introduisant, génération après génération, des licences sans nombre qui les agréaient plus que leurs devoirs sacrés, leur destin fut scellé lorsque l’un de leurs rois, du nom funeste d’Érébos, désira pour lui seul ce que les dieux avaient partagé en dix lots. Égaré par une ambition qui s’était assujettie tout son être, il prit en haine les neuf autres rois, et chercha à assurer sur eux son hégémonie. Il commença par flatter les instincts de la foule et ses jugements vains, afin de s’en faire aimer. Dans le même temps, il caressait la fierté de leur race, arguant de la beauté de leurs temples et de la puissance de leurs armes, pour faire mûrir en eux le projet d’un empire sans frontières, qui engloberait le monde et ses peuples innombrables. Par ses paroles de feu, il embrasa ces esprits qui s’étaient perdus déjà, et qui criaient désormais pour que s’accomplisse sa volonté criminelle. La conséquence de ces discours détestables, vous la devinez aisément, fut que le peuple
également prit en haine les autres membres du collège royal, car ceux-ci semblaient lâches, timorés, radoteurs, prisonniers d’une fausse sagesse qui brimait tout élan vers la gloire. Lorsqu’il jugea que la situation lui était devenue pleinement favorable, Érébos passa à l’action. Il choisit, pour assouvir son désir de pouvoir, de s’imposer à ses pairs lors de leur assemblée nocturne. Les taureaux furent lâchés, l’un d’entre eux égorgé, chacun fut marqué de son sang et renouvela les serments rituels. Mais lorsque les cendres du sacrifice se furent refroidies, lorsque la nuit enveloppa le temple et dissimula à chacun le visage de l’autre, la voix d’Érébos s’éleva du silence. Ils ne pouvaient ignorer la rumeur qui montait de la foule comme une mer tempétueuse, comme ils ne pouvaient ignorer la légitimité des velléités exprimées et le tort que causait à leur peuple la passivité dont ils faisaient preuve. Car le temps était venu de tirer toutes les conséquences de l’excellence de leur naissance et de leurs institutions. Si les dieux les avaient gratifiés de la plus illustre vertu et des meilleures lois de la terre, c’était bien pour leur réserver la domination de celle-ci, et afin qu’en un juste retour leurs temples fussent honorés par tout ce que l’art humain pouvait produire de plus beau. Ne pas obéir à ce qui était manifestement le dessein même des dieux, c’était encourir leur colère et leur châtiment, c’était prendre le risque qu’en sacrifice expiatoire ils requièrent leur sang et non plus celui d’un taureau sacré. Mais pour accomplir cette mission immense qui n’avait aucun précédent dans l’histoire des hommes, il fallait bien que des mesures extraordinaires fussent prises, et que l’un d’eux fût déclaré au-dessus des neuf autres pour mener les armées vers leur but. Tel était donc le choix douloureux devant lequel ils se trouvaient placés en cette nuit cristalline : respecter la lettre de leurs institutions et trahir la volonté de ceux qui les avaient créées, ou accomplir cette dernière en abandonnant quelque temps la fidélité absolue à leurs pères. Feignant alors de se soumettre aux dieux et à la décision du collège, Érébos brigua pour lui-même cette hégémonie prétendument temporaire, appelant sur lui-même la vengeance divine si jamais son discours les avait dévoyés et induits en erreur. À ce qu’en rapporta Solon, aucun des autres rois ne fut réellement dupe ; néanmoins, ces paroles impies eurent sur eux
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l’effet escompté, car en l’âme de tous, les antiques vertus avaient perdu leur empire : qui fut saisi d’une peur indigne d’un homme vraiment libre, qui s’enflamma devant la perspective d’un enrichissement sans limite. Érébos obtint donc ce qu’il désirait, et une immense clameur s’éleva de toute l’île. Jamais, de toute l’histoire des hommes, on ne vit une telle multitude se préparer pour la guerre. Chaque district fournit ses soldats qui se regroupèrent autour de la capitale de l’île. Les limites du camp échappaient au regard, et lorsque le soleil se couchait sur les armes d’orichalque, la plaine semblait s’embraser tout entière du feu de l’Hadès lui-même. Les arsenaux travaillaient jour et nuit pour jeter au plus tôt cet incendie sur nos rives. Vous décrire comment les Atlantes volèrent d’île en île pour atteindre les colonnes d’Hercule puis, divisant leur armée, conquirent d’un côté la Libye jusqu’aux frontières de l’Égypte et de l’autre les pays des barbares jusqu’à la Tyrrhénie, semant partout l’horreur et le despotisme, serait une tâche trop longue et qui nous éloignerait bien trop du sujet qui nous intéresse aujourd’hui. C’est pourquoi, avec votre consentement, j’aimerais en venir tout de suite à l’épisode qui couvre l’ancienne Athènes de gloire, et qui en aurait fait l’éternel modèle de la cité vertueuse si la mémoire de son exploit n’avait sombré avec l’Atlantide elle-même. Timée : En ce qui me concerne, je souscris volontiers à cette licence, car je suis suspendu à tes lèvres, cher Critias, et je suis impatient d’apprendre de quelle manière les Athéniens d’alors mirent en échec cette force effrayante – si bien sûr Hermocrate et Socrate sont du même avis que le mien. Hermocrate : Oui, fais donc comme tu viens de le dire. Je ne t’en voudrais certes pas d’aller au plus important, d’autant qu’il me faudra prendre la parole après toi. Sois généreux et ne leur arrache pas à ton seul profit leur bienveillante attention ! Socrate : Nous sommes tous donc d’accord. Continue ainsi que tu l’as indiqué ton récit, homme étonnant et, n’en déplaise à l’impatient Hermocrate, ne ménage pas ta peine pour nous dépeindre avec force détails cet exploit inouï.
Critias : Je vous remercie tous, et je m’efforcerai, avec l’aide des Muses, d’allier dans mon discours la vigueur et la force, afin de rendre l’hommage qui est dû à ceux qui ont su triompher, à l’aide de ces mêmes vertus, de l’immense péril qu’encouraient alors toutes les terres habitées. Bien qu’elles n’eussent pas subi le moindre revers, et que leur avancée s’effectuât dans une facilité apparente, les armées des Atlantes s’étaient en réalité considérablement affaiblies lorsqu’elles entreprirent de s’en prendre à la Grèce. Beaucoup de peuplades s’étaient en effet soumises à elles sans oser les combattre, tant semblait écrasante leur supériorité, favorisant chez elles l’idée qu’elles n’avaient qu’à paraître à la vue des cités pour que Poséidon leurs en ouvrît toutes grandes les portes : l’estime qu’elles portaient à leurs armes croissait donc à mesure qu’elles en oubliaient l’usage. Au fur et à mesure de leurs innombrables conquêtes, elles prirent de plus l’habitude de détacher des soldats pour s’en assurer le contrôle, et pour compenser ces diminutions d’effectif d’enrôler par contrainte des guerriers des peuples vaincus, dont la motivation à se battre pour elles était de toute évidence médiocre. Mais tout cela n’était rien devant la division qui régnait désormais en leur sein. Érébos prenait en ombrage la plus infime contrariété à ses désirs déréglés, et régnait désormais par la seule terreur. Les neuf autres rois d’Atlantide apprirent à feindre la soumission devant lui, mais étaient animés d’une haine féroce et rêvaient désormais de son trône. De part et d’autre, on ne songeait qu’à l’or, on ne ruminait que le meurtre. Dans l’armée s’étaient multipliées les mesures autoritaires, non pour la maintenir en état de combattre, mais pour s’assurer que l’intégralité du butin reviendrait à leurs chefs. Certains subalternes parvinrent néanmoins à s’enrichir de manière éhontée tandis que l’on exécutait pour quelques piécettes. Chacun en vint donc à mentir à tous, afin de s’assurer lui aussi une part de fortune. Ceux qui partageaient la dangereuse et modeste condition de soldat, faite de longues marches et de repas frugaux, de veilles inquiètes et d’embuscades sanglantes, n’étaient plus des frères d’arme mais des ennemis potentiels, dont on pouvait s’attendre à recevoir un coup traître au cœur même du combat. Devant ces dissensions dont il était informé, Érébos choisit de durcir davantage ses décrets et d’amoindrir
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encore plus sa puissance, car désormais ses soldats n’avaient plus le désir de lui offrir leur vie en ultime sacrifice. Néanmoins, ses forces demeuraient redoutables pour tous les peuples qui ne subissaient pas encore son joug. Ainsi donc, lorsqu’il devint manifeste que l’invasion de la Grèce devenait imminente, la réputation d’invincibilité d’Érébos terrifia de nombreuses cités, et d’aucunes souhaitèrent, comme tant d’autres avant elles, se soumettre sans combattre. Mieux valait subir quelque temps l’humiliation d’une domination étrangère, en cherchant à en alléger le fardeau par des négociations habiles, que de s’engager dans une guerre certes noble mais perdue à l’avance. Un jour, sous quelque forme que ce soit, l’occasion se présenterait bien de gagner son indépendance à nouveau. Or, parmi tous les hommes remarquables que comptait en ce tempslà Athènes, il y en avait un qui les surpassait encore tous. C’est cet homme, qui s’appelait Archélaos, qui fit retentir dans tout le monde hellénique la voix de l’honneur et de la vertu. Ces Hellènes qui se targuaient d’être des hommes libres renonceraient-ils aussi facilement à leur liberté ? Eux qui regardaient aussi complaisamment les étrangers se comporteraient-ils comme eux à l’approche du danger ? Certes, le danger auquel ils étaient confrontés n’avait jamais eu son semblable, mais cela devait être pour eux l’occasion de montrer un courage qui n’avait jamais été vu lui non plus, et qui serait pris en exemple par les générations futures. Se rendre sans s’être défendu dans l’espérance d’une captivité plus douce que si l’on s’était battu ? Ces raisonnements fallacieux ne faisaient le jeu que de leur adversaire ! Se battre ou renoncer à être des hommes, telle était l’alternative réelle devant laquelle ils se trouvaient aujourd’hui – alternative en vérité bien facile à résoudre pour les peuples farouches de la Grèce. Je vois que vous frémissez à ces mots pleins de fougue ; ils eurent le même effet dans tout ce que la Grèce comptait alors d’âmes nobles. De l’Épire à la Messénie, de la Laconie à la Thrace, des rives du PontEuxin jusqu’à Rhodes, presque toutes les cités se rangèrent derrière l’impétueux Athénien. Si toutes n’étaient pas fermement assurées de
leur démarche guerrière, toutes fournirent néanmoins assez d’hommes pour opposer aux Atlantes la plus grande résistance qu’ils n’avaient jamais eue à combattre. Mais cela n’était pas suffisant de disposer de ces hommes : encore fallait-il qu’ils soient commandés avec clairvoyance et vigueur, pour que de cette masse plurielle fût fait un corps cohérent. Or si, de par son autorité naturelle, Archélaos avait été désigné commandant de toutes les armées grecques, les autres chefs n’entendaient pas pour autant renoncer à leur influence, et des querelles sans fin s’engagèrent au sujet de la meilleure stratégie, chacun essayant d’imposer de téméraires manœuvres où il s’attribuait le rôle le plus héroïque. Deux camps se dessinèrent cependant assez vite : l’un était partisan de livrer la bataille décisive sur mer, pour détruire les forces adverses avant qu’elles ne touchent les côtes, l’autre de les laisser débarquer afin de leur imposer le combat dans des régions malaisées, là où leur supériorité numérique et leurs chars ne leur seraient guère utiles. Las ! les cités maritimes convainquirent les autres qu’il était préférable d’épargner la terre grecque, et que bien qu’en nombre inférieur elles feraient s’incliner les Atlantes devant leur art consommé du combat maritime – non sans l’espoir de prendre un tribut de nombreux bâtiments ennemis pour leur propre profit. En cette époque lointaine où les Athéniens étaient encore proches de leurs origines sacrées, encore tout à l’écoute de la voix de leurs dieux, ils n’avaient pas succombé à ce goût pour les rives lointaines et le lucre qui ferait leur malheur. Aussi Archélaos préférait-il la seconde solution, mais renonça, pour préserver l’unité, à imposer sa propre vision. Il détacha seulement dix bateaux dans cette expédition qu’il jugeait hasardeuse, et annonça qu’il tiendrait par prudence son armée en réserve, dans le cas où des bateaux adverses atteindraient le rivage. Cette décision souleva de violentes critiques. Certains osèrent même l’accuser de traîtrise. C’est pourtant cette décision-là qui sauva les Hellènes. Quel aveuglement les avait donc frappés ! Près de 1 000 navires de combat s’apprêtaient à faire cap sur la Grèce, auxquels il fallait rajouter les navires de transport. Face à cette armada gigantesque,
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les Grecs ne pouvaient opposer que 500 bateaux. Leur seule chance de succès résidait dans l’audace. Érébos concentrait toutes ses forces dans le golfe de Tarente, là même où les Parthénies fondraient leur illustre cité. Il avait disposé les navires armés à l’entrée du goulet, tandis que les navires plus lourds et moins aptes au combat se trouvaient dans la rade, afin d’être chargés en toute quiétude du matériel nécessaire à l’invasion. C’était là, dans ce havre, avant que sa flotte soit prête, que les Hellènes tentèrent de la détruire. Des marchands les avaient renseignés de ses préparatifs et de la disposition de ses forces. Ils cinglèrent vers lui, portés par des vents favorables, et passèrent à l’attaque le plus vite qu’ils le purent. La surprise, au début, fut complète. Les navires atlantes n’avaient pas eu le temps de se préparer au combat et les Hellènes en éperonnèrent beaucoup avant qu’ils ne puissent se reprendre, au point qu’ils pensèrent trop vite emporter la victoire. Dans l’enchevêtrement des épaves éventrées, dans un lieu qui était exigu pour autant de navires, ils manœuvraient avec une difficulté croissante, et finirent par se prendre au piège de leur propre fureur : les Atlantes incendièrent ces amas de bateaux dont ils ne pouvaient plus s’extraire. Ceux qui y parvenaient néanmoins, au prix d’un immense effort et d’un art admirable, étaient impitoyablement poursuivis et coulés. Bientôt, il devint évident que les Hellènes perdaient. Alors, le vent d’est forcit et tourna en tempête – et tandis que les navires atlantes s’abritaient dans la rade, ceux de leur adversaire qui avaient échappé au massacre se brisèrent sur les côtes. Sur l’île qui commandait le chenal, Érébos décida d’ériger un temple au Seigneur de la mer – non celui que l’on peut voir aujourd’hui, mais un autre plus ancien –, afin de le remercier de lui avoir été favorable en ce jour périlleux. Il avait certes perdu beaucoup de navires, mais la flotte hellène était anéantie et la voie vers la Grèce était libre. Lorsque les Hellènes apprirent cette défaite écrasante, est-il utile de vous préciser, ô hommes excellents, qu’ils en conçurent comme vous colère et désespoir mêlés ? Cet effort qu’ils avaient ensemble fourni s’était révélé si vain et si désastreux que toute envie de combattre les avait désertés. Les Atlantes avaient d’ores et déjà gagné : ils n’avaient
qu’à paraître et la Grèce leur serait offerte. Archélaos avait beau répéter que leur ennemi avait frôlé la défaite, qu’ils auraient été écrasés avec une stratégie réfléchie, que tout espoir n’était pas interdit, leurs âmes s’étaient résignées. Alors, se tournant vers les siens, Archélaos se déclara prêt, s’ils en décidaient tous ainsi, à reprendre avec eux, et au nom de l’ensemble des Hellènes, le flambeau de l’honneur qu’on avait laissé choir. Malgré le risque évident d’exposer sa cité à la ruine et ses proches au carnage, aucun ne tergiversa sur le devoir impérieux de défendre ces lois par lesquelles il était athénien, c’est-à-dire par lesquelles il voyait en chaque autre Athénien un ami. Et cette amitié réciproque, dans la situation critique où il se trouvait désormais, s’en trouvait renforcée, à la fois comme la raison de sa lutte et comme sa meilleure arme. Oui, en cette occasion, il est possible de dire qu’il n’y avait qu’une seule âme et qu’une seule volonté qui les habitaient tous. C’est ensemble qu’ils vaincraient, ou ensemble qu’ils mourraient. Aussi, assuré de leur indéfectible soutien, Archélaos décida de ne pas attendre derrière les murailles l’arrivée des Atlantes, mais d’engager le combat avant qu’ils n’eussent complètement débarqué. Érébos, qui avait des espions chez les Hellènes, savait que les Athéniens seraient seuls à lui opposer résistance, et voulut, pour en faire un exemple, les anéantir au plus vite. C’est pourquoi sa flotte se dirigea vers l’Attique et y déversa des soldats par myriades, en un lieu qui, à la suite des changements que connurent les côtes, est aujourd’hui recouvert par les eaux, et dont le nom même a été englouti. Hommes étonnants, il ne vous sera donc pas permis d’arpenter cette plaine sacrée, et d’y songer à ces héros nombreux dont la mémoire a perdu toute trace. Puisqu’il ne peut exister pour eux ni temple ni sépulture, que les quelques paroles que je vais prononcer maintenant leur soient un tombeau modeste mais digne de leur courage. Lorsque les 20 000 Athéniens attaquèrent les Atlantes, près de 200 000 d’entre eux avaient déjà débarqué. Mais ceux-ci étaient encore sans chevaux et sans chars, et fatigués par une traversée qui n’avait pas été bonne. Dès le premier corps à corps, les troupes qui avaient été enrôlées sous contrainte refluèrent vers les bateaux et, dans la confusion
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que cela entraîna, empêchèrent l’arrivée des renforts. Les phalanges athéniennes, lourdement cuirassées, infligeaient aux Atlantes des pertes sévères. Ceux-ci, qui voyaient leurs lignes se clairsemer sans qu’aucune aide ne les reformât, et qui n’avaient jamais eu à subir d’attaque aussi résolue, reculèrent peu à peu jusqu’à être adossées à la mer. Alors, saisis de panique, ils tentèrent eux aussi de rejoindre leurs bords, et beaucoup se noyèrent dans leur fuite. Érébos, qui n’avait pas même foulé le sol grec, donna l’ordre à sa flotte de rejoindre son port, et d’abandonner ces soldats qui l’avaient selon lui trahi. Tous les Hellènes fêtèrent la victoire athénienne, et alors qu’ils avaient refusé de combattre une armée qu’ils jugeaient invincible, ils voulurent poursuivre une armée qui était en déroute. Archélaos n’étaient pas dupe de ces revirements lâches, mais il jugeait utile de pousser l’avantage. À la tête d’une force imposante, il prit la route des conquêtes atlantes les plus proches de Grèce, afin d’en repousser la menace. À sa grande surprise, la division qui y régnait était telle, et Érébos y était si universellement détesté, qu’elles se livrèrent aisément, les unes après les autres. Partout il était accueilli en héros, et partout il était magnanime : il ne substitua pas une domination à une autre, mais rendit chaque peuple à sa pleine liberté – au grand dam de certains des Hellènes, qui rêvaient de fortune facile. Sa marche, chaque jour qui passait, se muait davantage en triomphe, et bientôt il parvint aux colonnes d’Hercule. Son rôle s’achevait-il ici, devait-il donner l’ordre à ses troupes de faire demi-tour ? Ou devait-il au contraire les lancer à l’assaut de cette île inconnue, afin de tenter de la museler à jamais ? Je vois que vous êtes impatients d’apprendre sa décision, ô hommes excellents, car vous ne doutez pas qu’elle est en tous points sage et digne d’admiration. Hélas ! mon aïeul, à ma grande déception, ne me l’a pas transmise, non parce quiconque avant lui l’oublia, mais parce qu’elle ne fut jamais prise. Le sort d’Archélaos et de son armée ne leur appartenait pas : il appartenait aux dieux, et se jouait sur l’île. En effet, à la suite de sa cuisante défaite, Érébos était persuadé que les neuf autres rois avaient comploté contre lui et étaient responsables de la désertion qu’il avait constatée. Il se désintéressa de la sauvegarde de
ses conquêtes, et cingla vers sa métropole pour y rétablir un pouvoir qui, croyait-il, était en train de lui échapper. Là-bas, il mit sur le compte d’obscurs démêlés la méfiance et la haine qui sourdaient envers lui, ce qui le conforta dans une folie meurtrière. Le temps était revenu de leur assemblée nocturne. De retour depuis peu de leur empire disloqué, les rois avaient du mal à se reconnaître l’un l’autre. Las, vieillis, fatigués, certains souffraient de maladie grave. Le regard d’Érébos brillait d’une fièvre pâle. Comme il en avait été depuis tant de siècles, ils accomplirent le sacrifice, échangèrent les paroles prescrites. Puis un silence glacial se fit. Lorsque la main d’Érébos se leva, et que sortirent de l’ombre ses ombres, pas un cri ne sortit de leur gorge. Mais il avait violé, sans le savoir lui-même, les deux dernières lois, celles qui furent imposées pour sa propre sauvegarde. Poséidon entra alors dans une rage folle, car il comprit à l’instant que son peuple était trop corrompu, et que Zeus n’avait peut-être jamais souhaité le sauver. Puisqu’il en était ainsi, il jouerait son rôle jusqu’au bout, et bien mieux que Zeus ne l’aurait cru lui-même ! Sous la colère sans borne de l’ébranleur des terres, toute l’île fut prise de convulsions gigantesques, et elle commença de s’enfoncer lentement dans la mer. Partout la terre s’ouvrait, les montagnes s’effondraient. Des vagues monstrueuses se mirent à balayer toutes les rives connues, emportant les hommes, ravageant les villes. En l’espace d’une journée, tout était accompli : le monde était entré dans un cycle nouveau. Il n’y a que l’Égypte à avoir été épargnée, pour les raisons que nous savons déjà, cette Égypte qui seule préserva la mémoire des événements que je viens de narrer.
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les belles lettres