12 minute read

Le magot monstre du Cinoche

Next Article
Lectures d'été

Lectures d'été

Le

monstre magot

du

Cinoche

Il était une fois, dans un passé à la fois déjà lointain et encore tout frais, un vidéoclub appelé Le Cinoche. Ouvert en 1984 dans la commune genevoise de Chêne-Bourg — au 10, rue Peillonnex, 200 mètres au sud de la nouvelle gare du Léman Express —, le lieu se désignait, avec une simplicité remplie de fierté, comme « la vidéothèque des cinéphiles ». Et c'était vrai : pour le public passionné d'œuvres classiques et de cinéma d'auteur-e, c'était la source où s'abreuver en cassettes VHS, puis en DVD et en BluRay de « grands films ». On croyait même savoir que le réalisateur Jean-Luc Godard s'y rendait une fois par semaine, et que son confrère Alain Tanner était également un habitué.

Mais comme l'éléphant dans la fable des aveugles, qui est identifié à tâtons comme un arbre ou comme un serpent selon qu'on touche telle ou telle partie de son corps, l'identité du Cinoche changeait radicalement suivant l'expérience de la personne qui en parlait. Pour une partie de la clientèle, c'était un antre où on allait se vautrer dans les films d'horreur. Pour d'autres, c'était un rayon pornographique planqué au sous-sol. Pour la plupart, c'était avant tout un réservoir inépuisable de blockbusters, qui faisaient tourner la boutique en rapportant plus de deux tiers du chiffre d'affaires. Pour d'autres encore, qui avaient peut-être tout compris, c'était tout simplement un lieu autour de l'an 2000, il n'en reste que six en 2015. Le propriétaire du Cinoche déclare alors que désormais, « notre rentabilité est de zéro ».

Un raz de marée de DVD

Que faire ? En 2016, une pétition appelée « Sauvons le Cinoche » récolte 800 signatures. Un client du vidéoclub, le Chênois Alain Kolly, qui dirige alors les Établissements publics pour l'intégration (EPI, voués à l'emploi de personnes en situation de handicap ou en difficulté d'insertion), engage alors son institution dans le rachat de l'enseigne. Temporairement sauvé, le Cinoche deviendra en 2017 le seul vidéoclub genevois encore en activité, puis, en 2019, le tout dernier survivant de sa branche dans l'ensemble du pays. Mais la fréquentation continue à baisser, et les EPI tirent la prise en 2019. Le Cinoche ferme définitivement le 30 juin, après un défilé de fidèles qui lui témoignent leur affection et leur affliction.

Reste à savoir quoi faire du trésor filmique accumulé. Le détruire ? Pas question. Le vendre ? Quelques essais ont lieu, avant même la fermeture, mais l'opération ne décolle pas. L'offrir purement et simplement au public genevois, par l'intermédiaire d'une Le dernier vidéoclub de Suisse, célébré autrefois comme le paradis des cinéphiles, a fermé ses portes institution telle que les Bibliothèques municipales qui le mettrait à sa disposition ? Cette idée finit par s'imposer. à Chêne-Bourg en 2019. Aujourd'hui, ses 35'000 films sont en train de déferler sur les Bibliothèques Une convention de don est signée à l'automne 2020. Pour les cinéphiles, c'est une bonne nouvelle. Pour les municipales équipes des BM, c'est tout d'abord un raz de marée.

auquel rien ne manquait. « Je prends et garde tout ce qui existe afin d'avoir le choix le plus vaste possible », déclarait en 2005 le propriétaire, Pierre-Alain Beretta, dans la Tribune de Genève.

La presse parlait du Cinoche comme du « meilleur vidéoclub de la République » comme d'une « caverne d'Ali Baba », comme d'un « coffre à trésors ». Mais aussi, à partir du milieu des années 2010, comme d'un spécimen d'une espèce en danger. Payer une demi-douzaine de francs pour louer un DVD pendant une journée est en effet une habitude qui tend à disparaître au cours de cette décennie. Des 80 enseignes que le canton compte à la grande époque de la cassette VHS, puis des 60 qu'on dénombre « Nous avions fait une étude, un calcul volumétrique à partir du nombre de films attendus — on parlait de 35'000 — pour déterminer la place de stockage qu'il nous faudrait. Selon ces prévisions, tout devait rentrer dans notre box au sous-sol », raconte François Gerber, responsable des acquisitions à l'Unité de gestion des collections des BM (UGESCO). Seulement voilà : « Le transport s'est fait en trois chargements, en février 2021. Dès la première cargaison, lorsque nous avons vu descendre le pont du camion, nous nous sommes dit : ça ne rentrera jamais. » De la cave, remplie du sol au plafond, le stock déborde vers les bureaux, formant des murailles épaisses comme des forteresses.

Les traces du Cinoche en ligne

– La machine à remonter le temps du site Internet Archive permet encore de naviguer quelque peu dans le site du Cinoche, conservé de façon sommaire dans sa version de 1999, de 2016 ou de 2019. Rendez-vous sur le site web.archive.org et tapez «www.lecinoche.ch» dans la case de recherche. – À l'heure où nous écrivons ces lignes, si on rentre l'adresse du vidéoclub (10, rue Peillonnex) dans Google Maps, on tombe toujours sur sa sa devanture. Vertige du tri

Lorsqu'on se met à piocher là-dedans, nouvelle surprise : entre les objets physiques et la liste qui les accompagne, la numérotation ne colle pas. « Souvenez-vous : comme dans la plupart des vidéoclubs, les rayons du Cinoche exposaient des boîtiers vides, accompagnés de petites cartes portant des numéros qui correspondaient non pas aux films, mais aux différents exemplaires de chaque DVD. Pour les titres à succès, le nombre d'exemplaires pouvait aller jusqu'à 18… Vous preniez donc une de ces cartes, vous alliez au comptoir, la personne partait chercher le disque à l'arrière et vous le donnait dans un boîtier neutre, sans sa jaquette d'origine qui, elle, restait exposée sur place. Ce qui manquait, c'était le fichier qui aurait permis d'associer chaque titre à ses exemplaires. Manifestement, il était perdu », détaille François. Double vertige : il faut se débrouiller, pour commencer, pour retrouver les disques à partir de leur jaquette. « Surtout, on a réalisé que le nombre était bien plus élevé que prévu : on attendait 35'000 films, on se retrouve avec 55'000 DVD et Blu-ray. »

Commence alors un premier tri. Qu'est-ce qu'on rejette ? « Le premier critère d'exclusion portait sur les caractéristiques techniques. Autrefois, l'encodage numérique des DVD variait selon les régions géographiques, pour permettre aux maisons de production de maîtriser la distribution sur le marché. Vous aviez notamment une zone 1, nord-américaine, associée à un format vidéo appelé NTSC, et une zone 2, européenne, associée au format PAL/SECAM. En général, les DVD zone 1 n'étaient pas lisibles sur les lecteurs réglés sur la zone 2, et vice-versa. » Les disques zone 1 sont donc éliminés. Quoi d'autre ? « Nous n'avons retenu ni les films en 3D, ni les Blu-ray 4K Ultra HD, en très haute définition, car il faut dans les deux cas des appareils spéciaux pour les lire. » Tout ceci aurait peut-être été gardé si les Bibliothèques municipales étaient vouées à l'archéologie des nouvelles technologies… ou si elles étaient un musée des fausses bonnes idées. On se souvient en effet d'une époque, au début des années 2010, où on pensait que la technologie 3D (qui donne aux films l'illusion du relief) allait peut-être sauver le marché du DVD.

Deuxième décision, qui pourrait paraître contre-intuitive : « Nous avons gardé tous les films qui figuraient déjà dans notre catalogue, pour lesquels nous n'avions donc pas besoin de nous demander s'ils avaient leur place chez nous. » Ces doublons — il y en a 14'000 — sont conservés en tant que « réassort » et stockés dans le sous-sol de la bibliothèque des Pâquis, d'où ils pourront resurgir en cas de besoin, pour remplacer des DVD perdus ou abîmés, ou en cas de désir, pour enrichir l'éventail des bibliothèques qui les voudraient. Le tri suivant porte sur le reste : les 17 à 18'000 titres que les BM ne possédaient pas encore.

Des vagues d'horreur

Premier étonnement : une impression de coq-àl'âne, loin de la logique bibliothécaire où le voisinage entre « documents » (livres, disques, films…) indique en général une proximité de leurs contenus. « Ici, en piochant, on rebondit tout à coup d'une super sélection de films classiques à l'intégrale de Bud Spencer

et Terence Hill, des séries B italiennes des années 70-80, entre comédie et film d'action, basées sur des successions de scènes de baston », raconte Martin Läng, l'un des membres du groupe de sélection. Au sein de l'équipe, ces films suscitent des discussions effervescentes. Entre le navet pur et simple, le « nanar » qui amuse par ses défauts, le « film culte » vénéré d'une manière quasi religieuse par un public de niche et le film auquel on octroie le statut de « classique », la frontière est parfois floue…

« Dans le lot, il y avait aussi des films d'horreur à n'en plus finir, surfant souvent par groupes sur une même vague : pour chaque film comme Des serpents dans l'avion (2006), il y en avait à coup sûr cinq ou six semblables derrière… Ce phénomène d'imitation est hyper répandu : vous avez la mythologie grecque revisitée dans Le Choc des Titans (1981), et dans la foulée vous tombez sur une demi-douzaine de films qui ont presque le même titre et la même couverture », reprend Martin Läng.

Garder, ne pas garder, retenir l'original, virer les clones ? Le débat n'est pas clos. Entre-temps, la bibliothèque de la Cité a commencé une sélection de « séries Z ». Exemple ? L'attaque de la moussaka géante (1999), qui montre exactement ce que son titre promet, avec

Tout sort tout le temps au rayon DVD

« Il y a une chose à savoir pour les DVD : tout sort tout le temps », signale Martin Läng, collaborateur de l'Unité de gestion des collections des BM (UGESCO) après avoir longtemps travaillé au rayon cinéma de la bibliothèque de la Cité. À la différence des livres, qu'on finit par éliminer du catalogue ( « désherber », comme on dit en langage bibliothécaire) lorsque personne ne les emprunte plus depuis plusieurs années, tous les films des bibliothèques municipales sont toujours empruntés. Si l'habitude de louer des DVD dans des vidéoclubs a disparu, la pratique consistant à en emprunter (gratuitement) en bibliothèque ne faiblit donc pas. « Il n'y a pas de concurrence entre ce que le public emprunte chez nous et ce qu'il regarde en streaming. Dans l'offre en ligne, on va chercher le dernier blockbuster, le film dont tout le monde parle, des titres récents… mais contrairement à ce qu'on pourrait s'imaginer, sur Internet il n'y a pas tout. Aux BM, nous essayons de cibler un cinéma hors mainstream, pour que le public puisse voir des œuvres qu'il ne trouvera pas sur des sites pirates ou sur Netflix et compagnie. »

Résultat ? « Cette approche fait venir pas mal de monde, y compris des jeunes. Aujourd'hui toutes les consoles de jeu sont d'ailleurs équipées en lecteurs Blu-Ray (qui lisent aussi les DVD), on n'a donc même plus besoin d'acheter un appareil dédié pour voir des films. » À la différence de ce qui se passe dans le domaine du livre, où les best-sellers sont toujours demandés, les films à succès ne font pas spécialement courir le monde vers le rayon DVD des bibliothèques. « Il y a aussi le plaisir de butiner : on cherche, on cherche, et pour finir on trouve souvent autre chose que ce pourquoi on était venu-e. »

les rues d'Athènes envahies à coups d'aubergines depuis une soucoupe volante… Est-ce qu'il y a, par ailleurs, des films qu'on recale car trop enfoncés dans un système de valeurs qu'on souhaite dépasser ? « Les films d'”auto-justice” des années 80, imitations de la série L'Inspecteur Harry avec Clint Eastwood qui en avait lancé la mode, glorifiant des figures de justiciers autoproclamés, ne passeraient plus tellement aujourd'hui », relève Martin Läng.

Un tsunami au compte-gouttes

Du côté de la cinéphilie « sérieuse », tournée vers le cinéma d'art et d'essai et vers l'histoire sociale et culturelle du « Septième art », le fonds du Cinoche réserve également des surprises à l'équipe de sélection. Voici Bella ciao (2001), avec Jacques Gamblin, histoire d'un couple toscan qui fuit l'Italie fasciste pour l'Amérique et se retrouve par accident à refaire sa vie à Marseille ; ou Orca (1977), avec Charlotte Rampling, thriller sanglant où un prédateur humain est confronté à la vengeance d'un mammifère marin : « Deux films que j'avais longtemps cherchés sur le marché, sans jamais les trouver », note Divya Jagasia. Voici Echo Park. L.A. (2006), « un film important dans l'histoire du cinéma gay latino-américain, qui avait d'abord été écarté parce que sa couverture semblait annoncer une bête série télé », raconte Francesco Ceccherini. Voici encore Graffiti Party (1978), « un film de surf qui, de prime abord, n'a pas l'air terrible, mais qui après quelques recherches se révèle être le fondateur d'un genre », relève Géraldine Veyrat.

Et ensuite ? En février 2022, une année après le déferlement de cette avalanche filmique, les titres sélectionnés ont commencé à être proposés aux bibliothèques du réseau, qui déterminent au bout du compte le sort de chaque film en faisant leur marché chaque mois dans une liste de 200 titres préparée par l'équipe de sélection. À l'heure où nous bouclons ce numéro, en mai 2022, 346 titres ont été retenus, en fonction des critères de choix propres à chaque bibliothèque, mais aussi de la place disponible. C'est ainsi que des titres tels que Karate Kid (1984) ou L'Opéra de quat'sous (1931) arrivent en rayon. D'autres restent sur le carreau : un dessin animé de la série Barbie, des films français pourtant qualifiés de « classiques » avec Arletty ou Jeanne Moreau, des titres hollywoodiens avec l'enfant star Shirley Temple… Les recalés sont retriés, partagés entre des titres qu'on élimine définitivement et d'autres qu'on garde pour les reproposer en leur donnant une deuxième chance.

À ce rythme, le processus va prendre, selon les estimations, quelque sept ans. Pour suivre les arrivages dans les rayons des bibliothèques, on cliquera sur l'onglet « Nouveautés par date » dans la liste des films sur le catalogue en ligne (http://bit.do/ bm_films) et on tentera de deviner quels sont les titres vintage issus du fonds du Cinoche. Il s'agit donc d'une intégration discrète et progressive plutôt que d'une arrivée massive qui métamorphoserait d'un coup les collections cinématographiques des Bibliothèques municipales, dont la taille actuelle — 34'000 titres entre DVD et Blu-Ray — est en gros la même que celle du fonds du Cinoche… Un raz de marée qui se convertit en comptegouttes, si on veut. Mais pour quelqu'un qui se mettrait à suivre les arrivages au fil du temps, il y a tout de même de quoi s'occuper. Avec, par exemple, Ghosted (2009), romance germano-taïwanaise. Ou Notorious (pas le film de Hitchcock, celui sur le rappeur The Notorious B.I.G). Ou Sous les yeux de l'Occident (1936), film d'espionnage situé en partie à Genève.

Sources citées sur l'histoire du Cinoche

Ariane Ferrier « Mission : possible — Des étoiles plein les yeux… » Tribune de Genève, 28 juillet 2001

Aymeric Dejardin-Verkinder « La caverne d'Ali Baba des cinéphiles » Tribune de Genève, 17 juin 2005

Isabel Jan-Hess « Le Cinoche fête 30 ans de cinéma et survit au Web » Tribune de Genève, 3 septembre 2014 Christophe Robert-Nicoud « Les vidéoclubs genevois sont en voie de disparition » Tribune de Genève, 27 août 2015 Laurence Bézaguet « La mobilisation cinéphile a payé, le dernier vidéoclub genevois est sauvé » Tribune de Genève, 30 mai 2017

« Clap de fin pour le dernier vidéoclub du bout du lac » 20 minutes online, 1er juillet 2019 Romain Deshusses « Le vidéoclub, espèce disparue en Suisse » tdg.ch, 16 juillet 2019

This article is from: