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Chez moi ou le temps d’autrefois

Le chat Pipo de la maison a la fâcheuse habitude d’occuper son temps à mener une chasse terrible dans le jardin d’agrément. Cet été, j’ai sauvé trois adorables passereaux de ses griffes. Deux rougesgorges et une mésange superbement colorée. Dans ces moments-là, Pipo n’est plus mon compagnon à quatre pattes, il prend un bon savon et file se cacher dans les buissons pour quelques heures. Dernièrement, le félin s’amusait sur la pelouse avec une libellule, petit insecte au long corps taché de jaune et doté d’ailes transparentes. Pipo fila bien vite dès qu’il m’aperçut. Je pris avec délicatesse l’odonate pour le déposer sur la haie.

Depuis ma plus tendre enfance, la nature m’est précieuse, je lui voue une reconnaissance sans limites. J’aime à me fondre dans l’environnement naturel, contempler la beauté des paysages, apprécier le silence et la sérénité qui se dégagent. La nature est reine lorsqu’elle reçoit la pluie, le soleil et l’amour.

Je suis né à la campagne et j’ai vécu toute ma jeunesse dans une ferme. Mes parents étaient éleveurs d’animaux (vaches laitières et taureaux reproducteurs de sélection). De là, j’ai été habitué à côtoyer cet entourage immédiat, à la façon de vivre dans une époque où la matérialisation n’était pas développée, il va sans dire, à une vie « terre à terre » dénuée de tout superflu. Les années quarantecinq, cinquante-cinq étaient encore dans le sillage de l’après-guerre, qui avait mis le pays dans un état d’insuffisance, de manque de moyens pour progresser et se relever rapidement.

Ce mode de vie, presque autarcique, d’autoconsommation, où l’on respectait les principaux éléments de la nature (l’eau, par exemple) en évitant le gaspillage. Nous vivions au rythme des saisons, suivant le temps et les périodes de travaux indispensables.

La vie quotidienne à la maison était rustique et le foyer de la cheminée était un endroit où chacun se retrouvait. La salle commune tenait lieu de cuisine, de salle de séjour et de salle de bains, même si à l’époque la baignoire et la douche n’étaient pas inconnues. La cheminée, toujours allumée, permettait de faire la cuisine dans des poêles posées sur un trépied ou bien dans la marmite en fonte suspendue à une crémaillère. C’était la soupe à la graisse, goûtue et appétissante, qui cuisait lentement toute la soirée sur les flammes léchantes d’un bon feu de chêne. J’aimais humer la vapeur qui se dégageait du couvercle, assis près du feu sur

une bancelle tout au fond de l’encoignure de l’âtre… Dès le retour de l’école, après avoir fait collation de larges tranches de pain de six livres tartinées généreusement de beurre et de confiture maison, je me réfugiais au coin du feu pour faire mes devoirs et apprendre le fameux catéchisme avec ses questions: qu’est-ce que Dieu? À l’heure du souper, toute la famille se retrouvait autour de la grande table de ferme pour manger la soupe, bien souvent dans le silence car il fallait écouter, sur Radio Luxembourg, la famille Duraton et les informations de la journée. Le poste de radio, trônant sur une petite étagère au-dessus de la tête du paternel, me posait beaucoup de questions; comment pouvait-il loger un homme qui parle dans une si petite boite? À vingt et une heures, il était temps de rejoindre les chambres – dortoirs sans confort superflu –, occupées par des grands lits haut perchés avec leur imposant matelas et oreiller de plume qui avaient l’avantage d’être confortables, surtout en hiver. L’absence de doubles rideaux aux fenêtres ne cachait pas la nuit, la lune et les éclairs au moment des orages. On ne traînait guère à se déshabiller en plein hiver faute de chauffage et on se coulait rapidement sous les draps, même glacials, pour bien vite se réchauffer dans la douce plume de la literie et des couvertures de laine.

Le matin, dès six heures, les triolets étaient debout. L’âne, attelé avec ses hottes et bidons à lait, regagnait les herbages sur le haut du plateau surplombant la côte et la baie de Morsalines. La chasse de la montagne était bien mal entretenue, pleine de fondrières et de gros cailloux qui roulaient sous les pieds. Si le temps était à la pluie, les valeureux triolets s’abritaient en posant sur leurs épaules un vieux sac de jute en guise de capuchon. La traite dans les champs durait jusqu’à Noël, c’était un travail pénible à accomplir avec le froid, l’humidité, la sellette à un pied qui s’enfonçait dans la terre, les coups de pied ou de queue des vaches en pleine figure, tous ses désagréments pour nous faire apprécier un métier proche de la nature.

Gamin, avec mon dernier frère, je me levais vers sept heures, le temps de faire ma toilette, de prendre le petit-déjeuner et d’enfiler ma tenue d’écolier. Déjà, les parents étaient debout, le père prenait son petit café noir avant de rejoindre ses taureaux dans les clos derrière la maison. Le feu de la cheminée flambait et ma mère préparait le petitdéjeuner, un grand bol de lait chaud au Banania, ce fameux chocolat venu des pays chauds, avec son emballage jaune à l’effigie d’un beau Noir souriant à pleines dents et coiffé d’un curieux chapeau colonial. Le parfum du chocolat chaud nous titillait les papilles et le nombre de litres ingurgités ne se comptait plus! À huit heures et demie, le dong de l’horloge annonçait le départ pour l’école, la tenue d’écolier avec la fameuse blouse gris chiné, les galoches qui emprisonnaient les pieds, le capuchon en toile cirée sans manches, le cartable et la gamelle du repas de midi que nous déposions chez Marie qui faisait office de cantinière.

Lorsque nous franchissions le seuil du portail près de la mairie, j’éprouvais bien souvent une certaine réticence à pénétrer dans cette enceinte close que je prenais pour une véritable prison et appréhendais avec encore plus de force le visage rébarbatif du maître d’école. Il nous inspectait de la tête aux pieds et nous lui montrions nos mains qu’il retournait sans complaisance. Gare aux ongles noirs, car il lançait au fauteur: « Dégoûtant personnage! Va te laver au robinet du préau ».

La vie champêtre avait de beaux jours, surtout l’été à la période des foins et des moissons. C’était un immense plaisir d’accompagner les grands frères aux champs. Nous montions dans la grande voiture pour aller chercher des voyages de foin préalablement bottelé à la main très tôt le matin. Vers huit heures,

c’était le casse-croûte avec cochonnaille à discrétion, cidre pur jus et café noir, le tout posé sur une nappe au pied des « cabots » de foin. Instant agréable d’un petit-déjeuner sur l’herbe comme au temps des peintres impressionnistes.

Le plaisir de se fondre dans la nature parfumée et généreuse était irremplaçable: sentir le parfum des fourrages blonds ou des blés dorés, baignés de lumière, entendre le chant des oiseaux et humer la brise marine de la côte, ou encore percevoir dans le lointain le son des cloches à l’heure des angélus. L’heure où tout s’éveille, l’heure du zénith, l’heure du crépuscule.

Un soir de novembre, alors que la nuit était déjà tombée, un vent violent s’abattit bien vite, suivi d’une pluie torrentielle frappant avec force les vitres de la maison. Quelques minutes passèrent et la lumière s’éteignit, plongeant la maisonnée dans l’obscurité. Seuls les charbons ardents du foyer permirent à notre mère d’éviter d’aller chercher à tâtons la vieille lampe à pétrole rangée dans le cagibi de l’escalier. Cette tempête soudaine nous priva d’électricité pendant une semaine. Ce n’était pas rare à l’époque! Curieusement, j’étais heureux de voir la fée électrique disparue, sans doute content du changement des habitudes et d’avoir un aperçu de ce que pouvait être la vie d’autrefois à l’époque des grands-parents. La brave lampe diffusait un halo de lumière très faible, éclairant seulement la table. Fini la radio! C’était le moment de parler un peu plus, mais nous n’étions guère habitués. La petite flamme, prisonnière dans son tube en verre, oscillait en laissant échapper un mince filet noirâtre qui me faisait sourire quand je voyais le même éclat danser sur les verres des lunettes de ma mère. L’ambiance avait changé, et le silence renforçait le côté mystérieux des coins sombres. Je me rapprochais instinctivement de maman pour me protéger de ces ombres menaçantes d’où pourraient surgir quelques fantômes indésirables. C’était amusant de prendre une petite bougie posée sur une coupelle pour monter l’escalier et regagner les chambres en chassant les ombres comme par miracle, mais gare aux courants d’air qui jouaient au malin en soufflant la fragile flamme du bougeoir improvisé.

Un beau jour, le quincailler du bourg vint livrer un premier équipement ménager qui allait bousculer nos habitudes. C’était une cuisinière à gaz avec son four, et un meuble pour loger la bouteille… Une petite révolution qui écarta les ustensiles ménagers de la cheminée. À quelque temps de là, les parents s’absentèrent pour assister à un mariage dans la famille. Si la journée se passa bien sous la garde des aînés, le soir vint et au moment d’aller dormir une soudaine inquiétude se fit devant la fameuse cuisinière. Un dilemme se posait: devait-on laisser une bouteille de gaz toute seule la nuit, ouverte ou fermée, et comment opérer? Nous rongeâmes notre frein, sans prendre une décision. La soirée s’éternisa jusqu’au retour des parents vers deux heures du matin, diablement surpris de voir la maison éveillée. La fameuse cuisinière avait troublé nos esprits et les parents, conscients d’avoir manqué à quelques explications, ne pipèrent mot et nous envoyèrent rapidement au lit.

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