BSC NEWS MAGAZINE - MAI 2015 - N°80

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BSC NEWS

Couverture Maly Siri

N째80 - MAI 2015

FESTINA LENTE 1


You Tube peut-il sauver le livre ? par Nicolas Vidal

Ce sont de jeunes adolescents. Ils vivent aux des chroniques mensuelles de critiques Etats-Unis, en Argentine, en Suisse ou en littéraires ou encore les Unboxing qui France. Leurs passions : les livres, la vidéo consistent à filmer l’ouverture des paquets et You Tube. Leur credo : faire des criet de cartons de livre en direct devant les tiques de livres grâce à des vidéos réalisées abonné(e)s. par leurs propres moyens. Il est à noter qu’une grande majorité des Les Booktubers (contracBooktubers sont des adolestion de book et de Youcentes et de jeunes filles. tube) sont inventifs, créaLibérés de toute idée de comtifs et passionnés par les promission ou de ce sentiment livres. Les vidéos sont si désagréable de l’entre-soi, publiées régulièrement ajouté au fait que les BookTuet suivies par de très bers sont très jeunes, ils sont nombreux lecteurs. Les ainsi devenus de puissants Booktubers ont élaboré prescripteurs de livres auprès un langage bien à eux et d’un public d’adolescents qui très codifié : PAL (pile reconnaissent en eux des semde livres à lire), la PALM blables. On comprend alors nicolasvidalbscnews ( la pile de livres à lire du que les maisons d’édition mois), la Whistlist (une s’intéressent de très près aux liste de souhaits littéraires et les livres à lire plus influents d’entre eux comme c’est le cas ou à se procurer) et l’intrigant SWAP (un depuis quelques années pour les bloggeuses échange de paquets entre deux individus de mode/beauté par l’industrie du luxe. d’une valeur équivalente). Ainsi, le Booktu- Réjouissons nous tout de même de ce phéber crée et poste des vidéos sur une chaîne nomène, démarré au USA, qui tend à se Youtube qu’il a préalablement créée selon propager en France pour la promotion des ses envies et sa disponibilité. livres et de la littérature. Ces jeunes gens Certains d’entre eux tiennent un blog pourraient ainsi via You Tube amener à la en plus des vidéos qu’ils publient. Ainlecture de nombreux adolescents et constisi, chaque YouTuber est suivi par des tuer à nouveau une nouvelle population abonné(e)s plus ou moins nombreux qui de lecteurs passionnés qui a sérieusement attendent avec impatience soit les rentendance à s’étioler depuis quelques années dez-vous réguliers de présentation de livres en France et qui pourrait ainsi redonner le à venir appelés IMM ( in my mail box) sourire à tous les acteurs de l’édition à comou BookHaul, soit les Wrap Up qui sont mencer par les éditeurs eux-mêmes.

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La vie de tous les jours par AndrĂŠ Bouchard

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Arts graphiques

MALY SIRI

P.6

P.6 ROMAN GRAPHIQUE

Antonio Altaribba

P.38

LIVRES

SARA MESA 4

P.58


JAZZ

P.6

ILHAN ERSAHIN

P.100

MUSIQUE

YANA BIBB

P.116

JAZZ

NOËMI WAYSFELD 5

P.124


ILLUSTRATION - COUVERTURE

MALY SIRI Propos recueillis par Julie Cadilhac / photo DR

Maly Siri est une peintre et illustratrice qui a tout juste trente ans. Après avoir obtenu son diplôme à l’école de dessin Émile Cohl à Lyon, elle débute sa carrière en publiant des bandes-dessinées chez Dupuis, Le Lombard, Akiléos. Très vite, elle se sent attirée par le «rétro» et, «admirative de l’esthétisme et de l’élégance d’un univers poli par la patine du temps», elle devient peu à peu une «pin-up artist». En 2009, elle s’installe à Montréal et travaille pour la firme de haute-couture Vivienne Westwood, pour Playboy, pour Comix Buro. Tout de même! Élégamment sexy, Maly Siri l’est autant que les pin-up qu’elle crée et à n’en pas douter, vous tomberez sous le charme de son univers où la beauté, l’humour et le vintage forment un trio affriolant. Good girls Bad girls paraîtra fin mai dans la collection Métamorphoses des éditions Soleil sous la forme d’un Artbook. A l’occasion de la sortie du livre, la galerie Daniel Maghen expose le travail de l’artiste au 47, quai des Grands Augustins ( Paris6eme). Deux occasions conjointes de fréquenter les créatures de Maly Siri! Qui ne se laissera pas tenter?!

Qu’est-ce qui vous a donné envie de devenir illustratrice? D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours dessiné. À l’école primaire je me souviens d’une institutrice qui nous donnait l’exercice hebdomadaire d’inventer une histoire et de l’illustrer. Mon artiste intérieur adorait ça! Ma passion du dessin passait par l’heure de la lecture avec tous mes livres, et par les dessins animés, comme tous les enfants! À 8 ans je déclarais à ma mère que je voulais être illustra6


Oedipus

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trice pour faire rêver les gens ! Que les enfants sont drôles tout de même (rires)… Puis devenue un peu plus grande j’ai voulu être animatrice. À 16 ans je suis entrée à l’Ecole Emile Cohl à Lyon en France, et j’y ai véritablement découvert les joies de la BD et de l’illustration, de la peinture. Les vies des illustrateurs des années 50 me fascinent et me font rêver, celle de Norman Rockwell notamment, qui faisait poser tout son entourage et les habitants de sa région ! Cette fascination, entre mille autre circonstances, m’a amenée vers le pin-up art.

graphisme jamais égalé à notre époque. Dans les années 1940, les pin-up girls habillaient les murs des bunkers et devenaient pour les boys américains le petit bout de Kansas ou de New Jersey qu’ils emmenaient avec eux, représentation souriante et sexy de l’idéal pour lequel ils se battaient au front. C’est ce côté affectif qui me plaît: tout en étant glamours, sophistiquées, ou encore amusantes ou érotiques, les pin-up girls sont très attachantes, jamais vulgaires. Une séduction un peu « bon enfant » que je trouve émouvante.

Vous êtes une pin-up artist : qu’est-ce qui vous séduit dans les pin-up? Oh, vaste et passionnant sujet ! Outre l’esthétique, c’est un thème extrêmement intéressant. C’est un des domaines de l’illustration qui est particulièrement lié avec l’Histoire, et même l’histoire de la condition féminine, ce qui est a priori paradoxal. Les premières pinups étaient celles de Charles Dana Gibson, les Gibson Girls, aumoment où les premières suffragettes sortaient leurs pancartes - si tant est que la première pin-up n’était pas la Vénus naissante de Botticelli ! - puis, la publicité des années 1920-1950 a utilisé l’image de la femme pour vendre des produits avec un

Avez-vous des mentors en la matière? J’ai beaucoup d’inspirations parmi des illustrateurs contemporains bien évidemment, tel que Carlos Nine, Jean-Pierre Gibrat, John Currin, ou Olivia de Berardinis, mais il est certain que mes inspirations viennent en majorité du passé. Des pin-up artists tels qu’Alberto Vargas, Gil Elvgren, George Petty, John Willie, Enoch Bolles, Milton Caniff sont des inspirations évidentes, mais il y a aussi des illustrateurs plus « généraux » comme Norman Rockwell donc (encore lui!), James Montgomery Flagg, J.C. Leyendecker, Coby Whitmore, Robert O.Reid, JohnLagatta, John Whitcomb qui me fascinent

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Daedal

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tout autant avec leurs glamour girls et pretty girls. (Ces deux dernières catégories diffèrent des pin-up, il s’agit de toute autre jolie femme représentée au sein d’illustrations de nouvelles, de couvertures de magazines, ou encore, de publicités) ! J’habite près de la frontière entre le Canada et les Etats-Unis et tous les ans je vais dans le Massachussetts voir le musée de Norman Rockwell à Stockbridge. Ils changent les tableaux souvent donc j’ai la chance de pouvoir en apprécier la diversité. Norman Rockwell ne faisait pas à proprement parler de pinup art mais il a quelques représentations de femmes, comme sur certaines de ses couvertures du Saturday Evening Post qui pour moi sont magistrales, il représente toujours les femmes avec beaucoup de sensualité, de dignité, ou d’humour. La pin-up est à la fois sexy et chic... est-ce ce contraste qui vous séduit tout particulièrement? ! Absolument ! Elle est non seulement sexy et chic, elle peut aussi être drôle ! Lorsque vous regardez les pin-up de Vargas, versus celles d’Elvgren, vous constatez que les premières sont conscientes de leurs charmes, elles vous regardent droit dans les yeux… Les secondes ne font pas exprès, elles sont maladroites et craquantes. On peut tout raconter au travers d’un personnage féminin, de la mélancolie à la coquinerie ! Vos illustrations ont charmé des créateurs de mode, comme Chantal Thomass, ou le fameux magazine Playboy : c’est quoi le secret d’un dessin de pin-up de qualité, selon vous? Je n’aurai pas la prétention de le définir, car

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les uns et les autres ne recherchent pas la même chose dans tel ou tel dessin de pinup, ou image représentant une femme. Tout à fait personnellement j’aime la façon dont la femme était représentée avant les années 70, avant la montée de la pornographie. Il y avait là une fraîcheur et un érotisme contenu que je trouve d’autant plus charmants. Il y a une charge érotique dans le fait d’être charmé, ce sentiment inclut le coeur et la tête et pas seulement les parties érogènes évidentes. J’aime ce côté chez les pin-up. On peut jouer entre l’allégorie et le charme en dosant à chaque fois et en essayant de rester chic, ou drôle, ou envoûtant…C’est un beau challenge à chaque dessin que je commence. Vous ne me verrez probablement pas dessiner de femme dans des postures trop explicites. J’aime que ce soit elle qui mène la séduction, le concept de femme-objet me laisse…plus que perplexe je l’avoue !


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Dans quel cadre avez-vous collaboré avec Chantal Thomass? J’ai eu le plaisir de collaborer avec elle dans le cadre de mon nouveau livre « Maly Siri’s Pinup Art » dont elle m’a fait l’honneur d’écrire la préface, qui est magnifique d’ailleurs. Ce fut un réel plaisir de l’avoir à mes côtés lors du lancement presse du livre en mai dernier ! En toute sincérité, c’est avec un grand enthousiasme que j’accueillerais toute autre collaboration avec cette grande dame qui fut la première à donner à la lingerie l’appellation de « Haute Lingerie » comme on fait de la « Haute Couture». Êtes-vous très féminine vous-même et attirée par la mode, les tenues, coiffures et accessoires? ! Je pense pouvoir dire que je suis « féminine », oui, je porte des jupes, des robes, des bas…(rire) Mais être « à la mode » ne m’intéresse pas vraiment, j’aime surtout m’entourer de belles choses qui me plaisent et qui m’inspirent. J’adore les accessoires et les vêtements vintage ou dans

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l’esprit vintage. À-vrai-dire je crois que c’est surtout au travers de mes dessins que j’exprime ma passion pour les accessoires, les vêtements, les coiffures. C’est drôle vous savez, j’adore les brocantes et je suis capable d’acheter des objets, des accessoires seulement pour le plaisir de les posséder, de les regarder. C’est bien plus pour en tirer une inspiration pour une illustration, une histoire, que pour l’utiliser ou le porter moi-même. Pour ce qui est des coiffures, entre nous, j’en ai une qui me va bien et je reste dessus (rire)! En dessin, je prends un tel plaisir à dessiner les cheveux crantés, bouclés, apprêtés en rouleaux… C’est mon fetish à moi ! Du 29 avril au 23 mai 2015, vous exposez à la Galerie Daniel Maghen : comment est née l’idée de cette «exhibition» de votre travail? ! Il y a un peu plus de deux ans et demi, lorsque la Galerie Daniel Maghen m’a approchée pour une collaboration, j’étais en pleine réalisation


Don Quixote

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Atalanti 14


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des illustrations du livre qui avait été signées depuis longtemps en amont, et comme je travaille toujours avec des médiums traditionnels, ils ont été très enthousiastes à l’idée d’accueillir une exposition des originaux des images que l’on retrouve dans le livre.

ls), vous charmeront, rendront votre visite des plus agréables !

Enfin, un Artbook, publié par les Éditions SOLEIL (Collection Métamorphose), sera disponible en librairie le 26 mai: comment l’avez-vous conçu? ! Que pourra-t-on y découvrir? Vous y découvrirez une bonne partie de Je collectionne les magazines des années mon travail des trois dernières années: une centaine de dessins au crayon, au fusain, peintures à l’aquarelle, et quelques peintures à l’huile. Ce sont les originaux d’une majorité des illustrations que vous pourrez retrouver dans le livre Maly Siri’s Pin-up Art (Editions Soleil, Collection Métamorphose), tous représentant des femmes qui je l’espère, du haut de leurs regards chaleureux (Good Girls) ou perçants (Bad Gir-

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victoriennes aux fifties, et je suis très inspirée par cette patine, ces typographies toutes superbes et différentes, ce graphisme élégant, ces photos et dessins magnifiques. À la base j’avais proposé à Barbara Canepa et Clotilde Vu, mes éditrices, un projet d’historiettes de pin-up avec Jc Deveney au scénario. Barbara m’a suggéré de plutôt faire un artbook, car elle aimait d’autant plus mes croquis et mes illustrations. J’ai accueilli l’idée avec un grand bonheur, vous imaginez bien ! Comme dans

un magazine ancien je souhaitais garder un esprit de « diversité » des types de pages, avec des publicités, des recettes, des nouvelles… Jc Deveney a troqué avec plaisir sa plume de scénariste de BD pour une plume de nouvelliste, et j’ai collaboré avec quatre autres gentlemen: Voldy Voldemar pour d’autres textes, Julien Vergeot pour le graphisme, Rémy Boiré pour le lettrage, et Vincent Raymond pour une interview. Je venais à eux avec mes idées, mes croquis et nous collaborions pour réaliser les finitions. Il fallait également trouver une structure au livre, un fil conducteur, une façon d’articuler les illustrations. J’ai eu cette idée de Good Girl / Bad Girl en regardant les photos de Bettie Page, elle a vraiment ce côté dualiste, qui en réalité est en toute femme ! De plus cette structure « miroir » fait un clin d’oeil au livre de Dita Von Teese « L’Art du Fetish vs. L’Art du Tease » qui a eu beaucoup d’importance dans mon parcours. Ensuite chacune des parties est divisée en trois décennies: années 1930, années 1940 et années 1950, car ce sont des ambiances, des esthétiques tout à fait différentes et je ne me voyais pas les mélanger. Pour la réalisation

Apolo and Dafne 19


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Danae


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des illustrations, pour la plupart je travaille d’après des photos que je prends moi-même au cours de séances avec mes modèles canadiennes et européennes, qui sont aussi mes amies. Alors vous voyez, derrière chaque illustration vous avez une bonne dose de rires et de complicité, j’espère avoir réussi à transmettre toute cette bonne humeur au travers de mes dessins !(sourire) www.pinup-doodles.blogspot.fr

Expo Maly Siri -Pin-Up Art

Exposition à la Galerie Daniel Maghen du 29 avril au 23 mai 2015 Galerie Daniel Maghen 47 quai des Grands Augustins 75006 Paris www.danielmaghen.com

Maly Siri’s Pin-Up Art Good Girls Bad Girls Collection Métamorphoses BD

Editions Soleil

Parution le 27.05.2015 Illustrateur : Maly Siri Scénariste : Jean-Christophe Deveney

Coloriste : Maly Siri 29,95 euros

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ACADÉMIE

La seconde naissance de Jean Bruno Wladimir François-de-Paule Le Fèvre d’Ormesson Une campagne de presse savamment orchestrée, une préface fumarolesque, complaisante comme rarement. Ces trompettes de Jéricho suffiront-elles à imposer Jean d’Ormesson, professionnel du bonheur, comme un satellite de Chateaubriand, au seul motif que l’un a écrit, en 1988 et avec sagacité, l’album consacré à l’autre dans la collection au papier caressant ? Par Marc Emile Baronheid / Photo Catherine Hélié

On sait que, à l’instar des augures, deux sondeurs ne peuvent se regarder sans rire. Ceux qui ont récemment amené les Français à déterminer leurs écri-

vains contemporains préférés doivent carrément s’esclaffer. Que l’on en juge : les titanesques vendeurs Marc Levy et Guillaume Musso encadrent l’académique Jean d’Ormesson (aux 4 millions d’exemplaires écoulés). Le Christ et les deux larrons en foire. Simples Nobel de Littérature, Le Clézio et Modiano sont 18e et 20e. Cela veut tout dire et promet des ventes intéressantes à Gallimard, éditeur de la Pléiade. 20.000 exemplaires constituent le tirage initial de ce volume contenant 4 romans. Aussi un avant-propos de l’auteur, d’où les mots « humilité » et « modestie » piaffent d’impatience de gicler. Comme s’il se trouvait quelqu’un pour en douter ! Mais comment résister aux sirènes du petit contentement intime, après une préface aussi phosphorescente que celle de Marc Fumaroli, dont on ne se-

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rait pas surpris qu’il fût le président du fan club d’un homme « A l’aise comme personne sur les plateaux de la communication cathodique ». N’était « l’infamie démocratique d’être trop bien né », M. d’Ormesson pourrait prétendre au titre de Guy Gilbert de la grande bourgeoisie. Si l’homme au blouson noir et à la langue verte ne dédaigne pas houspiller Dieu, le gentilhomme sans chaussettes à l’habit vert possède désormais son rond de serviette au Parnasse, là où son collègue Sollers n’est même pas autorisé à faire antichambre. GG est couvert de pin’s ; J d’O ar-

bore la grand-croix de la Légion d’honneur. Somme toute, peu de choses les séparent. Jean d’Ormesson affiche en toute circonstance une joyeuse naïveté qui le pousse parfois à jouer assez bien « le rôle de benêt de la crèche ». C’est très porteur, à une époque où chacun réclame frénétiquement son quart d’heure de gloire. Lui en profite pour aller, à sa manière subtilement débonnaire, à la rencontre de lecteurs auxquels il donne subrepticement la main, dont il fait les complices de ses échappées vers les peut-être et les certitudes de ses convictions au pas

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miroitant de la tendance. En cela, il est un habile homme en subtile intelligence avec son temps. La tentation est grande, pour des trublions inoffensifs et des éditeurs en mal de présence sur les écrans radars, de pamphléter aux dépens du vénérable aîné. Un freluquet pittoresque s’y essaie avec une fatuité virulente, misant, pour appâter le chaland, sur un titre insolite et des rodomontades de café du commerce. Il ne suffit pas, pour exister, d’être né dans la ville de Stendhal. Henri Beyle, Romaric bêle. Un vagabond chenu l’ignore, superbe sous son ombrelle trouée.

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« Œuvres », Jean d’Ormesson, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade. Le volume contient : « Au revoir et merci – La gloire de l’empire – Au plaisir de Dieu – Histoire du juif errant ». Préface de Marc Fumaroli ; édition établie par Bernard Degout ; avant-propos de l’auteur. Prix de lancement: 55 euros. « Suffirait-il de gifler Jean d’Ormesson pour arranger un peu la gueule de la littérature française ? », Romaric Sangers, éd. Pierre-Guillaume de Roux, 15 euros.


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HISTOIRE

Un Stratège hors pair Par Régis Sully

« Je n’ai pris querelle ni pour pour Mitterand ni pour ses détracteurs, m’appliquant à éviter le pamphlet autant que le plaidoyer» Michel Winock Deux hommes ont survolé la deuxième moitié du XXème siècle en France: De Gaulle et Mitterrand. Le premier a une trajectoire politique rectiligne ce qui n’exclut pas des soubresauts ou des interruptions mais la cohérence est parfaitement visible en l’occurence ce cher et vieux pays. Le second a une trajectoire plus sinueuse et là, est le grand mérite de Michel Winock d’aider le lecteur à se retrouver dans le dédale que constitue le parcours politique de F. Mitterrand. Car engagé chez les Volontaires nationaux du colonel de la Rocque, décoré de la Francisque sous Vichy, authentique résistant, interdit d’adhésion au PSA en 1958 parce que perçu comme un opportuniste, François Mitterrand fut le candidat unique de la gauche à la présidentielle de 1965 qui fit vaciller la statue du commandeur. C’est toujours François Mitterrand qui ,en 1971, a été le fondateur du nouveau parti socialiste et a porté à deux reprises les espoirs de la gauche à la présidentielle de 1974 et 1981. Après un tel cheminement, il est légitime de s’ interroger sur l’adhésion à l’idéal socialiste du nouveau président . Cynisme afin de parvenir au pouvoir ou conversion sincère? L’auteur apporte des éléments de réponse fort intéressants à cette question. Ce qui ne fait aucun doute 28

c’est que François Mitterand fut un homme de pouvoir et donc un fin stratège . Lui, qui n’avait eu de cesse de fustiger les institutions de la cinquième République, notamment au travers d’un livre Le coup d’Etat permanent une fois élu se coulera dans la fonction avec délectation. La «Monarchie républicaine» lui sied à merveille : « Sa vie privée était celle des princes et particuliè-


rement celle des rois de France… » écrit M. Winock. Ce dernier, après avoir restitué les grandes lignes de ses deux septennats et notamment le tournant de 1983, après avoir rappelé les épisodes troubles dresse le bilan tant en politique intérieure qu’extérieure des deux mandats présidentiels et l’empreinte qu’a laissée cet homme politique. Les aspects positifs ne sont pas forcément là où on les attendait: la consolidation des institutions de la cinquième, l’acceptation de l’alternance, la décentralisation et l’Europe. L’auteur, dans l’épilogue, restitue les griefs des contempteurs de François Mitterrand: Régis Debray, Paul Thibaud, Jean François

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Revel . Ils ne sont pas tendres. Reste l’ultime question : tout cela fait-il de François Mitterrand un grand homme d’Etat?. L’auteur a son avis et au lecteur de se faire une opinion. Au total un livre passionnant qui permet également de revisiter un pan de l’histoire de la France. « François Mitterrand» de Michel Winock Editions Gallimard 25 € - 432 pages + 16 pages hors texte, 30 illustrations


CULTURELLEMENT SPORT

Faire des pieds et des mains Par Pascal Baronheid

La pratique intensive du sport permet d’aller au bout de soi-même et de se façonner une personnalité pour la vie. La course à pied, la natation permettent de relever pareils défis. Une question apparaît en filigrane : qu’en coûte-t-il au sportif déterminé à outrepasser les limites du raisonnable ?

La méthode d’entraînement par cycles à la course à pied est adaptée à tous les niveaux : débutant, joggeur, athlète, expert. Des bases à la progression, des outils fondamentaux au franchissement des échelons, des méthodes et des contraintes (climatiques, professionnelles, de sécurité …), des réponses aux questions inévitables, un volume agrémenté de nombreux tableaux, colorés et précis, permet de se prendre en charge, sans se

dispenser des conseils d’entraîneurs éclairés. La surestimation de soi ou la peur du ridicule sont des écueils majeurs et fréquents. On trouvera ici comment éviter de pécher par orgueil ou par humilité. Professeur de philosophie, après 30

avoir pratiqué l’athlétisme à un niveau estimable, Jean Delord incarne la tête et les jambes. Evoquant une course moderne, il la situe d’emblée dans un contexte séculaire, pour inviter à un marathon philosophique qui n’hésite pas à mépriser « les pâles révélations qui, de quatre ans en quatre ans, singent les cérémonies des premières olympiades » et à vitupérer contre l’actuelle et perverse tabloïdisation de la


sueur. Des foulées savantes, un lyrisme jugulé, des coquetteries ou incongruités d’entremetteur – Héraclès et Usain Bolt, la magie du stade d’Olympie et la cendrée d’une piste du Tarn et Garonne – un glossaire, un lexique, une bibliographie qui s’honore notamment de la fréquentation de Pierre Klossowski : c’est la légende des foulées.

« Course à pied – méthode d’entraînement par cycles », Marc Lamouche, éd. Amphora (www. ed-amphora.fr), 18,50 € « Petite philosophie de la course à pied », Jean Delord, éd. François Bourin, 14 € « Sexe, drogue et natation », Amaury Leveaux, Fayard, 18 €

Amaury Leveaux apporte de l’eau trouble au moulin de J. Delord, avec une plongée dans le bassin du désenchantement. Plusieurs fois médaillé lors de € compétitions olympiques et mondiales, il révèle la face cachée d’un sport et d’un monde où le silence est d’or, sur certaines pratiques peu avouables. « On trouve toujours les meilleurs arguments du monde pour accepter d’avoir franchi la ligne jaune et pour continuer à se regarder dans la glace le matin. Mais le dopage est un leurre ». Il y a aussi le dopage technologique. Il y a encore le dopage sentimental : « Quand on a besoin de toi, tu es le plus beau, le plus grand et le plus fort/…/ Quand tu ne sers plus à rien, on te crache dessus ». Il y a même la ligne blanche, couleur d’une poudre qui donne le sentiment d’être invincible et repousse les limites de la fatigue. Un champion raconte ce monde comme il l’a traversé : magnifique et illusoire, excitant et éphémère, dévorant et édifiant. Il évoque aussi sa reconversion, réussie. Lisez-le avant de vous laisser éblouir par les parasites, les docteurs Mabuse, les beaux parleurs à la langue fourchue.

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PHILOSOPHIE

Le Paradoxe Américain Par Sophie Sendra

Les États-Unis restent toujours un des pays au monde qui font rêver, pour sa capacité à libérer les énergies, pour son gigantisme, pour sa littérature, mais pour sa politique politicienne c’est moins sûr. Lorsqu’on regarde des séries télévisées qui traitent de ce sujet, il est évident que le thème nous intéresse, nous subjugue par le réalisme qu’elles dégagent, House of Cards est de celles-là. En terme de « réalisme », on n’ose croire que cela est possible, on se dit qu’il s’agit d’une « légère » exagération qui sert le scénario et la complexité des personnages. Il n’en est rien à en croire Edward Klein. Dans Obama Vs Clinton, La guerre des clans (Éditions Hugo Doc), l’auteur nous fait vivre de l’intérieur la vie de ces deux couples, bêtes politiques qui se côtoient par obligation plus que par amitié, a priori. Distribution des Cartes Telle la traduction du titre de cette série, « Le Château de Cartes » semble une construction politique très réaliste, mais il est difficile d’imaginer que les personnages puissent exister. Or, dans l’ouvrage d’Edward Klein il est édifiant de constater que, selon lui, les deux couples, Obama-Clinton, « jouent aux cartes » entre eux, comme un jeu de passe-passe. Même si E. Klein a reçu le Prix Pulitzer il y a quelques années, il est possible de dire que son livre éveille des doutes surtout lors de la retranscription de certaines discussions entre les pro-

tagonistes qui briguent – ou briguaient – la Maison Blanche. En effet, lors de certaines d’entreelles, la discussion est censée se passer à huis-clos, portes fermées, sans témoins. Soit, l’un d’entre-eux s’est confié, ce qui est peu probable, soit il y a des micros cachés au sein même de l’édifice, soit Klein retrace une discussion « possible » sans jamais préciser le caractère hypothétique de celle-ci. Tout ceci pose question(s). On apprend également que les tractations, les coups bas, les manœuvres n’ont rien à envier à la série. Les Obama ne supportent pas les longs discours de Bill, Hillary ne trouve rien à

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dire à Michelle, Barack met des bâtons dans les roues d’Hillary et ne la veut pas comme première Présidente des États-Unis contrairement à ce qu’il déclare publiquement etc. La distribution des cartes pour construire le beau « château », envié de tous, semble compromise car elle parait tronquée, voire truquée par les « offs » mis au jour par le journaliste. Prônant une clarté, une visibilité, un naturel à l’américaine, les politiciens paraissent – selon Klein – plus qu’ils ne sont, y compris lorsqu’ils semblent être du même camp.


Lorsque ce titre est attribué, il est possible d’imaginer qu’il s’agit d’un prix pour une œuvre majeure, un article ou un ensemble de travaux qui objectivent les recherches de l’auteur. Quand on sait que les précédents ouvrages de Edward Klein étaient The Amateur, Barack Obama in the White House (2012), The truth about Hillary... (2005), La guerre des clans est une énième partie jouée au moment même où Hillary Clinton commence sa grande tournée des États pour la campagne des primaires pour l’élection de 2016. Est-ce là un bon timing éditorial ? N’oublions pas que le poker est un jeu de bluff où la manipulation est de mise. Le grand Paradoxe

Coup de Poker menteur Où se trouve la part de vérité et où se trouve la part de mensonge ? Dans cet ouvrage il est aussi question de ce que les Obama et les Clinton boivent, mangent. On apprend le contenu des repas, de l’entrée au dessert. On y apprend également, les rires, les réflexions, les coiffures changeantes, les différentes variations de vêtements de chacun, la grosseur des lunettes de Hillary et bien d’autres choses « essentielles » à la compréhension de la politique américaine. Prix Pulitzer ?

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Les États-Unis sont les premiers producteurs/ distributeurs de films pour adultes, mais il est de leur politique de ne montrer aucune scène portant atteinte à la pudeur concernant les autres genres de productions et encore moins lorsqu’il s’agit de films étrangers. Les États-Unis sont attachés à une liberté d’expression qui va au-delà, dans ses limites légales, de la nôtre, mais il est interdit de montrer la Une de Charlie Hebdo au journal télévisé. Dans beaucoup d’États, fumer est devenu interdit hors places et lieux réservés à cet effet, même sur la voie publique et pourtant c’est le premier pays producteur/exportateur de cigarettes. C’est le pays emblématique qui a élu le premier président noir de l’histoire du monde occidental, mais il est également épinglé pour ses actes criminels racistes au sein de sa police. Selon Edward Klein, les États-Unis deviennent la première puissance mondiale dans l’incapacité d’agir sur son propre sol et, comme l’auteur le souligne, incapable de mener des réformes tant son système politique


est gangrené par des hommes et des femmes frappés d’amateurisme. Il n’est pas certain que cet ouvrage soit neutre ou « réaliste », mais il surfe sur une mode, celle de ne voir que ce qui pourrait faire fantasmer les lecteurs. S’il fallait conclure Comme le disait Sigmund Freud, les fantasmes ne doivent pas se réaliser car ils risquent d’être soit décevants, soit dommageables pour la construction de soi. Il est donc préférable de regarder House Of Cards et de s’en délecter, que de croire sans l’ombre d’un esprit critique cette Guerre des Clans. En revanche, pour se faire une idée, un acte suffit, le lire.

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COMEDIE DU LIVRE DE MONTPELLIER

UN HORIZON IBÉRIQUE Du 29 au 31 mai 2015, la Ville de Montpellier accueille la 30ème édition de la Comédie du Livre. Après les littératures du Maghreb et nordiques, c’est la péninsule ibérique qui est mise à l’honneur cette année. Avec près de 250 écrivains, le festival, qui attire chaque année près de 100 000 curieux, a su préparer avec soin sa programmation. Vous retrouverez ainsi des rencontres, des lectures, des tables rondes, des expositions et même des moments musicaux. Le BSC NEWS a rencontré plusieurs figures de cette littérature ibérique qui seront présentes lors de la Comédie du Livre dans la capitale languedocienne. Antonio Altarriba, Sara Mesa, Joao Tordo, José Carlos Somoza ont répondu à nos questions concernant leurs ouvrages respectifs.

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COMÉDIE DU LIVRE

Antonio Altarriba Essayiste, romancier, professeur de littérature française à l’université du Pays basque, critique et scénariste de télévision, Antonio Altarriba Ordóñez imagine aussi des scénarios pour la bande-dessinée. En 2009, ce natif de Saragosse, accompagné du trait de Kim, publie « L’art de voler», un roman graphique biographique qui narre la vie de son père; un ouvrage passionnant où l’Histoire et le destin individuel se mêlent inextricablement et qui a obtenu le Prix national de la Bande-dessinée en Espagne. En 2015, il reçoit le Grand Prix de la Critique pour «Moi Assassin», décerné par l’Association des critiques et des journalistes de bande-dessinée, qui récompense un album paru en territoire francophone l’année précédant la remise du prix. «Moi, Assassin» raconte comment un professeur d’Histoire de l’Art à l’Université du Pays Basque, spécialiste de l’art cruel à l’apogée de sa carrière, Enrique Rodríguez Ramírez, s’adonne en secret à une passion violente et irrépressible: l’assassinat, qu’il considère comme l’un des Beaux-Arts. Or, un jour, le meurtre d’un de ses principaux rivaux, imaginé avec une mise en scène inspirée par des gravures de Goya- et qu’il n’a pas commis! - met cependant le serial-killer dans une position délicate car la loi commence à s’intéresser à lui de trop près... Attention chefs d’œuvre! Et dans deux registres bien différents. La prose d’Antonio Altarriba sait aussi brillamment se mettre au service d’une épopée, où la trivialité et la contingence de la condition humaine se heurtent violemment à l’idéalisme chevillé au corps, où l’Histoire est la raison suffisante de l’histoire....mais l’auteur réussit avec autant de génie à plonger le lecteur dans une fiction noire et brutale à la teneur philosophique et artistique attirante. Nous sommes donc très heureux de recevoir Antonio Altarriba dans nos pages et vous laissons en compagnie d’un être érudit, passionné et humaniste...à rencontrer impérativement! ( A la Comédie du Livre par exemple?! ) Interview réalisée par Julie Cadilhac / photo D.R

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taines idéologies modernes jouent le même rôle. Et celles qui le refusent maintiennent une contradiction insupportable entre leur discours et leur pratique. Nous continuons à être assassins. Et maintenant, en plus, cyniques, puisque nous nous nions à l’admettre. Cela n’implique pas un défaitisme moral. Au contraire. Mais il faut, d’abord, prendre les mesures du monstre auquel nous devons faire face. Sans complaisances.

Comment est née l’idée de ce « Moi, assassin»? D’un matin où vous êtes dit que vous tueriez bien quelqu’un? ( sourires) d’un jour où vous avez réalisé que « nous sommes tous des assassins en puissance»? L’un ne va pas sans l’autre. La haine ponctuelle contre quelqu’un puise d’un fond de violence vaste et ancien, d’une certaine manière primordial. Nous sommes une espèce de chasseurs-guerriers dont la survie dépend toujours de la mort ou de l’exploitation d’autres êtres vivants. Nos formes de pensée essentielles, construites par des sorciers ou des prêtres, n’ont cherché qu’à justifier ou reconduire nos pulsions meurtrières. Cer-

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L’idée d’un graphisme tout en noir et blanc, piqué ça et là de rouge sang, était déjà là lorsque vous imaginiez le scénario? L’histoire exigeait un noir, très noir, en contraste puissant avec le blanc. Ceci était clair pour moi dès le début. Et c’est pourquoi je me suis adressé à Keko pour la realisation graphique. C’est le grand maître espagnol du noir et blanc. Au fur et à mesure que nous avancions dans l’histoire, le noir est devenu tellement dense qu’il rendait l’atmosphère presque irrespirable. C’est alors que l’idée est surgie. Ajouter un peu de rouge pouvait contribuer non pas à adoucir l’intrigue mais à l’incendier. Et cela sans trahir le fond de l’argument. Simplement on ajoutait au noir de la mort le rouge de la révolte, qui est également très présente dans le livre. Au début nous avons pensé au sang comme unique support du rouge. Après reflexion, nous avons compris qu’on pouvait aller un peu plus loin et faire du rouge un élément narratif, une traînée de pistes qui acquiert par moments une dimension symbolique.


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«Art et beauté ne se confondent pas...l’art ne consiste pas à suivre un canon de façon plus ou moins fidèle quant aux formes et correcte quant aux contenus...l’art, par essence, doit inquiéter, surprendre, émouvoir et même irriter...L’art est plus fréquemment terrible que beau...et il relève davantage de la transgression que de l’obéissance à une norme.» Pouvez-vous reprendre à votre compte cette définition de l’art donné par le professeur Enrique Rodríguez Ramírez? Tout à fait. Mais c’est un principe assumé par l’art moderne depuis Baudelaire (au moins). Il y a une décade ou deux cette affirmation aurait été considérée banale. Mais maintenant il faut la redire, même la reformuler. La correction politique, la globalisation respectueuse avec la pensée de “l’autre”, les pressions de grandes plateformes culturelles ont affaibli la volonté de transgression de l’artiste et mis en place des interdictions plus subtiles mais, en réalité, plus dures. Il y a, dans ce sens, une claire domestication de la créativité, la plupart des formes d’expression artistique ont adopté des formules non belligérantes. L’autocensure s’impose de façon aussi généralisée que, parfois, inconsciente. L’apparat médiatique, au service des intérêts économiques davantage que des idées, marginalise la dissidence avec une grande efficacité. La censure plus dangereuse est celle que l’on ne ressent pas comme telle.

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Cet album est truffé de références plastiques et théoriques sur l’histoire de l’art. Êtiez-vous déjà un passionné avant d’écrire cet album ou vous êtes-vous documenté? Je suis un passionné d’art. Depuis toujours. Déjà tout petit j’éprouvais une énorme fascination pour certaines images. Je crois que cela explique ma préférence pour la bd comme forme narrative. J’y peux avoir recours à des ressources où le récit passe par des formulations très plastiques, jouant avec la composition, l’éclairage et d’autres valeurs liées à une esthétique visuelle. Je n’ai pas eu, donc, un grand travail de documentation à faire. Les tableaux qui apparaissent dans «Moi, assassin» font partie de mon musée particulier. Parce que, autant les pratiques que les théories qui rapprochent l’art de la cruauté (au moins d’une certaine violence), me semblent assez pertinentes. Ajoutez à cela le fait d’avoir grandi dans un pays comme l’Espagne où la complaisance sado-masochiste de la religion catholique a impregné une bonne partie de notre patrimoine,. Si vous ne deviez citer que deux oeuvres plastiques qui vous fascinent, lesquelles serait-ce et pourquoi? Pour dire deux tableaux très différents (peut-être thématique et conceptuellement opposés), Perro semihundido (Chien semi-enfoncé ou Tête de chien) de Goya et


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L’Escarpolette de Fragonard.

cela, à cause de cette implication gérée par l’artiste lui-même, le risque d’imposture se Edurne Elorriaga souhaite faire une décuple. Et, loin de rapprocher le public, thèse sur la thématique « Art et cruau- souvent l’éloigne. té», et plus spécifiquement sur le Body Art...sans compter sur la scène dans la- On est tenté de vous demander «Pourquelle Abel et Omar racontent leurs ex- quoi la transgression est-elle valorisée périences de performeurs: diriez- vous en art alors qu’elle est réprouvée dans la que l’Espagne est avant-gardiste sur ce vie réelle ? » ... parce qu’Enrique Rodrítype d’art? Votre pays est-il même plus guez Ramírez élude la question et qu’ausensible à ce genre de performance artis- jourd’hui, c’est une interrogation qui tique que la France, par exemple selon soulève de nombreux débats et oppose vous? deux camps dans tous les arts ( plasEn Espagne, il y a une abondante pratique tiques, vivants etc..) de la performance comme forme d’expres- C’est une bonne question, comme dirait sion artistique. Je n’irai pas jusqu’à dire Enrique, mais qui nécessite une réponse que nous sommes un pays avant-gardiste longue et nuancée. Pour rester dans les didans ce domaine, parce qu’une bonne par- mensions de cette interview, je dirais qu’il tie des propositions suivent les tendances s’agit d’une question qui oppose ce binôme, qui viennent d’autres pays. En tout cas l’Es- au fond incompatible, société/individu. La pagne est particulièrement perméable à ces politique tend à la pression uniformatrice pratiques parce qu’elles (surtout le body tandis que l’art cherche l’expression indiart) favorisent une forte implication per- vidualisante. Une République d’artistes sesonnelle, la douleur de l’artiste devenant ici rait-elle possible? Peut-être aboutirait-elle le terrain de communication avec le public. à une anarchie en révolte ou en recherche Le manque de ressources économiques, qui permanente. L’impossible acceptation sopermettraient la création d’oeuvres plus ciale de la transgression comme norme, fait technologiques ou produites avec des ma- que l’art se retrouve toujours dans une potériaux relativement chers, favorise ce repli sition plus ou moins faussée, frisant parfois sur le corps comme matière première. Sans la propagande, purgeant les contradictions oublier que l’Espagne n’a pas subi, comme d’un système qu’il dénonce et, par ce même la France, une suite d’écoles, mouvements, moyen, renforce. manifestes qui rattachent, d’une façon ou d’une autre, à des manifestations plus ca- Pourquoi ce criminel philosophe est-il si noniques. Mais, précisément à cause de fascinant selon vous pour le lecteur? Jus-

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tement parce qu’il agit sans mobile? Qu’il devient de ce fait un «artiste»? Simplement parce que je lui ouvre les portes de sa pensée. Donner la voix narrative à un personnage favorise la compréhension, même l’identification du lecteur. L’effet est plus frappant ici parce que le personnage incarne des valeurs, en principe, détestables. Comment partager, sinon les actions au moins les arguments d’Enrique? Et bien, peut-être, simplement, parce qu’au fond il a raison. Et nous le savons, même si cela nous dégoûte. Nous n’allons pas jusqu’à l’imitation de ses crimes, mais nous adhérons à ses paroles. La position, relativement inconfortable, dans laquelle se retrouve le lecteur part de la position, inévitablemente hypocrite, dans laquelle il se retrouve comme citoyen, vivant grâce à l’holocauste qui se poursuit sur la planète tout en le condamnant moralement.

profonde, insolite entre père et fils. Il me parlait de sa vie sexuelle, des relations avec ma mère, de ses sentiments dans des moments difficiles ou avec des personnes aimées… D’autre part, j’ai connu personnellement les personnages plus importants de l’histoire, Mariano Díaz, mon oncle Doroteo, ma tante Elvira, ma mère… Les différents récits transmis par ces amis de guerre, la mémoire familiale ont fait le reste. Je me suis donc plongé dans l’écriture du scénario avec l’assurance de celui qui connaît l’histoire du début à la fin. Puis, naturellement, les choses n’ont pas été si faciles. Je me suis retrouvé face à des situations dont je n’avais pas compris l’envergure, le profond bouleversement interne qu’elles impliquaient. Et puis, aussi, j’ai dû recourir à une série d’éléments (objets dans la plupart) pour donner cohérence au récit ou en renforcer le sens. C’est le cas, par exemple, des espadrilles de Durruti, que Passons à la formidable «épopée espa- mon père n’a jamais chaussés mais qui symgnole» qu’est «L’art de voler». Dans quelle bolisent si bien sa trajectoire idéologique mesure collez-vous à la réalité de l’his- dans les années trente et quarante. toire de votre père? Avez-vous puisé les anecdotes dans les confidences qu’il vous L’art de voler est l’hommage terriblement a faites tout au long de sa vie? Avez-vous émouvant d’un fils pour un père... qu’il interrogé d’autres personnes qui figurent aurait aimé mieux aimer alors qu’il était dans ce roman graphique? vivant? Mieux comprendre, mieux aider? Le récit est très fidèle à la réalité. Je n’ai pas Culpabiliser, n’est-ce pas un réflexe naeu de grandes consultations à faire. J’étais la turel d’enfant pour ses parents quand ils seule personne avec laquelle mon père parlait vieillissent? les dernières années de sa vie, la seule oreille Oui. La mort d’un être aimé nous plonge pour soulager les angoisses de sa dépression. dans un sentiment de manque qui est fait de Nous avons atteint ainsi une complicité très renoncement à tout futur et d’impossibilité

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de récupérer le passé. Le caractère douloureusement définitif de la mort nous fait tomber dans le sentiment de culpabilité. Tout ce que nous n’avons pas fait, que nous n’avons pas dit, cesse d’être négligence pour devenir tragédie. Ce sentiment s’accroît quans la mort se produit par suicide. Et s’il s’agit de ton père et s’il t’a demandé de l’aider à mourir et tu n’as pas pu le faire… Vous choisissez dès le départ de mêler le « je» de votre père à votre propre «je» de narrateur...une façon de montrer symboliquement qu’il n’est pas mort puisqu’il

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continue de vivre en vous? Ou plutôt pour montrer que vous faites vôtre son histoire? Je ne sais pas repondre à cette question.Pas encore, au moins. Je peux dire que, quand j’ai commencé à écrire parlant de mon père à la troisième personne j’ai été tout de suite bloqué. Je me sentais mal à l’aise avec ce “il” qui mettait une telle distance entre lui et moi. À partir du moment où j’ai eu l’idée de m’approprier sa voix, l’histoire a commencé à couler de façon fluide. C’est peut-être, comme vous le dîtes pour qu’il continue à vivre en moi. C’est peut-être pour que la catharsis dont j’avais tellement besoin se produise de façon


TU M’AIMES, ANTONIO ? ON DEVRAIT SONGER À L’AVENIR… ÇA FAIT LONGTEMPS QU’ON SE VOIT EN CACHETTE ET TU NE DIS JAMAIS RIEN…

QUAND ON AIME, ON PEUT…

JE COMPRIS QUE JE NE LA REVERRAIS PAS… JE FUS PRIS D’UNE ÉNORME RAGE CONTRE LE MONDE ET MOI-MÊME…

BIEN SÛR QUE JE T’AIME… MAIS JE SUIS UN CRÈVE-LAFAIM… J’AI RIEN À T’OFFRIR…

JE REFUSAIS DE SAVOIR CE QU’ELLE ÉTAIT DEVENUE… POUR NE PAS M’EN VOULOIR DE MA STUPIDITÉ… POUR NE PAS ALIMENTER MA JALOUSIE… MAIS IL N’Y A PAS DE SECRETS AU VILLAGE… MÊME SI ON S’EFFORCE DE LES IGNORER…

PASSE-MOI LA CLÉ ANGLAISE… T’ES AU COURANT POUR LA CASI ?

BON, BEN ÇA Y EST… LES AUTOS ONT UN MOTEUR À ESSENCE.

LA CLÉ ANGLAISE, JE T’AI DIT, PAS LE TOURNEVIS… OÙ T’AS LA TÊTE… OU LA QUEUE… ? CE QUI REVIENT AU MÊME, DANS TON CAS…

NON… JE VEUX PAS SAVOIR…

JE N’AVAIS PLUS QUE L’AMITIÉ DE BASILIO ET LES RÊVES IMPOSSIBLE QU’ON CONTINUAIT À NOURRIR…

CASILDA ALLA TRAVAILLER À SARAGOSSE. EN QUELQUES MOIS, ELLE TROUVA UN FIANCÉ ET SE MARIA… ELLE NE TARDA PAS À M’OUBLIER…

BON, LE MOMENT EST VENU… ENVOIE LES GAZ !

TU CROIS QUE ÇA VA MARCHER, AVEC LE MOTEUR DU GÉNÉRATEUR ?

VAS-Y…

T’Y CONNAIS RIEN ! IL Y A DES VOITURES ÉLECTRIQUES. ENFIN, Y EN AURA BIENTÔT…

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(,

ÇA MARCHE ! ÉVIDEMMENT PASSE LA VITESSE ET DÉMARRE…


C’est le destin irrémédiable de toute personne moyennement lucide, consciente de véritables forces qui marquent son destin. Il est vrai que mon père a dû vivre dans un contexte économique et politique très pressant, qui laissait peu de place à la volonté individuelle. Il appartient à une génération qui a été entraînée, parfois balayée, par une Histoire impitoyable. Aujourd’hui nous pouvons avoir le sentiment de jouir d’une plus grande autonomie. Mais ce n’est, peut-être, que la conséquence de formes plus subtiles et efficaces d’aliénation. Sauf les cas d’annulation complète de la personnalité, nous sommes tous conscients de la distance entre ce que nous voulons et ce que nous pouvons, entre l’idéal et le réel. Et de cette distance nous en souffrons. Certains même (de moins en moins) en meurent.

plus intense. C’est peut-être pour me racheter aux yeux de mon père, pour me faire pardonner… En tout cas j’ai compris que le “moi” de mon père occupe dans le mien un espace beaucoup plus grand que je ne le croyais. Vous montrez votre père comme un être déterminé et courageux mais qui semble avoir subi toute sa vie les affres d’un destin, d’une Histoire sur lesquels il n’avait pas (beaucoup) de prise. On le sent souvent impuissant, désorienté parce que déçu...le destin irrémédiable d’un idéaliste?

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Votre père, comme les quatre mousquetaires de l’Alliance de plomb, semble fait d’une étoffe d’hommes qui n’existent plus... qui ont vécu dans la fraternité et l’entraide masculines et n’ont pas supporté ensuite la réalité mesquine d’un monde soumis à ses contingentes nécessités quotidiennes. Votre héros, dans «Moi Assassin», semble aussi être hors-système, à la fois adaptable -parce qu’il le faut bien- et intrinsèquement inadapté à la réalité qui l’entoure...Auriez-vous tendance à mettre en «scène» toujours un même type de héros, inconsciemment? Ou tous les héros sont-ils par essence des êtres à part...et donc votre père est un héros? Cette question vient renforcer une idée qui


BASILIO AUSSI AVAIT APPRIS LA MÉCANIQUE EN IMAGINATION… ET JE SUIS SÛR QU’IL AURAIT ÉTÉ UN GRAND MÉCANICIEN, SI LA VIE, OU PLUTÔT LA MORT, NE L’AVAIT EMPÊCHÉ DE SE RÉALISER…

OUAIS… ! VIVE LA V… !

AVEC CETTE ATTESTATION, TU PEUX DÉJÀ CONDUIRE… PASSE CHERCHER TON PERMIS DÉFINITIF DANS DIX JOURS.

VIVE LA RÉPUBLIQUE !!

VIVA !

VIIIVA !

ABSORBÉ DANS MES PROBLÈMES, J’AVAIS À PEINE REMARQUÉ L’AGITATION QUI SECOUAIT L’ESPAGNE…

OUI, MON GARÇON, QU’ELLE VIVE… !

CITOYENS… ! JE VOUS APPELLE CITOYENS CAR DÉSORMAIS NOUS NE SOMMES PLUS DES VASSAUX… LE ROI EST PARTI, CECI EST UN PAYS D’HOMMES LIBRES…

COMPAGNONS, MÉFIEZ-VOUS D’UNE RÉPUBLIQUE BOURGEOISE ! IL FAUT FAIRE LA RÉVOLUTION, SUPPRIMER LA PROPRIÉTÉ, ABOLIR L’ARGENT ! À BAS LES POSSÉDANTS ! À BAS L’ÉGLISE MANIPULATRICE ET INQUISITORIALE ! À BAS L’EXPLOITATION DE L’HOMME PAR L’HOMME !

CAMARADES, L’ESSENCE QUE BRÛLENT LES BOURGEOIS EST LA SUEUR DU FRONT DES OUVRIERS… !

À BAS !!!

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)+


prend de plus en plus d’espace en moi. Je n’ai pas fait deux livres tellement différents. C’était l’enjeu au début. Après un succès comme celui de «L’Art de voler», je voulais démontrer que je pouvais faire dans un genre bien différent. En apparence l’enjeu semble réussi. Je passe du bon fils qui veut recupérer la mémoire de son père à l’assassin froid et impitoyable. Les styles, tellement différents, de Kim et Keko renforcent cette impression. Mais, au fur et à mesure que je prends de la distance par rapport à «Moi, assassin» , je me rends compte des ressemblances dans la thématique profonde des deux récits. Celle que vous signalez en est une. Il y en a d’autres... Au fond, Enrique Rodrígues Ramírez est un anarchiste qui, au lieu de faire la revolution collective et collectivisante, fait sa propre révolution personnelle et il la fait par sublimation esthétique. Peut-être il ne s’agit pas tellement de deux personnages, mais de deux périodes historiques bien différentes. Une dernière question: vous êtes l’auteur de nombreux romans...qui ou qu’est-ce qui vous a donné envie de vous adonner à la bande-dessinée? J’ai toujours combiné l’écriture littéraire et celle de scenarios. Mes premières bédés ont été publiées à la fin des années 70. «L’art de voler» est la première traduite en France, mais c’est une forme d’expression fondatrice de mon imaginaire. Enfant, j’en lisais énormément. J’ai fait même ma thèse sur la bd francophone. J’avoue qu’en ce moment je me sens spécialement à l’aise comme scé52

nariste. Je ne me trouve jamais à court pour présenter les situations ou les emotions. Les ressources expressives de la bd sont énormes et pas aussi codées qu’en littérature. Je sens que je fais un travail plus créatif et que j’atteins une plus grande pertinente. Je ne renonce pas, néanmoins, à écrire un autre roman. Dans quelle mesure ces deux histoires, à votre avis, gagnaient à être racontées avec des cases et des phylactères? Pour moi c’était très clair dès le début. Dans le cas de «L’Art de voler» il y avait tout un travail de reconstruction historique qui l’exigeait. C’est presque un siècle qui y défile, avec ses vêtements, ses vehicules, ses armes, ses objets quotidiens, ses paysages… L’image rend l’aspect concret des choses et des personnes avec une grande fidélité. Il y a une sorte de physicité dans la représentation graphique qui n’existe pas dans la transcription scripturale. Dans ce sens, la puissance évocatrice de la vignette est, pour moi, plus forte, au moins plus réaliste que dans la phrase. Dans le cas de «Moi, assassin» j’avais besoin, surtout, d’une atmosphère, noire au sens strictement chromatique du terme. C’etait la meilleure façon de renforcer la pensée du protagnoniste et de favoriser le désarroi du lecteur. L’utilisation des premiers plans joue aussi un rôle fondamental pour que les contradictions internes du protagoniste percent. Et il y a un backround de reférences picturales et bibliographiques fondamental pour bien comprendre l’his-


OUI, ELLE AURAIT PU TENIR ENCORE QUELQUES KILOMÈTRES… MAIS JE PRÉFÉRAIS QU’ELLE S’ARRÊTE LÀ…

JE NE SAIS PAS SI C’ÉTAIT UN SENTIMENT TRÈS COMMUNISTE, MAIS L’HISPANOSUIZA ÉTAIT À MOI… JE M’EN ÉTAIS OCCUPÉ… JE L’AVAIS FAIT VOLER… JE SUIS SÛR QU’ELLE N’AURAIT PAS VOULU NON PLUS ÊTRE CONDUITE PAR UN AUTRE…

CONDUIRE UN DE CES CAMIONS RUSSES ÉTAIT UNE AUTRE AFFAIRE… ON LES APPELAIT LES «KATIOUCHKA » ET ILS JOUERAIENT UN RÔLE ESSENTIEL DANS LA BATAILLE DE L’ÈBRE…

BASILIO…

NOTRE BASE ÉTAIT À PINARES DE CARDEDEU, AU BORD DU FLEUVE.

EN VOILÀ QUI NE FUMERONT PLUS…

CE N’EST PAS SI RISQUÉ… LE PONT, C’EST UN COUP D’UN INGÉNIEUR DE LA CINQUIÈME COLONNE … D’AILLEURS CETTE RIVE, VOUS VOUS EN FICHEZ… IL FAUT VOUS CONCENTRER SUR CELLE D’EN FACE… VOUS Y TROUVEREZ LE TUNNEL D’ASCO ET VOUS CONDUIREZ VOTRE CHARGEMENT LÀ-BAS…

JE NE TARDAI PAS À DÉCOUVRIR LA VULNÉRABILITÉ DES TRANSPORTS MILITAIRES… EN CAS D’ATTAQUE, COINCÉ DANS LE CAMION, OBLIGÉ DE SUIVRE LA ROUTE, RALENTI PAR LE CHARGEMENT, ON NE PEUT NI FUIR NI SE METTRE À L’ABRI… ON PEUT JUSTE ESPÉRER QUE L’ENNEMI SERA MAUVAIS TIREUR…

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toire et la rapprocher d’un contexte de références culturelles bien particulières. Tout cela sans parler de l’efficacité de la métaphore visuelle à l’heure de rendre compte d’une situation ou d’un état d’esprit. Maintenant qu’elles sont achevées, c’est facile de le dire. Mais, même avant de commencer à les écrire, je ne vois ces histoires qu’en cases et phylactères.

Moi, assassin ( 2014)

Scénariste : Antonio Altarriba / Dessinateur Keko Editions Denoël Collection DenoëlGraphic 136 pages, 19,90 euros

L’Art de Voler ( 2009)

Scénariste : Antonio Altaribaa / Dessinateur Kim Editions Denoël Collection DenoëlGraphic 216 pages, 23,85 euros

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COMÉDIE DU LIVRE

Une magnifique ode à la figure du père Par Nicolas Vidal

roman et des pièces de théâtre jusqu’à la parution de La mort du père, écrit entre 1996 et 1997 puis publié en France en 2013 par les Editions Grasset. Joao Luis Peixoto entretient un lien très fort avec ces racines et son rapport à la figure paternelle. C’est d’ailleurs le cas dans plusieurs de ses ouvrages tant l’auteur portugais reste très attaché à cette thématique. La mort du père est un petit objet littéraire d’une puissance incroyable cristallisant le réceptacle d’une maîtrise littéraire de haut vol.

José Luis Peixoto est devenu indéniablement une des grandes voix littéraires du Portugal. L’auteur portugais a commencé comme journaliste et critique littéraire, parallèlement à une écriture soutenue de poésie pour laquelle il a remporté plusieurs prix à l’aube de l’an 2000 et a connu un succès retentissant en 2001 avec son recueil A Criança em Ruinas. Puis ce fut une suite ininterrompue de parutions littéraires dans les genres du 56

Le narrateur revient dans la maison familiale après la mort de son père. Voilà le temps du souvenir et de l’absence où la terre d’origine est désormais «cruelle», où le père n’est plus, tout autant que ce qu’il représentait. En réalité, c’est un chant littéraire qui porte les louanges du père et de la dramaturgie de l’absence. Le fils revient sur les derniers instants de son géniteur lorsque la pudeur de ce dernier tente de minimiser son imminente disparition « Tu t’éloignais par les couloirs chargés de gris et d’éclairage morne, tu t’éloignais : alors, la sensa-


le deuil, la mort et l’absence. Bluffant.

tion terrible que tu ne reviendrais jamais.» La mort du Père étudie avec magie les sentiments les plus durs et l’impuissance face à la mort dans ce rapport au père et ce qu’il induit pour un fils : la perte de repère et la disparition d’une figure qui a construit et qui a transmis « Oui, papa, tu as réussi. Tu as tout réussi. Tu m’as donné ce que j’ai. Tu m’as construit, tu as construit l’espoir dans tout ce que tu touchais». Au-delà du rapport paternel, ces quelques milliers de mots choisis et agencés avec soin invitent à une formidable réflexion sur le rapport que nous entretenons avec

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La Mort du Père est un formidable chant d’hommage autant qu’il est un recueil poétique merveilleux parce qu’il touche, qu’il secoue et qu’il remue en vous ce qui se sent sans pouvoir se formuler. Un grand livre qui fera date.

La mort du père José Luis Peixoto Editions Grasset 10 euros - 64 pages


COMÉDIE DU LIVRE

Sara Mesa : «Lorsqu’il est confronté à des situations extrêmes, l’être humain se montre sous son pire et son meilleur jour » Après avoir été traduit de l’espagnol par Delphine Valentin, Quatre par Quatre de Sara Mesa a été publié aux Editions Payot & Rivages en avril 2015. La quatrième de couverture nous indique : « Dans un pensionnat coupé du monde, censé protéger la jeunesse espagnole du chaos, une dictature en miniature règne. Le directeur manipule les élèves, tirant profit du système pour son seul plaisir. Plutôt que de livrer un témoignage de plus sur les régimes totalitaires, Sara Mesa tisse un conte cruel d’une grande intelligence, qui puise son inspiration chez Kafka et Vargas Llosa. » Dans le Wybrany College (signifiant « élu » ou « choisi » en polonais), le « coledj » comme on l’appelle, le personnel et les élèves sont confrontés à la ségrégation, à la loi du silence, aux disparitions inexpliquées, aux suicides, aux abus, à la corruption, etc. Divisée en trois parties à la fois distinctes et liées, l’intrigue évolue sous divers points de vue (celui d’élèves tentant de s’échapper de l’école, d’un professeur remplaçant qui vient tout juste de prendre son poste, et celui de l’enseignant disparu au travers d’une lettre qu’il a écrite). Pour le BSC NEWS Magazine, Sara Mesa a accepté de revenir sur les problématiques de son roman. Interview réalisée et traduite de l’espagnol par Hugo POLIZZI / photo D.R

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Vous avez déclaré que Quatre par quatre avait des points communs avec un rêve que vous faisiez régulièrement étant jeune. Pouvez-vous nous en dire davantage ? Ce n’est pas spécialement l’histoire mais plutôt la sensation de mon rêve qui s’y rapportait. Enfant, lorsque je faisais un cauchemar dans lequel on me pourchassait, il s’agissait à chaque fois du même homme. Jamais il n’arrivait à s’emparer de moi, et quand il était sur le point de réussir, je me réveillais en pleurs. Un fois, je me suis réveillée terrifiée et je suis allée dormir avec ma mère. Et en entrant dans le lit, je me suis rendu compte que l’homme de mon

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cauchemar s’y trouvait : j’étais encore en plein rêve. C’était une impression atroce : le danger guettait même dans le refuge où je pensais trouver sécurité et protection. C’est de cela dont il est question dans Quatre par quatre. Au cœur de ce système clos pervertissant la nature humaine, le protagoniste de la deuxième partie du roman, Isidro Bedragare, oscille entre le laisser-faire et l’insurrection. Assailli par des questions morales, le personnage opte finalement pour l’apathie. Pourquoi en avoir fait un anti-héros ? Est-ce un moyen de pousser le lecteur à se demander où commence et


l’obéissance et la soumission, mais sa présence renverse (quelque peu) la vapeur au « coledj ».

où finit sa propre désobéissance ? Isidro Bedragare symbolise cette attitude passive que nous entretenons, malheureusement, dans notre société face à bien des horreurs. C’est une personne qui ne se joint pas directement aux exactions mais qui tremble de peur à l’idée de s’y opposer. Lui aussi a des choses à cacher et il ne cesse jamais de jouer la comédie. Entre trouver la force de lutter et sombrer dans la folie, il opte bien volontiers pour la seconde solution. C’est quelqu’un de faible, avec une nette propension à

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Le poids du silence et des secrets est une thématique omniprésente dans Quatre par quatre. Vous-même, vous avez recours à l’allégorie et aux sous-entendus ; vous vous gardez de donner au lecteur les clefs d’une compréhension totale de l’intrigue. C’est à lui de contraster les points de vues des personnages et de supposer les éléments non-élucidés et ce qu’il se trame pendant les ellipses narratives. Pourquoi lui laisser interpréter les zones d’ombres ? En quoi cela vous semblait-il nécessaire ? J’aime cette approche narrative ; elle accorde plus de liberté au lecteur, elle le pousse à participer, et par voie de conséquence, l’implique davantage. Par exemple, un roman de dénonciation écrit à la troisième personne et dans laquelle un narrateur externe jauge et décrit insensiblement un odieux personnage ne suscite aucun émoi chez le lecteur. Je me soucie plus de l’ambiguité du silence qui, en comparaison d’une narration schématique et limpide, ne cherche ni à fournir des réponses, ni à apporter du réconfort. Tous vos livres ont quelque chose en commun ; ils mettent en évidence un certain fatalisme qui déresponsabilise vos personnages. Pensez-vous que


l’homme a un libre-arbitre ou qu’il est soumis au destin ? Je ne suis pas persuadée que mes personnages ne sont pas responsables de ce qui leur arrive et de ce qu’ils font. J’essaye simplement de montrer leurs antécédents et leurs motivations, mais il est clair que chacun d’eux (comme nous tous) est en partie libre de son sort. Pour Celia, [Ndr : élève du collège] par exemple, s’échapper du « coledj » est une nécessité et c’est pour cela qu’elle consent à avoir des relations avec le Guide [Ndr : directeur du collège]. Je tente d’expliquer les raisons d’un tel comportement, mais j’imagine que d’autres options pouvaient s’offrir à elle. L’univers que vous dépeignez dans Quatre par quatre présente l’horreur sous toutes ses formes. Le livre explore

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la noirceur de l’âme humaine. Vous avez souligné que le mal était partout et en chacun de nous. Votre œuvre proposet-elle une philosophie de vie opposée au manichéisme ? Je crois que lorsqu’il est confronté à des situations extrêmes (et l’emprisonnement en fait sans doute partie), l’être humain se montre sous son pire et son meilleur jours. Nous avons ce germe du mal en nous, mais également son envers, celui du bien. J’écris sur des thématiques qui m’inquiètent parce qu’elles me permettent d’y trouver personnellement des réponses. Pour moi, le bien n’est pas un objet d’inquiétude, voilà pourquoi je ne m’engage pas (encore) sur ce terrain d’écriture. Le bien est un réconfort dans ma vie personnelle, ni plus, ni moins.


Vous avez pour habitude d’écrire en analysant cliniquement les thématiques qui vous inquiètent et vous obsèdent. Quelles sont-elles ? L’enfermement et la privation des libertés ; l’adolescence et les difficultés liées au mûrissement ; les relations obsessionnelles (familiales ou sentimentales) ; la société de consommation ; le pouvoir et la soumission.

personnes vis-à-vis du totalitarisme et de la conscience des classes ? Non ; je ne me documente presque pas et ne fais que très peu de recherches lorsque j’écris. Pour moi, les erreurs potentielles à l’égard du sujet n’entrent pas en ligne de compte puisque je ne recherche pas la véracité historique. En revanche, je cherche la vraisemblance dans mon roman et j’envisage l’étude de mes personnages au sein de leur enParmi vos influences littéraires et ci- vironnement comme une recherche à nématographiques, dans lesquelles part entière. avez-vous puisé votre inspiration pour Quatre par Quatre ? Quatre par quatre, c’est une entrée Comme on le dit dans ces cas-là, cette dans le catalogue d’Anagrama en recette comporte tant d’ingrédients qu’il 2013 et une place de finaliste au prix me serait difficile de tous les repérer. Peu Herralde catégorie « roman ». Mais avant d’écrire ce roman, j’avais lu Le ce livre représente également une Grand Cahier d’Agota Kristof, exemple première publication française par d’un impitoyable récit sur la cruauté, et les Éditions Payot et Rivages. Quel les oeuvres les plus « claustrophobiques est votre sentiment ? » de Thomas Bernhard, à savoir Pertur- C’est une immense joie et un insigne bation et La Plâtrière. honneur. Le fait de voir mon livre traduit dans d’autres langues (que je suis Il est tentant de placer Quatre par capable de lire) et de découvrir comquatre sous la bannière du réalisme. ment on peut le transposer en d’autres Presque en enquête sociale, le roman mots sans en dénaturer le style littéraire montre une galerie de personnages (du fait l’excellent travail de la traducdéterminés par les influences perni- trice Delphine Valentin) est un sentiment cieuses de leur société, des êtres mus et très gratifiant. Par ailleurs, la littérature dominés par leurs instincts grégaires. française m’intéresse énormément, tant Avez-vous fait des recherches pour les auteurs classiques (de Flaubert à savoir comment se comportaient les Camus) que les auteurs actuels (Car-

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rère, Houellebecq, Michon, Vigan…) Vous avez révélé que si vous n’étiez pas devenue écrivaine, vous auriez aimé être dessinatrice. Vers quel style vous seriez-vous tournée ? Un style épuré et expressioniste ; du noir et blanc, avec certainement une touche caricaturale. Mais dessiner pour moi, c’est du domaine du rêve !

Quatre par quatre

de Sara Mesa

traduit de l’espagnol (Espagne) par Delphine Valentin, éd. Payot & Rivages, avril 2015, 320 pages, 22euros

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COMÉDIE DU LIVRE

Joao Tordo :

« La folie n’est pas l’absence de raison, mais l’absence de tout sauf de raison »

Il est des oeuvres qui nous bousculent, nous tourmentent. Lisbonne Mélodies est l’une d’entre elles. Au coeur de ce livre, la musique bien sûr. Celle d’un contrebassiste et de son alter-ego, un pianiste. Les deux personnages partagent la même mélodie, sans jamais ne s’être rencontrés auparavant, sans qu’il n’y ait d’explication à cette même inspiration. Ce livre est un roman de vie qui questionne sur le monde et la condition humaine, à travers la folie d’Hugo, personnage principal, sa solitude et sa soumission à l’argent, à l’alcool et à la drogue mais aussi à travers la quête d’identité, le doute, l’existence, et la schizophrénie. Une oeuvre presque philosophique, où la réflexion est le maître-mot.

Interview réalisée et traduite de l’anglais par Amélie Coispel et Hugo POLIZZI / photo D.R

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J’ai été invité par le Conseil d’Arts et de Lettres de Montréal, pour être écrivain résident durant deux mois. Mais quand je suis arrivé dans la ville, au milieu du festival de jazz, auquel j’ai assisté plusieurs fois, elle m’a semblé être l’endroit idéal pour imaginer le personnage d’Hugo, un joueur de contrebasse perdu en son for intérieur.

Montréal, au même titre que Lisbonne, a une place importante dans ce roman. La thématique du voyage est très présente. Pourquoi ? J’ai écrit ce roman à Montréal en 2012. L’idée est apparue bien avant que j’y vive.

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Vous abordez dans ce roman l’introspection, la double identité, la folie. Quelle a été la genèse de l’histoire d’Hugo ? Elle émane de ma propre vie. Quand je suis né, j’avais un vrai jumeau. Il s’appelait Hugo, mais il est décédé peu après sa naissance. En un sens, la thématique de la double identité m’a toujours accompagné, tout au long de ma vie. J’ai donc eu envie d’écrire sur ce sujet. L’introspection vient avec l’esprit d’un artiste, je suppose - dans le cas présent, un musicien, encore en quête d’identité en tant qu’instrumentiste et être humain. En ce qui concerne la folie, lorsque nous nous retrouvons livrés à nous-mêmes, sans être fondamentalement sûrs d’exister, nos états d’âme peuvent nous détruire. Un auteur portugais, Tolentino Mendonça, appelle cela le « tremblement radical », la plaie ouverte que nous gardons toute notre vie. Lorsque nous sommes contraints de nous y intéresser de plus près - dans le cas d’Hugo, la présence spectrale d’un autre être humain radicalement semblable, ami


et ennemi - toute la structure qui nous maintient en vie s’effondre. D’ailleurs, vous utilisez l’expression « fou de solitude » à plusieurs reprises dans le roman. Hugo n’étant pas un personnage solitaire, comment pourrait-on interpréter cette expression ? La solitude a trait au for intérieur. L’isolement et la peur peuvent avoir de multiples répercussions sur un homme, lorsqu’il est seul face à ses pensées. La folie n’est pas l’absence de raison, mais l’absence de tout sauf de raison. Lorsque notre esprit est confronté à la blessure fondamentale, il cherche à comprendre ce qui ne peut l’être : le fait que nous puissions être des âmes brisées, que notre rapport au monde et aux personnes en devienne pathologique. « Fou de solitude » signifie être prisonnier d’un état d’esprit, en essayant de comprendre et de contrôler sa vie, alors même que l’Homme ne peut la contrôler. Par ailleurs, le manque (dont l’étymologie évoque une chose nécessaire, nécessité que l’on retrouve aussi dans votre livre) est omniprésent. Il y a la relation fusionnelle entre Hugo et Luis

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Stockman, il y a Elsa et Julia, qui manquent à Hugo, le meilleur ami de Luis, à qui il manque irrémédiablement. Est-ce quelque chose qui vous hante personnellement ? En effet, je pense être hanté par cette blessure, par ce manque, et, par conséquent, elle est omniprésente dans mes livres. J’ai le sentiment que chaque écrivain ou artiste a besoin de regarder ce vide de plus près - dans mon cas, écrire à travers la fiction - pour comprendre que l’esprit est la seule chose qui puisse amorcer la guérison de cette blessure. Rien dans cette vie matérielle ne suffit à une personne « hanté ». Mais au travers des mots, de l’amour et de l’humour, (car oui, il y en a dans ce livre), les choses peuvent être acceptées à défaut d’être comprises. C’est ce que le meilleur ami de Luis tente de faire lorsqu’il écrit la seconde partie du roman. Il y a deux parties distinctes dans votre roman. Pourquoi ce choix ? Parce que je devais appréhender les choses d’un autre point de vue. La première partie traite des événements à travers le dépérissement mental d’Hugo, la confrontation avec son « autre », la compréhension que nous ne sommes pas


uniques, qu’il n’y a pas de séparation dans une réalité spirituelle. Hugo se distingue des autres et son fantôme - Luis, une « meilleure » version de lui-même, plus brillant, et ayant plus d’expérience lui montre qu’essayer d’oublier cette blessure, comme il le fait, va le hanter. Finalement, Hugo n’est pas capable de regarder dans les abysses plus longtemps. C’est pour cela que le narrateur entre en scène et essaie d’apporter des solutions. Cette seconde partie du roman ressemble à une sorte de justification : celle du nom des personnages, de certains événements etc. Pourriez-vous nous en parler ? Comme je l’ai signalé auparavant, c’est une manière de donner un sens à ce qui n’en a pas. Sont-ils des jumeaux ? des sosies ? L’identité en tant que telle, existe-t-elle ? Les explications ne mènent à rien lorsqu’elles ont trait aux questions existentielles sur la vie et l’esprit. L’esprit est plus fort que la rationalité. La fin va de soi : ils existeront toujours, qu’ils soient en vie ou non. Aucune distinction au niveau spirituel. « L’autre » symbolise nos opportunités et nos blessures.

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Ce narrateur, qui, en définitive, est aussi un personnage, et on ne le sait qu’après, ne porte aucun nom, on ne l’identifie pas. Pourquoi ? Les personnages de mes romans n’ont jamais de nom. Si je devais nommer mon narrateur, j’imagine qu’il pourrait être moi, parce qu’il est, dans une certaine mesure, mon semblable. Dans votre livre, le narrateur a de multiples réflexions sur le monde. Pour lui, les obsessions sont à apparenter à de la négligence, il explique aussi qu’après le bonheur, on connaît forcément le malheur, il n’y a pas de « tranquillité neutre ». Sont-ce des pensées que vous partagez ou sont-elles purement le fruit de la réflexion du narrateur ? Je pense partager ce sentiment avec lui. S’il m’arrive d’être neutre sur de nombreux sujets, ce n’est pas le cas à propos de la vie. La vie exige émotion, action et décision. Si je réprimais mes émotions, comme Hugo, les sentiments et les émotions deviendraient des hantises. Le bonheur ne peut avoir une issue funeste que si votre vie a été jalonnée de malheurs. Quoiqu’il en soit, je crois que le bonheur est un excellent concept qui n’a


pas réellement de sens. La paix intérieure me parle davantage. Mais, être en accord avec nous-même et la vie que nous menons demande travail et attention. Un auteur met forcément un peu de lui dans ses personnages. Que partagez-vous avec les vôtres ? Hugo, Luis Stockman, et le narrateur ? J’estime que chacun d’eux me correspond. Il m’arrive de jouer de la contrebasse ; j’ai été un jeune homme solitaire ; mon idée fixe était de résoudre la question de la vie, cette blessure fondamentale. Mais je suis également quelqu’un de sensible, tout comme Luís, personnage instinctif et impulsif. Le narrateur est aussi à mon image ; il illustre mon tempérament calme et rationnel et préfère ressasser les choses une fois qu’elles se sont passées. Votre roman ne donne finalement jamais la « solution », nous ne parvenons jamais à comprendre comment cela ait été possible que les deux personnages aient composé la même musique. Pourquoi ? Pour le dire à nouveau, ce sont des esprits à jamais indistincts. A la fin, Luis s’est accaparé la vie d’Hugo et marche dans la rue enneigée, et entend les murmures d’Hugo dans sa tête : il est là, il n’est jamais parti. Tout comme mon frère jumeau : il ne m’a jamais quitté, il est toujours présent. Nous sommes une seule et même personne.

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Lisbonne Mélodies de Joao Tordo

Editions Actes Sud Parution: Mai, 2015 / 240 pages Traduit du portugais par : Dominique NÉDELLEC Prix: 22, 50€


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COMÉDIE DU LIVRE

José Carlos Somoza Après avoir été traduit de l’espagnol par Marianne Millon, Tétraméron de José Carlos Somoza a été publié aux Editions Actes Sud en février 2015. Soledad (« solitude » en français), 12 ans, est une fillette invisible aux yeux de ses camarades. En classe verte avec sa classe de collège pour visiter un ermitage non loin de Madrid, elle s’égare et se retrouve nez à nez avec quatre adultes. Ils forment une société secrète du nom de Tétraméron. Chacun en vient à raconter des récits aux desseins sombres et ambiguës. Veulent-ils du mal à Soledad ? Quoiqu’il en soit, elle n’a d’autre choix que de plonger dans ces histoires et elle sent qu’elle ne pourra être acceptée dans le cercle qu’en jouant le jeu. Comme dans un voyage initiatique, elle perd peu à peu ce qui lui reste de candeur infantile. Le roman prend des tours malsains entre attirance et révulsion. La trame aussi symbolique que les personnages met le lecteur mal à l’aise, le fait frissonner et l’intrigue. José Carlos Somoza a partagé avec nous les subtilités de ce roman peu commun.

Interview réalisée et traduite de l’espagnol par Hugo POLIZZI / photo D.R

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Tétraméron est un cocktail détonant, un mélange de styles, où les clins d’oeil et les références sont nombreuses. Naviguant en eaux troubles, Soledad plonge dans un monde qui n’est pas de son âge. Est-il pour vous une allégorie de la cruauté humaine et de la mort de l’innocence ? Tétraméron est une sélection de contes s’organisant autour d’une intrigue centrale. La trame est la suivante: une fillette à l’imagination débordante découvre le curieux et énigmatique chemin de la vie et de l’expérience. Si allégorie il y a, ce serait celle de l’imagination pure : cette faculté qui nous

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permet de créer à partir de rien et de nous aventurer au fond de nous-même grâce à des symboles. Votre roman est un hommage à la tradition orale, aux histoires que les parents racontent à leurs enfants pour leur apprendre par des moyens détournés et métaphoriques les dangers de la vie et les faire grandir. Mais les histoires des quatre conteurs n’ont rien d’enfantin, les déviances y sont abordées sans ambages. Que vouliez-vous suggérer chez le lecteur en faisant braver les tabous à vos personnages ?


rement visible. Bien des pensées soi-disant « adultes » sont observées chez les enfants. Vous avez emprunté au Decameron de Boccace son procédé de mise en abîme. Les récits enchâssés donnent l’impression d’un labyrinthe et il arrive que le lecteur, tout comme votre protagoniste, s’y perde. En laissant le champ libre à l’interprétation, ne craigniez-vous pas que la nébulosité de l’intrigue et l’ésotérisme du thème en devienne hermétiques aux yeux du lectorat ? Le lecteur ne peut s’y perdre s’il suit Soledad (la protagoniste) tout au long du chemin. Elle nous guide du début à la fin. Il ne faut pas chercher plus loin que la simple exploration intérieure via l’imagination. Soledad est orpheline de mère, une fillette de douze ans dont le cas n’intéresse personne — c’est du moins ce qu’elle croit —. Aussi, trouve-t-elle de l’attention auprès de cette société secrète. Dans ce jeu de rôle, les quatre adultes sont-ils des adjuvants bienveillants ou des oppoMes oeuvres ne s’apparentent pas à la lit- sants malintentionnés ? térature de jeunesse. Dans le cas présent, la protagoniste est une jeune fille, mais tout Les adultes de Tétraméron sont aussi symce qui lui arrive se situe hors de la « fantai- boliques que la protagoniste. D’une cersie enfantine », pour la nommer ainsi. Peut- taine manière, leurs noms correspondent être est-elle mal définie car la démarcation aux quatre éléments classiques. Le livre entre l’enfance et la maturité n’est pas clai- contient des « coffres » et de l’homme atta-

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ché à la réalité matérielle, à la femme rê- dérer en un seul bloc mais bien comme veuse et effacée, chacun de ses éléments une sélections de récits liés par une inest une clef pour les ouvrir. trigue. La trame se passe de commentaires justement parce qu’elle est issue de Lorsque vient son tour, Soledad doit l’imagination créative de la protagoniste. raconter son anecdote. Ayant, de fait, cinq personnages, pourquoi ne pas Vous avez, un temps, exercé une proavoir intitulé votre livre « Pentaméron fession de psychiatre en Espagne. Vous »? êtes-vous servi d’expériences que vous Lorsque Soledad est sur le point de ra- aviez vécues avec des patients comme conter son histoire, Madame Güín (le d’un matériau pour écrire les anecnom dérive du « Wind » anglais, « vent » dotes des conteurs ? en français) a déjà joué les filles de l’air. En toute franchise, non. C’est la solution Le nombre de personnages reste donc à de facilité que de le penser, j’imagine, quatre. mais mes expériences avec les patients m’ont simplement permis de les aider, Que pensez-vous du fait que cet ou- ou du moins de m’y efforcer. Naturelvrage soit à première vue classé en « lement, la psychiatrie m’a apporté une jeunesse » ? connaissance bien plus vaste sur ce qu’« C’est une erreur symptomatique du dé- être humain » signifie. Elle m’a même sordre causé par la profusion de livres. rendu sceptique au sujet de notre capaciJ’ai pu voir dans des librairies plusieurs té à transcender nos pensées subjectives. de mes oeuvres dispersées aux quatre coins des rayonnages. Le plus amusant Vous aviez précédemment déclaré que a été d’apprendre que dans l’une d’entre vos obsessions se reflétaient au travers elles, mon roman, La Caverne des idées, de ce livre. Quelles sont-elles ? était recommandée comme littérature gay. Ces contes comportent un prélude des romans suivants (il ne faut pas oublier Avec Tétraméron, vous vous êtes écar- que j’ai rédigé les premières ébauches té de votre style habituel pour laisser de Tétraméron au tout début de ma carplace à un sentiment plus exacerbé : rière littéraire) : par exemple, j’entreverl’émotion. Pourquoi en être venu à ce rai l’idée de Clara et la pénombre dans le nouveau concept ? conte La décoration, puis La Dame n°13 Tétraméron n’est pas un roman à consi- se détachera du conte Le mariage de Ma-

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dame Boj, et de l’intérêt pour la physique quantique dans Particules rouges naîtra La Théorie des cordes.

Tétraméron de José Carlos Somoza, traduit de l’espagnol (Espagne) par Marianne Millon, éd. Actes Sud, février 2015, 256 pages, 21,50 €.

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Roman

Comment chasser les vampires de notre vie ? Par Félix Brun - Photo David ignaszewski

« L’attitude que je te conseille est tout simplement la seule qui te permettra de te reconstruire, de te considérer toi-même comme une personne et non comme un élément du

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paysage, de te voir telle que tu es réellement et non à travers le regard d’autrui. » A travers ce livre polymorphe qui n’est entièrement ni une autofiction, ni un essai, ni un roman, ni une série d’entretiens, ni un manuel, Lucia Etxebarria va disséquer ces relations toxiques qui engagent, vampirisent, font sombrer dans l’addiction et le mal être. Elle décortique les stratégies de la domination, de la manipulation et du contrôle, en démontre leurs origines, et en particulier l’influence de l’éducation : «Si tu t’es retrouvée prise dans une relation toxique, que ce soit dans ton milieu professionnel, dans ta famille, dans ton couple, ou avec un ami(e) qui s’est révélé(e) être un vampire émotionnel , c’est parce que on ne t’a pas éduquée à être assertif (assertive), à dialoguer et à négocier, à croire en toi et à fixer les limites.» Les relations familiales sont les ingrédients, le terreau de la surprotection, de l’hyperexigence, de la culpabilisation tacite des enfants, qui deviendront adultes acteurs de relations toxiques dans «une société qui continue comme c’est le cas aujourd’hui à répartir les rôles en fonction du genre […] une société


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qui encourage l’agressivité ouverte, active,[…].» Lucia Etxebarria dénonce le mal du siècle, la société narcissique : « une société dominée par le narcissisme, et qui nourrit et récompense celui-ci, va à sa perte.[…]. La manipulation s’est professionnalisée, il existe maintenant des agences de coaching qui entraînent les hommes politiques à séduire et à mentir sans vergogne, […]. La frontière même entre mensonge et réalité s’est estompée. La corruption et l’escroquerie ont cessé d’être l’exception pour devenir la norme. C’est le triomphe du narcissisme. » Elle donne une définition sans équivoque : «Le narcissique surestime ses réalisations et ses capacités, est obsédé par le pouvoir, se sent agressé si on ne l’admire pas, surréagit à la critique, est arrogant et orgueilleux…Bref je suis en train de décrire une bonne moitié des présidents [….]»……. laissons le lecteur deviner la suite ! Ecrivaine engagée aux nombreux succès dont « Amour prozac et autres curiosités », féministe sans concession, Lucia Etxe-

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barria nous accrédite d’un livre remarquable pour ses analyses et ses recommandations. Dans une écriture simple, compréhensible, pédagogue et riche, elle passe au crible les rapports humains avec leurs difficultés, leurs ambiguïtés, leurs complexités ; elle fixe un programme, une thérapie pour retrouver la confiance perdue dans le vampirisme des relations toxiques. A lire et faire lire sans retenue. Titre : Ton cœur perd la tête Auteure : Lucia Etxebarria Traducteur : Nicolas Véron Editions : Héloïse d’Ormesson


Littérature

De la littérature, s’il vous plaît ! Par Emmanuelle de Boysson

Dans un monde en perte de vitesse, les valeurs sûres resurgissent. Si aujourd’hui, les auteurs écrivent sur des ordinateurs, si le numérique s’impose, les manuscrits deviennent des objets sacrés, des objets cultes.

« La littérature ne permet pas de marcher, mais de respirer », écrit Yves Berger. On l’appelait l’empereur, il était un immense éditeur. Ecrivain, grande figure de l’édition, Claude Durand, nous a quitté à l’âge de 76 ans. En 1967, il fait découvrir au public français Gabriel Garcia Marquez avec « Cent ans de solitude », dont il réalise une traduction avec son épouse, avant la parution du livre en espagnol aux éditions du Seuil. Agent et complice d’Alexandre Soljenitsyne, il publie « L’Archipel du Goulag ». PDG des éditions Fayard pendant 30 ans, il alterne coups médiatiques (enquêtes de Pierre Péan sur le passé de François Mitterrand, sur le journal Le Monde...) et oeuvres littéraires (Kadaré, Debord...). En 2005, il arrache à prix d’or Michel Houellebecq à Flammarion. Dans un monde en perte de vitesse, les valeurs sûres resurgissent. Si aujourd’hui, les auteurs écrivent sur des ordinateurs, si le numérique s’impose, les manuscrits 79

deviennent des objets sacrés, des objets culte. Après la publication des manuscrits de « Vingt mille lieues sous les mers », de « Voyage au bout de la nuit », les éditions des Saints pères publient celui de « Candide ou l’optimisme », de François-Marie Arouet, dit Voltaire. Paru sans autorisation début 1759, ce conte philosophique connaît un prodigieux succès et suscite le scandale. Voltaire, qui a utilisé un pseudo, contredit tous ceux qui lui en attribuent la paternité : « Il faut avoir perdu le sens de pour m’attribuer cette coïonnerie. J’ai Dieu merci de meilleures occupations », écrit-il à Jacob Vernes, pasteur à Genève. Conservé à la bibliothèque de l’Arsenal, le manuscrit fut redécouvert dans les années 1950 alors qu’on le croyait perdu. Les éditions des Saints Pères l’ont tiré à mille exemplaires. Un collector pour les chanceux qui pourront se le procurer ! La co-éditrice des éditions des Saints pères, Jessica Nelson publiera en août


« Tandis que je me dénude » chez Belfond. Un roman sur les ravages de la notoriété et de la télévision. A propos de télévision, un excellent documentaire à postcaster a été diffusé le 13 avril sur la chaîne Histoire : « Leur après-guerre ou le roman des hussard »s. 25 août 1944. Nimier, Blondin, Laurent, Déon admirent Céline ou Maurras. Leurs inclinaisons sont différentes mais un même refus les unit : inféoder la littérature à un engagement politique. La défense d’écrivains comme Morand, Montherlant, Fraigneau, Aymé ou même Drieu les classa à droite, voire à l’extrême droite. Relire à ce propos le petit essai de Bernard Frank : « Hussards et Grossards » (1952, Les Temps modernes). Nos Hussards ne sont pas dupes : leurs romans sont autant de confessions d’enfants qui n’ont pas choisi leur siècle. L’écrivain Philip Roth et la romancière Gillian Flynn voient, pour la quatrième et la deuxième fois, l’un de leurs romans prendre le chemin des salles de cinéma. « L’Astragale », d’Albertine Sarrazin, bénéficie également d’une nouvelle adaptation signée Brigitte Sy. Philippe Sollers a connu les hussards, il aurait pu faire partie de la bande. Il publie avec sa compagne, Julia Kristeva, un livre à quatre mains « Du mariage considéré comme un des beaux-arts » (Fayard). Un recueil de dialogues écrits entre 1990 et 2014. Sollers et Kristeva se sont rencontrés à la fin des années soixante. Un couple libre, fidèle (avec un s). Un couple au beau fixe. Pour Sollers : « La fidélité est une sorte d’enfance partagée, une forme d’innocence. Si on cesse de l’être, on est infidèle ». Sollers est le maître de l’amour, le maître de la jouissance. 80

Il a trouvé en sa compagne une psychanalyste qui jamais ne sondera son esprit libertin et vénitien. Elle fut une des étoiles de l’édition : Teresa Cremisi quittera ses fonctions de présidente du groupe Flammarion en continuant à éditer ses auteurs comme Christine Angot, dont le prochain roman paraît à la rentrée, ou Franz-Olivier Giesbert, qui doit lui apporter un nouveau livre politique. Son premier roman, « La Triomphante », raconte la vie d’une femme de près de 80 ans, née comme l’auteur à Alexandrie, qui a fait l’ensemble de sa carrière entre la France et l’Italie. Parmi les meilleurs romans du printemps, lisez le dernier James Ellroy. Avec « Perfidia » premier volume d’une tétralogie, James Ellroy a l’ambition de construire, comme Balzac, une grande fresque sociale. Quatorze volumes pour couvrir une période de 31 ans. Dans cette frise temporelle avec « Le Dahlia noir » au centre. « Perfidia », dont l’action se tient le 7 décembre 1941, la veille de Pearl Harbor, de l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale, est un opéra noir. Quatre cadavres japonais éventrés. Alcool, sexe, corruption, drogue, racisme, rédemption : du pur Elroy ! Parmi les prix littéraires de la saison, le prix Goncourt du premier roman a été remis ce mardi 5 mai, chez Drouant, à l’Algérien Kamel Daoud pour « Meursault, contre-enquête » publié chez Actes Sud le 7 mai 2014. Saluons, le Prix L’Île aux livres/ La Petite Cour, qui récompense un auteur dont le roman, aux yeux du jury, n’a pas reçu la reconnaissance publique ou critique méritée lors de sa publication. Le jury 2015 est composé de Patrick Poivre d’Arvor (parrain


du salon), Madeleine Chapsal (marraine du salon), votre servante, E de Boysson, (Coordinatrice du prix), Mazarine Pingeot, Catherine Ceylac, Baptiste Liger (L’Express), Mohammed Aïssaoui (Le Figaro littéraire), Elisabeth Chavelet (Paris Match), Pierre Vavasseur (Le Parisien), Marie-Madeleine Rigopoulos (France Inter), Karine Papillaud (Le Point), Claire Julliard (Le Nouvel Observateur), Joschi Guitton (Organisateur du salon), Stéphane Guillot (organisateur du salon). Titres sélectionnés : « Quand j’étais vivant » de Estelle Nollet, (Albin Michel) ; « Evariste » de François-Henri Désérable (Gallimard) ; « Je viens » de Emmanuelle Bayamack-Tan, (P.O.L.) ; « Tilleul » de Hélène Lenoir (Grasset) ; « Nord Nord Ouest » de Sylvain Coher (Actes Sud) ; « Le Voyage d’Octavio » de Miguel Bonnefoy (Rivages) ; « Le Consul » de Salim Bachi (Gallimard) ; « Les retranchées » de Anne Lemieux (Serge Safran).La délibération en présence des tous les jurés a

lieu le mardi 2 juin au restaurant La Petite Cour – 8 rue Mabillon – Paris 6e. Le prix sera remis à l’occasion du salon L’île aux Livres de l’Ile de Ré, les 8 et 9 août. Si vous venez à l’île de Ré cet été, passez au Bois plage. Il y aura de la littérature, de vrais écrivains !

Quid’âme, ou l’Isabécédaire

Isabelle Péan

LE QUID DE MON ÂME OÙ QUI VEUT SE RETROUVERA AU HASARD D’UNE PAGE

A lire au gré de votre envie, de ma vie ou de la vôtre : ordonnée de A à Z ; à contre courant de Z à A ; ou au gré de votre fantaisie, quelque part entre une lettre au début et le mot de la fin… 81 7 ÉCRIT EDITIONS- 18,90 EUROS - 77 PAGES ( WWW.ISABELLEPEAN.FR)


Les choix

de Julie

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ROMAN GRAPHIQUE

André ( Malraux) et Clara dans la jungle cambodgienne culture est une affaire d’hommes. Pourtant c’est Clara qui va l’initier aux arts d’autres civilisations et déclenchera ce désir de partir vivre une aventure exotique d’archéologues dans la jungle cambodgienne... Inspiré de l’autobiographie de Clara Malraux, ce roman graphique est d’abord l’occasion de découvrir le portrait d’une femme brillante, qui a existé dans l’ombre d’un grand homme du Panthéon français. Une femme constante et fidèle qui n’hésitera pas à sacrifier sa fortune, son aura et sa santé par amour. L’occasion aussi de côtoyer une image de Malraux plus intimiste et qui ne le montre pas forcément sous son meilleur angle. Féministe ? Rigoureusement vrai? ce portrait est en tous cas séduisant et à recommander! Clara Goldschmidt est une jeune traductrice brillante pour la revue Action. Intellectuelle, libre et séduisante, en fréquentant les milieux d’avant-garde, elle attire vite l’attention d’un jeune homme promis à une carrière littéraire prestigieuse. Clara se marie avec cet André Malraux et découvre peu à peu que son mari est aussi attirant que misogyne, persuadé que la

Avant l’heure du tigre - La voie Malraux Éditions Glénat Scénario: Virginie Greiner Dessin: Daphné Collignon Parution: 1 avril 2015 Prix: 22€

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BANDE DESSINÉE

Quand j’étais gosse... et sans progéniture. Le portrait d’un bel amour, libre et joyeux, qui a su résister à la mesquinerie, à l’infortune et au temps dévastateur. Alternant entre des planches qui narrent les souvenirs de Daniel Pennac enfant et d’autres qui montrent des scènes cocasses où l’auteur et la dessinatrice partagent quelques heures de travail au restaurant, ce one-shot ne manquera pas d’amuser tous ceux qui aiment la liberté de ton, le bonheur et la franche rigolade ! Titre: Un amour exemplaire Scénario : Daniel Pennac Dessin: Florence Cestac Éditions: Dargaud En librairie le 3 avril 2015 Prix: 14,99€

Petit, Daniel Pennac allait en vacances chez sa grand-mère à la Colle-sur-Loup, non loin de Nice. Ils y côtoyaient un couple singulier, Germaine et Jean Bozignac, qui ont vécu l’histoire d’amour incroyable mais vraie que l’auteur nous raconte aujourd’hui, avec beaucoup d’humour et de tendresse. Accompagné du trait saillant et mordant de Florence Cestac, on l’écoute avec plaisir nous conter comment Jean a été déshérité par sa famille, «une gigantesque fortune pinardière», lorsqu’il s’est épris d’une roturière qui avait giflé sa mère parce qu’elle l’avait traitée de godiche et comment ensuite ils ont vécu toute une vie de passion et d’eau fraîche, sans travail

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JEUNESSE

Babar et ses amis, naufragés sur l’Ile du Paradis! et d’autres compagnons pour les veillées autour du feu! Un album grand format qui ravira autant les petits que les grands! Idéal pour les parents nostalgiques! Babar L’île du paradis Auteur: Laurent de Brunhoff Éditions: Hachette Jeunesse Parution: 22 octobre 2014 Prix: 20€

Babar a plus de 80 ans et conserve cependant toute sa jeunesse! Laurent de Brunhoff lui offre une nouvelle aventure, suite à un naufrage en mer. Babar, Céleste, la Vieille Dame, Cory, Flore, Franklin, Alexandre, Pom et Isabelle doivent apprendre à vivre sur cette île le temps que les secours ne viennent les chercher. Heureusement qu’un dragon rouge adorable va les aider à trouver de la nourriture, une cascade pour se baigner et se laver

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ROMAN GRAPHIQUE

« Il faut tout faire pour ne jamais travailler, car la vie est le terrain de jeu de l’art : planifier un vol a autant de valeur qu’écrire un livre »

percherie s’ébruite... Il règne dans ce roman graphique un esprit libertaire et intellectuel délicieux. Au cœur des années 50, on côtoie des êtres marginaux,des avant-gardistes extrêmes aux actions provocatrices mais aussi des membres de cercles littéraires élégants et pompeux, épris de lettres et de gloire...On sort charmé de cet album où le pouls de la jeunesse palpite avec une intensité grisante. Le scénario, les personnages, le graphisme...tout est à saluer pour sa pertinence et sa singularité. « Bientôt la technologie rendra obsolète le travail humain. Il y aura alors un grand changement. Des millions de jeunes descendront dans la rue, faire la révolution, ils créeront une société nouvelle où le travail ne sera plus qu’un mauvais souvenir.»

Daniel Brodin est un jeune étudiant en droit, voleur de livres et poète à ses heures perdues. Un jour, pour impressionner Nicole qu’il a rencontrée à l’université, il déclame « La Chienne du berger», un poème italien, devant une assemblée d’écrivains célèbres qui ont pris leurs quartiers au premier étage du café Serbier. C’est un succès...mais aussi une imposture car tous sont persuadés que les vers sont de lui. Tous? un semble connaître l’origine du poème et Daniel a peur soudain de devenir la risée de tout Paris si la su-

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Titre: Le voleur de livres Auteurs: Alessandro Tota & Pierre Van Hove Éditions : Futuropolis Prix: 24€


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JEUNESSE

Au pays du Soleil Levant cesse du Soleil Levant réussira à braver toutes les distances et tous les obstacles pour finir dans les bras du prince du Soleil Couchant.... Une histoire aussi poétique que romantique, admirablement illustrée par le trait et les couleurs de Mistigri. À offrir! « Au Palais Hinata, il fait encore nuit et aucun bruit ne vient troubler la quiétude des habitants profondément endormis. Pourtant, derrière une petite fenêtre, une bougie luit, éclairant délicatement la silhouette de la Princesse Asahi. « Princesse du Soleil Levant

Il était une fois une princesse dont la chevelure noire tressée qui encadre un joli minois ivoire a rendu amoureux un mystérieux soupirant... Tous les jours, à l’aube, la belle se prépare et échange avec lui des haïkus. Mais le roi ne voit pas d’un bon œil cette aventure et fait tout ce qui est en son pouvoir pour empêcher que ces deux êtres ne se retrouvent. Pourtant, l’amour sans limite de la prin-

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Texte: Christine Pompéi Illustrations: Misstigri Éditions: De la Martinière Jeunesse Parution: 16 octobre 2014 Dès 6 ans Prix: 16€ 136 pages Prix: 17,95€ En librairie le 20 mars 201s.


JEUNESSE

L’île aux cochons! The place to be! Rosie et Rosette - En croisière s’amusent Éditions: De La Martinière Jeunesse Auteur: Eléonore Thuillier Dès 5 ans Prix: 7,90€ Prix: 17,95€ En librairie le 20 mars 2015

Rosie et Rosette sont parties pour de nouvelles aventures car elles ont gagné une croisière! Arrivées sur place, même si elles auraient préféré qu’il y ait aussi, parmi les invités, Leonardo DiCarpaccio, elles en profitent pour se dorer la couenne...Ah, on ne vous a pas dit? Rosie et Rosette sont deux petites truies adorables et Eléonore Thuillier s’en donne à cœur joie pour jouer avec les mots et les situations pour le plus grand plaisir des jeunes lecteurs! Embarquez avec elle! Rosie et Rosette? Essayer c’est adopter! «Rosie et Rosette restent méfiantes mais décident tout de même de le suivre. Il ne faudrait pas qu’il les prenne pour des jambons!»

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JEUNESSE

Une bien étrange rencontre Elle n’était pas seule. Elle avait ses bottes rouges, son gros pull marin, son écharpe, son bonnet de laine et tous ses sacs. Elle s’est assise devant le panneau qui indiquait « Ligne 29».» La baleine du bus 29

Auteurs: Christine Beigel et Alessia Bravo Éditions: Motus Dès 6 ans Prix : 13€

Un jour, une petite fille découvre à l’arrêt du bus 29 une baleine...ou presque. Une dame sans domicile fixe aux doigts très très boudinés. De jour en jour, pendant une semaine, toutes deux s’apprivoisent et s’inventent un monde de mots et de rêves charmants. Un album plein de poésie qui invite les enfants à regarder le monde autrement. Des illustrations aussi singulières qu’attrayantes qui raviront les petits curieux tant elles fourmillent de détails! « Elle est arrivée avec l’hiver et le bus de l’école.

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LES TOUT-PETITS

Un monde en noir et blanc de grands albums singuliers où il est question soit de littérature, de comptine, de virelangue ou encore de théorème mathématique. On ne saurait que trop vous recommander de vous laisser tenter par ces albums atypiques qui offrent d’autres alternatives à l’éveil des tout-petits. Existent déjà : La tirade du nez, Dans sa maison un cerf, Tas de riz tas de rats, Le théorème de Pythagore Concepteur: Thierry Dedieu Nouvelle collection pour les 0-3 ans : bon pour les bébés Éditions: Seuil Jeunesse En librairie le 5 mars 2015 Prix: 14,50€ l’un

Parce que Bébé, ne distinguant pas les couleurs, juste les contrastes, aime le noir et blanc. Parce qu’il aime les très grands formats pour pouvoir les manipuler facilement. Parce qu’il est sensible à la poésie et la musicalité des mots, avant même de pouvoir les comprendre. Parce que tout cela a été testé et approuvé par des spécialistes de la petite enfance, Thierry Dedieu s’est amusé à créer

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LES ADOS

A comme Alphabet des blessures qui ne cicatrisent pas. Autour d’elle, Candice ne voit que des gens tristes: sa mère qui lutte contre un cancer et reste recluse dans sa chambre depuis que sa petite soeur est décédée, son père qui s’enferme des heures durant pour créer des logiciels informatiques et rumine sa dispute avec son frère - auquel il ne parle plus depuis que ce dernier est devenu riche grâce à un concept dont il se pense le créateur lésé. Et il y a aussi Douglas Benson qui, depuis qu’il est tombé gravement sur la tête, est persuadé de vivre dans une autre dimension et que ses parents sont des « fac-similés » de ses vrais parents qui l’attendent dans une autre dimension.

Candice Phee, que toute sa classe appelle « Gogolita », est une jeune fille spéciale. Peut-être parce qu’elle est plus sensible que les autres, qu’elle cherche à percer les secrets des gens et de la vie, peutêtre aussi parce qu’elle a perdu sa petite soeur il y a très longtemps mais qu’il y a

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Candice est la candeur incarnée et certains pensent qu’elle est un peu autiste car elle communique souvent avec des messages sur des bouts de papier. Elle a aussi une correspondante américaine qui s’appelle Denille mais qui n’a jamais répondu à aucune de ses lettres. L’objectif de notre héroïne : rendre ceux qui l’entourent un peu plus heureux! Un sacré challenge! Réussira-t-elle? Un roman adorable raconté avec un ton aussi adolescent que pertinent. le choix d’une lettre pour chaque chapitre est amusant et donnera peut-être à d’autres


ados l’envie de se mettre à écrire un journal. Un petit rayon de soleil ! On aime! « Chère Denille, Je m’appelle Candice Phee et j’ai douze ans. Je suis au collège à Albright, Queensland, une petite ville à quarante kilomètres et demi de Brisbane. Je suppose que tu ne connais pas les kilomètres, parce que les Américains comptent en miles. Quarante et un kilomètres font à peu près vingt-cinq miles, genre ( j’ai mis « genre » parce qu’on m’a dit que tout le monde répétait ça tout le temps aux Etats-Unis, j’essaie d’établir le contact, tu vois). »

Le bonheur de A à Z de Barry Jonsberg Traduit de l’anglais ( Australie) par Marie Hermet Editions: Flammarion Collection: Tribal Prix: 12,50€ Dès 11 ans

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Roman Ados

Histoire d’un zombie ordinaire Par Amélie Coispel

qui est mort, étouffé par une ingestion massive de maïs, mais qui demeure cependant toujours sur terre. Il est ce que l’on appellerait dans le domaine populaire un « zombie »- même s’il ne se définit pas comme tel mais plutôt comme un adolescent atteint du syndrome de coma homéostatique juvénile (SCJH). Les premières pages mettent en place les premières confidences de Jason. A cette occasion, on découvre la chute de l’histoire : la tuerie qui aura lieu dans son lycée.

Brainless, écrit par Jérôme Noirez, est le premier titre de la nouvelle collection de Gulf Stream, ELECTROGEN3. Un livre fantastique, qui prend pour thématique les zombies, avec un traitement bien différent de ceux que l’on connaît. Sur la première de couverture, un cerveau sur un plateau recouvert d’une cloche transparente et des pages intérieures irisées d’orange. Un design singulier donc. Ce roman met en scène Jason, un adolescent médiocre surnommé Brainless 98

Brainless admet quelques aspects paradoxaux. D’abord la présence d’une narration interne récurrente, un point de vue narratif généralement employé pour figurer les sentiments, les émotions, les envies des personnages. Or, Jason est un zombie, il ne ressent rien. Un autre aspect paradoxal, c’est le titre. On appelle Jason « Brainless » alors que finalement, se nourrissant exclusivement de viande cru, il mange constamment du cerveau, aliment qui lui apporte une intelligence éphémère. Brainless n’est donc pas si brainless que cela ! Le roman évoque, avec justesse et discernement, l’humanité dans toute sa dimension : il fait le portrait d’une société


individualiste où le « tous pour un » devient un « chacun pour soi ». Au-delà de ce thème de zombie,en effet, Brainless décrit aussi des faits de société et n’explore pas seulement la condition de mort-vivant mais aussi tout ce qui est inhérent à la condition d’adolescent. Jason va ainsi rencontrer une jeune fille, Cathy, qui deviendra son premier amour. Bien sûr, cet amour se vivra en tant que Zombie, avec tous les non-sentiments qui vont avec. Ce récit est aussi un prétexte au traitement de la question de l’exclusion sociale, dénonce les préjugés et cette apologie du « paraître » que refuse par exemple le personnage gothique de Cathy. On retrouve aussi des thèmes comme la drogue, l’alcool, mais la démesure comme celle de Cassidy, la bimbo du lycée, une dépravée sexuelle. Cette histoire montre aussi l’acceptation du syndrome comme l’acceptation d’une maladie. Jason accepte sa condition et vit normalement alors que sa mère passe par de nombreux stades pour tenter de gérer cette situation pour le moins particulière.

- mais très fidèles - des adolescents dans une société actuelle. C’est une réflexion sur la civilisation en elle-même, à travers une pluralité de personnages. Finalement, l’horreur ne réside pas tant dans la dimension de Zombie mais plutôt dans la « monstruosité » des portraits qui sont dressés, portraits caricaturaux mais qui amènent à un constat amer, celui d’une société où les adolescents n’ont plus de respect d’eux-mêmes et entre eux. Ce livre, entre horreur teintée de gothique et réalisme aussi cru que la viande dont se nourrit le personnage, est très orienté vers les jeunes. Si l’on peut faire une critique, c’est celle de l’écriture, qui est parfois trop familière. Ce roman, qui conjugue fiction et réalité, séduira assurément les amateurs de littérature fantastique, ceux qui préfèrent les récits de vie seront sûrement plus partagés… Toutefois, il est juste dans sa manière de traiter l’adolescence et rien que pour cette raison, il faut le lire !

Ce livre, qui peut paraître très fantastique, s’inscrit dans un univers finalement très ordinaire. Au sein de cet univers sanguinolent, où pullulent le sang et les morceaux de cervelle, Jérôme Noirez use d’ironie et le côté macabre se dissipe au profit de portraits sarcastiques

Brainless Jérôme Noirez 21 Mai 2015 Editions Gulf stream Collection ELETROGEN3 250 pages 16 euros

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JAZZ CLUB

ILHAN ERSAHin Les racines du saxophone

Il est sans en doute l’icône du Jazz turc. Le saxophoniste Ilhan Ersahin a appris la musique en Suède, la joue à New York et l’exporte en Turquie en amenant dans ses bagages des projets et des musiciens. Au gré de ces rencontres, de ses inspirations et de ses voyages, il joue la musique à sa mesure et planche toujours sur plusieurs projets simultanément. Nous recevons aujourd’hui Ilhan Ersahin aussi énigmatique que génial. Ilhan Ersahin pratique un jazz obsédant et solaire. La découverte Jazz du mois !

Propos recueillis par Nicolas Vidal - Crédit photos DR 100


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Pouvez-vous nous parler de votre rencontre avec le saxophone ?

La rencontre a eu lieu il y a maintenant un certain temps… Il faut retourner à Stockholm où je suis né et où j’ai vécu jusqu’à ce que j’ai 20 ans. Il y a eu quelques « incidents » qui m’ont fait commencer à jouer du saxophone. Une de ces raisons est que j’adore les Rolling Stones et j’adore le joueur de sax qui les accompagnait sur plusieurs de leurs albums dans les années 70, Bobby Keys. Simultanément durant la même période, j’ai beaucoup aussi écouté de musique « ska », et le groupe the English Beat avait un grand saxophoniste, ainsi que Ian Dury et les Blockheads qui comptait sur un saxophoniste de talent. Certains de mes amis ont monter un groupe de style « ska » et ils m’ont demandé, « Hey ! Tu veux jouer du sax dans le groupe? ». J’ai accepté et je suis sorti pour louer un saxophone. Deux mois plus tard, j’ai fait mon premier concert .

Pouvez-vous nous dire quelques 102

mots sur l’histoire du projet « Istanbul Session» ?

On m’a demandé de jouer à une fête privée, il y a 7 ans, à Istanbul. Alors j’ai eu cette idée de demander à des amis de monter sur scène et d’improviser avec moi. Mais d’improviser sur une musique dansante. Nous nous sommes tellement amusés que nous l’avons ensuite refait à plusieurs reprises, puis nous avons décidé de monter un groupe et j’ai commencé à écrire dans cet esprit. C’est ainsi que le groupe est né...

Que représente pour vous le projet Wonderland qui regroupe des personnalités musicales de premier plan ? Mon projet Wonderland de Ilhan Ersahin apporte des saveurs et des sentiments tziganes arabesques et turc. Il est très différent de Sessions Istanbul à cause de cela. Husnu Senlendirici and clarinet est une grande voix pour ce


groupe. C’est mon hommage profond à cegenre On a lu que vous viviez entre Istanbul et de musique.

Quel est le lien entre ces deux albums ?

Eh bien, le lien est se trouve avec Istanbul, ainsi qu’avec la musique turque. Depuis quelques années, j’ai l’habitude d’amener des musiciens et des projets que j’ai ici à New York pour jouer à Istanbul. Alors, bien sûr, en sortant de plus en plus à Istanbul, j’ai commencé à rencontrer de nombreux musiciens. Il était donc naturel de lancer ces deux groupes et ces deux projets différents. Mais le but et la musique sont deux choses très différentes. Istanbul Sessions est devenu un gros son de scène pour lequel nous jouons avec beaucoup de matériel. Wonderland, quant à lui, est un projet élégant et délicat. 103

New York où vous avez dans ces deux capitales une activité musicale très dense. Que vous apportent musicalement ces deux villes ? Est-ce que le club de Jazz le Nublu est l’une des pistes de réponses ?

Je vis à New York en fait, mais oui, je vais beaucoup à Istanbul, mais pour ne pas vous embrouiller plus je suis aussi souvent à Sao Paulo qu’à Istanbul. Ces trois villes sont pour moi incroyables, très similaires mais culturellement très différentes. Dans les grandes villes, il y a beaucoup de choses à faire, beaucoup de gens à rencontrer et énormément de gens créatifs . En quelque sorte l’idée de Nublu


prend tout son sens dans ces villes, et peut-être que cela serait même possible partout ? J’aime vraiment ces trois villes ... c’est très excitant dans tous les sens.

mer des sentiments et des histoires d’une manière plus personnelle, plus intime. Je pense que c’est le bon chemin. C’est en fait la seule façon de faire de la musique jazz et de la musique créative.

Quel regard portez-vous sur la scène du Pouvez-vous nous dire quelques mots sur Jazz en Turquie ? la création de votre label Nublu Records C’est une scène en pleine expansion à coup sûr. Je ? Pourquoi avoir eu envie de lancer un me souviens dans le milieu des années 90, quand album et de créer un club de jazz à New j’ai commencé à jouer là-bas, il y avait seulement York ? une poignée de musiciens jazz. Maintenant, il y en a beaucoup. Pendant longtemps, tout le monde a été influencé par le jazz fusion, qui est peut être quelque chose de très effrayant, je pense. Mais, pendant ces dernières années, les musiciens ont commencé à chercher leur propre style pour expri104

Eh bien le nom du label est venu très naturellement. J’ai commencé Nublu en 2002. En 2005, nous avons eu tant de grands et passionnants groupe que l’idée de « obviosuly » (évidemment) est venu. Surtout depuis que la création de label est difficile et étrange maintenant, et dans un sens,


il c’était encore plus étrange en 2005, lorsque le numérique a commencé. Je pense que c’est amusant et est excitant parce que bon ou mauvais avec le format numérique, vous pouvez atteindre le monde très facile. Ce qui est passionnant.

Vous avez fait paraître de très nombreux albums et parfois jusqu’à plusieurs par an. D’ou vous vient cette activité intense et cette production impressionnante ? Un besoin de jouer permanent ? L’envie de s’associer à de nouveaux artistes ? Eh bien ... je fais de la musique à peu près tous les jours, et il y a 365 jours par an ... si vous êtes créatif je pense que c’est facile d’avoir ce rythme. Je pense aussi que le fait d’avoir choisi d’avoir de nombreux projets au lieu de me limiter à un seul groupe, c’est un choix qui est plus difficile qu’un autre. Je ne sais pas pourquoi j’ai choisi de faire ça, mais je l’ai fait. En quelque sorte ma façon de faire de la musique est un très bon un moyen de partage et de collaboration. Je pense que j’ai choisi le jazz pour ces raisons. Et bien sûr, le saxophone vous permet de jouer avec beaucoup de différents musiciens, de groupes ainsi que de styles.

Si vous deviez recommander à nos lecteurs un album de jazz, lequel choisiriez-vous ?

Oh mon dieu, il y a beaucoup de grands albums. Ils sont tellement nombreux. Il est vraiment impossible d’en choisir un particulier. Cela dépend des jours. Aujourd’hui, je dirais Bitches Brew de Miles Davis.

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Istanbul Sessions Ilhan Ersahin’S Nublu Records Wonderland Ilhan Ersahin’S Nublu Records www.ilhanersahin.net


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TOUTE L’ACTUALITÉ DU JAZZ CONCENTRÉE SUR UN SEUL SITE

LE JAZZ-CLUB.COM

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CLASSIQUE

Orianne Moretti Propos recueillis par Florence Gopikian Yérémian Photos Stéphane Audran, Charles François et Michel Cabrera.

© Charles François

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Orianne Moretti est un être multiple: derrière sa voix de soprano et son joli minois corse d’origine polonaise, elle décline une vaste palette de talents. Danseuse classique, metteur en scène, mais aussi historienne, cette intellectuelle romantique est passionnée par tout ce qu’elle entreprend et refuse de se laisser cataloguer. Du haut de ses 34 ans, elle a déjà réalisé trois opéras de chambre et travaille actuellement sur une nouvelle oeuvre lyrique autour des amours entre Alma Mahler et Oskar Kokoschka. En attendant les répétitions de ce spectacle à l’Opéra de Reims, Orianne Moretti vient de sortir un CD dédié aux Lieder de Clara Schumann. Le BSC News l’a rencontrée autour d’un sirop d’orgeat… Vous êtes issue de l’école de Ballet de Marseille, comment êtes-vous passée des pointes au chant lyrique?

J’ai commencé par faire du violon jusqu’à l’âge de 14 ans avant d’intégrer le Ballet Roland Petit de Marseille. A l’époque de Zizi Jeanmaire, c’était un lieu pluridisciplinaire où l’art du mime côtoyait en permanence la danse et la musique. Le sort a voulu que je me blesse au pied et que j’abandonne à regret mon rêve d’étoile. Comme je possédais une voix naturelle, mon professeur de chorale m’a confiée à une soliste de l’opéra de Marseille qui m’a patiemment initiée au chant. C’était très difficile car j’ai progressivement du déconstruire mon corps de danseuse pour entrer dans l’enveloppe corporelle d’une soprano. Pour cela j’ai fait appel à la Technique Alexander et j’ai participé à des Master Class qui m’ont appris à poser ma voix, doser mon souffle et améliorer mes postures.

Vous avez débuté dans une opérette d’Offenbach?

Tout à fait, en 2007, Jérôme Savary remontait la mise en scène de La Belle Hélène au Capitole de Toulouse. J’y ai décroché mon premier rôle : Partoenis. A l’époque je découvrais le monde lyrique avec l’insouciance du débutant mais j’ai très vite compris

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que le répertoire léger et agréable de l’opérette ne correspondait pas à ma personnalité. J’ai donc naturellement évolué vers d’autres univers, bien loin des froufrous et des paillettes de cette première expérience. Quelles sont les caractéristiques de votre voix? J’ai la chance de posséder une voix naturelle mais j’ai du énormément travailler pour atteindre une maturité vocale qui puisse correspondre à mon physique sans rien avoir à «trafiquer». Les critiques qualifient ma voix de corsée et lumineuse car j’ai une palette de couleurs extrêmement large avec beaucoup d’harmoniques. Je dirais que j’appartiens au répertoire mozartien ou donizettien. De toute évidence, je ne suis pas faite pour chanter du Wagner car je ne possède pas de tessiture grave puissante. Lorsque l’on fait du chant lyrique, il est important de ne pas se mentir, il ne faut jamais tenter de changer sa voix pour chanter coûte que coûte dans des répertoires qui ne correspondent pas à son corps. Comment travaillez vous ? Le chant lyrique est un métier très contraignant: d’une part il faut en acquérir la technique et s’entrainer quotidiennement; d’autre part, il faut sans cesse


Š Michel Cabrera 110


se préserver: ne pas fumer, ne pas prendre froid, dormir suffisamment… Personnellement, je pratique aussi la relaxation. En plus d’une hygiène de vie drastique, l’opéra implique également la maitrise de beaucoup de langues étrangères et de leurs accents respectifs car l’on peut être emmené à chanter en allemand, en russe ou en Italien, j’ai même déjà du chanter en polonais et en arabe ! Est-ce difficile pour une femme de s’imposer dans l’arène masculine de l’univers lyrique ? La dictature du physique a fait, qu’à mes débuts, on allait me cataloguer dans le registre de «jolie petite chanteuse». Je n’ai pas voulu me laisser enfermer dans ce type de cases et j’ai donc décidé dès 2008 de créer ma propre compagnie: Correspondances Compagnie. J’y mène de front ma carrière de soprano et de metteur en scène. A ce jour, j’ai déjà créé trois opéras de chambre: A travers Clara sur Clara Schumann, Les amants fous d’après Hamlet, et enfin Memoriae qui met en scène un voyage à travers l’exil et l’enfance. Qu’appelez-vous un opéra de chambre? Ce sont des oeuvres en petit comité qui combinent de la musique de chambre instrumentale et vocale (comme des lieder) interprétée par des chanteurs lyriques. J’aime le côté intimiste de ces petits opéras car ils permettent d’avoir non seulement un échange avec le public mais également une totale interaction entre les chanteurs et les musiciens. Lorsque je monte ce type de pièces, je fais en sorte de placer tous les interprètes sur la scène afin que chacun puisse avoir un rôle dramatique propre. L’absence de fosse et de césure avec les spectateurs permet d’atteindre une véritable continuité mélodique et émotionnelle qui se diffusent à travers toute la salle. C’est très agréable.

Dans l’ensemble de vos spectacles l’on ressent un attachement particulier envers l’Histoire du XXe siècle, pourquoi?

Il faut savoir que parallèlement à mes passions artistiques, j’ai mené une formation d’historienne. Après avoir fait une Khâgne et une Hypokhâgne, j’ai enseigné en ZEP et à Saint Denis durant 5 ans. Je suis particulièrement attachée à la période allant de 1914 à 1945 et à l’Entre-deux-guerres. On peut ressentir cela dans Me-

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moriae que j’ai mis en scène avec un chorégraphe de l’Opéra de Paris. En m’appuyant sur le thème de l’exil et du voyage, j’y ai décrit le parcours détaillé de deux adolescents traversant la Seconde guerre mondiale.

Parlez-nous de votre oeuvre phare « A travers Clara »...

A travers Clara est un spectacle avant d’être un disque. J’en ai conçu le livret en 2008 après avoir découvert des lieder de Clara Schumann. Son oeuvre m’a tant séduite que j’ai souhaité lui dédier un voyage musical pouvant faire ressortir son talent ainsi que le fabuleux couple qu’elle formait avec Robert Schumann. Pour ce faire, je me suis basée sur leurs compositions ainsi que sur l’impressionnante correspondance amoureuse de ces deux musiciens. Durant mes représentations, je chante donc les lieder de Clara tout en lisant les lettres qui lui ont été écrites par son époux. Je ne peux m’inspirer que de la prose de Robert Schumann car Clara a détruit l’ensemble de sa correspondance avant sa mort. A l’exemple de la musicienne Alma Mahler - l’épouse de Gustav -, elle a tout brulé afin de ne laisser aucune trace de sa sensibilité personnelle. A mon avis, c’était une façon de préserver à jamais l’image de femme forte que l’on avait d’elle de son vivant.

Comment qualifieriez-vous la musicalité de Clara Schumann?

Elle est entièrement à son image: à la fois douce et puissante, sombre et poétique. A l’inverse de Fanny Mendelssohn qui tire plutôt vers la mièvrerie romantique, Clara Schumann possédait une part de masculinité dans ses compositions. C’était un petit prodige pour son époque, elle était concertiste dès l’âge de neuf ans et son époux lui-même l’encourageait à se produire. Hélas pour elle, Clara a eu huit grossesses, ce qui, de toute évidence, a freiné sa carrière et sa production artistique. Elle ne s’est cependant jamais arrêté de jouer car con mari ne la contraignait pas à l’infernal KKK (Kinder, Küche, Kirche) comme ce fut le cas de Gustav Mahler à l’égard de sa femme musicienne. Clara a donc écrit près de quarante lieder ainsi qu’une trentaine d’oeuvres pour piano, duo, trio, des romances, des valses et même un concerto avec accompagnement d’orchestre. C’était vraiment une femme exceptionnelle pour son époque.


Quelle est la réaction du public lors de vos récitals? Très peu de gens connaissent l’oeuvre de Clara Schumann, ils viennent en curieux et ressortent enthousiasmés. J’ai reçu beaucoup de mails très spontanés, de la part de spectateurs jeunes ou moins jeunes, tous ont été conquis par l’émotion musicale et l’amour qui liait Clara à Robert Schumann. Il faut dire que c’était un couple fusionnel : tandis que Robert inventait des gématries pour faire apparaître le prénom de sa femme dans ses partitions, Clara lui offrait des lieder à chacun de ses anniversaires. Ensemble, ils piochaient des poèmes dans un carnet commun, les mettaient en musique et s’inspiraient continuellement l’un l’autre. C’était une relation très profonde, d’ailleurs lorsque Robert est mort, Clara s’est définitivement arrêtée de composer…

Pourquoi avoir transposé la musique de votre spectacle sur CD?

Clara Schumann demeure une compositrice encore méconnue, elle est restée trop longtemps dans l’ombre de son époux. Le fait de graver mon récital sur disque est une façon de réactualiser son oeuvre tout en pérennisant l’hommage que je lui ai rendu. Ce CD a été réalisé grâce à la collaboration du pianiste russe Ilya Rashkovskiy. Ilya est un musicien à la palette flamboyante qui possède une main gauche d’une puissance exceptionnelle. Il a d’ailleurs à son actif plusieurs opus dont l’intégrale des Etudes de Chopin, les Saisons de Tchaïkovski et il vient juste d’enregistrer un disque consacré à la musique de Stravinski, Ravel et Lutoslawski.

Votre boulimie artistique vous entraine déjà vers un grand projet d’Opéra qui devrait voir le jour à Reims en 2016?

Tout à fait. Je viens d’achever le livret d’AMOK, une oeuvre lyrique mettant en avant la relation passionnelle entre le peintre Oskar Kokoschka et sa muse, Alma Mahler. Pour cette création, je ne chanterai pas et m’occuperai essentiellement de la mise en

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scène. AMOK se situe dans le contexte de la Première guerre mondiale et je me suis inspirée des Fleurs du Mal de Baudelaire pour en concevoir les textes. En ce qui concerne l’adaptation musicale, j’ai fait appel à François Cattin qui va entièrement composer la partition de cet opéra. Parmi les treize chanteurs et les treize musiciens prévus, les deux rôles titres ont déjà été trouvés: ils reviennent au baryton basse Till Fechner (Kokoschka) et à la mezzo soprano Maria Riccarda Wesseling (Alma Mahler). En toute logique, AMOK devrait voir le jour à l’Opéra de Reims le 6 février 2016!

Apres Clara & Robert Schumann, Hamlet & Ophélie dans Les Amants fous, vous voici de nouveau en train d’explorer les arcanes d’une relation amoureuse, vous êtes donc une romantique inconditionnelle? L’amour entre deux personnes est une intarissable source de création… Pourquoi s’en priver?

Connaissez-vous les compositions de Clara Schumann, femme de… ? Ce CD est un voyage musical évoquant les étapes de la relation fusionnelle entre Clara et Robert Schumann. Au fil des Lieder et des pièces pianistiques, on partage la rencontre de ces deux musiciens de génie, leur mariage difficile, la folie de Robert dépressif jusqu’à sa mort et le veuvage prématuré de Clara entourée de ses huit enfants. L’ensemble des oeuvres sélectionnées et interprétées par Orianne Moretti nous transporte dans l’univers sonore et intellectuel de l’Europe Romantique. Chacun des lieder est, en effet, la transposition d’un poème de Rückert, d’Heinrich Heine ou de Johann Peter Lyser qui étaient des contemporains du couple Schumann. Grace à sa voix souple et lumineuse, Orianne Moretti confère à ces chants d’amour beaucoup d’émotion et une diction pleine d’élégance : il en va ainsi de la première Valse évoquant les caresses, de L’Etoile du soir où elle languis calmement après son amant ou du dernier opus Ich stand in dunklen Traümen dont


© Stéphane Audran

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la triste mélancolie traduit la mort de l’être aimé. Aux côtés d’Orianne, le pianiste russe Ilya Rashkovskiy met également en avant les compositions instrumentales de Clara Schumann : son jeu délicat (Le ballet des revenants) ou exalté (Nocturne en Fa majeur), nous permet de redécouvrir la puissance tranquille de cette femme musicienne et d’apprécier particulièrement ses Soirées Musicales (La ballade en Ré mineur est un pur moment de grâce!) Il ressort de ce disque une très belle complémentarité lyrique entre Orianne et Ilya qui n’est pas sans rappeler la communion spirituelle propre à Clara et Robert Schumann…

Clara Schumann - Lieder et pièces pour piano Orianne Moretti (soprano) et Ilya Rashkovskiy (piano) Correspondances Compagnie - 2015 Disponible sur amazon.fr : http://www.amazon. fr/SCHUMANN-Orianne-Moretti-soprano-Rashkovskiy/dp/B00UAGF0PE Une revue de presse est prévue sur France Musique autour du CD : Dimanche 10 mai de 7h à 8h dans l’émission «Leur 1er CD» animée par Gaëlle Le Gallic.

A réécouter en podcast sur France Musique : www.francemusique.fr/emission/leur-premiercd/2014-2015/oriane-moretti-soprano-et-ilya-rash-

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kovskiy-piano-05-10-2015-07-00

Le spectacle: A travers Clara De et avec Orianne Moretti • Le 26 septembre 2016 à Saintes • Le 7 novembre 2016 à Charly sur Marne • A l’Orangerie de Rochemontès (date à confirmer) www.oriannemoretti.com www.correspondancescompagnie.com


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JAZZ CLUB

Yana Bibb

Yana Bibb est la fille du célèbre guitariste américain, Eric Bibb. Ce rait porter à discussion lorsque la descendance fille/fils prend d taine manière la relève. Dans le cas de Yana Bibb, pas du tout. Son talent la place très largement au dessus de ces considération casion de la sortie de «Not a minute to late», le talent de la jeune ch américaine s’impose simplement sans avoir besoin de s’arrimer au lèbre de son père. Yana Bibb revient avec nous sur le poids de l’hé sur cet album. Propos recueillis par Nicolas Vidal - photos DR 116


ela pourd’une cer-

ns. A l’ochanteuse u nom cééritage et

Yana, il est indispensable de parler de votre père Eric Bibb. On imagine qu’il vous a initié à la musique ? Par quels moyens ? Mon père m’a toujours encouragée dans la musique et presque tous les cadeaux qu’il m’a offert au cours de toutes ces années ont été liés à la musique. Mais ce qui a le plus compté pour moi, c’est qu’il m’a permis de suivre des sessions, d’accéder aux studios d’enregistrement, aux balances et aux concerts. De temps en temps, il m’invitait sur scène pour chanter une chanson. Quel rôle a t-il joué dans votre carrière ? Il est de bons conseils parce qu’il connait la musique, le business et, surtout, il me connaît très bien, ce qui fait de lui mon référent quand on parle de ma carrière. En grandissant comment se défait-on de l’image du père pour se construire en tant qu’artiste ? Quel chemin a été le vôtre, Yana Bibb ? Trouver sa propre identité est je pense la quête d’une vie. La musique continue d’être un excellent moyen pour moi de pouvoir suivre ce voyage. Je découvre de nouvelles parties de moi. Ma musique suit ces changements. Je tente de mettre à profit mon apprentissage ainsi que de m’adapter à la période dans laquelle nous vivons dans ma musique. Votre famille est profondément ancrée dans la musique. Quelle est donc votre histoire familiale ? Mon grand-père, Leon Bibb a fait ses débuts à Broadway dans les années 1940. Il s’est fait sa place dans l’histoire en chantant pour le changement social dans les années 60. Ensuite, nous avons John Lewis, pianiste, compositeur et membre fondateur de The Mo-

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dern Jazz Quartet, qui était le frère de ma grand-mère. Et puis bien sûr, vous avez mon père. Du côté de ma mère il y a quelques musiciens talentueux qui n’ont pas fait de la musique leur carrière. Comment incarne t-on la relève en tant que chanteuse des racines familiales ? Je pense qu’il est important pour la nouvelle génération de chanteurs de nous plonger dans la musique de nos héros, d’honorer et de respecter leur contribution. Mais il est tout aussi important pour nous de développer notre propre son en tant que contemporain. Mais nous ne pourrons jamais rivaliser avec l’histoire de la musique. Le jazz est votre style de prédilection mais cet album se situe aux carrefours du folk et du blues. Aviez-vous envie de vous promener musicalement à la frontière de ces styles ? J’ai fait un album qui intègre toutes mes influences à ce jour et le résultat est devenu une collection de chansons swing, avec des connotations bluesy et certain un «je ne sais quoi ». Pouvez-vous nous dire le secret que cache le titre de cet album ? « Not a Minute Too Late » est le titre d’une chanson que j’ai écrite au sujet du «The One » (trouver la bonne personne au bon moment). Cet album m’a pris beaucoup de temps pour pouvoir le terminer. En tout

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cas, beaucoup plus que ce que je n’aurais souhaité. Le nommer «Not a Minute Too Late » était comme un tournant positif sur c’est cette question du temps. Rires... Un premier album où vous signez une grande partie des morceaux et que vous chantez avec une assurance et une maturité remarquable. Pouvez-vous nous raconter la genèse de cet album ? « Not a Minute Too Late » s’est construit au fur et à mesure des gens que je rencontrais dans ma carrière. Cet album a commencé par une collaboration avec le producteur Glen Scott et Oskar Winberg à Stockholm, en Suède. Il a ensuite continué à Vancouver, Canada, où j’ai enregistré avec mon père et le pianiste Bill Sample. Mais la plupart des


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airs de l’album ont été enregistrés avec des amis que j’ai rencontrés lors de mes études au City College de New York. Si vous deviez définir cet album en deux mots, quels seraient-ils ? Enfin... sourires L’album ou l’artiste que vous écoutez actuellement ? «Ray Sings, Basie Swing» avec Ray Charles et Count Basie et Nina Simone « Do not Let Me Be Misunderstood» sont deux albums que j’écoute beaucoup ces derniers temps.

Yana Bibb Not a Minute Too Late Dixie Frog www.yanabibb.com

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DELONE

Sacri Cuori Glitter Beat

Les Sacri Cuori ont choisi des chemins plus broussailleux mais intéressants pour aller deci et delà dans un horizon musical très large. En somme, bien habile celui qui sera en mesure de définir précisément le fil rouge d’un projet de ce type. Ce qu’il en résulte, c’est que les Sacri Cuori ont comme éthique la diversité. Du désert de Mojave aux reflets d’une BO d’Enio Morricone, les 14 morceaux de cet album vous réserveront tous des suprises autant par leur singularité que par leur audace à vous transposer d’un univers à un autre. À découvrir.

Of lovers, Gamblers ...

Soulfully

Taraf de Haidouks

Finaltouch/Cobalt

À l’occasion du 25ème anniversaire, le très célèbre groupe de musique tsigane des Balkans revient avec un nouvel album qui n’a rien perdu de l’essence de cette formation familiale lancée dans les années 1990. Les jeunes ont repris le flambeau suite à la disparation des plus illustres fondateurs ( Ion Manole, Neculae Neacsu ou Cacurica). «Of lovers, Gamblers and Parachute Skirts» est un savant mélange entre traditions musicales tziganes et une touche de modernité qui fait que le Taraf de Haidouks continue à surfer sur le succès en remplissant les salles.

Nous avions parlé, il y a quelques mois de cela, de Nancy Goudinaki que nous avions reçue dans le Jazz Club. Cette-fois-ci, il s’agit d’Helen Tzatzimakis, une jeune artiste grecque qui nous propose un album tout en élégance. Après avoir participé à de nombreux groupes en Grèce, Hélène Tzatzimakis, l’artiste sort un nouvel album «Soulfully» et gagne dans la foulée le premier prix «Voix de la Scène» à Saint Symphorien d’Ozon (Lyon). Elle signe suite à cela chez le label français GDW Music. Voilà une jeune artiste à suivre pour ses performances passées et surtout celles à suivre.

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Helen Tzatzimakis


TIME

KICCA

Melody 101

Dixie Frog

Cristal Records

OKEH MUSIC

Big Daddy Wilson

L’album de Big Daddy Wilson sort d’un son blues oscillant entre acoustique et électrique. Lorsqu’on sait qu’Eric Bibb et Staffan Astner (guitariste d’Eric Bibb) sont tous les deux de la partie, il est fort possible que l’album TIME soit fait pour séduire un public d’avertis mais puisse aller chercher des adeptes bien plus largement dans le spectre des influences. Vous aimez la Soul, le Gospel ou juste le Blues ? Vous aimerez forcément Time et la voix chaude de Big Daddy Wilson venue du Sud des Etats-Unis et plus précisément de Caroline du Nord. À découvrir.

Kicca

La chanteuse italienne revient avec un nouvel album au titre éponyme qui, une nouvelle fois, ne déroge pas à son talent pétillant et cette voix chaude et suave avec laquelle elle ravit les amateurs de jazz vocal. Oui, il est à noter que Kicca a glissé quelque peu avec l’apport de Gabin Lesieur (Ben l’Oncle Soul) sur des notes plus groove. Ce qui n’est pas pour nous déplaire tant le travail de Kicca reste toujours à la hauteur de nos attentes. On vous recommande chaudement cet album. Kicca est une nouvelle délicieuse.

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Baked In a Pie

Carly Bryant (chant et piano) et Diogenes Baptisttella (guitariste) se sont rencontrés à Brighton au sud de l’Angleterre. De là, le duo a créé Melody 101 avec un rock soigné et nerveux qui regorge de belles mélodies portées par la voix de Carly Briant. Il sont présentés comme de geeks de la musique. Certes. Il faut y voir surtout deux indivdualités qui maîtrisent avec brio leurs spécialités respectives. Ils viennent de sortir Baked In a Pie qui incarne parfaitement l’équilibre musical de ce duo. Un très bon moment de musique que l’on vous recommande avec vigueur. Entre Pop & Rock, n’hésitez pas !


SHONA

CARIBBEAN TINGE

ON THE CROSSWALK

SPACE TIME RECORDS

Membran

Kachemak Records

ESSIET OKON ESSIET

Le bassiste nigérian Essiet Okon Essiet signe ici son premier album en tant que leader. Pour cela, il s’est entouré de Manuel Valera (piano), Lionel Loueke (guitare) ainsi que Jeff Tain Watts (batterie). Essiet Okon Essiet s’est efforcé de rester dans un univers jazz sans oublier la musique africaine avec laquelle il a patiemment investi cet album. Ce mariage est fort intéressant où le cosmpolitisme des musiciens rehausse le plaisir de l’écoute.

ELio Villafranca

Pur produit de la Havane, Elio Villafranca vit aujourd’hui à New York où il met à profit son art pour monter de nouvelles collaborations avec des grands artistes new-yorkais. A la fois, pianiste de formation classique, percussionniste et compositeur, le musicien cubain sort un nouvel album avec son groupe «les Jazz Syncopators» où il a mélangé les bases du jazz classique avec des rythmes caribéens pour donner un mélange tout à fait détonnant. On ajoutera que cet album a été enregistré en live au Dizzy’s Club Coca-Cola avec ce que cela comporte de bonnes ou mauvaises suprises. Ici, on vous rassure. Elles sont bonnes. Fondez pour les accords exotiques de la bande à Elio Villafranca.

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YNGVIL VATN GUTTU

Yngvil Vatn Guttu est une artiste tout à fait singulière dans le milieu de la musique. Née à Oslo en Norvège, elle a beaucoup voyagé et vit aujourd’hui en Alaska. Méconnue (encore) aujourd’hui sur la scène Jazz, Yngvil Vatn Guttu vient de sortir son 3ème album « On the Crosswalk». 11 morceaux suffisent à aiguiser notre curiosité et à soulever notre admiration tant le son limpide de son jeu est réjouissant. Yngvil Vatn Guttu passe son temps entre l’Alaska, Oslo et New-York où elle se produit, l’artiste a mille influences et des horizons musicaux très larges qui se fondent dans son jeu de fort belle manière dans cet album que l’on vous recommande vivement.


JAZZ CLUB

NOËMI WAYSFELD

Le chant des origines et du souv

Noëmi Waysfeld a choisi une voie singulière et passionnante, celle de faire émerger des cha siècle, ceux de l’exil et de la tristesse des grands départs qu’imposent l’Histoire dans ses pé C’est avec délicatesse que Noëmie Waysfeld nous replonge dans ces périodes avec ces deux sont le fruit d’un travail de qualité auquel s’ajoute le talent de la chanteuse. Enthousiaste e Waysfeld approfondit avec nous ces projets chargés d’émotion. Propos recueillis par Nicolas Vidal - photos Isabelle Rozenbaum 124


D & BLIK

venir

ants oubliés du XXème ériodes les plus noires. x derniers albums qui et passionnée, Noëmie

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famille qui m’a été contée, la fascination toujours ressentie pour les pays de là-bas, ceux de mes grands-parents (la Russie et la Pologne)... puis il y a la musique, toujours entendue dans l’enfance, celle qui me donnait la sensation de vivre, de toucher au bonheur, la découverte du théâtre russe, puis la langue... tous ces éléments, je les vivais comme fragmentés, ne sachant où donner de la tête... je sentais qu’ils donnaient des réponses à des questionnements profonds... et puis j’ai commencé à apprendre le yiddish, à chanter plus «officiellement», à savoir où était le vital ; et là tout s’est agencé.

Noëmi Waysfeld, peut-on dire que ces deux albums Kalyma et Alfama représentent un travail musical sur les origines ?

Comment avez-vous abordé la réalisation de l’album Kalyma qui est aussi bien un album de musique qu’une immersion dans une hisOui, on peut dire cela ! En réalité, je n’ai pas toire de l’Europe de l’Est du 20ème prémédité ce choix. Jamais, je ne me suis dit: siècle ? je veux travailler sur tel ou tel sujet. Je me rends compte à posteriori d’une ligne qui demeure dans mes albums, dans mes envies de répertoire. Cela se fait comme à mon insu. Mais en effet, l’origine, les racines, l’identité, l’héritage, le déracinement reviennent. Maintenant, je commence à le savoir !

Qu’est ce qui a déclenché en vous une passion pour la culture Yiddish ? Là encore, je ne pourrai dire qu’une passion s’est déclenchée. Il y a plusieurs sources au fait que je me trouve à cet endroit aujourd’hui. Mes origines tout d’abord, l’histoire de ma

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Je me rends compte maintenant que je suis habitée, hantée parfois par ce 20ème siècle. Que les chants, ceux de Kalyma ou d’Alfama ne sont pas de simples chansonnettes mais bien un témoignage intime et poignant, une mise à nu de l’âme humaine... et de cela découle nécessairement un besoin d’en dire davantage que la musique, en y ajoutant en effet une immersion plus globale, avec des collaborations avec des peintres (Boris Aronson pour Kalyma, Alain Kleinman pour Alfama), des textes, des photographies... cette démarche plus large m’enrichit, et enrichit le projet...


réunissent ces deux albums.

Qu’est ce qui vous a plus dans le Fado ? D’où vient votre intérêt pour la musique portugaise ?

Le fado, à peine découvert m’a parlé, bouleversé. Comme un langage familier alors qu’inconnu. Je suis émue par sa puissance, sa sincérité, sa fragilité. Une femme dans mon enfance m’a emmené au Portugal et parlait la langue à mes côtés, cela a du participer à mon envie d’en découvrir davantage. J’ai ressenti tout de suite, comme toute musique populaire, comme tous ces blues, que Comment avez-vous procédé pour le l’émotion se ressemble, la pénétration prochoix de ces chants ? fonde du coeur. Là, je me suis complètement laisser aller à la musique... les chants qui me touchaient le Est-ce que le fil rouge entre les chants plus ont été les heureux élus. Ensuite seulede l’Europe de l’Est et le Fado n’est ment j’ai pris connaissance de leur sens et je pas tout simplement la musique, me suis attachée au texte.

Noëmi Waysfeld ?

Un deuxième album qui dit toute autre chose. Comment s’est fait le lien entre ceux deux projets ?

Très naturellement ! À mon sens, ils se répondent et ne sont pas loin. Alfama est plus féminin, tandis que Kalyma portait la voix des hommes prisonniers. C’est une autre destination, une autre émotion, mais portées par un exil, des questionnements, des appels, des espoirs... Le lien est aussi dans le format du disque : tous deux livres disques, composés de ce livret dense, de la même facture et de la même photographe (Isabelle Rozenbaum)... ce sont des éléments plus concrets mais qui

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Exactement. Je peux donner beaucoup d’éléments historiques découverts pendant mes recherches et mes lectures qui donnent du poids à ce lien, cette union, mais au bout d’un moment, ce n’est plus le propos. Je ne fais pas une thèse, je fais de la musique. Et c’est elle qui tisse le lien, qui justifie s’il faut justifier - gratuitement.

Pourquoi avoir choisi d’interpréter Amalia Rodrigues en Yiddish ?

Autant le fado me semblait familier, autant je ne sentais pas juste de le chanter tel quel, en portugais, comme une fadista que je ne suis pas. C’était une autre histoire à tisser


et j’avais besoin de transposer, comme Paco aux prisonniers sibériens. PouIbanez l’a fait en chantant Brassens en espavez-vous nous en dire plus à ce sugnol... et donner au yiddish un morceau de jet, Noëmi Waysfeld ? son patrimoine européen aussi. J’ai découvert ce répertoire grâce au vinyle Nous avons pu lire qu’un troisième que possédait mes parents. C’est Dina Vierny qui a collecté et ramené ces chants en projet de ce type est en prépara- France, puis les a enregistrés. Lors de l’aption. Pouvez-vous nous en dire plus prentissage du russe, je suis retombée sur cet ? Sera t-il dans la même lignée que enregistrement, et là comprenant davantage le sens, j’ai été interpellée... puis lorsque les deux premiers ? Oui, il sera le troisième volet de ce triptyque l’idée d’enregistrer un premier album est né, consacré aux chants d’exils. Encore une je ne me suis pas posée la question. C’était autre destination, qui, de Russie, traversera ces chants-là. Je suis attachée à la mémoire l’Atlantique. Un autre mariage de langues... en général, au sens d’être pétrie de tous ces autres qui ont vécu avant moi. Et je suis touPour revenir sur ce premier album chée et je ressens même de l’admiration pour la qualité de ces textes qui n’aspirent qu’à Kalyma, vous semblez tenir énorl’espoir, qui se tournent vers leur Mère Pamément à la mémoire par le chant trie (la Russie) avec foi, tout en s’exprimant

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dans un russe argotique diaboliquement poétique. Cette grandeur et ces contrastes sont inspirants.

ALFAMA Noëmi Waysfeld & Blik AWZ Records

Pouvez-vous nous présenter Blik ?

KALYMA Noëmi Waysfeld & Blik AWZ Records

J’ai la joie de vivre cette aventure avec trois superbes musiciens. Antoine Rozenbaum à la contrebasse, avec qui j’ai fondé le groupe en 2007. Depuis 2009, Thierry Bretonnet, accordéoniste et Florent Labodinière, à la guitare et au oud nous ont rejoints. Tous les trois viennent d’horizons très différents, possèdent des techniques, des styles complémentaires et variés, la non limite du jeu de Thierry, l’assise fondamentale de la contrebasse, le son si particulier du oud, tout ceci permet d’avoir un son «à nous» et immédiatement reconnaissable, ce qui est très précieux.

Où pourra-t-on vous voir en concert dans les semaines à venir ? Nous revenons juste de Rennes. Nous donnons un concert à Dormund (Allemagne) début juin pour la sortie de notre disque là-bas, puis nous serons au Toboggan près de Lyon le 18 juin... en Bretagne et dans le Sud cet été ... entre autres !

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www.noemiwaysfeld-blik.com


FOLK CLUB

FRASER ANDE

Le songwriter écossais au chapeau ne renie pas son début de carrière difficile ni ses rac également le fait de n’avoir rien sorti pendant près de 10 ans. Ce nouvel album Little G Fraser Anderson excelle dans ce nouveau projet où nous le retrouvons, pétaradant de m redonnent le sourire. Songwriter maudit ? Fraser Anderson ne l’est pas tant que cela.

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DERSON

acines écossaises dont il est fier. Il assume Glass Box lui donne entièrement raison car maturité avec de nouveaux morceaux qui

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té forte que vous ne pouvez pas fuir. Je porte ce chapeau avec fierté et ce sera toujours le cas.

Comment définiriez-vous en deux mots votre nouvel album Little Glass Box ? Il a été le meilleur album que j’ai pu créer à cette période de ma vie.

Vous avez un parcours de baroudeur. Qu’est ce que cela a apporté à votre musique ? J’aime essayer de nouvelles choses sans avoir peur de commettre une erreur. Je vis par la parole et j’aime tout autant l’expression : « Leap and the net will appear » en français : « Saute et le filet apparaîtra », comprenez que « si vous croyez vraiment en quelque chose, quelqu’un ou quelque chose sera là pour vous rattraper avant le crash ».

On vous compare souvent à l’univers de Nick Drake. Qu’en pensez-vous ? J’adore la musique de Nick Drake et cette comparaison me flatte. Sa musique me met la larme à l’oeil. Alors être comparer à lui dans ces termes est pour moi le plus beau des compliments que l’on puisse me faire.

Pouvez-vous nous éclairer sur le titre de cet album ? Le titre de l’album m’est venu durant un rêve que j’ai fait à propos d’un homme qui occupe un job sans avenir. Ce gars gardait l’espoir avec ses propres rêves qu’il mettait à l’abri dans un bocal en verre. Un jour, le Vous êtes tout de même écossais. bocal s’est brisé et ses rêves se sont Ainsi vous avez commencé à vous échappés.

produire en Ecosse. Jusqu’où vos racines sont-elles implantés dans Pourquoi avoir attendu 10 ans pour sortir Little Glass Box ? votre style musical ? Être écossais vous impose une identi-

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Je n’aime pas particulièrement précipiter les choses (sourires...).


J’ai cru comprendre que le début de votre carrière avait connu des moments difficiles. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ? Pourquoi ? Vous pouvez être désolé pour moi. Mais oui la vie n’a pas été facile pour moi. Mais c’était beau et enrichissant et je n’aurais pas voulu commencer ma carrière d’une autre façon que celle-là.

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À cette occasion, pouvez-vous raconter à nos lecteurs votre histoire avec le village français de Mirepoix ? Mirepoix était la ville la plus proche de celle où je vivais déjà avec ma femme et nos enfants avant de nous séparer. J’ai rencontré quelqu’un là-bas qui m‘a envoyé chez un éditeur à Paris. C’est maintenant mon éditeur, Metisse. Sans cela, je n’aurais sûrement jamais eu


un contrat avec un label.

Que représente cet album dans votre carrière, Fraser Anderson ?

Cet album signifie que j’ai une bonne équipe derrière moi qui croit fermement en ce que je fais.

Pourra-t-on vous voir sur scène en France dans les semaines à venir, Fraser Anderson

J’espère que je viendrai en France avec

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mon groupe pour une tournée, pour acquérir de l’expérience à travers ce pays magnifique. Fraser Anderson Little Glass Box Monochrome Records


ART

Anne-Chantal Pitteloud Une terre aux résonances charnelles et spirituelles Par Julia Hountou

A travers ses pièces uniques, Anne-Chantal Pitteloud tente de figer dans la terre les traces de ses émotions et de son monde onirique. Si elle a une nette prédilection pour la céramique, ses œuvres peuvent prendre aussi bien la forme d’installations, de dessins, de photographies que de pages d’écriture ou de vidéoprojections. Mêlant ces médiums variés, l’artiste invente d’étranges collections d’objets imaginaires qui invitent à d’insolites voyages.

une pierre… peuvent être le prétexte, le point de départ d’une œuvre. Au fil des saisons, elle procède à sa cueillette, ramasse ici des graines, là des fleurs et des tiges, et recueille différentes argiles qu’elle se plaît à tester. À leur tour, les formes sont prêtes à éclore.

L’amour des matériaux qu’elle travaille apparaît comme primordial. « Je me sens vraiment plus à l’aise dans le volume car j’aime bien toucher ; j’aime la matière. » La terre permet une communion brute, primitive, sans détour avec la nature, La multiplicité des matières la conduit inlassablement vers de nouveaux territoires. Bâtisseuse exaltant ainsi les sensations : la peau qui touche ; la glaise qui est pétrie, étreinte. Créées à l’échelle d’univers délicats, elle aime les manipuler, les transformer. Selon l’œuvre à réaliser et l’histoire des mains, ses sculptures invitent au contact à raconter, elle choisit celle qui lui semble la plus direct et charnel. Chacune établit une relation immédiate et épidermique avec le spectateur juste - raku, porcelaine, grès à haute température… Elle s’approprie les diverses terres, les consentant, qui du bout des doigts leur confère modèle, les grave, leur donne une autre vie. Tout une autre existence. à l’accomplissement de sa vision, elle les scrute, les plie, les tord, les coupe, les structure, les édi- Dans un refus de l’univocité, ses objets se caractérisent par une alternance entre plusieurs fie en traquant leurs moindres ressources. registres stylistiques. Outre la géographie et la géologie, elle cultive un intérêt pour l’anatomie. Ses créations en perpétuel dialogue avec la naSe côtoient, d’une part, des œuvres aux contours ture reflètent les marches en montagne qu’elle sensuels, qui évoquent des éléments corporels affectionne. La lente métamorphose des paysages l’amène chaque jour à porter son attention et végétaux et, d’autre part, des formes plus abstraites et silencieuses. sur de nouvelles découvertes. Ainsi un fossile, 135


Anne-Chantal Pitteloud, Matrices II, 2009, grès enfumé, 24 pièces, installation murale 95 x 86 cm

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Anne-Chantal Pitteloud, Cosmographies, 2012, Eau-forte, gedruckt auf Hahnemühle Bütten 300g, Auflage 6 + 1 e.a., 7.5 x 7,5 cm auf 68 x 38 cm

L’analogie corporelle se prolonge dans ces organes Avec ses ribozomes, Anne-Chantal Pitteloud s’at- imaginaires raccommodés, recousus, agrafés, dont tache surtout à visualiser le corps dans son appré- Anne-Chantal Pitteloud joue aussi à soigner, à panser les blessures. hension formelle, ouverte à toutes les transformations. Gonflés et protubérants, ils font penser à des fragments organiques, hésitant entre cœur, Dans la continuité de cette série, les matrices, en grès enfumé, s’apparentent à des gangues bourfoie et fœtus. Dans des bocaux alimentaires, les pièces en porcelaine baignent dans un liquide plus souflées à la surface striée tel un épiderme. Ces ou moins trouble, parfois laiteux. L’artiste sollicite enveloppes vides, abandonnées - évoquant de peainsi le contraste entre l’extrême raffinement de la tits plâtres de membres ou la chrysalide désertée d’un insecte qui aurait mué - peuvent suggérer le matière, la nostalgie des pots de confiture et l’aspect cru, livide, quasi morbide des formes. Parfois nécessaire temps de gestation de l’individu avant qu’il advienne au monde, qu’il puisse créer et ainsi des micro-organismes se développent dans l’eau. Ces manifestations fébriles du vivant sont reven- se réaliser. L’espoir est symbolisé par cette mutadiquées par la créatrice comme autant d’opération de la vie, synonyme d’éclosion libératrice. tions essentielles au développement de l’œuvre. Celle-ci se déploie avec toutes ses ambigüités, son L’artiste aime également explorer l’univers vécaractère poétique, suranné mais aussi inquiétant, gétal à travers ses bulbes et ses cymatophores. voire repoussant. Statiques sous un certain angle, Les ramifications et les germes qu’elle y adjoint les ribozomes - habités par d’infimes mouvements évoquent des fruits secs, des graines, des tuberqui ne cessent de faire et de défaire les apparences cules fluctuant entre fossilisation et dissolution. - sont autant de sculptures qui constituent un Comme désagrégés et sédimentés, changés en étrange bestiaire, un cabinet de curiosités insolite. concrétions minérales, ils semblent porteurs d’une 137


Anne-Chantal Pitteloud, Bulbes, 2009, grès enfumé, h.19 cm, 2 pièces 138


Anne-Chantal Pitteloud, Ribozomes, 2009-2012, porcelaine, installation de bocaux en verre

histoire ancestrale, voire universelle. Les couleurs de terre semblables aux strates géologiques subtilement mêlées sont privilégiées, tandis que des fragments noircis par la calcination, poudrés au noir de fumée, comme enduits de suie et parsemés de dépôts métalliques rappellent le triomphe du feu, couvrant toute chose sous d’épaisses cendres. Volontairement irrégulières et imparfaites, ces pièces sont exposées aux aléas de la cuisson. Craquelures, failles, fissures et autres scari-

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fications et incisions révèlent l’irruption d’une force mystérieuse toute-puissante qui leur confère leur authenticité et leur unicité. Explorant les reliefs rugueux du raku et des argiles rustiques, le regard imagine un réseau de veines pris dans l’émail, semblable à celui des feuilles, des ailes d’insectes ou du corps humain. Comme pour nous rappeler que, si nos pieds foulent le sol terrestre, notre esprit s’évade dans l’espace infini, microcosme


Anne-Chantal Pitteloud, Fossiles 33/45 T, 2012, grès, diam. env. 17 cm., 35 pièces, installation murale, 90 x 160 cm.

et macrocosme ne cessent de s’interpeller dans l’univers de l’artiste. Ses fossiles et ses constellations tirent leur forme essentielle du cercle, c’est-à-dire de la figure originelle du globe, pour en reproduire obstinément la ligne revenant à elle-même, reliant le commencement et la fin, jusqu’à ce que toutes les rondeurs décrivent un équilibre entre quiétude et mouvement. Placées au mur de façon aléatoire, ces formes stellaires nous entraînent dans une fascinante cosmogonie. Telle l’incarnation d’une énigmatique galaxie, ces spirales magiques invitent au voyage, à l’élévation spirituelle et à la méditation. En prenant possession de la terre, Anne-Chantal Pitteloud fait l’expérience de l’har-

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monie avec la Nature, en renouant le lien qui l’y rattache. Elle nous convie par là même à percevoir combien nous y sommes unis, certains d’exister, parce que nous en sommes issus. Le site officiel d’Anne-Chantal Pitteloup : www.anneloup.ultra-book.com


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Directeur de Publication

le Jazz Club

Rédacteur en chef Nicolas Vidal

Nicolas Vidal

DESSINS

Directrice artistique et responsable des Grandes Interviews

André Bouchard

Littérature & culture

Contributions du mois et couverture

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©Maly Siri

Sophie Sendra Marc Emile Baronheid Emmanuelle De Boysson Pascal Baronheid Félix Brun Florence Yérémian Régis Sully Julia Hountou Amélie Coispel Hugo Polizzi

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