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à 35 La Bretagne à bon pore
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TRISKEL, HERMINE, GWENN HA DU... MAIS PAS QUE ! DEPUIS DES SIÈCLES, LA RÉGION ENTRETIENT UN RAPPORT INTIME AVEC LE TATOUAGE. DES MARINS AUTREFOIS AUX TOURISTES AUJOURD’HUI, MAIS POURQUOI ONT-ILS LA BRETAGNE DANS LA PEAU ?
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n petit voilier rouge et noir. De chaque côté, deux phares : ceux de Port-Maria et des Birvideaux. Le tout encadré d’une ancre, de chardons sauvages, du Gwenn ha Du et de la devise de Quiberon : « E kreiz an avel atao » (Toujours au milieu des vents). Ce tatouage, c’est celui de Clément. Une inscription au style vintage que capture Alain Amet, photographe, dans le studio des Champs Libres, à Rennes. « On va centrer sur ton épaule, mais je vais essayer d’avoir ton visage aussi. » Clément fait partie de ces tatoués à avoir répondu à l’invitation du Musée de Bretagne. Un appel à participer à un projet photo sur ces personnes ayant la Bretagne dans la peau, littéralement. « Rien qu’une semaine après notre annonce, on avait déjà reçu plus de 800 candidatures. Aujourd’hui, on n’en est à plus de 1 200, le tri est difficile ! », fait savoir Manon Six, conservatrice du patrimoine au Musée de Bretagne, qui ne s’attendait pas à autant de participants. Alors que ce projet s’inscrivait au départ dans le cadre d’une exposition temporaire sur l’héritage celtique en Bretagne (prévue pour mars 2022),
l’équipe des Champs Libres envisage à présent de monter une exposition à part entière sur ces Bretons tatoués. « On n’y croyait pas trop au début, on pensait recevoir simplement quelques propositions. Mais très vite, on s’est rendu compte que le tatouage breton avait peut-être quelque chose de particulier. Les symboles qu’on a pu voir sont très stylisés, réfléchis, et représentent des histoires intimes. »
« Comme un expatrié »
L’intime, c’est d’ailleurs ce qu’Alain Amet essaye de représenter dans ses photos. « J’ai rencontré beaucoup de personnes qui ont voulu me montrer leurs tatouages réalisés avant de partir habiter dans une autre région, voire dans un autre pays, comme si elles ne voulaient pas oublier d’où elles viennent. » Pour Clément, l’histoire est presque la même. Originaire de Quiberon, c’est après avoir vécu à Bordeaux puis à Paris que ce trentenaire a décidé de se faire tatouer sa presqu’île. « J’avais le sentiment d’être comme un expatrié loin de son caillou. Du coup, j’ai voulu ancrer Quiberon dans ma peau. Surtout que je ne sais pas si je pourrai un jour retourner y vivre. La pression sur l’immobilier est telle qu’il est compliqué pour beaucoup de locaux de s’y installer. Cela m’inquiète un peu car j’aimerais bien que mes futurs enfants puissent eux aussi y grandir. » Une histoire qui a manifestement plu à Alain Amet. « Tu vois, le tatouage de Clément, c’est un dessin personnel, qui raconte quelque chose. Je priorise les tatouages comme celui-là qui ont un sens ou une esthétique originale. Ça sort du style celtique classique : triskel, hermine, nœud sans fin, triquetra… » Se marquer la peau pour marquer son origine : un phénomène qui selon Éric Guillon, historien du tatouage et jour-
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naliste, remonte à l’âge du Fer, au temps des Celtes et des Pictes. « Ces populations s’adonnaient déjà à la peinture corporelle. On en retrouve des traces jusqu’en -550 avant notre ère. D’ailleurs, ce sont les Romains qui les ont nommés ainsi, ils étaient surpris de les voir se dessiner sur la peau (”picti” signifie “ceux qui sont peints” en latin ). » Un moyen d’affirmer son identité. « À l’époque, vous auriez pu tout connaître d’une personne rien qu’en regardant ses tatouages : ils représentaient la place dans la société, la culture du tatoué. » Au fil de l’histoire, l’invasion romaine va mettre à mal ces traditions. « Les religions monothéistes vont elles aussi voir le tatouage comme un outrage aux livres sacrés, c’est ce qui explique que la pratique décline peu à peu jusqu’à devenir presque inexistante ». Pour qu’aiguilles et encre sortent du placard, il faut attendre l’époque des grandes découvertes et traversées maritimes avec des explorateurs comme l’Anglais James Cook ou le Français Louis-Antoine de Bougainville qui vont rapporter de leurs voyages des descriptions détaillées de tatouages tribaux. Bougainville par exemple, parti de Brest vers le Canada en 1756, expliquait notamment à quel point il était subjugué par la pratique du tatouage de ces « sauvages ».
« Épines de porc-épic »
Une révélation (notamment les marquages polynésiens) pour de nombreux marins qui vont alors
«Pour l’encre, ils utilisaient de la suie et de l’eau»
remettre au goût du jour le tatouage en Europe. « Pour les matelots, se tatouer était non seulement possible, mais c’était même commun. Au tout début, leurs tatouages étaient religieux : les marins se tatouaient des portraits du Christ, des passages de la Bible, dans l’espoir de se protéger de la noyade… Il n’y a que la foi qui sauve comme on dit ! », développe Éric Guillon. Malgré le peu de moyen à bord, les hommes trouvaient facilement des techniques pour se piquer. « Ils utilisaient du charbon de bois, de la suie. Il la mélangeait à un peu d’eau et en résultait une encore noire. Ils utilisaient ensuite des aiguilles (on a même retrouvé des épines de porcépic !) qu’ils trempaient dans cette encre avant de se dessiner les uns sur les autres, ou eux-mêmes », détaille Erwan Ménez, initiateur d’un musée éphémère du tatouage qui devait se tenir lors l’édition (annulée) des Fêtes maritimes de Brest en 2020.
Si beaucoup de marins se sont d’abord tatoués à bord, ils vont ensuite le faire à quai, notamment dans les tavernes. Longtemps destinés à conjurer le mauvais sort, les motifs dessinés vont progressivement se transformer. Au cours des 18e et 19e siècles, le tatouage de marins devient aussi ornemental : hirondelles, poissons, boussoles, cœurs percés et autres prénoms féminins vont commencer à fleurir sur la peau des matelots.
« Bagnards brestois »
Un art qui va se développer jusqu’à la fin du 19e siècle, avant de rencontrer un virage important avec la montée en popularité du tatouage carcéral. L’historien Philippe Jarnoux, de l’Université de Bretagne Occidentale (UBO), a étudié les registres du bagne de Brest et a participé à leur numérisation, en collaboration avec le SHD (service historique de la défense). « Au début du 19e siècle, on ne peut pas dire que les bagnards
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«J’en avais besoin pour passer à autre chose»
étaient majoritairement tatoués. Sur 30 000 détenus brestois, quelques dizaines seulement, étaient indiqués comme “marqués”. Ce n’est qu’ensuite, à partir de 1850, qu’on peut voir la mention ”tatoué” de plus en plus fréquente dans les descriptions physiques. » Ancres marines, femmes, fleurs et étoiles fleurissent sur les bras et pectoraux des bagnards, et il n’est pas rare de voir indiquer précisément une description des tatouages en question sur les registres. C’est le cas par exemple de ce prisonnier, Prosper Le Corre, condamné à Vannes en 1858 : « Tatoué sur le bras droit de deux cœurs entrelacés et surmontés d’une croix, du millésime 1826, d’un buste de femme et du mot Eli. Sur le bras gauche d’un Napoléon. Sur la colonne des mots “Gloire à Dieu - Honneur aux braves”. » C’est le cas du Finistérien Jean-Luc Moal dont le premier tatouage remonte aux années 1980. Des dizaines suivront, tous uniquement consacrées à sa région : un triskel, un drapeau, l’Ankou (la mort personnifiée en Bretagne), une scène de danse bretonne… « Ça fait plus de trente ans que je me fais tatouer. J’ai choisi des symboles bretons au sens large, mais aussi des plus personnels. Sur mon bras gauche par exemple, j’ai un bélier, parce qu’on surnommait mon père “maout”. » En cette journée de juillet, au studio Kornog à Brest, c’est l’inscription “Breizh” que Jean-Luc ajoutera au bas de son dos. Mais pourquoi un tel marquage monomaniaque ? Le quinquagénaire s’explique : « J’ai grandi dans un monde où je pouvais affirmer que j’étais breton, à la différence de ma mère, née en 1932. Une époque où elle se faisait punir si elle parlait sa langue maternelle. Mes tatouages constituent une sorte de revanche. » Des motifs régionaux que Mike, le gérant de Kornog, ne compte plus. « Ce type de tatouages se détache totalement des tendances. C’est quelque chose de constant qui ne varie pas comme une mode. Il y a les gens de passage pour qui ce tatouage est un souvenir de leur séjour breton. Et puis les locaux pour qui c’est une façon de montrer d’où ils viennent et qu’ils en sont fiers. »
« La mort derrière soi »
Un engouement autour des motifs celtiques qui, naturellement, s’explique par « la forte identité de la région », pose Manon Six du Musée de Bretagne. Éric Guillon poursuit : « Je pense que les Bretons, avec leur histoire particulière et leur relation avec la France, montrent au travers du tatouage le sentiment d’ostracisme qu’ils ont pu ressentir. C’est une façon de s’affirmer aujourd’hui
« Une revanche »
« Après avoir été l’apanage de certains groupes sociaux, comme les marins ou les bagnards, c’est à partir de la seconde moitié du 20e siècle que le tatouage va se démocratiser et toucher un large public en France, et en Bretagne en particulier », poursuit Éric Guillon. C’est en effet dans la région, dans les années 1970 et 1980, que quelques pionniers de la profession vont installer les premiers “vrais” salons de tattoo : Gilles à Brest, Alain à Lorient, Vercingétorix à Saint-Malo… Des noms qui parlent aux Bretons tatoués de cette génération.
clairement comme Bretons, de se singulariser. Ce que partagent peu d’autres régions. » Grégory Cariou a lui une vision plus personnelle de son tatouage. Ce CentreFinistérien de 36 ans fait partie des modèles de l’exposition Western du photographe Stéphane Lavoué, actuellement présentée aux Champs Libres. On le découvre agenouillé dans l’église de Brasparts, exhibant une large représentation de l’Ankou qui couvre l’entièreté de son dos. « Il y a quelques années, j’ai perdu mon père. Et l’année suivant sa mort, j’ai eu un grave accident de deux roues dans lequel j’ai failli y passer, raconte-t-il sans détour. Quand j’ai commencé à aller mieux et à me reconstruire, j’ai voulu avoir un tatouage qui représente mon histoire. J’ai non seulement choisi l’Ankou, mais j’ai surtout choisi de l’avoir dans le dos : c’est tout un symbole de mettre la mort derrière soi. J’en avais besoin pour passer à autre chose, comme une thérapie. »