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Les deux mondes des Eaux-Vives ne font plus qu’un
Rénovée, la bibliothèque du quartier invente de nouvelles manières de circuler entre les collections adultes et jeunes, tout en tissant sa singularité aux rayons du théâtres et de la poésie. Visite guidée avec ses bibliothécaires responsables et avec l'architecte qui a conçu la rénovation
Deux mondes parallèles, posés l'un sur l'autre : c'est ainsi que la bibliothèque des Eaux-Vives se présentait, de son ouverture en 1990 jusqu'à l'année passée. L'un de ces mondes était au rez-de-chaussée, on y accédait de manière ordinaire depuis la rue. L'autre était au premier étage, avec sa propre entrée au bout d'un escalier extérieur qui marquait la façade comme une bizarrerie. On parlait de cette bibliothèque au singulier mais en fait, elle était deux. Après des travaux achevés en avril dernier (lire l'encadré), les deux mondes sont aujourd'hui réunis. L'occasion de redécouvrir la BM Eaux-Vives, ses interactions avec un public très investi, son intérêt pour le théâtre et la poésie.
« Avant, c'était vraiment comme s'il y avait deux bibliothèques. Des parents venaient en bas avec leurs enfants et n'étaient pas au courant qu'il existait une section adultes à l'étage du dessus. Et lorsque, chez les adultes, on disait à quelqu'un que tel album de BD classique se trouvait en fait chez les jeunes en bas, le plus souvent la personne ne descendait pas », racontent Céline Barnet et Roane Leschot, bibliothécaires responsables du lieu. Cette dualité faisait surgir parfois d'étranges visions. « Une fois, nous présentions la bibliothèque à une classe en expliquant : “Quand vous serez plus grand-e-s, vous pourrez monter au premier étage et emprunter des livres pour adultes”. Un garçon nous dit : “Pour adultes, vous voulez dire, euh…” Il pensait qu'il y avait tout un étage de livres interdits aux mineur-e-s, ça avait l'air de lui faire carrément peur. »
La notion de « site unique » réunissant les espaces Adultes et Jeunes, un concept qui traverse l'ensemble du réseau BM depuis une dizaine d'années, s'incarne ici de manière très affirmée. Exemples ? « Dans l'espace dédié aux littératures de l'imaginaire, à la science-fic-
tion et au fantastique, nous avons mis les collections enfants et adultes face à face, avec des fauteuils au milieu, créant une passerelle entre ces deux facettes d'un même univers de fiction. Au rayon bande dessinée, on met côte à côte les titres destinés aux jeunes (dès 10 ans) et aux adultes, qui peuvent avoir du plaisir à relire Lucky Luke ou Tintin sur l'étagère d'à côté. Et les DVD, qui sont un produit d'appel tout public, sont placés tous ensemble au rez-de-chaussée. » Butiner le rez-de-chaussée

L'ancienne séparation entre mondes parallèles s'estompe, donc, et chaque étage trouve une nouvelle singularité. « Les collections pour les enfants les plus jeunes, de 0 à 9 ans, restent regroupées au rez-de-chaussée. Elles côtoient une “bibliographie du mois” avec une sélection de nouveautés et de coups de cœur, pour que les parents qui accompagnent les tout-e-s petit-e-s, et qui ne peuvent pas trop s'éloigner, aient sous la main des ouvrages susceptibles de les intéresser. En ce qui concerne les périodiques auxquels la bibliothèque est abonnée, nous en mettons une quinzaine au rez-de-chaussée : la Tribune de Genève, Le Courrier, L'Obs… des titres faciles à butiner. »
Sous un premier étage plutôt tranquille, le rez-dechaussée est donc désormais « l'étage voué au va-etvient convivial, où les gens vont se retrouver, entre des enfants de deux ans et un grand-père qui lit le journal à côté ». Tout cela se module selon les moments de la journée. « À l'heure de la sortie de l'école, c'est évidemment hyper chaud. À d'autres moments, c'est beaucoup plus calme. Chaque personne aura l'intelligence de choisir comment consommer sa bibliothèque, de la même façon dont on regarde, dans les transports publics, quelles sont les heures de grande affluence. »


La médiation culturelle — rencontres, conférences, ateliers… — prend également place au rez-de-chaussée. « Tout ce qui se trouve dans l'emplacement qui lui est dédié est sur roulettes. On peut donc gérer la taille de l'espace, en faire un cocon en tirant des rideaux devant la baie vitrée qui donne sur la rue, ou au contraire ouvrir et mettre — pourquoi pas — la médiation culturelle en vitrine. »
La poésie dans les murs et dans la rue
Depuis longtemps, la BM Eaux-Vives se singularise au sein du réseau par l'importance accordée au théâtre et à la poésie dans ses collections. « Pendant des années, nous avons acheté tous les textes de théâtre qui allaient être montés sur les différentes scènes genevoises. Nos acquisitions sont devenues ensuite moins exhaustives, mais l'accent sur le théâtre est resté. Il va d'ailleurs être renforcé à nouveau, en lien avec l'installation de la nouvelle Comédie dans le quartier. »
Et la poésie ? « Il est important qu'il y ait une bibliothèque dans le réseau qui en propose, car la poésie, c'est le vivant du langage. Elle a une force particulière pour faire du sens, on le constate en temps de crise ou sous tous les régimes dictatoriaux. Elle est aussi en prise avec le monde actuel, ce n'est plus le truc précieux du grand bourgeois avec sa plume d'oie, aujourd'hui la poésie est dans la rue. Les artistes, tels Souleymane Diamanka, qui font du slam — des textes déclamés à la manière du rap, mais sans musique — se revendiquent d'ailleurs poètes. » Dans ce domaine, la BM Eaux-Vives propose des livres, mais également des ateliers tels que le laboratoire poétique « La petite usine à poèmes », organisé dans le cadre de la programmation hors-murs « De parc en parc » au Bois de la Bâtie en 2021. « Nous avions découpé des poèmes en morceaux que le public pouvait rassembler, mêlant des vers de Louise Glück, Marina Tsvetaïeva, Brigitte Fontaine, Alexandre Voisard et Paul Éluard… Chaque personne était ensuite invitée à recopier le résultat sur une carte postale et à l'envoyer à quelqu'un de son choix. Les parents poussaient leurs enfants à participer et finissaient en général par se prendre au jeu. C'était un carambolage de poèmes, mais aussi un carambolage social où tout le monde, enfants et adultes, interagissait. »
Avec tout cela, les Eaux-Vives viennent de retrouver un public qui, au cours des mois de fermeture, s'est révélé à la fois loyal et nomade. « On perçoit chez nos utilisatrices et nos utilisateurs un sentiment d'appartenance fort, même si une enquête a montré que le public des Eaux-Vives est nomade et qu'il a fréquenté d'autres bibliothèques du réseau pendant notre fermeture. On sait que les gens sont très attachés à ce lieu et au conseil qu'ils y reçoivent, qui va d'ailleurs dans les deux sens : nos lectrices et nos lecteurs nous font des suggestions de manière informelle. Notre public participe à la constitution de notre fonds et du coup, il se sent un peu plus chez lui. Tout le monde est pris ainsi dans une communauté d'échanges. Les Eaux-Vives, c'est un peu une bibliothèque participative. »
Un escalier, ça peut tout changer
Après 15 mois de fermeture pour travaux, la Bibliothèque des EauxVives a rouvert ses espaces le 21 mai. Qu'est-ce qui est pareil, qu'est-ce qui a changé ? Visite guidée avec l'architecte Nelson López, auteur du projet de transformation et d'aménagement intérieur.
1.
Un escalier en béton brut, à l'intérieur, remplace l'ancien escalier extérieur, en métal et en colimaçon. Et ça change tout… « C'est le point central du projet. Mon bureau d'architectes a été approché au départ pour étudier la manière d'améliorer la liaison entre les deux étages. Cet escalier a donc été conçu pour que les deux niveaux deviennent un seul ensemble et qu'il y ait une fluidité, une continuité entre les espaces. Pour lui donner un caractère, nous avons coulé le béton dans un coffrage dont le bois avait été traité préalablement en le brossant et le brûlant, de manière à faire ressortir ses veines et à donner au béton cette matérialité. En arrivant en haut de l'escalier, on est entouré-e d'éléments de mobilier assez bas, qui permettent d'avoir une vision d'ensemble des rayonnages, pour ensuite partir les explorer. » 2.
Le bois, que le public s'inquiétait de voir disparaître, reste bien là… « Nous avons conservé partout les parquets, les parois et les revêtements en chêne. Auparavant, les plafonds étaient aussi totalement en bois, ce qui rendait les lieux sombres, on avait l'impression d'être dans une boîte en bois un peu écrasante. Nous les avons donc remplacés par des plafonds blancs. »
3.
Les fenêtres en demi-lune, emblématiques du lieu, reprennent toute leur place : on voit dedans et on voit dehors… « On sentait que, avec le temps, l'aménagement de la bibliothèque avait été un peu modifié à gauche et à droite, les choses s'étaient entassées, l'espace s'était peu à peu surchargé. À
l'arrivée, tout avait fini par être placé parallèlement à la façade, ce qui faisait qu'en s'éloignant à peine des fenêtres, on les perdait de vue, on se retrouvait complètement entouré-e de livres et on ne savait plus très bien où on était.
Nous avons replacé les rayonnages sur des axes allant du centre vers les fenêtres, avec une circulation tout autour, de manière à ce que, où qu'on se trouve dans l'espace, on ait toujours un regard vers la lumière et vers l'extérieur. Celui-ci, du coup, est beaucoup plus présent.
Le point de vue qu'on a depuis l'extérieur a changé aussi : on voit les tranches des livres éclairées et on se rend compte qu'il y a une bibliothèque au premier étage, alors qu'avant, on voyait un trou noir. »
4.
Les livres font partie intégrante de l'esthétique du lieu… « L'idée, c'était d'avoir un vocabulaire d'intervention basé sur le chêne du parquet et des parois, sur des éléments métalliques gris anthracite et sur le blanc des étagères et du plafond. Après, ce qui fait vraiment la couleur, ce sont les livres, ce sont ces tranches qui vont amener la diversité et le mouvement à l'intérieur de la bibliothèque. »
5.
Les rendez-vous culturels disposent d'une « scène magique » au rez-de-chaussée… « À l'époque où les lieux ont été conçus, une bibliothèque n'avait pas encore la diversité des activités actuelles, on était donc dans une architecture et dans un aménagement intérieur essentiellement dédiés à la lecture en silence et au prêt des livres. Aujourd'hui, la bibliothèque fait aussi de la médiation culturelle: des conférences, des ateliers, des expositions… ce qui fait qu'à un moment donné, on se retrouvait avec un programme trop important par rapport à la surface d'environ 600 m2 qu'on avait à disposition.
Il fallait donc soit faire des choix et éliminer quelque chose, soit accepter qu'il y ait un espace plus polyvalent et plus mobile. C'est ce que nous avons fait au rez-de-chaussée. Avec du mobilier sur roulettes (en l'occurrence celui de la collection de DVD) et un système de rideaux, on peut créer un volume fermé, séparé du reste de la bibliothèque. Nous avons fait là un peu une scène magique, où on peut cacher et faire apparaître des choses. »
6.
Les briques de la façade sont encore toutes là… « Elles sont assez caractéristiques des années 80 — la période où le bâtiment a été projeté —, mais les architectes y reviennent beaucoup aujourd'hui, car elles ont une chaleur et une qualité visuelle indéniables. »
Un demi-siècle d'attente pour une bibliothèque
La création d'une bibliothèque municipale dans le quartier semble se décider une première fois en 1942. C'est une époque où « les bibliothèques municipales et les salles de lecture sont prises d'assaut » par le public, lit-on dans le procès-verbal du Conseil municipal, le 15 décembre de cette année-là. Un conseiller municipal, le libéral Alphonse Bernoud, demande qu'on ajoute au projet une salle de lecture, qui est « plus utile que la bibliothèque parce que les gens sont heureux de se chauffer. C'est ce qu'on constate à la Madeleine ou à la place des Alpes » (où se trouvent alors les bibliothèques du centre-ville et des Pâquis).
Une année plus tard, le 21 décembre 1943, le Conseil municipal relève que « le projet de création d'une bibliothèque aux Eaux-Vives ne présente pas d'urgence, vu les nouvelles installations faites à la bibliothèque de la Madeleine, laquelle est proche des Eaux-Vives ». En 1948, le projet est mis en veilleuse : « Par suite d'insuffisance de locaux, il n'est pas possible, pour le moment du moins, d'envisager la création d'une telle bibliothèque. (…) Jusqu'à solution de ce problème, les intéressés devront avoir recours à la bibliothèque de la paroisse protestante, comme ce fut le cas jusqu'à maintenant », lit-on dans le procès-verbal du 19 novembre.
Le dossier est rouvert 42 ans plus tard, en 1980. On décide alors de réaliser une étude, qui est inscrite au programme financier quadriennal et réalisée en 1982. En 1986, l'exécutif municipal propose d'ouvrir un crédit pour la construction d'un immeuble d'habitation au 2, rue Sillem, comprenant la bibliothèque. Le crédit est voté l'année d'après, le projet d'architecture est réalisé par Philippe Moreno et Dominique Gampert, les travaux commencent. Le 12 septembre 1990, le Journal de Genève célèbre l'ouverture en notant qu'il s'agit de « la première bibliothèque entièrement informatisée. Au lieu des fiches traditionnelles, les usagers trouveront dans les salles plusieurs ordinateurs leur permettant d'avoir accès à une base de données de 40 000 titres ». Quoi d'autre ? « Chaque bibliothèque de quartier a sa “couleur” particulière ; située tout près du lac, celle des Eaux- Vives offre un rayon plus important sur la navigation et les bateaux (…). Le premier étage est enveloppé de bois, rappelant les anciens cabinets de lecture. Le mobilier est le même que celui choisi par Mario Botta pour la bibliothèque de Villeurbanne. Selon le Département des travaux publics, cette bibliothèque est absolument nécessaire, dans la mesure où elle “complétera l'animation d'un quartier passablement pauvre en équipements culturels et qui n'était jusqu'à présent desservi que par le Bibliobus”. »
Tout vite
Qu'est-ce que c'est qu'une « lecture d'été » ?
« Il est vrai que nous avons cette demande à chaque début d'été : “J'aimerais un livre pour la plage, pas prise de tête, qui détend…” Nous avons en stock un grand échantillon de ce type de lecture. Mais il y a une autre école (dont je suis !), qui profite d'être en congé et donc d'avoir le temps pour une lecture au long cours, pour se lancer dans un bon gros pavé (Fin de combat de Karl Ove Knausgaard, 1400 pages, l'été dernier, ou Chroniques de l'oiseau à ressort de Haruki Murakami et Water music de T.C. Boyle il y a quelques années, ou alors un classique, genre Guerre et Paix). Certain-e-s lecteurs-trices se lancent de la même manière dans des documents plus exigeants, comme Sapiens, ou un essai de Thomas Piketty. »
— Dominique Monnot, bibliothécaire à la BM Servette « La lecture d'été, cela peut être… trois cents pages chiffonnées, déchirées, mais dévorées sous apnée tant le suspens est intense, quelques vers (bien tassés ! ) provoquant un éclair de lucidité, de beaux mots lus à voix douce à quelqu'un que l'on aime, de vertigineuses et solitaires méditations philosophiques, un conte initiatique inspirant partagé avec un enfant au bord de la sieste, un chapitre repris plusieurs fois les yeux mi-clos tant il fait chaud, un magazine très sérieux et un autre moins sérieux (qui n'est pas à nous, hein, on nous l'a passé… si si) sentant bon la crème solaire, un roman last minute acheté dans le dédale d'un aéroport, un ouvrage laissé par un voyageur ou une voyageuse dans un hôtel dont le titre pique la curiosité… Dans tous les cas, des mots-pensées qui nourrissent l'âme, vivifient l'esprit, agitent les neurones, activent l'imagination, déclenchent une palette d'émotions, sublimant cette saison chaude et lumineuse, ponctuée de tranches de liberté. »