SUR MON ÎLE
Eau, boue, marais, canne, vase, soude, saladelle, salicorne, lumière, froissement, craquement, étang, algue, jonc, roseau, aigrette, sterne, jambe, clavicule, sternum, rive, île
Sur mon île. Sont-ils arrivés à Saint-Chamas en voiture, en train, en bateau ou à pied ? Je ne sais plus vraiment… venus de toutes parts, ils se sont réunis au sommet du village, dans le quartier de l’ « houart », ce quartier qui était jadis rempli de vergers et de jardins fertiles, avant l’extension du village sur la colline. Ils sont nombreux ; certains sont assoiffés, car leurs réserves d’eau sont à sec. Heureusement, un habitant propose de remplir les gourdes à sa source. Je les sens envahis d’une fébrilité propre aux citadins des grandes villes, qui partent à la découverte de terres sauvages. Ils parlent fort, irrités de ne pas connaître le sens et le but de leur périple. Leurs corps agités dévoilent leur impatience de partir vite, en quête de ce nouveau territoire. Une fois leur tenue de ville abandonnée au profit d’un vêtement de terrain, l’expédition peut débuter. Au fil de l’eau, nous marchons durant des heures… Nous faisons des pauses à chaque pont qui enjambe la Touloubre, cette rivière qui a constitué, de tous temps, l’élément attractif de la ville. Chaque pont constitue une trace de l’histoire de Saint-Chamas : la Roquette, le viaduc Saint Léger, et le pont Flavien. Ces haltes permettent aux explorateurs de reprendre des forces et de comprendre comment la ville s’est déployée là. Entre les deux premiers ponts, je sens le rythme de leur marche se calmer pour découvrir la ripisylve auto-épurative qui dessine les rives du cours d’eau ; ils déambulent seuls, éloignés les uns des autres, pour éprouver le silence du vallon et le sol sous leurs pieds. Écouter le chant de la rivière, toucher la falaise qui tombe dans l’eau, décoder les messages parsemés sur le chemin. Peut-être que certains ne ferment pas les yeux pour communiquer avec les oiseaux, ressentir la puissance du courant, ou surprendre le frôlement du saule blanc avec la surface de la rivière. L’eau va les guider jusqu’à l’étang, jusqu’à l’île.
Munis d’objets tranchants, ils avancent avec courage et détermination à travers les ronces, trébuchant sur les aspérités du sol encombré, se frayant un chemin vers l’embouchure. La faim accélère leurs pas autant que leurs paroles, et c’est avec grand bruit que nous arrivons au dernier pont à franchir, celui des Paluds, pour pénétrer sur l’île. L’agitation est à son paroxysme ; des signes d’irritation émergent du groupe ; quelle en est la cause ? La faim, l’inquiétude ou l’euphorie ? Sans doute un mélange de tout cela. De l’autre côté du pont, la lumière de l’embouchure, à la fois douce et puissante, les enrobe et les étreint. Ils ferment les yeux pour ne pas être éblouis puis les réouvrent lentement, pour habituer leurs corps à cette nouvelle atmosphère. Il n’y a que le ciel, dans ce paysage insulaire. On ne voit aucune démarcation avec l’eau. L’horizon ici n’existe pas. L’étang est pourtant là, face à eux. Il leur faut d’abord traverser les marais. Le silence se pose sur leurs corps. Seuls les habitants des lieux manifestent un accueil nonchalant, dans un langage inconnu : les cygnes blancs poursuivent leurs activités sans aucun regard, des cormorans restent rassemblés en grand nombre sur une avancée de sable, quelques hérons cendrés changent de place, des sternes naines et des aigrettes s’envolent. Nous y sommes, sur cette île irradiant de lumière et d’eau, submergée de ciel et d’oiseaux. Ils avancent vers le bord de l’étang, d’un calme parfait ; seules quelques petites vagues claquent le long du rivage. Ils se rappellent qu’il leur faut prendre des forces pour poursuivre leur quête. Ils s’assoient sur la rive, contre la sansouïre, pour se sustenter. Tout est ici suspendu : le temps, le réel, leurs interrogations et leurs discussions. Plus rien n’a de prise sur eux. Seule compte leur présence dans ce tout, au ras des coquillages. Je les observe… Ils épient chaque signe autour d’eux, silencieusement, sans crainte… ils se laissent absorber par la magie du lieu, se rassasiant d’une énergie toute différente de ce qu’ils ont connu jusque là. Ils laissent des forces nouvelles pénétrer en eux. Peut-être certains d’entre eux voient-ils les cygnes se transformer en créatures mi humaines, mi animales, sortes de nymphes ou de fées, mais personne n’ose parler.
La marche reprend, sur le mince et fragile cordon coquillier séparant les marais de l’étang. Chaque pas fait craquer les coquillages sous le poids des corps habiles. Les oiseaux à découvert, confiants, sont nombreux sur ce territoire. Le paysage est d’une beauté insoutenable. La végétation se densifie, l’ouverture du regard se resserre sur le chemin envahi par les cannes. C’est une véritable épreuve qu’il leur faut subir, pour longer la rive de l’île et avancer à travers les herbes rigides, hautes et blessantes. Chacun se débat avec ferveur dans sa traversée, isolé dans sa bulle sonore, jouant fracas de cannes, entrechocs de roseaux et bruissements de feuillage. Bras qui écartent, tête qui évite, pieds qui s’accrochent… Toutes les composantes de leur corporéité sont nécessaires dans cette bataille improvisée. Je les regarde… Ils sortent différents de cette épreuve, soulagés de retrouver la ligne du rivage, cette frontière sécurisante entre le monde terrestre et le monde aquatique. Cette limite entre les matières, marquant la fin et le début mêlés. Sur le chemin, ils ont trouvé des trésors, les restes d’une humanité outrancière, pétrolifère et objetophage. Je les accompagne vers une large berge à côté d’une source ; là, ils se mettent à l’ouvrage pour créer des coiffes qui vont leur permettre de cohabiter plus facilement avec les oiseaux et les saules de l’île. Assis sur la plage, ils fabriquent leur parure.
Terre, ligne, peau, visage, assemblage, paysage, épaisseur, couleur, courbe, composition, direction, mutation
La douceur de la lumière calme l’ardeur de leurs gestes. Ils inventent des formes et des assemblages . Ils nouent et lient les matières cueillies sur le chemin, de manière insolite. Laissant l’intuition guider leurs doigts, et sous l’effet enchanteur du lieu, ils retrouvent les gestes ancestraux des cueilleurs et des vanniers. Ils deviennent les artisans de l’île, les créateurs du peu. Je les trouve majestueux, heureux et détendus. Ils fabriquent leur coiffe avec application et patience, durant un long moment, laissant l’imagination faire son œuvre à travers leurs mains. La lumière a effacé le temps. Quand sommes-nous ? À quel moment de l’histoire du monde se déroule cette scène harmonieuse ? Leur présence est transformée par une lumière entêtante. La beauté du paysage s’imprime sur leur visage. Pour compléter la coiffe et se dissoudre pleinement dans le sauvage, ils décident de grimer leur visage. Leur mutation est en chemin. Avec attention et précision, ils peignent leur visage d’ocre et de bleu. Parés de leur coiffe, ils partent s’installer sur l’île. Ils imaginent et construisent des réalisations poétiques pour rendre hommages rendus à l’île. Ils habitent les lieux de leur silence C’est la dernière étape de leur initiation. Le paysage est transformé par leur présence. Le regard vers l’horizon, Le corps tendu vers l’eau Ils ne sont plus les mêmes. Ils sont devenus l’île
Hélène Dattler, Janvier 2022
Je vis dans un monde inconnu. Pour y venir, il faut se perdre dans les roseraies, les flaques de boue et les multiples insectes. Je ne suis pas la seule dans ce monde, il y a pleins d’étranges créatures avec des corps inconnus mi animal, mi humain, capables de se transformer quand ils veulent. La porte de notre monde est ornée de pierres précieuses, scintillantes au soleil. Quand on entre, un long chemin nous accueille. J’habite au fond dans la forêt. Je me nourris de mandragore et de plantes carnivores que je partage avec les amis lors d’un festin aquatique. Dans un monde hors humain Asma
Deux sentinelles rejoignent leur point de vue. L’une d’elle est le penseur à l’acuité perçante. Son don est d’être connecté à la berge, de pouvoir sentir un danger immédiat. Son intuition lui permet de lire dans le reflet des nuages, sur la berge. Avec ses grandes cornes, le penseur peut avertir la sentinelle de dangers imperceptibles. La sentinelle est un pêcheur. Grand, protecteur, il est attentif aux mondes du vivant. Un autre penseur est assis non loin d’eux ; il chante avec le vent et les vagues. Tous les éléments lui confient les secrets de l’île.
Danger invisible Titouan, Malek et Laurine
L’étang se montre à la fois sauvage, magnifique, plein de vivant, mais aussi domestiqué, pollué, plein de plastiques. Les êtres de l’étang sont sans visage réellement, ils se protègent toujours mutuellement… l’un et l’autre surveillent leurs arrières continuellement, sans jamais quitter leur île.
Sans titre Manon et Manon
1 janvier 1967 Cher journal, Après ma traversée de six jours en mer, je dépose enfin l’ancre aux abords de cette île mystérieuse. Lorsque je descends de mon bateau, mes pieds touchent le sable frais ; cette sensation me glace le sang. Le vent souffle dans mes cheveux, les vagues claquent sur la coque de mon bateau. Je suis angoissée, je souhaite avancer mais mes pieds sont comme figés. Le vent s’est calmé, je peux enfin décoller mes pieds du sol, je m’avance vers la forêt, dans le but d’aller explorer et de trouver un camp pour la nuit. J’avance dans la pénombre, lorsque j’atteins une étendue d’arbres dont je ne connais pas la nature. Je décide de m’y aventurer, malgré ma crainte. J’avance déjà depuis plus d’une heure et je n’aperçois toujours pas l’horizon, ni aucune présence humaine. Je ne perçois aucun bruit ; seul le silence règne. Tout à coup, des pas retentissent, des branches craquent. Je m’arrête net. Je sens quelque chose me piquer dans le cou. Un point rouge, je tombe endormie.
2 janvier 1967 Le soleil chauffe ma peau, la bise effleure mon visage. J’ouvre les yeux, je me trouve au sol, face au ciel. Je tombe nez à nez avec trois indigènes qui portent chacune trois masque différent. Elles sont là, à m’observer. L’atmosphère n’est pas la même que la veille. Elle est plus chaleureuse. Je suis curieux de découvrir l’île avec mes étranges compagnons. La langue n’est pas un obstacle pour se comprendre. C’est le début d’une aventure…
22 octobre 2021 …Une île paisible que je n’ai plus quittée jusqu’à ce jour.
Journal de bord Maguelone, Loris, Lili et Elisa
Les habitants les appellent « les enfants de l’étang » On raconte qu’elles ont émergé de cet étang lors d’une terrible tempête qui ravagea l’île. Depuis, elles ne peuvent plus quitter la terre ferme et sont prisonnières de l’île. Certains racontent qu’ils les ont vues chasser ou essayer de s’échapper sur un radeau vers un autre monde. Mais leurs apparitions sont souvent signe de mauvais présages… On raconte que des pêcheurs ont été engloutis par l’étang après les avoir vues. Les vagues disent qu’elles protègent l’étang jusqu’à ce qu’il les laisse retourner en mer.
Les enfants de l’étang Célia et Lucy
Couvert par les feuillages ils laissent leurs pensées dériver tel le vent La porte spirituelle… ouverture vers l’eau-de-là et le fantastique Traversant la porte, ils mêlent rêve et réalité Cache-cache dans les roseaux, à l’affût, ils observent Confondus dans le paysage, ils mêlent nature et chasse Sortis de la forêt, ils se révèlent Entre les arbres, ils cherchent
La porte Guillaume, Sacha, Veran, Clément et Asma
Bloqués Perdus Solitude Adaptation Espoir
Les échoués Luc, Ghyias et Iban
Sur mon île
Portrait photographique d’une mystérieuse tribu Une exposition de Hélène Dattler et Grégoire Edouard Du 22 février au 19 mars 2022 à la médiathèque de Saint-Chamas. Avec les élèves du lycée agricole des Calanques : Laurine Albelda, Manon legall, Anais Beurard, Alice Cunin, Lucie Moulins, Asma Benkari, Elisa Vernier, Guillaume Legall, Célia Menant, Véran Morra, Manon Perrot, Titouan Wanner, Ghyias Sadali, Clément Stenger, Maguelone Alloard, Lucy Bayona, Sacha Van Pachtenbeke, Malek Bouanani, Lili Fargues, Iban Fernandez, Loris Ghirardini, Luc Imbert. Et leurs enseignants : Sylvain Leclerc et Denis Perrigueur
Dans le cadre de l’expédition Pamparigouste proposée par le Bureau des guides du GR2013. Un projet produit par le Bureau des guides du GR2013 avec le soutien du Ministère de la Culture et de la Communication (C’est mon Patrimoine 2020) et de la Région Sud (programme jeunes éco-ambassadeurs 2020), la médiathèque municipale de Saint-Chamas et le Lycée Agricole des Calanques à Marseille. Le Bureau des guides du GR2013 est soutenu en fonctionnement par la Région Sud, le Département des Bouches du Rhône, la Métropole Aix-Marseille-Provence et la Ville de Marseille. Remerciements aux partenaires et complices de ce volet de l’expédition Pamparigouste : la Ville de Saint-Chamas, la Ville de Miramas, le Nautic Club Miramas, la base nautique de Saint-Chamas, l’association 8 vies pour la planète, la grange du clos Ambroise, Maxime Paulet, l’association l’Etang Nouveau, Jacques Lemaire et Nicolas Aubert.
«En réalité, les habitants de Pamparigouste n’avaient que très peu de contacts avec les populations du littoral, et l’on ne connaissait d’eux que des légendes ou des récits fabuleux. Il était même quasiment impossible de les rencontrer, encore moins de visiter leur domaine. Les marins de toute la Méditerranée, qui venaient de temps en temps chercher refuge auprès de cette terre d’élection, avaient remarqué qu’au plus fort des tempêtes la baie de Pamparigouste jouissait toujours d’un calme parfait. Malheureusement, tous leurs efforts pour pénétrer dans ce havre privilégié, pour toucher ce port béni des dieux, se révélaient tout à fait vains...» Alphonse Allais Le Fabuleux voyage de Pamparigouste, in Contes et légendes de Provence
Sur mon île De jeunes lycéens décident d’explorer l’étang de Berre en se mettant dans la peau d’insulaires. En immersion sur les rives de l’étang de Berre à Saint-Chamas en compagnie de l’artiste Hélène Dattler, leur imagination et leur approche des éléments du paysage font naître des formes étranges et fantasmatiques à la hauteur de la légende de Pamparigouste. À travers ce reportage ethnographique du photographe Grégoire Edouard, on parvient à approcher cette tribu de jeunes du lycée agricole des Calanques. Au plus près des éléments du vivant, faisant la part belle aux paysages, les images relatent une vie collective dans un hors-lieu construit autour de la lagune et de rêves adolescents. Et si l’étang était vraiment une île ?