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à 39 « Une carte postale sonore »
DOSSIER
«UNE CARTE POSTALE SONORE»
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S’IMPRÉGNER D’UN TERRITOIRE POUR EN FAIRE SA BANDE-SON. CES DERNIERS TEMPS, DE NOMBREUX ARTISTES SE SONT LANCÉS DANS CETTE DÉMARCHE À LA FOIS MUSICALE, DOCUMENTAIRE, SENSORIELLE... ET SI ON VOYAGEAIT PAR LES OREILLES ?
TÉVENNEC
Goledzinowski
MOLÉCULE, AUTEUR DE L’ALBUM TÉVENNEC EN JANVIER 2022 :
« Lors d’une navigation en mer d’Iroise, au large du Finistère, il y a vingt ans, j’avais repéré cette maison blanche sur ce gros caillou. Je trouvais ce lieu intrigant. Au fil du temps, je me suis renseigné sur ce phare et je me suis aperçu qu’il avait une histoire singulière : les gardiens qui y séjournaient entendaient des voix et devenaient fous. Je me suis alors dit que c’était un endroit où il y avait matière à imaginer un projet musical. Cela faisait des années que je cherchais à y mettre les pieds. J’ai réussi par l’intermédiaire de Marc Pointud qui dispose d’une AOT (autorisation d’occupation du territoire) au phare de Tévennec. Les cinq jours passés là-bas ont été très spartiates. C’est un lieu inhabité depuis 1910. C’est très humide, il y a des milliers de cloportes au sol. Je n’étais pas là pour être installé confortablement mais pour essayer de saisir l’âme de cet endroit. Je suis parti avec tous mes instruments, des machines assez spécifiques qui réagissent au champs magnétique, à l’électricité, à la température, à la pression atmosphérique… J’ai laissé ouvert pendant de longues heures mes
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synthétiseurs modulaires, mon thérémine et mes micros. Cela enregistrait continuellement avec l’idée que les énergies du lieu s’emparent du dispositif et créent leur propre musique. Il y ainsi beaucoup de plages d’ambiant assez expérimentales. En résulte un album qui a été entièrement composé sur place, en immersion totale. C’est une carte postale sonore. Le fait de travailler in situ, cela change tout. Je fonctionne toujours ainsi : je suis parti 34 jours en mer sur un chalutier pour une campagne de pêche pour mon album 60° 43’ Nord sorti en 2015. Idem pour l’album -22.7°C où je suis resté cinq semaines au Groenland pour composer. Cette méthode me permet de rentrer dans une autre dimension où je ne respire que pour le projet que je suis en train de mener. Il y a presque une notion de transe. L’idée c’est d’être au plus près des émotions vécues et du ressenti. Cela me semblerait incohérent artistiquement de revenir dans le confort de mon studio et d’avoir tout le luxe de retravailler les morceaux après coup. Je ne serais plus du tout dans le même état d’esprit. Pour cet album, il fallait que tout se fasse sur le phare avec cette énergie instinctive. C’est un témoignage de l’instant qui, je pense, se ressent. À l’écoute, on peut ressentir l’atmosphère crépusculaire de l’endroit. Car Tévennec est mystique. Je ne crois pas aux esprits et aux fantômes, mais c’est un lieu habité. Avec cette particularité qui est liée à sa position sur ce rocher, entouré par l’océan. Cela créé des phénomènes acoustiques de phase. J’ai été surpris de les entendre et, plus les jours passaient, plus cela s’amplifiait. Je pense d’ailleurs que les voix qu’entendaient les gardiens du phare venaient de là : cela dérègle l’oreille interne et on perd tout repère. On entend alors ce qu’on a envie entendre, comme des hallucinations. »
DOSSIER
«DES PAYSAGES EN TÊTE »
BLUTCH, AUTEUR DE L’ALBUM TERRE PROMISE EN JANVIER 2022 :
« Imaginer un album avec le Finistère comme fil rouge est venu petit à petit. Ce n’était pas quelque chose que je voulais faire à la base. Mais en composant les premiers morceaux, l’idée a grandi naturellement. J’avais des images et des souvenirs en tête. J’ai essayé de mettre en musique des moments de ma vie qui m’ont marqué étant plus jeune. Du coup, forcément dans le Finistère dont je suis originaire (Blutch est aujourd’hui installé à Rennes, ndlr). J’ai grandi à Taulé, à dix minutes de Morlaix, en pleine campagne, pas loin des bois. J’ai eu une enfance avec beaucoup de liberté, à traîner dans la nature. J’ai adoré ça. Quasiment tous les titres de mon album Terre Promise sont un clin d’œil à un endroit du Finistère. Cobalan, c’était le nom de la rue chez mes parents. Ce morceau est teinté d’insouciance. Rosko, c’est pour Roscoff, la ville d’où vient la famille de ma mère. Avec mon grand-père, j’y ai découvert les plaisirs simples de la vie : se promener le matin, faire le tour des plages, ramasser du verre poli… Remparts fait référence à Brest. C’est le morceau le plus énervé de l’album : il colle bien avec cette ville qui est tout sauf édulcorée. Les Sables Blancs, c’est une plage de Locquirec : un pote y avait un terrain pas loin. J’y ai fait pas mal la fête tous les étés étant ado. C’était le début de la liberté, on finissait souvent en after à regarder le lever de soleil. Une ambiance qu’on retrouve dans ce titre. Au-delà de la bande-son d’un territoire, Terre Promise est donc aussi la bande-son de ma jeunesse. C’est un disque où il y a de la nostalgie et de la mélancolie. Si j’avais grandi ailleurs, j’aurais fait une musique différente, je pense. Le fait d’avoir vécu dans cet environnement, ça m’a forcément influencé à fond. Quand je compose, je me projette dans des paysages que j’ai en tête, dans des couleurs… et c’est en Bretagne que je puise cela. Tout cela aide à travailler l’imaginaire : tu te sens libres, tu as l’infini devant toi, tu es dans la contemplation… C’est quelque chose que j’ai voulu retranscrire sur l’album. Le live qu’on a imaginé est d’ailleurs très visuel. Sur scène, on projette notamment des images filmées en baie de Morlaix qu’on a déformées numériquement. On n’est pas loin d’un ciné-concert, mais en un peu plus agité ! »
SAINT-JOSEPH
ROSCOFF
Le 7 août au Bout du Monde à Crozon
TAULÉ
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Evan Lunven
«CAPTER UNE ÉNERGIE»
OJÛN, AUTEUR DE L’ALBUM BAT KARÉ EN FÉVRIER 2021 :
« En 2019, j’ai pris un billet d’avion aller simple pour La Réunion. Cette île constitue une de mes racines. J’ai grandi là-bas jusqu’à mes 7 ans, avant de venir vivre en Bretagne. J’avais envie d’y retourner sur un temps plus long que celui des vacances. Y rester plusieurs mois pour réexpérimenter ce territoire. Sur place, j’avais mon ordinateur, ma guitare, ma clarinette et mon enregistreur Zoom. Pour ce projet, je voulais m’essayer au field recording (technique qui consiste à capter des sons, le plus souvent à l’extérieur, pour ensuite les intégrer à un morceau, ndlr). J’ai commencé à enregistrer dans la rue, en pleine nature, lors de kabar (des sortes de jam session où ça joue du maloya) et bien sûr dans les lieux de mon enfance. J’ai ensuite été piocher dans tous ces enregistrements pour composer mes morceaux. Cela permet d’imaginer et de créer une histoire plus facilement. C’est une capsule sonore où tu captures l’énergie d’un lieu et d’un moment. Une démarche documentaire où je viens rattacher du réel à ma subjectivité d’artiste. Les sons qui m’ont le plus marqué sont ceux que je n’avais pas prévus. Je pense notamment à ce jour où j’étais attablé la terrasse d’un café à Saint-Joseph. Ça parlait créole, il y avait pleins d’accents, c’était vivant… Alors que cela peut être considéré comme une scène de vie banale, j’ai trouvé ça super chouette. Cela m’a requestionné sur la notion de voyage. Je pense qu’on peut s’émerveiller de son quotidien si on arrive à poser son regard différemment. Avoir une oreille neuve sur des environnements familiers est une façon de voyager en passant simplement le pas de sa porte. »