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Bienvenue chez Yvan Prokesch, architecte et designer d’intérieur

MÉLODIES CONTRADICTOIRES DANS L’APPARTEMENT D’YVAN PROKESCH

A quelques encablures de Genève, l’architecte genevois décline sa collection éclectique dans un écrin minimaliste. Un brillant exercice de style dont seul ce perfectionniste a l’art et le secret.

TEXTE [[[ Eileen Hofer PHOTOS [[[ Anoush Abrar

Tic, tic, tic… Du dressing-room à la chambre à coucher, du jardin d’hiver à la cuisine, deux carlins trottinent tels d’adorables cerbères derrière leur maître. Les voilà lovés sur le sofa vert impérial dans les bras d’Yvan Prokesch. «Winston et Elton sont demi-frères», commente l’architecte amusé par notre désarroi au moment de les différencier. Les murs lisses et mats de la pièce sont baignés d’une lumière d’automne aussi douce que le sera l’entretien avec cet amateur d’art. Une parenthèse dans son emploi du temps chargé puisqu’il termine trois villas à Chêne-Bourg. Un projet développé avec le bureau familial Prokesch Immobilier. Sculpteur de volumes, il sublime et rentabilise un terrain en pente grâce à un subtil jeu de verticalités. «Je jongle avec plusieurs casquettes puisque je suis architecte, architecte d’intérieur et décorateur. Je peaufine aussi l’extension d’une maison à Vandœuvres et rénove un loft privé. Comme je connais par cœur la collection d’art de mes clients, j’anticipe avec eux la valorisation de l’emplacement des pièces maîtresses.»

N° 01 Une table tulipe d’Eero Saarinen en marbre noir trône dans la salle à manger entourée des chaises de Warren Platner, autre icône du design des années 60. Le velours émeraude qui les recouvre est un clin d’œil à la haute joaillerie. Le lustre «Branching Bubble» de la New-Yorkaise Lindsey Adelman mêle design industriel avec son articulation métallique à l’artisanat d’une souffleuse de verre japonaise. «J’ai eu la chance de repérer son travail avant qu’il ne soit encensé.» Pour converser avec l’ensemble, une sculpture de Ruby Sky Stiler. «J’ai rencontré l’artiste dans une galerie genevoise et l’ai commissionnée. J’adore sa capacité à jouer et déconstruire tant les matériaux que les styles.»

Géométrie pure, volumes remodelés et choix des matériaux sont les maîtres mots de cet appartement aux portes de Genève. Ainsi, la bibliothèque s’inscrit comme le noyau central du salon avec cette double fonction puisqu’elle divise l’espace et protège du regard le bureau adjacent. Objet vivant de l’appartement avec une intégration discrète d’éléments techniques (enceintes et luminaires), elle sert aussi d’écrin à un ensemble de statues anciennes. Les sculptures gréco-bouddhiques originaires du Pakistan datent du IIe siècle après J.-C. Des figurines de l’art hindou de la dynastie Pala et de l’art khmer du XIIe siècle, achetées à Zurich, se marient aux quatre baudruches en verre soufflé de Denis Savary baptisées «Etrusque». A cet artiste suisse, qui revisite les reliques de l’archéologie, se rajoute une ancienne pierre lithographique recouverte d’encre noire d’impression de Latifa Echakhch, lauréate du Prix Marcel Duchamp 2013.

Dans ce jardin d’hiver, Yvan se retrouve le matin entouré de ses carlins. Une parenthèse sereine dans un lieu propice au recueillement, le temps d’une cigarette et d’un café, avant d’entamer une journée intense. Le vert de cette jungle tropicale résonne avec le canapé italien des années 1950 acheté chez un antiquaire à Naples et les deux tables signées par le designer français Stéphane Parmentier. Pour parfaire l’ambiance exotique, un lustre traditionnel en étain se reflète sur les murs. Un cadeau de sa mère ramené d’un riad de Marrakech.

Son diplôme d’architecte en poche, Yvan s’est installé aux Etats-Unis pour parfaire ses études. Il obtient un master «in Advanced Architectural Design» sous la direction de Bernard Tschumi à la Columbia University NY et suit les cours d’un autre Helvète, Peter Zumthor. Le lauréat du Prix Pritzker restera son mentor. Durant les quatorze années passées à Manhattan, il parfait l’art de modeler les volumes et d’interpréter les surfaces selon leur fonctionnalité, insufflant sa vision auprès d’une clientèle huppée et lance les prémices d’une collection d’art: « J’ai adoré cette énergie de renouvellement toujours constante.» Des artisans de Brooklyn aux designers phares de la Big Apple, en passant par les galeries, les foires, les maisons de ventes aux enchères, l’impossible n’existe pas quand il s’agit de dénicher une pépite.

Dans sa chambre à coucher, Yvan Prokesch croise les thèmes avec audace. En résonance au tableau «Circus» de la plasticienne belge Farah Atassi, des fauteuils des années 40 du décorateur ensemblier français René Prou. «Le motif léopard fait écho à l’univers du burlesque et de la scène tout comme le torse romain rappelle la sveltesse physique des acrobates.» Les clins d’œil à Fernand Léger et Picasso du tableau renvoient aux autres sculptures africaines de la chambre: véritables pièces de magie et de métamorphose qui ont tant inspiré le travail de ces artistes majeurs.

«C’est une volonté dans mon style architectural de rendre invisibles les objets du quotidien. Je favorise le rangement. Il y a tellement à voir avec ma collection que le désordre diluerait l’impact des pièces exposées, j’évite ainsi tout conflit. Ici, je voulais un dressing structuré: l’utilitaire prime.» Pour égayer cette sobriété, la chaise jaune de Christian Astuguevieille prend office de trône. Le créateur français touche-à-tout détourne la corde et en fait un élément à la fois sculptural et fonctionnel.

L’esthète revendique d’abord un goût pour le minimalisme avant de rencontrer son fiancé, Fabian Echeverria. Tous deux passionnés d’art, ils vont façonner une collection éclectique, reflet de leur complicité.

Collectionneur éveillé, son leitmotiv s’impose dès lors comme la recherche permanente d’un dialogue: «Je mélange périodes et univers sans me spécialiser dans un médium, évitant ainsi le cloisonnement d’un style défini. Je crée des ensembles voués à interagir entre eux, laissant naître une énergie intéressante.» Exit la vision mercantile comme motivation de ses achats, il avance par coups de cœur. Placées sur la timeline d’une vie, certaines œuvres deviennent ainsi les marqueurs d’une période. On les contemple comme les photos d’un album souvenir que l’on effeuillerait.

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