t h é â t r e
Christian Sabas
LILION Poème choral à cinq voix pour le théâtre
Christian Sabas
Adaptation Cécile Morel • 2012
Personnages Lilion : un « boloko », en créole, est quelqu’un qui serait un peu gauche avec les faveurs de la population… un petit peu… Le « boloko » tient au bord de la mer, vit autour des champs de cannes et ramasse le poisson ramené de la nasse… fait les petits boulots et des fois, peut s’énerver car a des difficultés à se faire payer… Il passe bien dans l’île… pas trop de contraintes… il se joue assez bien du réel… Le Narrateur de vie : conteur d’histoires Le Narrateur sportif : commentateur de l’action La Mère : celle qui insuffle l’ambition du sportif et la mission de mémoire du peuple La Jeune fille : celle par qui l’amour est là… la « fille en sac » et la « mairesse »
Note de l’auteur « Quand le grand défouloir qu’est le foot ne put plus contenir les rêves et aspirations de la masse, de nombreux jeunes subirent l’instant quota… C’est de là que naquit Lilion… qui s’en irait nous conter de belles… et de moins bonnes… de son île ensoleillée de Guadeloupe… »
Repères p 08 p 17 p 21 p 26 p 29 p 33 p 37 p 41 p 48 p 51
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Les origines du Footeux Le Footeux dans sa case Danse avec Père et Mère Ne plus sortir de son antre Le cerveau du Footeux chauffe Le penalty triomphal La fille en sac Politique/Histoire/Dédouble-ment Lilion pleure Qu’il se cache
p 57 p 65 p 72 p 80 p 88
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Le gadè zafè Encore la fille en sac Encore le gadè zafè La mairesse La mêlée des hommes
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Première p a
r
t
i
e
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Les origines du Footeux
LE NARRATEUR SPORTIF
De la pointe de la Grande Vigie... aux portes d’enfer… Lilion a de nouveau fait des siennes… « Jusqu’où cheminera-t-il dans ses restes de délire footeusant? » Se demande la population pourtant pas fatiguée de ce boute-en-train… et de se sentir occupée par le Lilion… en visite à serrer des paluches… un artiste en tournée dans son pays natal… Toujours une joie de revoir ce fils… roulant sur l’or du ballon… d’où… ce ballon doré qu’il avait offert à la municipalité et quelques places de cinéma proposées à des nécessiteux de son quartier… de Guadeloupe... Signalons une bonne fois pour toutes, cet entrefilet d’un journal sportif, où Lilion demande à son sponsor d’enlever l’or qui brille un peu trop sur ses chaussures et qui soi-disant casserait, détraquerait un peu son discours charismatique sur le pauvre et l’exclu...
LILION
C’est là que commence mon récit.
LE NARRATEUR DE VIE
Beau et pointu, en ces temps-là… Lilion est très fréquentable… Un petit, tout en amour qui se profile là, élégant et fier devant l’à peine croyable de nos yeux, petit appareil entaché de vision... Lilion c’est un monde, on peut dire...
une mode et ses transformations… quand y prend le ballon et que le peuple exulte, jouit et s’évanouit… LILION
Combien de fois j’ai participé à ces fêtes du ballon ! Là... lentement, devant l’écran qui pourrait être géant pour cette circonstance… Quand l’autre va et dribble et y se fait applaudir… et que moi, minable… je piétine, dandine et me fait mal, en donnant des coups de pied à la table ou autres…
LE NARRATEUR DE VIE
Lilion vaut son pesant de relation… C’est sûr... ça communique velu… rien que du muscle, bien huilé… un sportif de cet acabit. Il semble un garçon à l’étant irréprochable... Il présente longiligne, baraqué... On dit grand et fort… une impression de puissance dans la marche… quand il démarche pour mettre son ego en place… D’une gaucherie certaine, il pouvait louper une marche et se ramasser au moment de recevoir… les décorations dues à son rang, les décorations dues à son sens inné du passage d’un ballon à ses coéquipiers, qui souvent n’en voulaient pas, n’en demandaient pas tant... Les décorations dues à son envie de partager-porter 9
le danger dans le camp adverse et brouiller l’équilibre des forces en face. En fait, il lui était arrivé de marquer des buts. LILION
« Errare humanum est… »
LE NARRATEUR SPORTIF
Il faut comprendre que les avants-centres ne le voyaient pas d’une oreille amicale… ou entendue c’est selon… Ce n’était pas tout le temps très sport… Mais l’équipe avait gagné et c’était tout bon... Il avait donc des ennemis de métier, mieux, des ennemis de jeu, si le foot demeure encore un jeu… Avec le quidam lambda, il était dans son affaire et toujours le cœur sur les mains… Il pouvait donner un bonbon-ballon à qui le voulait, dès qu’il était en position favorable dans les esprits et s’il se sentait communicatif ici, là… avec l’extérieur, à ce moment-là… oui.
LE NARRATEUR DE VIE
Lilion lui-même ne cherchait pas l’argent, la gloire, la fortune, la vie facile… ce qui claque… Il claquait pas le fric et l’on n’en voyait rien de prime abord… Garçon sage et discipliné s’il en reste…
LA MÈRE
Un bon garçon, une belle âme… un bon parti… une force.
LE NARRATEUR DE VIE
Il était né dans l’amour... et dans les ronds de ventre de la mère berçante, il entendait déjà…
Et cette douce mère, Travailleuse, acharnée et si écrasée… de se répandre féline en… LA MÈRE
Mon fils sera récupérateur de ballons… On dit mieux, défenseur… genre défenseur du groupe, de l’équipe, d’une famille, alors…
LILION
Empêcher l’autre d’avancer, empêchant l’ennemi de nous briser…
LE NARRATEUR SPORTIF
Lui casser sa stratégie, ruiner son plan de jeu…
LILION
Défendre un pays… sa terre mère, ses frères.
LA MÈRE
Un métier digne et d’effort… pour qui, ça prend pas sur les bancs des universités…
LE NARRATEUR DE VIE
En effet, dans la famille restée là-bas… récupérer était un grand mot, un mot chargé d’histoires, de grandes et de petites… de drôles et de si déconstruites, certaines aux unités impossibles…
LILION
En jouant un peu, on eut pu entendre : reprendre du père, de sa position, de sa place, un petit peu s’en faut… Quand ça traîne par là, y en aurait jamais trop… des pairs à récupérer… oui… 11
LA MÈRE
Que l’enfant cesse d’errer…
LILION
Se récupérer…
LA MÈRE
Reprendre le ballon et le porter là, fier, devant le père…
LILION
Oui, ça sera de cela qu’il s’agite dans les jeux de jambes… Bah oui, il sera question de tenter de se refaire, de se réinventer, sinon se créer… Oui, se reprendre… mieux se regarder Dans le ressouvenir
LE NARRATEUR DE VIE
Y eut des choses racontées-jetées là, comme ça… Par-ci par-là, des enfants perdus dans les marées-allées par là, dans des champs ici, des pères arrachés,
LILION
des mères cravachées,
LA MÈRE
des fils émasculés, des fils partis
LILION
et des aïeux perdus, pendus pendant la traite dont on perd la trace quand on tente de traquer le motif… à les trop vouloir rendre sujet en quelque sorte…
LA MÈRE
en effet, avec ses petits copains des Antilles… il fait le révolté depuis quelque temps, les mettant sous tension.
LA JEUNE FILLE
Lilion mon Lilion…
LA MÈRE
Lilion aurait-il perdu le nord ?… Était-il dérangé ?… Jusqu’à quelles extrémités… à penser pareil, agir de la sorte ?… Un homme avec des dos de pied pareil… des cuisses si remplies (chanson un corps si Bo)
LE NARRATEUR DE VIE
Sa mère le supplie :
LA MÈRE
Arrête de croire au diable et ses démons, au satanisme et à ses rites, au vaudou et ses mystères
LE NARRATEUR DE VIE
…et ordonne :
LA MÈRE
qu’il retape dans le cuir sous peu et dorénavant sans cesse…
LE NARRATEUR DE VIE
Et qu’il ne faille plus trop penser car celui-ci lui cause un peu trop de tracas à poser trop loin les problèmes qu’un soi-disant danger imminent ne saurait justifier… avec ses propos inconséquents genre :
LILION
Oui, nous les Noirs, on nous insulte sur toutes les largeurs du stade en bruits de singes… et pourtant, nous conservons très bien le ballon...
LE NARRATEUR DE VIE
Y avait quelque chose à voir… Y eut quelques pensées flottantes, des doutes, des suspensions et quelques énervements…
LILION
Il faudrait être au top, bien entraîné… se recueillir, avoir la tête vide et avancer sur l’ennemi… 13
LA MÈRE
Ce n’était pas trop demander à un des fils des îles que la mère-patrie n’arrêtait pas de couver…
LILION
Futur champion... le top, le luxe, le lucre… des extravagances…
LA MÈRE
Tout ça lui serait promis… Mais faudrait être discipliné… et ça sera pas qu’un jeu…
LE NARRATEUR DE VIE
Il fallut fixer le ballon et ne pas le perdre de vue… Mais à la pointe de la Grande Vigie… tout s’accélère dans cette tête… Je dis bien, dans sa tête car les portes de l’enfer s’ouvrent devant lui, majestueuses, effarantes, numineuses…
LA MÈRE
Des vagues immenses venaient mourir lentement, tout près, tout là... à lui caresser ses puissants pieds de footeux… De ces immenses falaises caressant son enfance, de cette masse en force étendue d’eau, bleue et déchaînée... il lui revient… qu’il en retient… Des fois il ressasse, trie, et se revoit… ses origines, les voyages dans les cales, les galères… De rameur il rumine ramené sur sa condition de viande... ramante.
LE NARRATEUR DE VIE
Comment son histoire s’est forgée à coups de brisures, de déchirures de sa carcasse… Sous bâtons-tourments,
et autres fouets... marquants Et peut-être pas de ballon... c’est si rond… de penser. LA MÈRE
Il se met alors en boule… Oui se roule en boule… fœtusé au maximum… Et Lilion, doucement, prend un vieux torchon qui traîne par là et s’essuie ce visage noir de sueur… serti de peur… qui est si sien… et aussi mien.
LE NARRATEUR DE VIE
Lilion nous raconte qu’un soir il vit un ballon qui lui parla de bon ton...
LILION
Allons Lilion… on peut comprendre qu’à ce stade de la compétition, les champions pètent un plomb, déroulent un pli et s’étalent dans l’ailleurs, se traînent dans l’aussi… C’est-y là qu’y a des moments féconds et jouissifs pour qui pousse la balle au fond des filets... Mais… allons... Lilion... pas ça, là, comme ça... pas encore… Comment peux-tu ?… Ne joue pas à ce jeu-là... Tiens le ballon... Fais gaffe à ta tête et dis nous plutôt cette vérité… la vérité et ce que t’as dit 3zéguet et pourquoi ce coup de tête à l’Italien… Dis-nous la vérité de celui qui sait, qui voit… qui a toujours su… qui dissipe nos doutes, nos petites suspicions mesquines de voyeurs… pas visionnaires pour un sou… 15
Lâche-nous un pan de vrai sur tous ces paquets de muscles qui défilent en longues enjambées sur les écrans du monde, sur la scène d’où l’immonde se donne... Éclaire-nous Lilion… Bouge un peu… Danse si tu peux... Fais-nous encore rêver un brin… LA MÈRE
Lilion rentre sa tête dans les épaules et pleure... Un pleur fort et doux, lent et plein qui nous raconte, nous pousse, qui nous fait tourner et l’on se prend à serrer un ballon dans les bras, à le câliner… lui faisant de petits bisous bien affectueux…
2 LE NARRATEUR SPORTIF
Le Footeux dans sa case
À la pointe de la Grande Vigie, c’est là que les voix augmentent et deviennent si significatives. Lilion n’en a cure… Il va frapper sur le but adverse, écoper d’un carton jaune, puis rouge, puis sombre dans des jours noirs… Lilion se met hors-jeu… Allo frère, tu es hors-jeu, arrête… tu fausses le jeu… Henri est fatigué et Viltord se tord de crampes… d’en rire… Gallas va lentement se distinguer, se fatiguant aussi et ainsi les laisser devant une déroute annoncée… L’on se souviendra longtemps de ce garçon qui, en songe, vit un ballon lui foncer dessus, une boule grosse comme sa tête… un ballon blanc et noir, qui bondit, rebondit, fracasse, décolle, fixe, frappe et file sur le but, creusant un trou dans l’équipe adverse… un décalage dans les cerveaux, une haine du perdre à venir… la partie n’étant qu’à son début…
LILION
Y a des moments comme ça... tout ne tiendrait qu’à la santé du dos des pieds. 17
LE NARRATEUR SPORTIF
Aux belles pelouses pleines de potentiel… on ajoutera le m’as-tu vu de la chose footballistique, le clinquant des propos… d’un mercato…
LE NARRATEUR DE VIE
Le mépris pour les joueurs Le racisme du supporter
LA MÈRE
Lilion est là, délicieux et heureux… et cette chose si intime et si puissante et chaude et si parlante, ma foi, qu’est sa voix… ne l’a jamais quitté...
LE NARRATEUR SPORTIF
Il regarde ses pieds, épie un peu, scrute le tout autour…
LE NARRATEUR DE VIE
Quelque chose se dessine en ses sens qu’on ne perçoit pas…
LE NARRATEUR SPORTIF
Ce public immense est là, qui attend...
LILION
Lui, non lui, l’autre… non toi, lui, moi ah…
LE NARRATEUR SPORTIF
De lui, quoi… Il fait un salut, un petit coucou doux… coups d’œil aux alentours… rires énigmatiques… Il regarde ses pieds, les touche amoureusement, caresse doucement ses dos de pied… Il va pour esquisser un shoot, esquiver un tacle, prendre une balle haute… Là, devant ce miroir… il remet son maillot et serre les mains de l’arbitre.
LILION
ce faux cul…
LE NARRATEUR DE VIE
Lilion se regarde... s’aime encore un peu, se sourit encore une fois. Le miroir le lui rend bien... Un peu de sa superbe se profile, de son prestige qui l’amuse, dans ce charisme d’où il voyage… et de son amour des plages, du soleil, de ses frères… dans les galères…
LE NARRATEUR SPORTIF
Lilion songe et… d’un coup il envoie un coup de plat des pieds au miroir… Quelque chose se brise…
LE NARRATEUR DE VIE
Et là c’est tout sauf propre… Et c’en est aussi du nouveau… Ça fait naufrage… d’un homme qui se noie…
LE NARRATEUR SPORTIF
Le monde accourt… Il fait une tête et bute contre la paroi en bois de sa case en tôle rouillée… Il s’est fait mal, même pas… Lilion crie fort… trop fort…
LILION
Je veux retourner au pays...
LE NARRATEUR DE VIE
Il singe alors gravement celui qui traîne dans les rues de la capitale sans le sou, 19
LILION
sans parents, sans amour, sans amis et sans toit…
LE NARRATEUR DE VIE
ouvrant sur un possible… Lilion hurle...
LILION
Je veux retrouver mon pays…
LA MÈRE
Mais quel pays ?... Lilion… Que dis-tu, que fantasmes-tu à une heure ainsi tardive ? Serais-tu si fatigué, malade… et à ce point… à ne pas sentir ce que tes parents ont fait pour qu’à dessein, la mère-patrie repose sur tes cuisses, tes pieds, les dos de pied, ta carcasse d’athlète, le cuir tanné de ta peau… ton sens inné du toucher de ballon…
LILION
Ce fameux coup de boule… quelle erreur…
LA MÈRE
Que dis-tu Lilion ?… Assez... Cesse tout cela… Enlève ces cochonneries de ta tête… Rentre dans la case...
3
Danse avec Père et Mère
LE NARRATEUR DE VIE
Et Lilion… la tête en sang… de pleurer doucement... se cachant presque… Champion caché…
LE NARRATEUR SPORTIF
Il se met à courir… prend les mains de sa mère et, de son père… Ils tournent, tournent en rond dans la case, dans cette misérable bâtisse, ce lieu plein de chagrins… Et dans cette case... Ils se retrouvent à tourner, virer, un pas ici, un pas par là… Ils dansent… se prennent les mains, des pieds tremblent, des corps s’essayent, se retrouvent, se parlent à nouveau et s’inventent un nouvel instant qui s’étend, s’entend… s’essouffle, non… Ils butent l’un sur l’autre, ici et là…
LA MÈRE
De cette maladresse d’avoir été si loin si longtemps et sans nouvelles, ni possibilités de se trouver...
LE NARRATEUR SPORTIF
Ils demandent une biguine piquée… pour commencer Une bonne vieille quadrille suivra une pastourelle et c’est reparti surpris dans cette transe des sens… condensé de vies denses... 21
LE NARRATEUR DE VIE
Ils danseront ainsi pendant longtemps, comme si ce mouvement tournant, les chamboulant, les chavirant, les poussait au travers du temps, à travaux des champs, en vastes plantations… en charrettes à cannes.
LA MÈRE
En plans de bananes, En sacs à charbons, et sacs à café… et nasses sans poissons… Dans les boues du parc à cochons, aux angles morts de leurs corps… les enveloppant.
LE NARRATEUR DE VIE
S’étaient-ils vraiment aimés ?… Et qu’est-ce qui fait si fort lien en cet instant qui les tient si bien… si pleins… d’une chaleur, d’un intense, dans l’au-delà d’une danse… d’une transcendance alors ?… Les corps beaux vont et continuent lentement sur des regards chauds qui se caresseront sans peur... maintenant comme un équilibre, un compris, des retrouvailles…
LE NARRATEUR SPORTIF
Le père rattrape sa superbe et exécute soudain une galipette comme au bon vieux temps... La mère, pas effrayée pour un sou, dégaine une moue d’amour...
Le fils… dédanse, sourit, respire fort… Il revit… magnifique trio… LE NARRATEUR DE VIE
Une biguine piquée... une bonne vieille quadrille… quoi de plus entraînant, musique sophistiquée pour une équipée si sauvage et brute, si fière et consistante… distinguée et si nostalgique…
LE NARRATEUR SPORTIF
Une bonne vieille quadrille… c’est ce qui a fallu… c’est-y pas merveilleux et les autres de s’inviter dans la danse, du tournis… au chaos… et la ronde s’ouvre... l’on est au stade de France, en délire, collectif...
LA MÈRE
Soudain… Lilion se met à crier… encore…
LE NARRATEUR DE VIE
C’est bien lui… Que dit-il ?… Ce même et bon vieux :
LILION
Je veux retourner au pays…
LE NARRATEUR SPORTIF
Et les deux cent mille spectateurs de rire aux éclats…
LE NARRATEUR DE VIE
Lilion se sent comme pris au piège... genre piège à rats…
LILION
Comment se tenir, se sortir d’une pareille défaite quand on a mené par deux buts à zéro ? 23
LE NARRATEUR SPORTIF
Lilion perd son sang froid… Il se roule encore en boule, feint de tomber, se roule par terre. Il cherchait tout bonnement le penalty… L’arbitre a tout vu et tout compris… et le public aura tout entendu… Carton rouge à nouveau… Lilion se dresse... Il est ailleurs… aux portes d’enfer.
LE NARRATEUR DE VIE
Il regarde les vagues buter sur les parois de falaises élégantes… Il sculpte à coups d’idées dans la majestuosité des eaux Il sent monter des profondeurs abyssales comme une plainte des humains… Il touche alors une pierre et jette un galet à la mère…
LA MÈRE
L’on sut alors que Lilion fut fait d’amour… Notre homme ne fut que par trop sensible et pas tant éloigné des considérations terrestres… Un fou d’amour… un doux rêveur aux pieds cousus d’or fin…
LE NARRATEUR DE VIE
Il revoit encore cent fois ce geste qui le renvoie de là-bas à cette case de départ.
LILION
Case amas, aimanté, case tas, fouillis de fer, case finie en tôles rouillées... Toujours cette même case…
LE NARRATEUR DE VIE
Il se dit qu’il a voyagé… qu’il les a tous connus…
LILION
Des grands footeux de là-bas aux petits pêcheurs d’ici… des applaudissements d’un président aux coups de reins meurtriers d’une mulâtresse à la langue bien pendue… d’un si beau fond... des fendus de cette négresse aux jambes arquées…
LE NARRATEUR SPORTIF
Il continue de serrer des mains… aux côtés de l’élu de sa commune… Lui fera-t-il de l’ombre ?…
LE NARRATEUR DE VIE
Mystère et paix... Qui d’ici paiera ce trop populaire... cet en trop ?...
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4
Ne plus sortir de son antre
LA MÈRE
Lilion décide pour quelque temps… de ne plus sortir de son antre…
LE NARRATEUR DE VIE
Mais certains affirment l’avoir vu complètement bourré, sortir de vieux bistrots-lolos aux couleurs plus que fauves, dans des musiques charriant toutes les noirceurs de ce monde, comme un monde qui aurait débarqué esclave d’autres hommes, d’autres autres, d’autres êtres…
LA MÈRE
Ils disent même l’avoir vu se plaindre, de mauvais traitements pour cela, il aurait fallu qu’il soit tombé si bas... Et alors qui… pour le relever, cette ancienne gloire, l’idole de tout un pays, toute une nation ?…
LILION
Peut-on tant tomber si bas ce tantôt qu’on ne puisse jamais être ramassé sauf qu’en miettes, aux tons beaux et fins ? Et qu’à petites cuillerées l’on soit jetées, là, lents, clochards disant… à l’angle de ruelles sombres et sales, derrière les pensées perverses d’un libéral et ses marchands d’âges… d’âmes... dans les décharges du globalement vôtre… si droits de l’hommien.
LA MÈRE
En son jeune temps, Lilion eut des amitiés…
le rapport facile… la relation aisée… la main sur le cœur… Il eut fait une dizaine d’enfants qui se disputèrent son aura… ce magot… LE NARRATEUR DE VIE
C’est étrange… Lilion semble n’être jamais parti… quoique toujours un peu ici... toujours rentré et si solidaire... là, dans les cœurs des compatriotes qui lui arrangèrent sa case, en forme de ballon estampillé vive la France…
LA MÈRE
Lilion n’aime pas se regarder penser sans se dépenser… Là, si doux, et convaincu qu’en courant, galopant, hélant le partenaire il est dans la communauté des hommes et alors, il produirait un savant travail d’où l’échange à coups de pieds et à coups de ballons, valait absolument comme toute communication et...
LILION
En plus, on eut pris un pot ensemble des fois, montrer ses états à… se mettre nus dans les douches dorées et tous ensemble gueuler notre amour de la balle… rond, rond, rond…
LE NARRATEUR DE VIE
C’est ainsi que Lilion faillit se faire ambassadeur de causes inconnues, 27
LE NARRATEUR DE VIE
de bouts de grandes intentions genre, à sauver les perdus de la planète, les tondus de tous pays, les captifs aux portes de toutes les fortunes…
LILION
Il faudrait alors alphabétiser… ceux qui avaient été bêtisés depuis l’alpha… Ho… là…
LA MÈRE
Il y a un pas que Lilion ne veut franchir… ça serait celui de sa cabane...
LA JEUNE FILLE
Quand il se lèverait de dessous ses couvertures en feuilles à bananes… et feuilles de palmiers et qu’il mettrait ses pieds précieux sur le parquet boueux et glissant d’humidité… Il eut peur souvent de glisser sur ses pensées… Il devenait assez lointain à ces moments-là… si seul devant ce profond… si inquiétant devant l’insondable… Un vide bleu le tiraillait…
5
Le cerveau du Footeux chauffe
LE NARRATEUR DE VIE
Il fait déjà chaud, il touche la tôle et se brûle les doigts... Pauvre Lilion… Lilion n’est pas fait pour ça et Lilion, des fois, s’est emporté, aigri, nerveux…
LE NARRATEUR SPORTIF
Il a mis une tête dans le cadre et tout le monde a chanté, dansé : on a gagné, on a gagné…
LA JEUNE FILLE
Il y eut des jours comme ça, des jours nombreux… Lilion a donné du bonheur… mais il s’en taperait… il est comme ça, des fois… en gars des pays chauds et continuellement sous tutelle, qui débarquent dans le froid glacial sous les coups de fouets de gens aimants, de gens avertis des choses de l’amour, de la grande préciosité d’un corps beau, et ferme… aux poignets empêchés… à la volonté entravée…
LA MÈRE
Le cou porté parle, les chaînes le compriment, le condamnent et le brisent… lui brisent sa colonne, celle-là même qui soutient l’homme, qui sous-tend la verticalité qu’on dit la colonne vertébrale… qui se verrait droite des fois… 29
LILION
En ce moment, c’est pas le cas et c’est parti pour longtemps, frères.
LE NARRATEUR DE VIE
Lilion pense…
LE NARRATEUR SPORTIF
Il faut faire attention et éviter de trop penser, mon petit, mais plutôt se dépenser… ça chauffe là-haut, dans les cerveaux étroits…
LE NARRATEUR DE VIE
Lilion revoit sa mise en monde... ça tombe… Ça tangue en ce vide qui l’étreint… ça le brûle… agacé
LE NARRATEUR SPORTIF
Il shoote rageur…au lieu de faire une passe millimétrée et qui serait lumineuse à Henry… là, nerveux qui attend… intact… C’est sûr… ça sera pas son jour sur ce jour d’aujourd’huI… aussi songeur.
LE NARRATEUR DE VIE
Lilion, embarrassé dans ses problématiques identitaires néo-esclavagisantes, ne décolère pas
LE NARRATEUR SPORTIF
et frappe en ciseau retourné et finit par écraser la figure-feinte d’un adversaire… l’arbitre essoufflé siffle… tout est sauf…
LE NARRATEUR DE VIE
Lilion se réveille...
LE NARRATEUR SPORTIF
Il dit que ça fut pas de sa faute…
LILION
Cette soi-disant faute n’était pas justifiée,
LE NARRATEUR DE VIE
mais quelle faute peut être juste et encore être une faute, à ce moment-là ?...
LA MÈRE
Lilion, redresse-toi et fais honneur au peuple, sors de ta case et dis-nous deux mille fois le mot de l’amer, tu sais, celui coulé dans l’amour… Cherche, Lilion, Cherche… mon fils… Va en dessous des eaux… Descends en dedans de la mère… Ne joue pas le poisson… Ne singe pas le père…
LA JEUNE FILLE
Et de pensées en abîmes aussi proche des abysses… concentre-toi et apprends… attrape un peu des esprits, parle aux âmes des frères, dormant terrassés d’avoir été si malmenés par d’autres hommes, d’autres dits « semblables »… Là, au fond des mers amies en leurs secrets et silences… dans les solitudes éternelles et ténébreuses... Cherche et sache que tu avais été... et tu n’auras pas compris…
LA MÈRE
Que dis-tu Lilion ?… Tu n’es pas compris ?… Mais Lilion… tu es dans la case et ta cause n’est pas entendue, même pas discutée… Ils regardent ta bouche s’ouvrir à se suffire de ce muet de mort 31
LA MÈRE
qu’ils consentent à te laisser Tu n’as pas respecté le règlement… mais la règle ment si souvent quand on l’énonce.
LA JEUNE FILLE
Et doucement Lilion s’assied devant ce qui fait ouverture et se dit porte de la cabane, de cette case, de sa maison en peaux de misère à chants d’hommes éreintés, de mains fatiguées à la viande écrasée, mutilée, de volontés peinant à tenir leur révolte, de frappeurs de peaux actionnant depuis tant de temps le même mécanisme, tambourinant, perçant, puisant d’un si profond… jaillissement fécond.
LE NARRATEUR DE VIE
Mais qui entendra encore, aujourd’hui son message ?… qui semble mieux filtrer, passer sur les lignes d’un dos de pied d’un Lilion… et autres Titi, Viltord, Gallas, Abidal, Viera… qui se plaint si souvent… quand Malouda joue bien sur ce moment…
LILION
Je n’aime plus avoir mal, n’aime plus les coups donnés par l’autre en face qui doit me descendre.
NARRATEUR DE VIE
Et lui de rester plâtré pendant trois mois...
LILION
Cissé, lui… il dit que les coups ça fait mal et là c’est plus la chanson…
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Le penalty triomphal
LE NARRATEUR DE VIE
Et Lilion… la tête toujours dans les mains… surpris, étonné… vient de provoquer un penalty... Les autres accourent… Y a du soutien dans ce grand instant de roublardise, d’anti-sport… Il a su mimer l’odieux, cette belle faute, ce faux pas de l’adversaire… Il la tient sa fête…
LILION
Cette faute... toujours la même qu’on doit commettre et mille fois mimer à l’entraînement… Faut gagner… C’est un grand moment de tromperie très travaillé, trop travaillé… depuis tout petit à l’Anse-Bertrand, nu-pieds, dans le sable, sous les vents de l’été avec les belles filles en ces chaleurs, en chœur à nos côtés… suant notre sort, notre sport…
LE NARRATEUR SPORTIF
Lilion va se racheter… II a su mettre son talent et les talons qui vont avec sur les devants du monde et ses pattes de devant vont crever l’écran que le pays tout entier anime cette faute, aime ce fauteur, faucheur, acclame ce footeux… 33
LE NARRATEUR SPORTIF
Mais qui va frapper le cuir et incarner le héros ?... De qui, la balle au fond des filets racontera l’artiste… en son art triste ?
LA JEUNE FILLE
Un temps mou et si plein se prolonge... action.
LE NARRATEUR DE VIE
Lilion regarde l’instant, sent le vent, respire l’effet et devient trop pensif… Il regarde les autres et dit non pour l’un d’entre eux…
LILION
Ça sera qui le non tireur ?… C’est y qui l’indésirable ? Nous, on sait que ça peut être 1,2,3zéguet… alors qui ? mais… l’histoire nous apprendra où l’on entendra... que cette équipe montait en puissance… qui capota à l’instant fatidique… instant magique... suprême...
LA MÈRE
Mais Lilion… sa côte reste intacte même avec la démarche incertaine et au pays de Guadeloupe où il est enfant roi… il a su mener ses troupes jusqu’en haut de la colline d’où, comme Toussaint, ils virent débarquer l’ennemi avec son armada, ses bateaux, ses canons, ses chaussures à crampons, ses soldats, son sponsor, ses protège-tibias et ses cache-sexes… et toute cette ferraille qu’après de rudes batailles, ils devront passer au cou de l’homme, au bord du noir,
un de ces habituels soirs… Du grand trou noir nimbé de néant qui aspire… ils virent arriver l’équipe adverse… L’homme qui, sur un coup de boule, un coup de talon, sans ballon… peut changer la face de l’instant… LA JEUNE FILLE
Lilion est maintenant détendu et beau... c’est selon… Sa cote est remontée… dans le miroir, son bobo est guéri... Le match fini... et Lilion se dit…
LILION
Je ne suis qu’un homme, oui, après tout ça... je peux être un homme, enfin… Oui, je suis un homme libre… (sans ballon, c’est osé)
LE NARRATEUR DE VIE
C’est là que le spectateur émet des sons… se réveille ou bien s’énerve…
LILION
Oui, en effet, cela se suffit-il de taper dans le ballon pour prendre le pouvoir et vouloir délivrer les frères de leur condition… parce que je sens l’attente qui pèse sur mes cuisses ? Cela se suffit-il de traverser tous les terrains du monde à jouer l’hystérique de service ?… Un homme au service du peuple… Un footeux au service d’une cause… Un frère qui veut porter… les siens... Est-ce si facile…de comprendre cette démarche… et s’avouer passeur décisif, porteur d’une histoire, véhiculeur de mémoire… 35
LILION
qui tape dans la balle éloignant les spectres de l’oubli…? Qu’un shoot rageur aille nettoyer les fonds de cale et ramener quelques âmes endormies dans l’à tout jamais…
LE NARRATEUR DE VIE
C’est en substance ce qu’annoncent les bruits qui courent.
7 LE NARRATEUR SPORTIF
La fille en sac
Mais Lilion, devant le journaleux qui attend, va perdre patience et enfoncer les pédales, cassant les mécaniques… Le journaliste veut savoir… Mais c’est pas un polar, tout de même... Lilion c’est quelqu’un… Un enfant du village s’amène, porte une sapotille qu’il donne au journaliste, qui fait signe qu’il n’en veut pas. L’enfant donne à Lilion qui reçoit cet affront... Il connaît l’enfant, c’est son fils, son frère, son cousin… Ce fils, il l’a eu entre deux ballons... On peut penser deux bas longs et le jus de maux de paraître facile… Le journaliste l’ignore… Les questions pleuvent et soudain Lilion attaque, faisant donc mieux que se défendre dans ce délicat combat des mots, des magots, où quatre paroles devraient souffrir… Il va dire, bien sûr, quelque chose de fort, de bien... qui fait sens et dont nous devrions prendre graine quant au progrès à enregistrer… sur une existence plus enrichissante…
LE NARRATEUR DE VIE
On entendit un bruit, comme un son jaillir de ce silence si ordonné… d’un ballon dégonflé…
LILION
Tellement enceinte… 37
au ventre si rond prêt à craquer... d’une beauté certaine... à cheveux crêpés quoique crépus… aux doigts travaillés, sales et écrasés de belles dents, de beaux seins qu’on sentait pleins… de longues jambes mais des pieds plats et fatigués… Une sandale en paille à coco pour tenir ou séparer tout ça de la terre, des sols souillés On serait pas étonné d’en entendre sur celle-là qu’elle avait tenté d’inventer le monde… de diriger l’amour… de porter sa charge, sa part... de porter plus loin… en moins sec, le message genre… LA JEUNE FILLE
L’homme nous en fait baver et nous continuons nous, les femmes, de l’allaiter…
LE NARRATEUR DE VIE
Celle-là… elle en étonnera plus d’un… Allons voir !
LE NARRATEUR SPORTIF
Donc cette personne, cette fille… cette figure forte, politique et si sociale, habillée en sac à charbon, attachée de plusieurs bouts de touèl a règ… sentant la mandarine… se leva, huma l’air, en prit une immense gorgée, regarda l’assistance, pesa sur l’instant Imposa sa présence… et pointa du doigt Lilion… Elle le mit en joue dans une moue vorace… En un jeu presque sale mais si sexe… elle l’eut bouffé…
LILION
Lilion en tremble encore…
LE NARRATEUR SPORTIF
Alors elle dit, Une main sur son ventre... comme prenant son petit à témoin… :
LA JEUNE FILLE
Partons d’un point zéro, rond… comme un rien… mais comme le ballon… tout de même… Remettons en question l’homme au ballon... plutôt l’homme, que le ballon… en tous les cas. Savourons l’action… les beautés de son art… le sublime de son geste… les génies de son inspiration… l’élégance d’une course, la fierté de son sport… le partage du cuir… ce passage du l’un à l’autre… le peu d’être qui nourrit tout ça… ce mouvement qui sait… tend si souvent et force notre regard vissé sur l’écran, et qu’y voit-t-on ?… Que sent-on ?… Que nous dit-il ?…
LE NARRATEUR DE VIE
Lilion joue avec les possibles, prend le pouvoir et joue les maîtres.
LE NARRATEUR SPORTIF
Il fait semblant de donner la boule… Il feinte… ne la passera pas…
LE NARRATEUR DE VIE
Peut y avoir malaise... et mouvements d’humeur… 39
petits comptes à régler… En tous les cas, y a malice et le malin de bien se porter. LE NARRATEUR SPORTIF
Et le footeux de bien se tenir… tant qu’il sait que des milliards d’yeux sont sur lui et fondent sur son île… Oui, Lilion, c’est le centre des îles à ces moments
LILION
Et c’est pas Henry et Anelka qui diront le contraire… chacun son tour… à la fin…
8
Politique / Histoire / Dédouble-ment
LE NARRATEUR DE VIE
Mais véhicule-t-il une parole différente ?…
LA MÈRE
Va-t-il modifier, transformer cette vision qu’on aurait du frère ?… Cette patte noire mais pas si folle et si longue va-t-elle traiter autrement le perçu des îliens ?…
LE NARRATEUR SPORTIF
Le LKP peut-il s’appuyer sur cette jambe et percer les lignes ennemies jusqu’à déboucher sur un accord avec le maître… d’où le prix de la baguette baisserait quelque peu ?…
LA MÈRE
Quelques denrées premières seraient plus accessibles aux nécessiteux…
LE NARRATEUR DE VIE
Non, on n’en est pas là...
LE NARRATEUR SPORTIF
Fo voir…
LA JEUNE FILLE
Pourtant, c’est bien de lui qu’on s’agite et qu’on discourt et qu’on admire... En tous les cas, il respire fort une certaine liberté, une considération… Il prend une place… Celle qui lui est due… sûrement pas celle du mort … qu’on lui donne d’habitude
LE NARRATEUR DE VIE
Il avance et c’est la nuit… qui va le confondre…
LA JEUNE FILLE
Du nouveau s’est manifesté en lui, en ce jaillissement soudain de sa personne... 41
LA MÈRE
Il s’est retrouvé, il est devenu quelqu’un.
LA JEUNE FILLE
À ce moment-là, libre il va écrire une histoire remodelant la mémoire pas celle du ballon…
LA MÈRE
Il réécrit son histoire, ses projets vont esquisser un destin dont il se veut le maître et aussi l’esclave…
LA JEUNE FILLE
Sera-t-il affamé de pouvoir, de puissance ?…
LA MÈRE
Ainsi transcendé par le nouveau, peut-on dire que Lilion, pris en tant que sujet maîtrisant, va cesser d’errer au travers de cette destinée le sortant de la sphère foot ?
LA JEUNE FILLE
Lilion sort le ballon… il sert l’autre, il se sauve et nous maintient en vivance.
LA MÈRE
Ici encore, Lilion existe bel et bien, à déclamer une identité par-delà ce qui lui arrive… à combler la peine des siens.
LA JEUNE FILLE
Mais Lilion peut aussi altérer et virer de bord,
LILION
changer de sens, modifier le cours du jeu,
LA JEUNE FILLE
s’effrayer de ses profondeurs et aussi être l’autre… d’un double… décadré... déconcentré.
LA MÈRE
Car des fois, Lilion change d’idée et s’écoute penser,
LILION
Lilion danse et s’entend tomber, Lilion chante qu’il se lamente, et se plante dans ses plaintes, il s’étonne ainsi, du niais de sa manière, qui va au devant du soi, marche devant soi et trébuche en dedans de soi…
LA JEUNE FILLE
Il s’est entendu penser et se regarde étranger à lui-même.
LILION
Souvenez-vous… frères…
LA MÈRE
Alors l’on se souvient de ce fameux match où Lilion voulut à chaque fois conserver le ballon,
LILION
le garder,
LA JEUNE FILLE
le tenir,
LILION
le réchauffer,
LA JEUNE FILLE
l’appuyer, là, lentement contre son cœur…
LILION
En cet instant où le mal est le même devant cette altérité, 43
à faire l’expérience… en quelque sorte de l’autre, LA JEUNE FILLE
à déjouer les drames du besoin,
LILION
à moudre du réel en mangeant de l’autre…
LA MÈRE
Lilion semble dire qu’en travaillant, donc en jouant, qu’il convertit l’autre en même, qu’il a un corps et donc du temps pour répondre au milieu des faits.
LA JEUNE FILLE
Qu’il a de la sève et qu’il peut encore en nourrir…
LILION
Qu’il pourrait en récolter et pas qu’un peu…
LE NARRATEUR DE VIE
… Lilion nous en conterait donc sur tous les tons et en toutes latitudes... et c’est ainsi qu’on l’aime notre bon Lilion, ce capable d’amour, distribuant comme il peut de l’énergie, une certaine confiance, une bonne dose de tranquillité aux esprits, un peu de confort aux âmes… Il nous en narra de belles sur le crétinisme avenant d’entraîneurs ambitieux et si dépourvus de bon sens et d’honnêteté… des terreurs de footballeurs. Il nous en conta de bonnes… d‘arbitres aveuglés par l‘argent… et ses gloires et toutes ces fautes à siffler… aux tacles meurtriers…
à ces jambes cassées... ces entorses inutiles… et coups de coudes dans le visage… LE NARRATEUR SPORTIF
Il nous en conta sur toutes ces farces et félonies à éviter d’avant la bataille… d’avant les matchs… les pots-de-vin s’y vidant à foison… Le ballon est loin à ce moment-là. Lilion, tu nous étonnes…
LE NARRATEUR DE VIE
Livre-nous tes intelligences :
LILION
Je jouis quand je joue…
LE NARRATEUR SPORTIF
Ah voilà qu’on y vient…
LE NARRATEUR DE VIE
Qu’on y sente du beau, de la force… un corps, une maîtrise, une quête... de la sueur... un but...
LE NARRATEUR SPORTIF
Vous avez dit jouir…
LE NARRATEUR DE VIE
C’est-y bien là que du sens naquit… et qu’on crut ou voulut s’éloigner du ballon ?
LILION
Tout ça peut sembler abrupt… Sans le contexte, on n’y est pas… Bah ! faut ce qui faut et se mettre à jouer imaginer avec le monstre de muscle ici exhibé… 45
Oui, je jouis quand je joue mais… (petite démonstration)… mais seulement quand le rapport à l’autre permet la transformation du jeu en je, de ce petit plus en conscience de travail… J’enroule le ballon dans le « me », l’attirant aimanté par les pieds, bien centré, tant que le « je » échange, va, reçoit, donne, retient, tente, revient et alors en mouvement vers l’autre, le moi évolue à jouer, en volutes… Un « je » se danse… Je sens la feinte ou les tacles venir du joueur adverse… J’ai un sens très ballon-né. Sinon je sens très fort le but… Des fois, je danse doucement comme une cadence, une soca, au cas où le terrain soit glissant, une biguine quand l’adverse erre beau C’est vers lui que se tend tout mon être, tous mes efforts… Au fond, j’aime le joueur d’en face qui me fait être. Et là je suis si bien… Je le vois arriver... Il a de petits pieds si fins, un corps soigné, un cœur encore joyeux… J’aimerais tant lui parler, qu’on arrête la baballe, qu’on bouscule le monde... qu’on arrête la manipulation… Que cesse le complot !
Et lui ne fait que tenter de me rouler, me doubler, ainsi me dribblant. Et je serais là, ridicule, moi Lilion... en qui l’on croit… Je ne peux lui donner ce laissez-passer… Puis-je tenir encore long le ballon à ce moment-là ?...
9
Lilion pleure
LA JEUNE FILLE
Une larme a jailli en ce visage épais et les traits de Lilion mollissent quelque peu…
LE NARRATEUR DE VIE
Va-t-il se donner en spectacle ?…
LE NARRATEUR SPORTIF
Sans ballon ça serait impensable, impossible…
LA JEUNE FILLE
Lilion pleure doucement…
LE NARRATEUR DE VIE
Sa mère n’est plus trop loin, Lilion s’abandonne sous ce cœur aux seins pleins, sous ce soleil aux liens si siens…
LA JEUNE FILLE
Lilion n’est jamais parti
LA MÈRE
Et là, aux portes d’enfer il se murmure, dans les remous des vagues écumeuses, qu’on aurait toujours vu le natif, le fils du pays, là, dans l’endroit, ses mains contenant cette grosse tête ronde si avare en cheveux… s’en allant et revenant tant qu’il le pouvait des jeux et possibles d’un miroir… Ses idées pensées déjouant les plans du meilleur entraineur, il eut pu faire un grand tacticien et alors nous esquisser des parties de foot interminables… traçant bien au-delà des aspirations du clampin de base…
LE NARRATEUR DE VIE
À la pointe de la Grande Vigie, haut point de méditation de tout un pays, c’est là en cet espace et son nécessaire d’où la pensée de Lilion culmina et d’où l’esprit sportif de Guadeloupe s’abonna et aussi s’abandonne…
LA JEUNE FILLE
Lilion est roi à l’Anse-Bertrand… Il a sa cour, ses maisons, et tous les siens en cas de coup dur… Quel coup et quoi de dur pour un tel phénomène, un tel fait nous menant ?… Là, au devant de l’homme… une nature, une bête... cet homme… diront certains…
LE NARRATEUR DE VIE
Lilion a vu grand et ne s’en laissera pas conter… les neurones au top… l’esprit du ballon bien établi... Les Lilion sont légion et là tout autour de celui, ce fils qui devint roi… il marque les esprits. Il se pense et se dit que
LILION
Lilion a réfléchi J’influe sur les nouvelles tendances, crée une ligne, une manière de se sentir, de se tenir vêtu, Je développe une certaine façon de tenir le parler, de se comporter… de porter le vivant… 49
n en tournant des fois la tête sur le côté, pour être bien dans son temps, sinon reculant de quelque pas comme pour s’assurer d’un bref coup d’œil que l’affaire suit comme je le voudrais… LE NARRATEUR SPORTIF
Des âmes grincheuses ironisèrent sur ce sport, ce foot qui mène à tout… bien sûr, des gens ignorant le b.a.-ba de la manière lilionaise, de l’efficacité et du sens des affaires de Lilion... C’est sûr... tant que le ballon est rond et qu’il roule, Lilion nous jouera, nous roulera sur plus qu’un tour… sur plus qu’un stade… dans plus que dix millions d’écrans. Là… Evra en sait quelque chose… quant à y faire les frais… aux frasques et sorties imposantes d’un Lilion… perdu… si enfant…
LE NARRATEUR DE VIE
Doucement fatigué d’avoir joué si long… Lilion se refait un vieux film en noir et blanc… quand collé-marié au ballon, des individus lui firent une proposition que l’on qualifiera d’ingrate…
10 LILION
Faudrait qu’il disparaisse…
LA JEUNE FILLE
Qu’il se cache…
LE NARRATEUR SPORTIF
On en avait assez…
LILION
Il devra se retirer un temps…
LA JEUNE FILLE
Comme une mise à l’écart…
LILION
Soit.
LE NARRATEUR DE VIE
Trouvons un prétexte...
LA MÈRE
Inventons-lui une relation…
LA JEUNE FILLE
Faisons-le vivre si possible en dehors d’un stade de foot…
LA MÈRE
Loin du ballon…
LE NARRATEUR DE VIE
Était-ce possible ?
LA JEUNE FILLE
Lilion…
LE NARRATEUR SPORTIF
Donc il devra songer à se montrer avec une amie, qu’on alimente un fantasme… que les amoureux du rond sur ballon en aient pour leurs abonnements…
Qu’il se cache
51
LILION
Oui c’est vrai, il ne serait pas que footeux… Y a l’homme, fo voir… oui fo voir Du rond de cuir De la boule de bœuf… s’en éloigner ainsi… Qu’on s’en tire ainsi… à commettre une boulette en somme… un délicat à aimer, un indécent à consommer, un impossible à assumer…
LE NARRATEUR SPORTIF
Ceci n’étant pas une mince affaire et Lilion de donner des détails, de polémiquer, de descendre les faits minés qui l’eurent tant rongé… qu’aussi bien... chaotik et doux il voulut d’un bloc rehausser le niveau du sport en général, il parla de l’effort à faire, de la barre à redresser, d’un minimum à se dépenser…
LE NARRATEUR DE VIE
Où l’homme continuerait à engranger des médailles et du bien-être, pourquoi pas...
LA JEUNE FILLE
Et sa petite voix intime de lui rappeler les temps où le tendre lui tenait à cœur, lui importait beaucoup
LE NARRATEUR DE VIE
Et Lilion de gloser sur l’éphémère…
quand d’autres aspiraient rien qu’à l’éternel… LA JEUNE FILLE
L’on peut supposer que Lilion fut un cœur tendre
LA MÈRE
Malgré les duretés du cuir,
LE NARRATEUR DE VIE
Les passages en force…
LE NARRATEUR SPORTIF
Le jeu sans ballon,
LILION
Les raideurs de la peau,
LA JEUNE FILLE
Le fragile des rapports,
LE NARRATEUR SPORTIF
L’insupportable de la défaite, les maladresses du coéquipier,
LILION
Le regard assassin du perdant…
LA MÈRE
Un esprit souple, malgré les raretés de moments d’amour,
LA JEUNE FILLE
Une âme sensible, malgré les brutalités posées sur ce jeu…
LA MÈRE
On sut qu’à l’Anse-Bertrand n’importe quel touriste… venant, y verrait les largesses de ce tempérament si guerrier, cette manière de Toussaint, de Béhanzin, des temps modernes… Se peut-il qu’il en reste de cet homme-là, de ce corps-là si noir et fier 53
au bout du cuir gonflé, beau ballon bandé ?... LA JEUNE FILLE
Ce Lilion chéri cadré dans le carré des écrans de télévision insufflant comme un bémol dans le discursif mercantile et si désintégrateur...
LILION
Lilion hébété… fixe la mère et dans les reflets bleuis de cette moue d’amour, immense étendue des sens… sa petite voix lui remonte de dessous les flots… Apaisé, d’un geste doux il caresse le dos de son pied… Alors il sourit et esquisse comme un au revoir à ses coéquipiers. Au pied des falaises de portes d’enfer, ils me font signe et dessinent des passes et des tacles et des plongeons, des têtes, des remises en jeu, des touches, un arbitre qui siffle… la mer se retire.
Deuxième p a
r
t
i
e
11
Le gadè zafè
LE NARRATEUR DE VIE
Lilion a comme une grosse fièvre un samedi après-midi et de là à ne pas se présenter à l’entraînement avec ses partenaires… Lilion se revoit expliquant les causes et le pourquoi au président en effet… dans l’effort… en les faits, Lilion n’est pas dans les limites d’un terrain de jeu, d’un quelconque événement sportif… Le peuple, ayant par sa dimension voulu qu’il prenne une place active à l’administration de la commune de l’Anse-Bertrand, se mit à l’imaginer maire… Un homme, qui par la force de travail et de vivance qu’il distille, prétend être porteur d’autre et de ce fait-là va irriguer dans des flots continus, en flux ininterrompu, les possibles que ne manqueraient pas de détenir le sujet voteur… élection… donc et c’est là que la situation devient préoccupante…
LILION
Lilion doit se préparer pour ses fonctions et donc, commencer par ses satanés travaux de protection… de la personne choisie… de sa personne… en réalité… Il nous faudra absolument entendre le vrai son de la cloche…
LE NARRATEUR DE VIE
Lilion est face à l’immanquable,
l’incontournable quimboiseur, le bien nommé gadè zafè, homme de toutes les grandes et fortes situations qui pressent les changements et propose les métamorphoses, une manière d’être en son je… qui lui demande qu’est-ce qu’il en est réellement de cette possibilité et d’ailleurs en est-ce une ?… Le gadè zafè sait qui c’est Lilion… Il avait commencé bien avant déjà, le travail… sur Lilion… se devant d’être au courant de tout ce qui se passe… Il croit savoir donc… C’est le lion en quelque sorte qui… a bravé tous les antagonismes, a su sortir de pièges et fourberies, tracasseries intestines, de forêts denses aux armées invisibles, a su s’accrocher aux lianes suspendues à des arbres millénaires, a pu remonter des fonds de puits sans eau et sans espoir aucun, a su se glisser par les nuits trop noires et silencieuses au milieu des camps ennemis, à y distiller une grande partie de son fiel, a su distinguer dans des propos a priori décousus un ersatz de vrai et tenter de le faire descendre sur notre monde en pleine déperdition… a pu en écoutant les enfants 57
d’autres continents pleurer, y entr’apercevoir les mêmes intonations, cette même manière qu’a l’incompris de dénoncer, de démonter l’étant souffrance... A pu déjouer donc quantité d’approches suspectes de thanatos les canalisant dans l’éros et bien plus tard… recueillir les fruits de sa passion sur l’aimer, l’aimant encore, le sur-aimant en quelque sorte… et… a su par la force de ses mollets jusqu’à la puissance des jarrets arriver jusque-là, dans les têtes, dans les corps… aux esprits… et maintenant va peser sur la politique du coin… LE NARRATEUR SPORTIF
Le quimboiseur, habillé en sorcier, épouvantail quelque peu, abracadabrantisme oblige, souvent voleur, quelque part escroc, par derrière menteur… lui prédit un bel avenir mais les paroles d’un homme qui n’aurait qu’une petite croix et de la cendre à la place du cerveau, et des mimiques diabolisantes, peuvent-elles être prises au sérieux ?… Doute… Le grand instant arrive… Lilion doit se montrer Et sûrement se dévoiler…
Et la foule commençant à hurler, attendait, s’étant placée, massée des deux côtés de la départementale… LILION
Suspension… suspicion… chaleur tropicale… sueur… odeur de cannes brûlées
LE NARRATEUR SPORTIF
Lilion avait ses inconditionnels… ceux qui pourraient à chaque instant, mourir pour lui, pour ses pieds, pour la cause… qu’il défend, pour son shoot plus sûrement… pour le ballon…
LILION
C’était chaud, comme on dit au pays, et ça allait suer… C’était pas encore la guerre... mais… y avait de la tension dans l’air… Faut voir et bien entendre la situation…
LE NARRATEUR SPORTIF
Voilà un autre son de la cloche. Lilion saute sur un autre quimboiseur, d’ailleurs assez discret, quoique très connu dans l’île…
LE NARRATEUR DE VIE
Il aurait su, lui, à plusieurs reprises, sans que l’on sache le pourquoi et comment de son attachement au rond de cuir... Il aurait su d’avance pas mal de résultats justes avec nombre de buts et surtout qui gagnait… C’était pas négligeable pour un augure... Par contre, lui, avait un ballon à la place du cerveau et c’est là que les affaires de Lilion 59
vont vraiment démarrer et qu’il va prendre sa vraie place, cette place… qu’on lui destinait depuis un certain moment… LILION
Il me dit qu’il faut faire ça… ça et ça… et après ça et re-ça… Tu vas par là, tu descends par là, mais en faisant attention car il peut y avoir des amis du diable, de l’équipe d’en face en quelque sorte, tapis dans l’escalier menant à la grande porte… vers la lumière… Fais-y très attention, à ne pas être aveuglé car tu pourrais rester dans le noir et l’oubli sera ton ami à tout jamais… puis… tu signes en faisant ça… et quand bien même tu te signerais, évite le contact des genoux avec le plancher car les solidités de ton appui peuvent s’en ressentir, des ondes maléfiques peuvent s’infiltrer et alors ta carrière de beau des ballons prendre un sérieux coup au mollet-moral…
LA MÈRE
Lilion eut compris tout à fait...
LILION
Oui c’était clair, enfin de la bonne vieille lumière… Celle qui nous sert et nous sort du noir… des boyaux du soir.
LA MÈRE
Il comprit que ce n’était pas du tout cuit et qu’il faille y mettre du sien, donner de sa personne… Lilion pense fort… sa tête va éclater… D’un village situé en bord de mer, avec 4 000 âmes qui applaudissent qu’il commence comme un chemin de croix, une espèce de procession… progression à travers les mains tendues, des paluches acérées… des pinces énormes Un flou immense danse là dans sa tête, son souffle devient court, l’air devint rare… ses jambes ne le portent plus… il tombe sur son sort et roule sans arrêt… comme une toupie… une marionnette… un animal blessé… un homme défait.
LE NARRATEUR SPORTIF
La foule amassée dans le stade le regarde et il parle… Des sons lui sortent de sa bouche…
LA MÈRE
Il se surprend à demander du changement, de la nouveauté…
LILION
Semble que le pays va mal… faut de l’apaisement, de la considération. 61
Faudra vite revenir à l’amour, à l’ouvert, va falloir faire quelque chose… Comment et combien de temps encore à tenir ?... LA MÈRE
Lilion déroule,
LILION
les voix se rapprochent… les mains sont si proches… les pinces si bruyantes…
LA MÈRE
Il continue de rouler, oui de se dérouler en quelque sorte… sur le bitume chaud, sur le gazon froid… devant la foule en délire…
LILION
Il est si seul… pourtant les hourras sont immenses… On veut le toucher… il panique.
LA MÈRE
Lilion bruite comme un bébé dont les parents sont partis, il est là, seul, et cherche à sortir dans l’enroulé de l’instant.
LILION
Un peu de consistance sur la terre battue, sur l’asphalte encore brûlant, sur cette pelouse encore verte…
LA MÈRE
Même dans ses rêves les plus grandioses, Lilion n’a pu se projeter si en avant,
LILION
si en action, si en sueurs, en plans si coincés… en espaces si serrés, si prisonnier de soi…
LA MÈRE
Devant ce peuple qui l’aime tant et le fait savoir… … les voix lui viennent en pleine face, butent sur son corps, défilent et rebondissent telles une danse… Il frissonne… D’autres voix l’invitent à plus de retenue… Certaines lui disent qu’il est temps qu’il se mette à faire des promesses qu’il ne tiendra pas, d’organiser des bacchanales où tout le monde se grisera fort et bien… sur les plages pas encore privées du pays, que tout ça doit être gratuit… En ces temps-là, ces gens-là ne se posant pas trop de questions dans l’île, disaient à qui voulait et pouvait l’entendre… que c’est la république qui paierait… en RMI… revenant mimum intégré... retour au pays digéré, en plan social, à coup de réformes,
LILION
rien n’était moins sûr… rien n’y faisait… On devra travailler plus à y gagner moins.
LE NARRATEUR DE VIE
Lilion tournait toujours, comme dans un parcours heureux 63
de danseur de butō… en butte aux tracasseries de l’impossible… avec en option les pointes du corps…
12
Encore la fille en sac
LE NARRATEUR SPORTIF
De vouloir répondre aux demandes de l’instantané… un homme affolé perça le cordon de sécurité et sauta sur Lilion en pleine remontée d’orgasme politicien… Il lui confia à l’oreille qu’on voulait lui supprimer ce revenant minimum intégré… Lilion entendit ou comprit… Il n’était pas encore président et son mouvement procession au beau milieu de la commune… n’en était qu’au début… C’est alors que la femme presque nue… quoiqu’en haillons… bien qu’habillée en sac à charbon cette fille, en cette tenue, déchira le cordon de curiosité…
LA JEUNE FILLE
Elle planta ses seins là, sur le visage de Lilion, régressé au possible, fatigué dans sa montée vers le plus haut… Je veux un pouvoir fort, de l’argent facile, à manger pour tous, et la possibilité de me transformer en n’importe quoi quand ça irait mal… bet a man ibè soukougnan, dorliss… mofwazz... salope... belle-mère… mauvaise mère… sorcière... etc.
LE NARRATEUR DE VIE
Lilion, dans les choux, ténébreux fit mine d’une écoute, d’une entente, d’un compris, d’un très bien entendu… 65
LILION
Lilion est le ballon… il roule… Il va maintenant de pieds en pieds, de pattes en serres, de piettes en pinces… rond… J’aborde le dernier carré… des adversaires… Eux me donnent de grands coups de pieds, de ceux qui font mal, vous brisent les côtes, les jambes et vous laisseront pour mort… En politique, on se fait très tôt beaucoup d’ennemis…
LA JEUNE FILLE
Il saigne quelque peu…
LE NARRATEUR SPORTIF
Il est presque dans les buts adverses… Va-t-il passer la balle ou marquer le but ?…
LA JEUNE FILLE
C’est selon…
LA MÈRE
Ceux qui ont suivi l’histoire… savourant la performance, la progression de cet homme… admettront qu’il pouvait, qu’il aurait dû marquer et ainsi tracer, laisser sa marque… comme naît un vrai meneur d’Hommes à travers une expérience forte dans ce brouillard si caractéristique de la chose footballistique, et si énigmatique des dessous du politique… en ce contexte…
LA JEUNE FILLE
Lilion va complètement disjoncter… comme on dit dans certains milieux bien normés… mal avertis…
LILION
Le gardien des buts adverses devient gigantesque, c’est un ogre
LA JEUNE FILLE
Comme dans les histoires enfantines et il va l’écrabouiller,
LE NARRATEUR SPORTIF
Il a visé trop haut…
LA MÈRE
La présidence sera trop forte à assurer…
LILION
Zidane et Henry sont là… Ils attendent le ballon…
LE NARRATEUR SPORTIF
Lilion s’est arrêté dans sa progression, il marque un temps d’arrêt… Il réfléchit peut-être au beau milieu de la rue… un temps… d’une suspension de la pensée à repartir… voir à tirer au but et marquer… Lilion sirupeux, lent, voit Trézéguet prendre la balle et feinte de tirer dans les buts…
LA JEUNE FILLE
Gallas pleure…
LE NARRATEUR SPORTIF
Abidal et Malouda s’étreignent longuement, se mettent à danser mollement… quand des tribunes… une voix s’élève et c’est Jackou… dit Chichi… 67
qu’il faut arrêter tout ça, en finir avec cette mascarade, on a fait honte à la France… LA MÈRE
Et Lilion comprend qu’il a tenté de prendre la place du président… et que c’était un coup monté par les sponsors pour installer leurs produits… et déstabiliser l‘équipe…
LA JEUNE FILLE
On comprend que la mère de Lilion soit encore là… à caresser les joues encore rondes et bien pleines de son présidentiable de fils, de premier homme de village, de sportif de bord de plage… et dans ses bras doux et chauds… Lilion revient à lui… recouvre quelque peu ses sens…
LE NARRATEUR DE VIE
Quelques jours plus tard… il ajusta son corps… réajustant son costard, essuya ses lunettes… Il faisait beau voir et entendre… son débit était attrayant, efficace il vanta les mérites du rhum… des musées de la banane, des musées du cacao, du café et bien d’autres… À l’écran comme ça… on voyait sa tête… l’on devinait ce qui de ce corps disait l’homme, cet homme-là… On sentit passer le ballon…
LILION
Sur quels pieds danser ? Quoi entendre ?… Quand dans cette T.V. une tête bouge lentement… laissant échapper des sons en des mots habiles des fois si imprégnés de réel…
LE NARRATEUR DE VIE
Il se pourrait que président, ce précédent, cette farce, cette illusion, qu’a trimballé Lilion dans sa déviance, démence nous est à tous donné, … sur ce petit peu de mégalomanie que nous portons en nous et que sous allure de ballon… l’on peut dire d’Homme au ballon, que Lilion nous l’a fait vivre… Mais est-ce si clair qu’en dehors de la mouvance technocratique ?… un être issu du petit peuple et ayant des capacités à défendre, à mettre au service du tout un chacun… un coup de pied, son sens inné du but… Voir du devoir rond comme la terre…
LA MÈRE
Cet être-là… ne peut-il pas aussi sur une période moins ronde nous rendre possible un vieux rêve que, semble-t-il, caresse tout humain ?… Le dialogue de l’esclave au maître soigne-t-il en son sein une ébauche de revirement de situation ? … souhaitable… 69
LE NARRATEUR DE VIE
Il faudrait un peu plus tenir le ballon pour mieux le faire rentrer dans le grand rectangle de l’enfance… … le ballon attend d’être tapé… de frapper en ces angles où l’homme a dû tellement stagner…
LE NARRATEUR SPORTIF
Il y va... stoppe… freine son élan…
LE NARRATEUR DE VIE
La mère est apparue, élégante et si remplie… qu’elle lui sourit... lui caresse cette tête qu’il baisse…
LA MÈRE
L’enfant qu’on imagine Danse des fois Il s’élance avec force En dessus des lois Et se rattrape juste au corps À se jeter près du cœur De la mère… L’enfant ouvre les yeux Sur un dehors Lui rentre dedans Alors rempli et possédé Comment contrôler L’enfant qu’on entend jouer De ce corps jouet Regarde à ne plus voir
L’enfant se terre Cherche dans le jour Le noir l’a pas quitté L’enfant se couche Pleure sur la nuit Réfléchit la lumière Un silence déchire l’instant Son corps ne le porte plus L’enfant s’endort…
71
13 LE NARRATEUR DE VIE
Encore le gadè zafè
Lilion revient de boîte de nuit alors qu’il y a match le lendemain. Le gadè zafè… l’un des plus puissants du pays,
LA MÈRE
(c’est-à-dire qui te jette un sort et tu ne t’en sors plus… à moins que tu ramènes ce qu’il faut…)
LE NARRATEUR DE VIE
Ce quimboiseur dit à la mère qu’il faut des sacrifices… moult libations et saintes hécatombes…
LA MÈRE
(entendre que des dizaines de porcs, de coqs et de moutons doivent être sacrifiés et que les cœurs enlevés doivent être étalés devant toutes les maisons et dans les savanes avoisinantes, et que des bains colorés devront se prodiguer une fois par jour sur un mois et qu’il faudra cracher plus que de raison devant l’entrée principale des églises, aux angles de chaque pièce et au pied des colonnes… et à chaque fois qu‘il verra des linges tendus sur fil à sécher… ne pas oublier d’en ramener les sous-vêtements…)
LILION
Bah oui… le gadè zafè est en dessus des lois… de la raison… ma foi… Mais ça eut marché… Qu’au sein même de chaque équipe et leur représentativité que tous ensemble, ils doivent chanter que :
l’Homme n’est pas qu’un pied et que c’est même une tête aussi sûr qu’un corps… LE NARRATEUR DE VIE
Que Lilion devra, chaque année, à une date et toujours la même qui lui conviendra… convoquer le peuple à créer, crier avec lui qu’il l’aime… mais en n’oubliant jamais la distribution de pièces de monnaie à son effigie…
LA MÈRE
(ce qui sauve naturellement de toutes les situations)
LE NARRATEUR DE VIE
Et là… où c’est le plus drôle… il devra mimer assez rapidement celui qui prend un ballon, shoote et met un but devant un public en délire… qui scandera… « le lion, le lion »…
LA MÈRE
Et là, on verra les forces de l’ordre venir lui parler…
LE NARRATEUR SPORTIF
Ils s’asseyent tous ensemble et conversent sur son costume, sa carrière, sa carrure, ils se racontent des choses et Lilion de dévoiler un grand moment de football… ce qui fait toute sa vie…
LILION
Mais Lilion a plus d’un tour dans sa sacoche pleine de dollars ou d’euros, c’est selon… On pouvait avoir tendu un fil et y mettre à sécher des vêtements et au moment de récupérer des linges secs, découvrir qu’il y manquait une chemise, un caleçon, une culotte 73
et c’était reparti comme en quatorze… Alors le gadè zafè se mettait à l’œuvre et l’on se devait aussi et là surtout, de récupérer le bien manquant… LE NARRATEUR DE VIE
Et c’est sur tous ses bouts, et embouts que le nouvel arrivant allait se mettre au travail pour combler ce trou béant des espoirs à concrétiser...
LA MÈRE
Lilion avait une place qui l’attendait et il avait été soigné pour paraître… et la famille avec… sur le dos du grand rassemblement... qu’implose le familial.
LILION
C’est facile, j’en conviens... mais faut entendre et comprendre comme ça se dit au pays que dès le fermé du ventre, dans l’embryonnaire d’un à n’être, à travers les placentaires… les voix furent dures à être… si impénétrables…
LA JEUNE FILLE
C’était surtout son dos de pied qui s’était révélé porteur d’une autorité footballistique et à nous de deviner la suite… Lilion… en fait… était un homme comme tant de femmes, un Antillais comme disent tant d’autres, un enfant perdu d’Afrique…
qui le reconnaissait à travers le moindre fait et geste… et à ce propos de voyages sur le son des âges… on en sait un peu plus sur les événements touchant sa traversée d’entre les deux buts, des coups de têtes, de ses copains de galères et les buts à tirer de ces rencontres Ils lui avaient dit… LILION
Va et rame jusqu’à plus de force dans les neurones… Nous, on veut des jarrets-mollets puissants efforts…
LA JEUNE FILLE
Mais Lilion avait eu des révélations et il n’en avait parlé qu’à sa mère… qui le comprenait au moindre mouvement-désir et qui lui demanda par la suite de ne jamais se laisser marcher sur les pieds… On voit que bien lui en fut…
LA MÈRE
De mauvais poil ce matin-là, Lilion se leva, et convoquant la mairesse il eut quelques recommandations et beaucoup d’observations, intéressantes certaines, selon le bord du politique qu’on pouvait caresser… Cet aspect des choses n’échappait plus à l’autochtone qui, pendant des années, avait subi la dictature de l’ancien propriétaire des âmes du village...
LA JEUNE FILLE
Aux Antilles, les maires sont de petits rois… qui prennent beaucoup l’avion et vont rendre des comptes… rendus bien assez ronds… 75
LA MÈRE
Ainsi, Lilion jouait l’observateur attentif, l’homme par qui un peu d’équité s’installerait dans les mœurs, l’homme qui lâche le ballon un instant et se retrouve propulsé cadre et parti de la commune à l’occasion d’un serrer-lâcher de paluches fatiguées…
LILION
Ces âmes-là me sauront gré un jour, grande énigme des ronds du ballon… On me comprendra plus tard… tant le tout un chacun peut aspirer chaque jour à renverser le roi ou l’autre, la reine et être à son tour, sujet d’attention un petit peu et c’est bien mérité… Pourquoi pas un peu de lumière sur soi de temps en temps, un peu de grâce, bon sang, un peu d’amour ?… Car Lilion a plus d’un tour dans son sac à charbon rempli de dollars, il aurait plus d’espèces au bout de ses pattes de pied qu’on le croit et peut-être plus d’orteils que Maradonna, quand il en eut marre, a donné aux addictés …
LA JEUNE FILLE
Et c’est là que ça se complique…
LILION
Lilion, énervé, prête l’oreille
et s’aperçoit qu’on dit des choses qu’on entend d’habitude, qu’en combat contre l’équipe adverse, ça bruite dans le corps, et il faut chercher d’où ça vient, quand et comment… surtout pourquoi ? Alors qu’on est à la pointe de la Grande Vigie et qu’un peu de repos s’impose… LA JEUNE FILLE
Lilion a des visions…
LILION
Devrait-il migrer sur les portes d’enfer, prendre un sac de mangues et d’ananas, deux kilos de madère, une patte de poyo, trois ouassous, une bouteille de jus local, emporter tout cela avec moi et se calmer, se reposer, attendre et voir venir ?... Patience… le flou est là…
LA JEUNE FILLE
Lilion ne sait pas s’il doit, s’il peut...
LILION
La volonté lui fait cruellement défaut… en proie à une certaine frayeur… Son sponsor ne lui permet pas ceci et cela, de là où là, et d’ici de là-bas… tout s’embrouille…
LA JEUNE FILLE
Lilion éclate… 77
LILION
Ronaldinho est là, fin stratège et fier au ballon, en face, derrière, et finalement sur le côté… Lilion ne peut fermer ses jambes, il tremblote... la balle lui passe entre les jambes… Barthez est mal…
LA JEUNE FILLE
Il regarde effrayé, le ballon qui se pose là, devant lui, si près, dans les pieds de Ronnie… Un malaise s’installe... il semble lui dire, à Ronnie :
LILION
Ne tire pas… je peux t’aider… Nous, on a rien fait, ne tire pas…
LE NARRATEUR SPORTIF
Et c’est là qu’on ne comprendra plus rien au foot…
LILION
Le Ronnie se met à pleurer à grandes dents
LE NARRATEUR SPORTIF
Et c’est suffisant pour que Lilion arrive et lui mette un coup de coude dans les yeux…
LILION
Ouf ! on a eu chaud... L’arbitre fait honnêtement son boulot et siffle faute contre Ronnie... tout est bien qui finit bon…
LE NARRATEUR SPORTIF
Lilion se tient la tête déjà ronde comme un ballon
et hurle à qui veut entendre… LILION
On va gagner…
LE NARRATEUR SPORTIF
Il commence à tordre les mots, à vomir du son, ne voyant pas son interlocuteur, les auteurs de ses voix… les falaises lui font face… il esquisse une grimace...
LA JEUNE FILLE
Lilion n’est pas à l’aise…
14
La mairesse
LE NARRATEUR SPORTIF
et c’est là que Lilion dévoile un talent fou. Il avance près de la mairesse, semble lui parler à l’oreille...
LA JEUNE FILLE
Elle n’entend pas, en fait, Lilion ne dit pas, n’articule pas, n’ouvre même pas la bouche et ne lui dit pas, ne dit rien, et qui dit rien... qu’on sent que la mairesse voudrait bien… mais
LE NARRATEUR SPORTIF
Soudain… Lilion la bouscule ou la bascule…
LA JEUNE FILLE
C’est selon cette sacrée position, qu’un chacun occupe dans l’espace à un moment donné et alors à ce moment-là…
LE NARRATEUR SPORTIF
Elle va pour tomber comme se trompant de ligne politique claire… C’est là que notre Lilion sort de son rêve d’énervé...
LA JEUNE FILLE
Il la tient entre ses bras presqu’en corps à corps comme un cœur à cœur cherchant à se coller... et ceci dit s’y décollant…
LE NARRATEUR SPORTIF
Un mou s’installe et la mairesse est là tendre et si lourde...
LILION
Ça pèse sur une communauté, une mairesse…
LA JEUNE FILLE
J’ai réfléchi… Je suis dans les bras du grand footeux, là, serrée contre son corps si chaud, si perdue mais tellement prenante… Et c’est là qu’on sent qu’on est bien peu de chose quand l’homme, ce monstré sacré… est là, si présent et si prestigieux, sans mystère, de la bonne viande des Antilles, bien nourrie protégée-lavée, une force, sans farce, pas d’erreur sur une marchandise si prisée dans tous les stades en tous les pays, sur tous les panneaux publicitants, estampillés à vendre… Juste une force s’appuyant, se cherchant, à trouver dans l’instant et peut-être sur longtemps… juste un peu de confort, de chaleur…
LILION
Elle rêve…
LA JEUNE FILLE
Est-il l’homme que j’ai toujours voulu, si vite et si là, fort et doucement... près du but ?… Il respire si fort l’haleine du footeux au bord de l’extase, prêt à convertir en but... avec toute cette salive en commissure de lèvres, ça sue sec en ce moment… Serait-ce l’homme de ma vie ?... Va-t-il shooter et mettre ce but… 81
qui attend là... Au bout de l’instant, au beau des corps ?… LILION
Pourquoi pas corriger l’instant en partie gagnée, en match sympa et dynamique, pas truqué, pourquoi pas ?... Gagner ce match-là, enfin... mais... oui mais...
LA MÈRE
Lilion entend à ce moment précis un appel et
LILION
c’est rond et c’est dur et c’est cuir et c’est familier et c’est rassurant et c’est dans mes cordes…
LE NARRATEUR SPORTIF
Dans les milieux pros du foot il était usuel de s’entendre appelé aux hautes destinées, par des voix qui étaient essentiellement entonnées d’argent, de prétention, quoique sensiblement sportives…
LA MÈRE
Lilion distingue nettement le son de cette voix qui lui susurre, on ne sait quoi…
LA JEUNE FILLE
Il est en situation d’écoute…
LA MÈRE
se met à rire tout seul et s’arrête… pour mieux repartir...
LA JEUNE FILLE
J’ai réfléchi… Je suis dans les bras du grand footeux, là, serrée contre son corps si chaud, si perdue mais tellement prenante… Et c’est là qu’on sent qu’on est bien peu de chose quand l’homme, ce monstré sacré… est là, si présent et si prestigieux, sans mystère, de la bonne viande des Antilles, bien nourrie protégée-lavée, une force, sans farce, pas d’erreur sur une marchandise si prisée dans tous les stades en tous les pays, sur tous les panneaux publicitants, estampillés à vendre… Juste une force s’appuyant, se cherchant, à trouver dans l’instant et peut-être sur longtemps… juste un peu de confort, de chaleur…
LILION
Elle rêve…
LA JEUNE FILLE
Est-il l’homme que j’ai toujours voulu, si vite et si là, fort et doucement... près du but ?… Il respire si fort l’haleine du footeux au bord de l’extase, prêt à convertir en but... avec toute cette salive en commissure de lèvres, ça sue sec en ce moment… Serait-ce l’homme de ma vie ?... Va-t-il shooter et mettre ce but… 81
LE NARRATEUR DE VIE
Il sait toutefois que la fille du pays ne se laisse pas bouger comme ça et qu’il faille abattre quelques cartes et celle du tendre de préférence est attendue…
LA MÈRE
Il pressent quelque peu qu’il y aurait du travail... qu’il n’y aurait pas de partie gratuite aujourd’hui…
LE NARRATEUR DE VIE
car la mairesse avait investi…
LA JEUNE FILLE
l’instant d’un sourire, l’écart d’un cœur qui languit, l’influence d’un corps qui voudrait, la poussée d’un sentiment qui peut vivre là, dans et, devant l’homme au ballon…
LA MÈRE
En effet, elle était l’espace d’un instant, le tragique d’une illusion, elle était devenue... elle avait vécu...
LE NARRATEUR DE VIE
Elle se revoit… en finir de cette vie
LA JEUNE FILLE
Fille du quartier … qui s’aventurait chaude et brûlante certains soirs dans le noir si bas des instincts, dans les soubassements de carrés insalubres, dans le parfumé de cases entôlées, aux banquettes décaties, froissées, fissurées, et percées d’odeurs fauves… de cette enfance toute en errance, où le pain n’allait pas de soi
et d’où le vin au rhum coulait, collant, citronné, au palais de paroles déposées dans des colères sourdes... LE NARRATEUR DE VIE
Elle avait eu son compte d’impossibles à dire et toutes les fois qu’elle put se trouver une chance de se sauver, d’être encore… elle l’avait saisie... Elle prit beaucoup de coups,
LA JEUNE FILLE
c’est sûr et y en aurait encore de beaux coups à prendre, et de bien meilleurs,
LE NARRATEUR DE VIE
au fond elle le savait... elle s’en sortirait… et maintenant là voilà, dans ce mâle monde à tenter encore de se rassurer...
LA MÈRE
On lui accorderait volontiers quelques faiblesses mais cette femme dans cet ainsi devenu, est si sensible que Lilion saurait s’en défaire... C’est à s’y voir… et tellement peu sûre… pour l’instant…
LE NARRATEUR SPORTIF
Lilion a juste commencé sa descente d’étreinte…
LILION
Quelque chose d’éreintant pour le non averti, je peux vous dire que c’est pas de tout repos et même que c’est de beaucoup mouvementé si l’adversaire joue de ses atouts, quand c’est de ce qu’on en dit, 85
qu’on distingue… à faire femme et que celle-ci voudrait dire en douceur éthérée sa capacité à diriger, donner de sa présence… LE NARRATEUR SPORTIF
La lutte ne fait que commencer…
LE NARRATEUR DE VIE
Lilion tente maintenant de gâcher l’enlacement... le pauvre...
LA MÈRE
Elle avait, en effet, serré au plus près et je peux même dire au plus pressé… Comme en amour, sur celui qu’on veut accrocher, Oui, elle semblait s’y tenir à le convoiter pressant, à le convertir en amour, précis aussi…
LE NARRATEUR DE VIE
L’on sait qu’elle tente, la mère, de lui protéger le dos des pieds frappeurs… de peaux… ici…
LA MÈRE
Chose précieuse s’il en est, un bien bon et beau cadeau si ce n’était un trésor, ce Lilion, affublé d’un « tu rames » que ces esclavagistes lui avaient légués comme nom de famille… En effet, il dut ramer pas mal pour arriver sur cette île où ses aïeux subirent tous les outrages et les tourments que l’on sait… Et lui, de retourner là-bas pour y être roi… des ronds… d’un ballon…
LILION
La mer appelle…
LA JEUNE FILLE
Elle tente crânement sa chance... pensant qu’on naît pas des animaux et que dans une situation telle il y a bien un peu de passion qui peut se dégager… Ces monstres-là ne peuvent pas être si subordonnés à la raison… Et se jouant des corps collés… elle chauffe un peu la bête en déroulant comme une sensualité, comme une féminité, comme un désir brûlant, dans une chaleur étouffante… Mais...
LILION
Lilion peut-il être brûlé en ce feu ?
LE NARRATEUR DE VIE
Lilion bien qu’à point, fait de la résistance, sent tellement la combustion de cette chair qu’à l’instant même il lève les bras, parcourt le stade, le poing rageur et tendre…
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15
La mêlée des hommes
LE NARRATEUR SPORTIF
Les autres joueurs de l’équipe lui sautent dessus comme à chaque fois quand y a but et c’est… cette grande bousculade d’hommes se cherchant,
LE NARRATEUR DE VIE
s’y trouvant,
LE NARRATEUR SPORTIF
s’y collant,
LE NARRATEUR DE VIE
ainsi allant,
LE NARRATEUR SPORTIF
s’en bavant,
LE NARRATEUR DE VIE
s’en racontant,
LILION
se touchant,
LE NARRATEUR SPORTIF
s’en regardant,
LE NARRATEUR DE VIE
se congratulant,
LILION
s’embrassant,
LE NARRATEUR SPORTIF
des hommes à n’en plus finir…
LE NARRATEUR DE VIE
des hommes aux hommes,
LILION
des hommes par les hommes,
LE NARRATEUR SPORTIF
des hommes pour d’autres hommes…
LA JEUNE FILLE
histoires d’hommes…
LA MÈRE
Là… la mairesse décolle de sa pensée et trace un Lilion si sonore, qu’on lit lion tant elle lui signe sanguin dans la peau et d’un dos si beau message…
LA JEUNE FILLE
La mère veilleuse en rit encore...
LA MÈRE
Debout comme l’homme se le doit d’un être…
LILION
Lilion est couché au beau milieu de ce paquet de corps nerveux, enragés, ce gros tas de veines prêtes à craquer, de chair tendue sous crânes tondus… De la viande toute en muscles et force et puissance et en amour de la balle, de la bonne balle en cuir à peaux et si résistante et câline en même temps pour laquelle ils mouillent le maillot, des battants pieds à pieds, en contre-pieds, c’est le pied… mais pas comme un pied… bon sang… Je les connais, ils me reconnaissent, ils se reconnaissent là et encore et ainsi à chaque fois, se sauver de son sort… de ce sport… Le paquet s’effrite, se désagrège… L’arbitre siffle... Ils vont reprendre la partie…
LA JEUNE FILLE
Lilion est calme maintenant… 89
LILION
Mon orgasme fut plus que parfait… à maints points de vue, et… si l’on se rend vers cent décors ou autres, bien sûr et en particulier… de ce renversant des corps... là, Le lion fatigué, se détache pour que Lilion lentement se dégage… Je regarde la mer, elle est bleue et dans mon cœur de fils d’ici, une mère là-bas… à l’équipe d’ici… d’enfant de la balle butant aux quatre coins du globe, dans l’un peu partout de ce monde… sur tous les terrains d’où les masses laborieuses s’entassent et éructent, jouissent ensemble à accoucher de petits chefs-d’œuvre… Je disais que dans mon parcours des fils d’ici… la mer me tient en cœur… lieu de balise… esprit d’un re-père ou de gouvernail… Cette mère suit toutes les évolutions et progressions du ballon, sent à quel moment le fiston va se faire déposséder de ce fameux rond de cuir et lui évitera de rentrer rond, à oublier la défaite, cette déculottée infligée par l’adversaire… Aussi, Lilion de ne plus être seul face à ce double… si joueur et impénétrable d’effroi… de ce monde si chimérique et mercantile… Lilion va intégrer une nouvelle équipe…
LA MÈRE
Le dos des pieds demeura intact…
Conception graphique frederique.francillette@gmail.com Avec la collaboration de Guylaine Masini Cet ouvrage a été achevé d’imprimer en deux mille treize dans les ateliers de Fast Edit à Paris (75011) France
Christian Sabas
81, rue Robespierre 93100 Montreuil bolokomoko@hotmail.fr