
13 minute read
Mangamania
Le tournis : c'est ce qui nous prend face à la tornade tourbillonnante de la culture manga. Tournis des chiffres, pour commencer. Avec ses 500 millions d'exemplaires écoulés dans le monde, la saga One Piece (une histoire de pirates en quête d'un trésor) est la série d'albums de bande dessinée la plus vendue de tous les temps, loin devant Astérix avec ses 370 millions. Et l'hebdomadaire Weekly Shōnen Jump, spécialisé dans le manga d'aventure, est le magazine de BD le plus répandu de la planète avec ses 7,6 milliards d'exemplaires depuis sa création en 1968 (la Bible, plus gros best-seller de tous les temps, compte à titre de comparaison 5 à 7 milliards d'exemplaires écoulés à ce jour selon le Livre Guinness des records).
Vertige, aussi, de la circulation en bibliothèque. « Certaines séries, telles que Naruto, bougent tellement vite entre un prêt et l'autre qu'on ne les voit pratiquement jamais dans nos rayons. Suivre le fil de l'histoire d'un volume à l'autre s'avère du coup très compliqué. Mais les enfants se débrouillent, vont dans plusieurs bibliothèques, réservent les exemplaires, empruntent les volumes dans le désordre et se les échangent ensuite dans les cours d'école, donnant vie à un réseau de prêt parallèle », raconte Géraldine Maion, bibliothécaire à la BM Cité. a commencé via la télé avec le Club Dorothée (19871997), l'émission qui a permis aux dessins animés japonais, généralement tirés de mangas, de prendre leur essor sous nos latitudes », se souvient Sandra.
Cette première immersion laisse des souvenirs émus, mais aussi l'écho de quelques controverses et d'un certain nombre de chocs télévisuels. « L'équipe du “Club Do'” ne se renseignait visiblement pas assez sur ce qu'elle achetait, et finissait souvent par diffuser des séries pas adaptées aux enfants », reprend Sandra. « Après un épisode de Candy, on tombait par exemple sur une série hyper violente intitulée Ken le survivant. C'est sans doute une des raisons pour lesquelles à cette époque-là, les dessins animés japonais n'étaient pas très bien vus », renchérit Géraldine. Mathieu Rocher, journaliste français spécialisé dans la culture pop japonaise, revenait sur ces flottements lors d'une conférence à la BM SaintJean, en avril dernier : « Lorsque la France a ouvert le robinet au dessin animé japonais, dans les années 80,
Tournis également face aux rythmes de production. Les magazines hebdomadaires du type Weekly Shōnen Jump, dans lesquels les mangas sont « pré-publiés » avant d'être recueillis en livres, comptent 500 pages par numéro. Aussi épais que des annuaires téléphoniques, ils donnent aux kiosques à journaux japonais une allure particulière. « J'ai des échanges avec des amateurs et amatrices de bande dessinée qui refusent de lire des mangas parce que le dessin n'est pas assez élaboré à leur goût. Je leur explique que les dessinateurs et dessinatrices de mangas font 40 planches par semaine, alors que dans la BD franco-belge on en fait plutôt 40 en une année », signale à ce propos Sandra Woelffel, bibliothécaire à la BM Minoteries.
Quand Dorothée ouvrait le robinet
Production frénétique, propagation massive, circulation ultra rapide… Avec tout cela, la culture manga traverse actuellement sa quatrième décennie de carrière en francophonie. Flash-back : « Pour moi, comme pour beaucoup de monde de ma génération, la découverte

Alors que la culture manga traverse la quatrième décennie d’une carrière triomphale en francophonie, on plonge dans cet univers où tout donne le tournis en compagnie des bibliothécaires des BM et du journaliste français Mathieu Rocher les chaînes de télé se sont dit que tout était forcément destiné aux enfants, et n'ont pas trop pris la peine de vérifier. En réalité, les Japonais hallucinaient en apprenant que Ken le survivant était diffusé chez nous à 10 heures du matin pour le jeune public… » Aujourd'hui, le partage selon les âges reste très cadré au Japon, mais un certain flou subsiste en Europe autour de séries telles que L'Attaque des Titans ou Demon Slayer, qui circulent auprès d'un public plus jeune que celui auquel elles sont destinées. « En bibliothèque, nous mettons des codes couleur pour indiquer l'âge conseillé, mais nous suggérons aussi que les parents mettent le nez dans les mangas pour éviter les mauvaises surprises », ajoute Géraldine Maion.










Amour ou action, faut-il choisir ?
Une dizaine d'années après sa première vague d'adaptations animées, le manga en papier explose véritablement en francophonie dans la seconde moitié des années 90. « Les maisons d'éditions, confrontées à des séries comme Akira — un manga de science-fiction destiné aux jeunes adultes — ont commencé à remarquer l'intelligence des contenus et les qualités du graphisme. Mais le succès est venu surtout avec le public ado, pour lequel jusque-là il n'y avait pas grandchose dans la bande dessinée franco-belge, et qui s'est reconnu dans ces histoires souvent porteuses d'une dimension initiatique », se souvient Sandra Woelffel. Cet aspect initiatique est central dans le nekketsu (littéralement « sang chaud » ), sous-genre du manga dans lequel s'inscrivent la plupart des best-sellers. Exemple type, Dragon Ball : c'est l'histoire, résume Mathieu Rocher, « d'un jeune garçon plutôt naïf, plutôt gaffeur, doté d'une sorte de queue de singe, dont on découvre petit à petit qu'il renferme en lui un pouvoir incroyable » .
Cette dimension initiatique varie fortement entre les séries étiquetées shōnen, qui dominent le marché en s'adressant aux garçons, et les séries shōjo, qui s'adressent aux filles. Au rayon shōnen, où les principaux mangas à succès se situent dans le domaine du nekketsu, le protagoniste surmonte sa fragilité et découvre qu'il est un héros aux pouvoirs magiques, prêt à combattre le mal. Et pendant que les garçons s'initient ainsi à des aventures aux proportions mythologiques, les mangas shōjo éduquent les filles à l'amour romantique, en leur proposant de s'identifier à des héroïnes autrefois naïves, aujourd'hui plus audacieuses, mais toujours tournées avant tout vers un projet amoureux.
« Aujourd'hui au Japon tout se mélange de plus en plus : les filles lisent également des mangas d'aventure et d'action, les garçons des romances de type shōjo », nuance Mathieu Rocher. Aux BM, le phénomène s'observe aussi, surtout du côté des filles, qui « continuent à lire des shōjo mais dérivent aussi allègrement vers le shōnen », remarque Sandra Woelffel. Les barrières de genre bougent également du côté de la production, avec un nombre croissant de femmes qui font carrière en tant que mangaka (auteur-e de manga). Les contenus des mangas eux-mêmes, en revanche, restent pour l'heure plutôt stéréotypés. « Il y a une résistance face à l'idée de voir des héroïnes dans les shōnen. Du côté du dessin animé, les studios Ghibli ont pu s'appuyer sur leur position dominante pour imposer des héroïnes dans des films d'aventure, mais dans le manga cela reste encore un peu difficile », analyse Mathieu Rocher.


Mangas de chats, mangas de plats
Mais l'aventure et la romance ne font pas le tour de la planète manga. À côté de ces territoires, les séries se déploient en un éventail de catégories aussi précises que variées. On trouve ainsi une abondante palette de mangas sportifs centrés sur le baseball (le sport N° 1 au Japon), sur le volley-ball (en plein boom après la victoire inattendue de l'équipe nationale féminine aux Jeux olympiques de Tokyo en 1964) ou sur le football, qui est plus ou moins ignoré au Japon avant que le succès d'un manga des années 80, Captain Tsubasa, ne pousse le pays à découvrir le ballon et à se doter d'équipes et d'un championnat. Il existe également des mangas sur la natation et l'alpinisme (avec respectivement Swimming Ace et Le Sommet des dieux, très soigneusement documentés), ou encore sur des singularités telles que le karuta, « peut-être le sport le plus inattendu », note Mathieu Rocher.
En deux mots ? « Le Karuta est un jeu de 100 cartes que vous posez face à votre adversaire et qui représentent des extraits de poèmes. À côté de vous, un arbitre récite ces extraits et, en l'écoutant, vous devez frapper la carte correspondante. Il y a une vraie folie au Japon autour de ce jeu, vous voyez les mains partir en des gestes super violents. Et on parvient même à en faire des mangas tels que Chihayafuru, dotés d'une tension narrative qui vous tient en haleine. » Il y a aussi des mangas de chats (neko manga) et des mangas de nourriture, comme Le gourmet solitaire de Jirō Taniguchi : « Dans chaque chapitre, on voit un monsieur se déplacer d'un petit restaurant à l'autre, regarder le menu, se dire “tiens, ceci m'a l'air pas mal”, attendre d'être servi, goûter, et enfin donner ses impressions, mélangées parfois à des bribes de souvenirs », détaille Mathieu Rocher.

Maman, j'ai lu 14'000 pages
Entre-temps, la réception du manga a largement changé. « Il y a non seulement une demande qui est devenue massive, mais aussi une connaissance et une reconnaissance croissantes des qualités de beaucoup de mangas. Il y a aussi le fait qu'une génération a passé : les enfants qui lisaient des mangas ont eu des enfants à leur tour », observe Géraldine Maion. Pendant ce temps, « la France est devenue le deuxième pays au monde pour la consommation de mangas, devant les autres pays européens, mais aussi devant la Chine et les États-Unis », note Mathieu Rocher.
En bibliothèque, ces albums poursuivent leur carrière tourbillonnante, se plaçant systématiquement au sommet des statistiques d'emprunt dans les ouvrages jeunesse. « Ils peuvent être une porte d'entrée pour des jeunes qui, jusque là, ne lisaient pas beaucoup : les enfants découvrent une série en version dessin animé sur Netflix ou d'autres plateformes de streaming et du coup, pour continuer l'histoire, viennent ici et cherchent des mangas à lire », constate Sandra Woelffel. Au milieu de leur foisonnement visuel, les mangas offrent en effet pas mal de lecture, comme le souligne Mathieu Rocher : « J'ai fait le calcul, si vous prenez tout Naruto, 72 volumes fois 200… vous avez lu un total de 14'000 pages. »
Être mangaka

À quoi ressemble une vie de mangaka, c'est-à-dire d'auteur-e de manga ? « J'ai rencontré Mikio Ikemoto, qui dessine aujourd'hui Boruto, la suite de Naruto. Il vit seul dans son appartement, qui lui sert aussi d'atelier, mais le jour où j'ai été le voir, il avait trois matelas au sol. Il devait terminer un chapitre et il avait invité ses assistants à dormir là, pour travailler de 9 heures du matin à 2-3 heures le matin d'après », raconte Mathieu Rocher, journaliste et auteur français spécialisé dans la culture pop japonaise (on le lit entre autres dans Le Journal de Mickey), invité pour une conférence à la BM SaintJean an avril dernier.
Ikemoto n'est « que » le dessinateur des séries Naruto et Boruto, qui ont été créées par Masashi Kishimoto. Mais tout de même… « Je lui ai demandé : “Vous signez les dessins, votre nom est très connu, comment ça se passe lorsque vous rencontrez les fans ? ” Il me répond : “Je n'en ai jamais rencontré”. Je croyais que c'était un blague, mais l'éditeur, qui était là aussi, me dit : “Ah non, on ne lui a pas encore proposé de sortir de son atelier.” Depuis deux ans, il n'avait pas pris de vacances, il ne faisait que dessiner », reprend Mathieu Rocher. Trois mois plus tard, enfin, le journaliste reçoit « un message disant que l'éditeur lui proposait de participer à un festival de manga en Europe. Ikemoto a pu ainsi constater que Naruto et Boruto étaient hyper connus en dehors du Japon, et il a rencontré des gens qui lui demandaient des dédicaces. Il ne s'y attendait pas… » À la pression du temps s'ajoute celle du jugement du lectorat. « Dans chaque numéro des magazines où le mangas sont publiés avant de devenir des tankōbon (albums), le public est invité à donner une note à chacune des séries présentées. Si une série arrive dernière dans le classement pendant plusieurs semaines, il n'y a rien à faire, elle doit s'arrêter. C'est même arrivé à une immense star comme Kishimoto : après le méga succès de Naruto, sa série suivante Samurai 8 n'a pas plu et n'a donc tenu que sur une trentaine de chapitres. »

Le monde du manga « peut être assez violent », résume Mathieu Rocher. Il peut être aussi assez secret. « Les plus grandes stars sont très difficile à approcher, parfois au point qu'on ne connaît même pas leur visage. Akira Toriyama, l'auteur de Dragon Ball, a donné peut-être deux interviews en 30 ans ». Parfois, dans cet univers implacable, quelqu'un parvient toutefois à faire un choix qui détonne. « J'ai rencontré Konami Kanata, auteure de Chi : Une vie de chat, de Choubi-Choubi : Mon chat pour la vie et maintenant des Chaventures de Taï & Mamie Sue, une nouvelle série du genre neko manga (manga de chats). Après le succès de Chi (2004-2015), elle a quitté Tokyo pour s'installer dans les montagnes de la préfecture de Nagano, quatre heures à l'ouest de la capitale, avec son mari, son fils (qui est devenu son assistant), sa fille et ses chats… Elle fixe désormais son propre rythme, livrant 20 pages par mois. Ce n'est donc pas toujours que de la souffrance. »


Qu'est-ce que c'est qu'une « lecture d'été » ?
« Lorsque j'étais libraire, en été je pouvais lire des romans qui “échappaient” à l'actualité littéraire : c'est alors que je pouvais m'abandonner au Vicomte de Bragelonne de Dumas, par exemple : 3 ✕ 800 pages, quand même…
Désormais, je suis moins astreint à cette actualité, et l'été, c'est surtout le plaisir de sortir mon livre, l'installer sur un banc public ou une serviette de bain et faire comme si j'étais à la maison : converser avec lui et le chant des oiseaux, c'est inoubliable !
Pour le reste, je crois qu'il y a eu surtout un “concept” du livre estival : joufflu et rembourré, pas prise de tête et plutôt là pour la reposer, la tête, lorsqu'on est sur une plage : ça ne m'intéresse pas trop.
Mais tout ça, c'est très local : les Américain-e-s, pas si idiot-e-s qu'on aime à le prétendre, posent intelligemment leur rentrée littéraire en juin : comme ça le lecteur et la lectrice ont plus le loisir de découvrir ces nouveaux livres lorsque la saison des spectacles se tasse un peu, qu'on prend des vacances paresseuses, et ce n'est pas plus mal ! Car, il faut le dire, cette mode française de nous fourguer 500 nouveautés en deux mois d'automne lorsque nous sommes happé-e-s partout à la fois, c'est du foin, sauf que tout le monde soudain en parle…
Au final : en été, les journées sont plus longues, infiniment plus longues, il ne faut pas trop bouger car il fait chaud et moi je dis c'est tout gagné pour un abandon languide à la lecture, toutes les lectures. »
— Charles Morisod, aide-bibliothécaire à la BM Cité
« L'été, le temps est plus long, les livres aussi. La saison rêvée pour plonger et se prélasser dans des œuvres dont on n'a souvent lu que des bribes. J'ai un faible pour la collection Quarto ; pour les auteur-e-s qu'elle propose bien sûr, mais aussi pour la souplesse de sa reliure et surtout la légèreté de ses pages, qui permet de transporter des univers entiers sans excédent de bagages. »
— Natalie Gressot, adjointe de direction au Département de la culture et de la transition numérique