
6 minute read
Portrait ou Ma terre natale et celle de mes aïeux
from Balade cotentinaise
by Octopus
C’est un petit coin de la côte du Cotentin, mais je crois que je vais le garder pour moi, car cela fait près de soixante ans que j’ai traîné mes galoches, tout gamin, au bord du Cul-de-Loup, pour retrouver les copains d’école, ou encore l’été, lorsque j’allais en famille, une fois par an, pique-niquer sur le sable, avant de me lancer à l’assaut de la baie pour pêcher des coques. C’est un coin atypique formé par la nature et les hommes. Le paysage se présente comme un véritable tableau impressionniste, où les couleurs et la lumière se donnent rendez-vous. Le peintre Antoine Guillemet a su saisir cette petite perle avec sa palette aux couleurs chaudes et sa note de touche, pleine de délicatesse et de sensibilité.
Si le charme de cette contrée m’a toujours attiré, j’essaie de temps à autre de fouler son unique sentier qui serpente entre les buissons d’épines et les tamaris, charmants arbustes des bords de côte au climat tempéré et dont les petits chatons rosés du printemps se balancent au gré du vent. La mer, toute proche, joue à cache-cache, elle vous guette, vous attire. Lorsqu’elle bat son ressac, je la regarde inlassablement malmener une branche d’épinette, l’embarquer, puis la rejeter, la reprendre à nouveau pour la faire rouler comme une pauvre victime, l’épuiser, pour finir par l’abandonner lorsque les flots se retirent. Au cœur de la baie, les mouettes font leur tapage à coups de cris stridents qui résonnent dans l’atmosphère vide et grandiose. Plus loin, sur la digue, la fortification de Vauban veille comme une sentinelle inlassable à toute menace pouvant surgir de l’horizon. L’unique sentier incite à la balade, on le prend comme un compagnon de route, il nous sert de guide pour nous emmener plus loin dans la découverte, comme cet ancien moulin du Dic (qui veut dire « terre levée »), devenu une ruine avec ses murs lézardés et verdis, croulant sous une épaisse carapace de lierre aux feuilles charnues et luisantes. On y devine encore l’emplacement de la roue entraînée par le ruisseau du Vaupreux. Plus loin, le sentier fait un écart pour se perdre dans une prairie rendue à la nature. Ici, la mer a grignoté les terres en faisant disparaître l’antique village d’Isemberville. Sur le bord de la grève, les pierres de schiste rouge finissent de s’effriter, mêlées au sable fin et à la terre végétale.
Au bord de l’eau, au creux du sentier, au milieu des haies, le silence est grand et ce n’est pas les premières maisons du rivage qui modifieront cette belle quiétude propre à la campagne, qui vous met l’esprit à rêver, à profiter du simple bonheur de la vie. La première bâtisse tourne le dos au sentier, elle est basse et trapue, une pelouse d’herbe rase l’entoure. Le long d’une haie, une barque de
pêcheur est couchée sur le flanc et ne semble guère disposée à reprendre le large. Deux ou trois pins maritimes courbent leur port pour résister aux vents des tempêtes. Un chien vient vous saluer en vous reniflant, s’apprêtant à vous lécher les jambes. Au croisement d’un chemin bitumé, le village se resserre, s’amplifie pour former une ruelle ou plutôt une impasse qui se jette dans la mer. À marée haute, il faut bifurquer et rentrer dans les terres pour longer le troupeau de maisons. Si la marée est basse, la flânerie se prolongera sur l’étroite plage de sable gris, jonchée de coquillages et de longues laisses de varech brun séchées par le soleil et les embruns. Les odeurs sont fortes, enivrantes, c’est l’odeur de la mer, de la pêche, du poisson dans les casiers. En face, la longue digue, mince et élégante, de la Hougue, s’étire presque nonchalante, indifférente à l’agitation fébrile des travailleurs de la mer circulant à marée basse avec leurs tracteurs entre les tables à huîtres. Du rivage, les formes s’estompent et se présentent comme un modelé de couleurs minérales que la lumière modifie, faisant apparaître par instants une richesse de coloris mouvants et insoupçonnés. Passé le minuscule ruisseau qui vient fendre le sable d’une petite rigole, on se trouve sur le territoire de Morsalines, bourgade charmante aussi discrète que curieuse et pittoresque. Mais, n’exagérons rien, le village reste en bonne harmonie avec celui de Quettehou, sa voisine, avec un petit plus marqué par la construction de quelques belles villas à l’époque de la vague des bains de mer. Aujourd’hui, tout est calme et les gens d’ici restent fidèles à leur paradis terrestre. Le filet unique de la rue contourne parfois des bâtisses enchevêtrées, aussi coquettes les unes que les autres et qui tiennent à ouvrir leurs volets face à la baie. Certaines ont même les pieds dans l’eau, leur base épouse la forme d’un navire renversé. En hiver, le hameau semble bien seul, les portes sont closes, les treilles des glycines ont perdu leurs opulentes fleurs, les rosiers sont desséchés, les barrières des jardinets restent fermées. Parfois, le froufroutement d’une brise légère au parfum subtil et envoûtant de la mer s’insinue entre les coulées que forment les maisons. Un chat rôde le long des murs en schiste et vous guette avec méfiance, prêt à sauter sur un muret pour aller se cacher. L’herbe folle reprend ses domaines préférés. Un long mur forteresse protégé par des galets entassés et maintenus par de gros pieux protège les maisons des attaques et de l’acharnement de la houle lors des grandes marées… Le faîte peut servir de sentier, et de là, le regard ne peut éviter de découvrir les élégantes villas et leurs beaux jardins bordés de palmiers ou de mimosas. Plus loin, les dernières fortifications de la Redoute apparaissent, ce sont les vestiges d’une construction qui a servi à surveiller et à défendre la côte à l’époque du grand amiral de Tourville.
Comment oublier ce qui nous accompagne tout au long du parcours, la vue sur l’arrière-pays avec ses collines boisées et verdoyantes, là où se nichent encore quelques vieilles pierres de manoir, mais aussi deux beaux clochers fortifiés, l’un de SaintVigor sur son promontoire, l’autre de Notre-Dame de Morsalines bordant le marais et la grève? Dans son écrin de verdure, ce dernier semble dormir, lassé peut-être de guetter l’horizon, mais juste derrière lui, un petit phare campe sur les hauteurs, tout de blanc vêtu, pareil à un fantôme sortant du bois environnant.
La randonnée peut se poursuivre, car l’ancien sentier des douaniers est entretenu. Il longe la grève et une zone très marécageuse, que la mer recouvre aux grandes marées. C’est un endroit solitaire, un peu désolé. Seule, comme pour braver cette solitude angoissante, une vieille maison, aussi triste qu’austère avec ses volets fermés, semble attendre patiemment la fin de son existence. La grande Berthe, sa propriétaire, l’a quittée depuis un demisiècle. Cette femme haute perchée, chaussée de grandes bottes noires, le visage taillé à angles vifs, les cheveux s’effilochant au vent, semblait toujours très active lorsqu’elle traversait d’un pas décidé le
hameau du Pont, menant à la corde ses deux vaches à la pâture par la chasse de la Montagne.
Ainsi, ce Cul-de-Loup dont la dénomination n’a rien à voir avec l’animal, puisque l’origine viendrait du mot scandinave kreyta, qui veut dire « marais » et « vallon », mots déformés par le parler local, devenus keytalaut et tchudlou. La version française retint le Cul-du-Loup, nom que l’on retrouve dans divers endroits de la côte. Mon « tchudlou » est ainsi, aussi singulier qu’émouvant, aussi simple que beau, au milieu d’un pays verdoyant et plantureux qui sut donner quelques belles lettres de noblesse au domaine de l’élevage, mais encore avec ses cultures légumières et son histoire chevaleresque et maritime.

Morsalines, le rivage
> Saint Vaast, le port et Tatihou Quettehou, Cul du Loup


