Carnet d'Art n°12 - La Guerre

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numĂŠro 12 - La Guerre


la culture vous

r e g a r d e Germaine Tillion


~ édito ~

Je vous hais/ « Je vous le dis : il faut encore porter en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante » – Friedrich Nietzsche

C

ertains ont pu écrire que vous n’aurez pas leur haine mais vous avez la mienne. Oui, je vous hais.

Ces armes sont l’endroit de la révolte, de la quête de l’égalité, des combats dont nous devons absolument nous emparer.

Je vous hais vous et votre intolérance. Je vous hais vous et votre méconnaissance. Je vous hais vous et vos préjugés. Je vous hais vous et vos raccourcis. Je vous hais vous et vos amalgames. Je vous hais vous et votre inculture. Je vous hais vous et votre indifférence. Je vous hais vous qui semblez avoir baissé les bras. Je vous hais vous qui regardez de loin sans rien dire. Oui, je vous hais. Je vous hais car vous n’êtes en rien le reflet de nos sociétés contemporaines. Je vous hais car vous nous conduisez à des guerres multiples et sans aucun sens.

Il en est assez de dire sans faire. Il ne s’agit pas de faire une grande révolution mais de s’engager, de se battre, de dire les choses avec lesquelles nous ne pouvons être en accord. Regarder de loin relève de la facilité. Voir une structure culturelle bombardée injustement doit plus que nous émouvoir. Voir un corps mort flotter au milieu des eaux ne peut pas nous laisser indifférents. Entendre qu’une personne est battue à mort sous prétexte qu’il ou elle est « différent » ne peut être passé sous silence. Entendre que la tragédie climatique est déjà advenue doit nous faire prendre conscience que l’urgence d’agir date d’hier.

La notion de guerre est peut-être aussi vieille que celle de l’Homme mais elle n’est pas l’expression véritable de l’humanité. Dans toutes ces atrocités, même lorsque l’on peine à comprendre comment un être peut être amené à traiter un autre être comme tel, je veux croire en les notions d’espérance, de dialogue et de transmission.

Notre réponse peut être simple : dire, dire, encore et encore pour que tous ces faits puissent circuler, qu’ils puissent constituer un objet dont chacune et chacun puisse s’emparer. Il en est assez de nous rabâcher des évènements du passé. Des soulèvements, des changements ont existé et ont été opérés mais il est urgent de savoir dans quel monde nous voulons vivre et de choisir quelle trace de notre passage nous voulons laisser.

L’espérance est l’arme ultime, elle nous fait construire un monde meilleur ; un monde que nous serions fiers de laisser à nos enfants. Le dialogue est celui que l’on se construit d’abord avec nous-mêmes, s’il nous arrive d’être en conflit intérieur, nous pouvons être en accord avec l’autre. Cet autre avec lequel la transmission est vitale permet une construction, un échange, dans une réciprocité essentielle et nécessaire.

Il m’est impossible de croire que l’intolérance et l’indifférence sont des valeurs prégnantes dans nos vies quotidiennes. Il m’est possible de croire que j’ai le désir que nous puissions être ensemble pour embrasser tout cela, toi à mes côtés.

Il nous faut prendre les armes, ici et maintenant. Les armes ne sont pas celles qui font couler le sang. Les armes que nous devons déployer sont celles qui passent par l’éducation, la conscience et les arts. Ces armes sont à la portée de toutes et tous. Ces armes sont un juste engagement qui relève d’abord de celui qui est personnel, que chacun peut mettre en œuvre à son échelle, qui passe par de petits riens mais qui font un tout.

Engageons-nous. Agissons. Hier il sera trop tard pour se demander qu’est-ce que j’ai fait demain ? Kristina D’Agostin, Rédactrice en chef. 3


S O M M A I R E

Penser 8

Devoirs de mémoire

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Affaire de choix

12

Âme versus Ego

Réf  léchir 16

Contre l’engourdissement

20 Cis-bolleth

Dossier 38

Les Deux Fleuves

40

À l’aube de la nuit

44

Les polarités mimétiques

24

La querelle du peuplier

28

Un couple entre amour et désamour

32

Responsabilité partagée


Rencontrer 51

Jean-Luc Raharimanana

55

Mustapha Benfodil

59

Rodrigo García

63

Jean-Michel Valantin

Raconter 68 Mauthausen 70 Bataille 72

« t »

76

Figés pour l’éternité

78

La maladie de la guerre

Prescriptions 83

De mémoire d’habitants

85

Clock, les horloges du vivant

87

Bonlieu Scène nationale

89

L’Auditorium Seynod

91

Théâtre des Collines

93 Komili 95

Espace Malraux

g u e r r e


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Penser


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Tronc de lierre et vieux grillage, mine de plomb et sanguine, 40 cm x 30 cm Š Danielle Berthet.


Devoirs de mémoire/

Ma mère a fait partie des troupes de tirailleuses post-colonisation ; de vaillantes combattantes pour la liberté d’être des femmes libres. En ligne de front. Souhir Saadaoui Photographie de Lilia El Golli Vers de nouvelles terres

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S

a vie durant, ma mère a travaillé comme femme de ménage. Quand elle a rejoint mon père en France, avec ses trois jeunes enfants sous les bras, elle a très vite commencé son nouveau, premier et unique métier. Sans diplôme et maîtrisant à peine le français, ma mère faisait partie de ce que l’on pourrait appeler « les troupes de tirailleuses post-coloniales ». De valeureuses combattantes, mais surtout des éclaireuses. Parce qu’elle a aimé rendre les lieux habités propres et rangés, parce qu’elle a apprécié ses patrons, que ces derniers le lui ont bien rendu aussi, d’une façon ou d’une autre, ma mère a aimé son métier. Au tout début, elle travaillait seulement l’été, elle suivait mon père qui se rendait sur les chantiers de la station balnéaire. Tous les deux sur la Vespa, ils partaient vers leurs champs de bataille. Pendant que mon père retrouvait les légions d’ouvriers étrangers, ma mère rejoignait le campement de base ; les appartements de location déjà livrés ou les chambres d’hôtel qu’il fallait rendre propres comme des sous neufs pour l’arrivée massive de vacanciers. Très vite, grâce à sa gentillesse et à sa bonne humeur, elle a trouvé des patrons toute seule. Monsieur Cardi l’assureur, la dame du cinéma, Diana et Cornelius qui tenaient l’hôtel La Galiote et tant d’autres… Elle rentrait pour sa pause, vers 13 heures, épuisée, puis repartait, revenait parfois après 21 heures. Son emploi du temps était morcelé, ses allées et venues nombreuses ; toujours à pied puisqu’elle n’a jamais appris à conduire. Parfois, ses patrons lui apportaient des corbeilles de linge à la maison. Elle s’installait dans le salon et débutait sa deuxième session de travail, en regardant Santa Barbara. Le samedi après-midi je l’accompagnais chez l’assureur, ma seule tâche consistait à vider les corbeilles, puis je traînais d’un bureau à un autre, dessinais, testais tous les stylos ou les machines à écrire…

Faire des études, voyager, devenir des femmes responsables et éclairées, c’était cela sa priorité absolue. Son ordre de mission. C’était toujours nickel chez les autres alors que chez nous ce n’était pas vraiment le cas. Enfin, elle faisait comme elle pouvait car elle nous interdisait à ma sœur et moi de faire le ménage tant que les devoirs n’étaient pas terminés. Elle n’avait que ces mots à la bouche : « Vous avez fait les devoirs ? ». Cette question ponctuait ses allées et venues, comme si elle ne pensait qu’à cela, quand elle était toute acquise à sa tâche de ménage chez les autres. Le dimanche après-midi, elle repassait sur la table de la cuisine, pendant qu’à l’autre bout, je remplissais mes pages blanches ; les lignes étaient rythmées par les mouvements du fer. J’écrivais sans arrêt, alors que la pile de vêtements montait doucement et formait un rempart, derrière lequel, peu à peu, je me retranchais pour faire plaisir à mon éclaireuse de mère. Plus j’écrivais, plus j’apprenais, plus je rendais ma mère fière et heureuse. Elle ne voulait pas faire de nous des tirailleuses, mais des futures travailleuses, des intellectuelles, des filles cultivées, qui sauraient répondre, dire les choses justes quand on entend des ordres absurdes. Grâce à l’école, on serait capable de se défendre, de faire la guerre aux idées reçues. Obtenir son bac, faire des études, voyager, devenir des femmes responsables et éclairées, c’était cela sa priorité absolue. Son ordre de mission. Aujourd’hui, elle continue de faire mon ménage quand elle vient chez moi. Elle se régale, je le vois bien, elle est toute fière de me montrer mes placards avec des piles de vêtements que l’on croirait sortis d’un faux décor de chez But. Souvent, elle me réprimande car je ne fais pas assez attention aux affaires, que mes placards sont mal rangés, que mes lessives ne sont pas triées, que mes fenêtres ne sont pas nettoyées… Elle me dit : « Mais, enfin c’est pas possible, qu’est-ce que je t’ai appris ?! ».

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Affaire de choix/

À l’intérieur de nos têtes aussi les conflits font rage, tous les jours. Dans la mienne, des rêves à moitié fous côtoient des chaussettes semi-propres et, ensemble, ils luttent contre un ennemi commun invisible. Ils se questionnent sans arrêt mais, surtout, ils boivent de la grenadine pour essayer d’oublier. Anaïs Andos – Chargée de médiation culturelle, Cie Jabberwock Photographie de Lilia El Golli Superstitions Moléculaires

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C’

est une guerre à l’intérieur de l’intime, un conflit quotidien et incessant entre ces gens qui vivent dans mon âme et qui sont bien plus forts à soulever des questions qu’à y répondre. Oui, c’est vrai, c’est bien aussi de se questionner, c’est très certainement un bon début. Sans cette première étape, on peut toujours essayer de vouloir chercher des réponses mais alors… des réponses à quoi au juste ? À quoi bon ? Ces gens à l’intérieur de ma tête, vous ne les voyez pas mais je vous assure qu’ils sont armés et dangereux ; ils sont complètement malades, ils m’envoient en pleine tête des questions comme des boulets de canon. Ils mettent le feu aux poudres de réflexions anodines qui auraient pu rester tranquillement suspendues, en lévitation dans un espace-temps éphémère et léger. Mais non, ils préfèrent tirer le fil jusqu’à trouver l’endroit où ça coince, l’endroit où ça fait mal, l’endroit où il faudra faire un choix pour pouvoir passer à autre chose. Sans regarder, ils lancent des questionnements existentiels comme ça, comme des pavés moyenâgeux dans une mare de feu. Mais moi je n’ai rien demandé, sans remous c’était bien aussi ! Alors, épuisée, coincée au pied du mur de la vie que j’aime tant, ils s’approchent, s’approchent encore et tirent à l’arc tout autour de moi des questions aussi compliquées que tranchantes. Le jean attaché à une question-flèche qui m’empêche d’avancer, je n’ai plus d’autre choix que de m’y confronter. Pour tout vous dire – je vois bien que vous regardez du coin de l’œil tous ces petits trous – ce n’est pas la première fois que je me fais avoir. Mais cette fois-ci je les ai reconnus et la prochaine fois, je n’attendrai pas d’être au pied du mur pour leur faire face. Je prendrai mon courage à deux mains, je retrousserai mon jean et j’ouvrirai avec détermination les pourparlers. Lorsqu’on n’est pas bon à la guerre et pas bon à faire des choix, c’est un plus d’être douée en négociations. Je vais essayer encore une fois ou deux et si ça marche, je crois que je le noterai dans mon CV. C’est toujours ça de plus. Il faudra juste que je trouve un intitulé sympa, genre « chargée de négociations ultra difficiles, dangereuses et confidentielles entre moi, moi-même et mon intime ». Généralement, plus c’est long, moins on comprend et plus les gens sont épatés.

Mettre le feu aux poudres de réflexions anodines qui auraient pu rester suspendues, en lévitation dans un espace-temps éphémère et léger. Pour le moment, j’ai cet amoncellement de questions devant moi qui m’empêche de voir la route. Je ne vois plus où je mets les pieds, je doute. Je ne sais même pas par laquelle commencer, elles ne font pas vraiment envie. Elles ressemblent à un tas de vêtements qui seraient mi-sales mi-propres. Cette jupe, ce pull, ce voyage, ce déménagement, ce projet, cette envie : est-ce qu’il faut les mettre à laver ou est-ce que je peux les ranger ? Comment savoir ? Ce pull, il ne sent pas mauvais mais il ne sent pas bon non plus, il est juste entre les deux. Et cette envie, elle est un peu folle mais elle fait quand même rêver. Ah, comme c’est compliqué ! Je sais ce qui m’a manqué et ce qui a fait de moi cet être mitigé. À l’école j’ai dû rater le cours de choix ! Ce n’est pas un cours de choix comme on dirait d’un vieux vin qu’il est de choix, c’est-à-dire d’excellente qualité. Non, je parle d’un vrai cours de vrais choix. En classe, le prof dirait : « Sortez vos problèmes et vos questions ! Un par un, nous allons apprendre la méthode de base qui vous servira toute votre vie à décortiquer les interrogations et mener des réflexions intelligentes pour faire les bons choix. » Amen. Et moi, à la place de ce cours merveilleux, j’ai appris les théorèmes de Thalès et de Pythagore que j’ai bien sûr oubliés. Sincèrement, je pensais qu’écrire ce texte m’aiderait à faire le point, à y voir un peu plus clair sur les choix que j’ai à faire. Je croyais qu’écrire me servirait de thérapie, éclaircirait mon ciel pour un temps et débroussaillerait mon chemin parsemé de doutes et de chaussettes semi-propres. Eh bien, il n’en est rien, j’en suis toujours au même point. Sur la pointe des pieds et les yeux plissés comme les indiens avec la main sur le front, j’essaye de regarder au loin. J’espère distinguer un bout d’avenir caché dans un coin ou un mec avec un panneau qui me ferait de grands signes en criant « par ici ! ». Le problème c’est qu’il ne fait vraiment pas un temps terrible. Ou alors ça vient des signaux de fumée que j’ai envoyés… Peut-être que j’ai un peu forcé et que je me suis auto-embrumée. Bon, je sais ce que je vais faire. Je vais m’asseoir à l’ombre de ce tas de pulls et boire une grenadine en attendant que l’horizon se dégage. Oui, je sais, c’est un semi-choix.

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Âme versus Ego/

Déployer ses ailes sur les cimes de la vie ou rester bien au chaud dans un cœur EnGOncé ? Hélèna Vintraud Photographie de Lilia El Golli Mare Nostrum

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D

eux enfants jouent dans l’eau, l’un avec une planche, l’autre avec des palmes ; l’ennui pointe son nez chez l’enfant avec la planche qui réclame les palmes de son compagnon de jeu, d’autant que ce dernier semble s’amuser follement. Et c’est la guerre… Des parents travailleurs, inquiets de l’avenir, ayant connu la guerre et privilégiant la pierre aux voyages ; une modeste maison de vacances au bord de l’océan comme patrimoine pour leurs enfants – réceptacle d’heureux souvenirs – ; un jeune couple aimant à se retrouver à l’ombre des pins, contempler les huppes fasciées se frayer un nid sous les tuiles du toit tout en dégustant des sardines grillées ; une grande sœur autoritaire et imposante, un oncle soumis et indécis, l’écriture d’un testament. Et c’est la guerre… Un petit garçon choyé par ses parents pendant quatre ans, des désirs comblés à tout moment, une ritournelle de caprices supportés vaillamment ; l’arrivée printanière d’une petite sœur, jolie frimousse gazouillante aux cheveux noirs bouclés venant prendre sa juste part d’amour dans le monde. Et c’est la guerre… Des alpinistes font l’ascension du Mont-Blanc, esprit sportif et solidaire, compétitif aussi, « La montagne, ça vous gagne », athlétiques, ils grimpent d’un bon pas, rien ne les arrête, il faut arriver au sommet en un temps record, faire mieux que l’année précédente ; un groupe d’espagnols surgit, en pleine descente, sans s’arrêter, pas de pitié, les bouscule un peu – eux les français sportifs autochtones ! – piqués au vif les montagnards à l’esprit solidaire se laissent gagner par la colère, des coups-de-poing s’échangent sur le plus beau des sommets sous une avalanche d’injures. Et c’est la guerre…

Des âmes et des corps affolés par cette graine d’amour naissante, vibrante et joyeuse, impatiente d’Éclore au Grand Jour. Un chirurgien doux et brillant – aspirant secrètement à déployer ses ailes dans les cimes de la vie et de l’amour –, une ancienne séparation douloureuse, des enfants éloignés, ballottés entre des parents déchirés, un homme blessé qui (se) ment, qui masque, qui (se) trompe, ne sait plus voir, plus sentir, vite ! Panser la souffrance béante, s’associer à un autre cœur infirm(i)e(r) – lui aussi, divorcé avec d’autres enfants –, combler le vide dans les chambres d’enfants inoccupées pendant ces jours douloureux, le vide des cœurs et des corps à remplir par le manque, partager deux solitudes et un appartement, retrouver un cadre de vie factice mais familier, s’accrocher à un temps dépassé, peindre un décor en trompe-l’œil, créer de son mieux un « re-père » cartésien pour le soi-disant bien-être des enfants puis s’évader de ce présent insipide – mais sans risque – dans une course effrénée contre le temps ; des retrouvailles magiques un jour d’automne indécis avec une ancienne camarade de classe devenue artiste – à la fois libre et prisonnière de son indépendance, désireuse de faire voler en éclats les parois transparentes de la cloche protectrice – mais sans risques – qui l’enferme parfois –, exploratrice des saveurs du présent, magicienne à ses heures – croyant à la Lune, aux Étoiles et à la justesse de l’Univers – , prête à partager son amour pour la vie – la nature, les arts et les chats –, à se nourrir de tout ce qui lui est étranger et qui lui ouvre le cœur et l’esprit, à battre la chamade à l’unisson, à vivre intensément le feu sacré de la vie malgré des peurs tapies dans l’ombre d’elle-même ; la danse de mille petits hasards pour les réunir – elle et lui – dans ce sublime tourbillon d’amour et de complicité, écarquiller leurs cœurs et leurs yeux engoncés dans la torpeur automnale, au carrefour de leur vie, la promesse de Beaux Jours partagés, des âmes et des corps affolés par cette graine d’amour naissante, nourrie par le plein de désir et de vie, vibrante et joyeuse, impatiente d’Éclore au Grand Jour, en lutte contre des Egos qui se demandent s’ils vont s’extirper de leur soi-disant « zone de confort ». Que l’Âme s’impose devant l’Ego Que l’authenticité batte à plate couture le faux-semblant Que le féminin l’emporte sur le masculin Que la cloche protectrice vole en éclats pour enfin laisser éclore l’amour légitime Que la Lune éclaire de sa vérité la face cachée du Soleil Que la lame du scalpel extirpe aux corps leurs peurs toxiques Que les secrets cachés se confient à la Lumière du Jour Mais chut… Voilà que dans un dernier souffle, r(ai)ésonne encore le « Gue » de guerre dans cet Ego agonisant… Tandis que le « (ai)M(e) » de l’Âme vibre de tout son Amour, triomphant. Victoire !

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Réf léchir


Borderline, acrylique sur toile, 60 cm x 73 cm Š Danielle Berthet.


La bataille d’Alexandre par Albrecht Altdorfer (1529) © Alte Pinakothek, Munich.

Contre l’engourdissement/ À l’inhumain de la guerre s’oppose la sensibilité de la création. Que ce soit pour éprouver sa propre existence ou pour dénoncer l’innommable, l’artiste est aux antipodes du soldat. Contre l’anéantissement et la disparition s’érigent les (re)naissances par l’art, comme un appel vigoureux dans ce monde engourdi. Emma Nübel – Étudiante en Genre, Littérature et Cultures 16


~ arts visuels ~

L

a guerre a toujours existé, bien évidemment. Elle marche main dans la main avec l’envie irrépressible de conquête, d’expansion, synonyme de grandeur. Les archers se battaient déjà dans les peintures rupestres des parois d’un abri de Morella en Espagne, tandis que de nombreux hoplites grecs ou légionnaires romains s’affrontaient dans des bas-reliefs ou fresques murales antiques. S’il y a bien un art de la guerre quant aux stratégies pour combattre l’ennemi, il y a surtout énormément d’arts sur la guerre.

Cependant, ces scènes imitatives idéalisées ne semblent plus trouver leur place aujourd’hui dans des guerres dont les limites sont intangibles et où les héros sont invisibles.

L’âme morte des défaits. C’est à partir du XIXe siècle, avec des romantiques tels que Goya et ses Désastres de la Guerre (82 gravures datant de 1810 à 1815) ou Delacroix et sa fameuse Liberté guidant le peuple (1830) que la peinture de guerre s’inscrit dans l’actualité pour se teinter d’une facette dénonciatrice. De la peinture des vainqueurs on passe à « l’art de la défaite » (Laurence Bertrand Dorléac). La gloire d’un jour victorieux pour la nation tombe dans le gouffre creusé par les troubles psychiques d’une guerre sans hommes et sans compassion.

Puisque la paix s’immisce dans le plumage de la colombe blanche et douce, alors dans quelle allégorie univoque s’incarne la guerre ? Le kaléidoscope des possibles picturaux est infini. Il faut bien revêtir tous les aspects horrifiques de cette « création » humaine qui a justement perdu de son humanité. Peindre la guerre est-ce simplement montrer les faits historiques qui se sont déroulés ? La guerre semble réduire la vie à l’essentiel nécessaire pour la survie, pourtant l’art ne tombe jamais dans l’oubli durant l’horreur. Qu’implique la représentation de la guerre ? Mais surtout, de quoi découle ce besoin de créer à travers les éclats d’obus ?

Le héros de la mort. Ainsi, la première idée qui nous vient lorsque l’on évoque la représentation de la guerre est inévitablement ces peintures de combats et de batailles. Que ce soit l’illustration d’un épisode précis telle que La Bataille de San Romano : la contreattaque de Micheletto da Cotignola (1435-1440) de Paolo Uccello ou bien un panorama plus large du combat comme La bataille d’Alexandre (1529) d’Albrecht Altdorfer, on se retrouve La Guerre par Otto Dix (1929-1932) © Galerie Neue Meister, Dresde. devant la tentative de représenter le choc du combat, la puissance de la haine de l’ennemi mais surtout ce bouillonnement En effet, la Première Guerre mondiale arrive avec fracas et humain. Impossible de compter et d’identifier les protago- bouscule tout sur son passage. Les hommes se retrouvent face nistes chez Altdorfer, la guerre réside dans cette impression à des machines sans cœurs, des humains pris dans les engred’écrasement et de grouillement. Les lances sont levées, les nages de la perte de sensibilité et de la folie. L’élan créatif des chevaux prêts à charger l’ennemi, la mort se fond dans le décor ; années précédentes se retrouve stoppé net et se remplit de tout dans la peinture de bataille amplifie l’ardeur des soldats gueules cassées, de souffrances psychiques et surtout de dans cette marée qui se peur. Cette peur qui prend prépare à être sanglante. aux tripes pour ne plus La douleur absurde doit prendre Ainsi, ces peintures, en jamais repartir, c’est elle plus de représenter un fait qui se dissémine au fil des forme pour espérer ne plus exister, historique pour l’illustrer traits dans ces tableaux et le raconter, deviennent pleins d’horreurs. Depuis pour recolorer la dignité pulvérisée. le lieu où sont exhibés le 14-18, il ne s’agit plus courage et le sacrifice de simplement de raconter soi. Bien entendu, elles les évènements mais bien sont réalisées par ceux qui regardent et entendent la guerre de retranscrire son vécu. Certains artistes comme Léger, Otto de loin, le vécu ne dirige pas le pinceau. Souvent le fruit de Dix ou Nevinson voient la guerre mais surtout la vivent. L’art commandes, la représentation de la guerre ne naît pas seule- devient alors témoignage d’une absurdité humaine totalement de l’envie de montrer l’histoire. Le tableau se veut être ment déshumanisée. Destruction de tout, destruction de soi ; le lieu d’exhibition d’un jour glorieux en faveur de la nation la peinture dévoile l’intériorité pour montrer le subconscient pour laquelle il est peint. La peinture devient la toile de fond fracassé, les traumatismes indélogeables. Par exemple, d’enjeux politiques. Ainsi, un tableau tel que celui de David, Otto Dix et son triptyque La Guerre (1929-1932) montre des Le Premier Consul franchissant les Alpes au col du Grand-Saint- hommes gris, sans identité et sans âme. Le format utilisé Bernard (1801), a pour seul but de montrer la grandeur de ce fait référence à la peinture religieuse de la Renaissance, de conquérant si habile dans l’art de la guerre : l’art de survoler la même que la technique de la tempera. Habituellement, dans mort tout en la donnant. Cet art de la bataille devient réelle- les planches supérieures, se joue la vie sur Terre tandis que ment l’art du triomphe. Victoire sur l’ennemi et sur la mort, ces dans la prédelle l’on se confronte à la mort, à l’enfer. Otto Dix hommes incarnent le fantasme des vainqueurs. brouille les pistes, l’enfer se trouve sur Terre dans cet amas de 17


chair sans visages tandis que la partie inférieure représente un cercueil avec trois personnes. Ces dernières semblent enfin loin du tumulte de la destruction, presque paisibles dans la mort. Narration de la montée au front, du combat et du retour de la guerre, ce tableau est cru par ses chairs sanguinolentes, ses couleurs lourdes de traumatismes ; les soldats semblent être les martyres d’une mort souvent futile.

douce doit combattre la barbarie guerrière avec, par exemple, des pas de danse au milieu des gravas de Damas comme le fait Ahmad Joudeh. Véritable filtre à la terreur, la création apparaît comme le moyen d’empêcher l’imaginaire de se faire happer par la peur. Peindre, danser ; tout cela n’est qu’un moyen pour crier un peu plus fort dans le silence de la mort. Barrière à la destruction totale de son existence, l’art pourtant ne peut se sauver lui-même. La guerre ne se reflète pas simplement dans les peintures de batailles ou de psychismes brisés ; elle se perd parmi les ruines qu’elle laisse dans ses bombardements. Des années d’histoire et de patrimoine s’évanouissent sous l’impulsion des attaques. Palmyre est l’exemple le plus parlant parmi vingt-huit autres monuments historiques détruits par l’État Islamique. Ces « génocides culturels » (Irina Bokova) ne sont qu’une facette du kaléidoscope de l’horreur, de l’intolérance, d’une guerre qui se dissimule dans tous les aspects du quotidien, de plus ou moins loin.

La représentation de la guerre joue alors sur l’absurdité de la mort, sur les monstruosités à effectuer pour toucher la victoire, anéantir l’ennemi. L’humanité a disparu derrière le perfectionnement des canons et la puissance des mitrailleuses, les hommes ne sont plus que des robots comme le dénonce Léger et sa Partie de Cartes (1917). Les blessures ressortent dans un cri déchirant et sanglant qui n’est qu’un appel à la paix. Ces représentations se doivent de choquer pour montrer mais, surtout, pour inciter à la prise de conscience. La douleur absurde doit prendre forme pour espérer ne plus exister, pour recolorer la dignité pulvérisée.

Guerres explosées, peuples ankylosés. Ainsi, l’art qui dénonce la guerre se remplit de symboles de douleur et de peur. Avec la photographie, on s’enfonce encore plus loin dans le choc du calvaire. On se souvient de la photographie, devenue mythique, de Nick Ut où l’on voit l’horreur de la guerre du Viêt Nam s’incarner dans une fillette courant nue, brûlée par le napalm. La photographie fait bien plus qu’illustrer l’instant de la guerre, elle en montre l’atrocité à tous ceux qui sont engourdis par la distance de la vie quotidienne. Aujourd’hui, dans une société qui court après le frisson de tous les jours, ces images crues et teintées d’une réalité qu’on ne vit pas semblent avoir perdu de leurs angles acérés. La guerre semble loin, le bruit de la mort résonne faiblement dans le fracas du quotidien peu concerné par ce qui se passe en dehors de chez lui. Plus rien n’étonne ou ne nous choque durablement et/ou en profondeur ; même la mort qui nous regarde dans les yeux avec le corps enfantin échoué d’Aylan Kurdi. L’onde de la guerre se retrouve parfois bien loin de l’épicentre et n’existe pas simplement dans le bruit des bombardements et des cris déchirants. Les angoisses humaines se teintent de sang et de mort, conséquence, semblerait-il, d’un « caprice infantile » (Benjamin Billiet) comme le laisserait entendre Le Douanier Rousseau dans son tableau La Guerre ou la Chevauchée de la Discorde (1894). Il faut peindre et créer pour contrer la mort donnée de façon hasardeuse et supporter l’ineffable de l’animosité.

Fresque réalisée par Abu Malik al-Shami.

Résister par la beauté. L’art d’après-guerre n’est pas seulement là pour conter les chairs ouvertes et l’être torturé, il existe également durant ces temps belligérants. L’expression plastique revêt alors la symbolique de la résistance ; à la peur, la colère, la mort mais surtout à la destruction de soi et de tout. Les artistes qui se trouvent dans des pays en guerre, où la vie quotidienne n’a plus la consistance de la sécurité, utilisent leur imaginaire tel un appel écorché à la paix. Par exemple, Abu Malik al-Shami, soldat de l’Armée syrienne libre depuis 2013, profite des moments d’accalmie pour taguer les murs de son village natal : Darayya. Provocation, mise en images des pensées silencieuses, il veut interpeller pour faire réfléchir sur la guerre. Les ennemis se tapissent de plus en plus parmi les ombres civiles ; les opposants se battent sans savoir sur qui pointer l’arme. Ces tensions aboutissent bien évidemment à l’exil. Dans ce cas, l’art semble permettre la reconstruction, reposer petit à petit une pierre à son être pour ne pas tomber dans la destruction de la guerre ou l’oubli de la douleur de son pays. Ainsi, un artiste tel que Khalil Younes, résidant à l’extérieur de la Syrie, utilise ses peintures comme arme dénonciatrice de la souffrance du peuple syrien. Ces artistes vivent l’anéantissement, la perte de soi et du tout. Comment créer dans un tel contexte ? Tel un soubresaut de la vie, leurs œuvres deviennent beauté dans un monde de chaos. L’humanité

Comment représenter aujourd’hui ces guerres insidieuses qui se passent autour de nous dans un retentissement voilé ? On sait qu’elles existent mais leur réalité nous effleure simplement la peau, nous bouscule doucement, seulement quelques instants, lorsque des images horrifiantes se présentent devant nos yeux. Pourtant, nous les fermons, l’empathie s’évanouit devant ces corps sans vie. De guerre historique nous basculons dans une guerre absolue, quotidienne mais invisible, où les seuls ricochets militaires se présentent à nous par une vigilance accrue de l’inhabituel. Qui sont les ennemis, les acteurs mais surtout les héros invisibles parmi ces lignes brouillées ? 18



Psautier d’Henri de Blois (1120-1160) © British Library, Londres.

Cis- bolleth/ Je parle donc je suis ? Non : je parle donc je décide qui tu es. Du Proche-Orient antique aux identités sexuelles, la parole sert aussi à opposer, à opprimer, à faire violence. Timothée Premat – Doctorant en Sciences du Langage 20


~ société ~

I

dentité, n.f. : naissance de la violence. Processus de différentiation qui permet la haine, autorise le rejet et légalise le meurtre. – Qui es-tu ? – Je suis ce que tes mots m’autorisent à être. – Tu es un homme mort !

En l’occurrence, les Éphraïmites ne parviennent pas à prononcer le mot schibboleth avec un [ʃ] initial, comme le <ch> dans le mot cheval par exemple. À la place, ils prononcent le mot avec un [s] initial, comme dans serpent. Jephté demande donc à chaque personne qui tente de passer le gué de prononcer le mot schibboleth. Celui qui réussit est à coup sûr un guiléadite, tandis que celui qui prononce sibboleth est un éphraïmite, et, nous dit sobrement le texte (Livre des Juges 12.5-6), « on le saisissait et on le tuait près des gués du Jourdain. Il périt, en cette occasion, quarante-deux mille Éphraïmites. » Un mot, quarante-deux mille victimes.

Un mot, des flots de sang.

Nous sommes au douzième siècle avant Jésus-Christ, sur la rive orientale du Jourdain. Le pays de Galaad est divisé entre les tribus de deux fils de Joseph, Éphraïm et Menassé. Chacun fonde sa tribu, les Éphraïmites pour Éphraïm et les Guiléadites « Tu », groupe informe. pour Menassé, du nom de son fils Guiléad. Un des fils de Guiléad est conçu sur la couche d’une prostituée : Jephté. Ce que la Bible hébraïque oublie de préciser, c’est que la Celui-ci est contraint à l’exil. Pendant ce temps, le royaume de prononciation [s] de la première consonne de schibboleth n’identifie pas précisément son géniteur fornicateur et les Éphraïmites, mais idencelui de son grand-oncle tifie ceux qui ne sont pas Éphraïm est envahi par les Se soulever contre la reconnaissance guiléadites. Si par malheur Ammonites, éternels ennetu n’es ni éphraïmite ni mis des Hébreux. La décisociale des identités qui ne guiléadite mais que tu sion la plus logique est d’alprononces des [s] à la place ler chercher le bâtard et de répondent pas au préfixe cis-. des [ʃ], Jephté ne va pas lui dire qu’il sera roi s’il bat faire dans le détail. Sur les les Ammonites. Aussitôt dit, aussitôt fait : Jephté renverse les Ammonites et récupère gués du Jourdain, si tu n’es pas guiléadite, tu ne peux être qu’éphraïmite. C’est donc la différence, et non une identité un important butin. précise, que le stratagème linguistique du schibboleth permet Les descendants d’Éphraïm se réjouissent d’avoir été, eux de repérer. En soi, que la langue soit un outil de discrimination aussi, libérés par leur cousin, mais ils apprécient moins que et un lieu de conflit, ce n’est pas une chose nouvelle – nous celui-ci garde le butin au seul bénéfice des membres de sa avons eu l’occasion d’en parler à plusieurs reprises dans ce tribu. Très en colère, ils veulent brûler la maison de Jephté, ce magazine. Mais ce qui est remarquable, ici, c’est la sentence : qui ne manque pas de déclencher une guerre entre les deux si tu n’es pas comme moi, je te tue. tribus. Jephté, fin stratège et grand guerrier, met en déroute l’armée des Éphraïmites et cherche à les massacrer pendant Guerre et paix, performances. leur fuite. Sauf que de nombreux civils qui n’ont rien à voir avec les Éphraïmites fuient également les combats, et que, Dans l’histoire de Jephté, la langue est un outil de la guerre, dans l’Ancien Testament, tuer ses ennemis c’est permis, mais mais c’est lorsque les Éphraïmites tentent de brûler sa maison que la guerre est déclarée. Cela dit, le plus souvent, c’est une les victimes collatérales au sein de son peuple, ça l’est moins. parole qui lance les hostilités : la guerre se déclare, et déclarer, c’est un verbe de parole.

Nombre de nos actions sociales sont prises en charge par le langage. Le philosophe du langage John Austin appelle ces énoncés des performatifs : ces mots sont dotés d’un pouvoir spécifique d’action sur le monde. Il en va de même pour les déclarations de guerre et pour les mariages : disant « Je vous déclare mari et femme », l’officiant change la réalité. Avant sa phrase, les deux amants n’étaient pas mari et femme. Après sa phrase, ils le sont devenus. Cela vaut aussi pour les énoncés comme « Je te conseille de… » ou « Je te promets que… » : la parole n’est pas que le medium, elle est l’action elle-même. Au lieu de décrire, la langue fait. Jacob bénissant Éphraïm et Menassé par Benjamin West (1766-68).

Ce type d’énoncé linguistique est donc une performance. Il s’agit, selon le titre de l’ouvrage d’Austin, d’effectuer des actions avec des mots (How to Do Things with Words). La déclaration de guerre correspond tout à fait à cette performance : elle modifie l’état du monde, le faisant basculer de la paix au chaos.

Jephté coupe la retraite des Éphraïmites et la fuite des civils au niveau d’un gué sur le Jourdain. Il invente alors un stratagème pour reconnaître les Éphraïmites au sein des fuyards, fondé sur le fait que chaque tribu parle son propre dialecte de l’hébreu et ne prononce pas certains mots de la même manière. 21


La performance de l’étiqueteuse.

à la poupée et à la dînette, optent pour des carrières différentes, et n’entretiennent pas les mêmes relations avec leur progéniture. Ces configurations correspondent au concept de cisgenre. Le préfixe cis- est ici capital : la Cisjordanie, c’est la Jordanie du côté des Romains, la Gaule Cisalpine c’est le territoire gaulois du côté italien des Alpes ; cis- c’est rester du bon côté. Celui qui reste de son côté de la barrière de genre est contraint de passer sa vie à performer son genre, à correspondre activement avec ce que l’étiquette lui impose.

Le schibboleth n’est donc pas, en ce sens, un performatif. Il décrit un état du monde, il permet d’identifier le dialecte de l’interlocuteur, mais il reste bien sagement à sa place de langue : il décrit le monde tel qu’on croit qu’il est. La croyance est ici capitale : pas besoin d’être un performatif pur jus, une action en soi, pour être investi d’une dimension performative. Les mots qui posent des étiquettes ont, eux-aussi, une capacité à altérer le monde et ses représentations, mais une capacité cachée. Ainsi, le mot-étiquette n’est jamais une description objective du réel. Il consiste à sélectionner une caractéristique et à l’élever en tant que critère définitoire d’un groupe. Austin prend ici l’exemple de l’homosexualité : pour lui, l’invention du mot homosexualité et de l’adjectif homosexuel·le crée une nouvelle identité. Qu’ensuite les individus se revendiquent volontairement comme homosexuel·le·s est un fait social indépendant. À l’origine, lorsqu’il apparaît pour la première fois en 1869, le terme appartient à la psychiatrie. Il décrit une perversion dont la médecine va se saisir. Avant le mot, les individus ayant des relations sexuelles avec des individus de même sexe n’étaient que… des individus ayant des relations sexuelles avec des individus de même sexe ! Après le mot, ils sont dotés d’une définition, d’une symptomatologie précise. Le mot-étiquette crée dans la société des catégories discrètes, c’est-à-dire des groupes dont les frontières sont définies sur des bases rationnelles. Ces bases rationnelles permettent une identification aisée des individus et donnent l’illusion que ces catégories sont naturelles, alors qu’elles sont socialement construites. Une fois qu’on a créé leur identité, on peut enfin mettre les homosexuels à l’asile – ou en prison.

Death and Life par Gustav Klimt (1910-1915) © Leopold Museum, Vienne.

Alors, oui, on peut aussi faire la paix avec la langue. On peut laisser les individus s’exprimer et leur proposer de forger eux-mêmes les catégories dans lesquelles ils veulent se ranger. Il existe d’ailleurs une lourde tendance en ce sens, bien que celle-ci ne touche pas encore toutes les couches de la société ni toutes les sensibilités politiques et idéologiques. On peut désormais se définir comme européen, voire comme citoyen du monde, plutôt que comme français. De même, pour la question du genre et de l’orientation sexuelle et amoureuse, il est désormais possible de recourir à des étiquettes alternatives, des étiquettes queer : si la majorité de la population continue à se définir par défaut comme cisgenre et hétérosexuelle, on peut désormais se dire bisexuel (on aime les deux sexes, de manière genrée), pansexuel (on aime des individus des deux sexes, indépendamment du genre social dans lequel ils s’inscrivent), sapiosexuel (on aime les individus pour leur intelligence et non pour d’autres caractéristiques, au sein desquelles on peut trouver le genre). On peut également se définir soi-même comme agenré, non-genré ou non-binaire, c’està-dire qu’on revendique de ne pas performer au quotidien le genre qui nous a été assigné à la naissance. Enfin, le regard que la société porte sur les personnes qui changent de genre et/ou de sexe évolue de jour en jour, et l’infraction que constitue le préfixe trans- devient de moins en moins stigmatisée.

Un autre philosophe du langage, John Searle, pousse l’idée un peu plus loin : pour lui, le performatif n’est que la façade linguistique de la construction des identités. La réalité sociale, ainsi appréhendée, est complètement définie par les étiquettes qu’on lui donne. Dans un ensemble d’individus tous dissemblables, on choisit quelques caractéristiques (genre assigné à la naissance, couleur de peau, catégorie socioculturelle, religion, dialecte, etc.) et sur la base de ces traits, on fonde des catégories rigides. Ainsi, on obtient des groupes d’individus semblables, et, ce faisant, on leur permet de s’opposer les uns aux autres. Si les Éphraïmites avaient parlé le même dialecte que les Guiléadites, si personne n’avait imaginé poser une frontière entre les deux peuples en fonction du fils de Joseph dont ils descendent, le Jourdain ne se serait pas transformé en rivière de sang.

Bien sûr il n’est pas facile d’accepter l’autre pour ce qu’il est et pas pour ce que nous voudrions qu’il soit. Et l’on voit déjà des forces réactionnaires qu’on pensait mortes depuis longtemps se soulever contre la reconnaissance sociale des identités qui ne répondent pas au préfixe cis-. Mais le travail de libération vis-à-vis des mots-étiquettes qui nous enferment est bel et bien amorcé et peut-être un jour pourrons-nous être à la fois éphraïmites et guiléadites, européens, dé-genrés sans être dérangés, trans- et cis- sans distinction : être humains. Avoir un regard de compassion, d’acceptation, comprendre que les typologies ne sont que les fantômes de nos peurs, et qu’en aucun cas on ne doit laisser un mot enfermer quelqu’un. Libérez les mots, ils vous libèreront.

« cis- », de quel côté es-tu ? La philosophe et féministe Judith Butler s’est notamment inspirée de la théorie des performatifs d’Austin, poussant l’analyse hors du champ linguistique. Pour elle, une fois l’étiquette du genre posée à la naissance, un individu se trouve dans l’obligation de passer toute sa vie à re-jouer cette étiquette, à l’assumer. Les garçons jouent des jeux de garçons, s’habillent comme des garçons, se battent comme des garçons. Les hommes gagnent de l’argent comme des hommes, élèvent leurs enfants comme des pères. Les petites filles, elles, jouent 22



Soleil d’automne par Egon Schiele (1912) © Leopold Museum, Vienne.

La querelle du peuplier/ Quand les auteurs s’essayent à la guerre ou comment les conflits esthétiques rencontrent ceux de l’idéologie. Laure-Hélène Tron-Ymonet – Doctorante en Lettres Modernes 24


~ littérature ~

L

e 28 janvier 2018, le ministère de la Culture interdisait des personnages jusqu’à les pousser à commettre l’irrépala publication du Livre des commémorations nationales rable en décapitant une arménienne. Ce crime, influencé par 2018 dont les premières pages célébraient la nais- les barbares qui hantent la capitale, les rattrapera et l’un d’eux sance de l’écrivain Charles Maurras. L’auteur, désormais vieux mourra guillotiné. La leçon de Barrès est alors simple : rien de de 150 ans, avait en effet été condamné en 1945 pour son tel ne serait arrivé s’ils n’avaient quitté leur Lorraine natale. À la soutien au régime de Vichy. lecture d’une telle morale, Mais sa jeunesse littéraire Gide s’empresse de réagir fut elle aussi marquée du et publie dans la revue La querelle trouve ses origines sceau de la polémique : son L’Ermitage, une douce engagement aux côtés de dans une lutte esthétique où il s’agit de critique contre l’auteur : Maurice Barrès contre Gide « Car votre affirmation trop dans ce qu’il appellera « la constante nous fait désirer redéfinir la littérature, ses enjeux. contredire ; désirer affirmer querelle du peuplier » avait fait trembler journaux et ceci : le déracinement peut lecteurs. Nous proposons de revenir sur les temps de cette être une école de vertu. C’est seulement lors d’un sensible apport de nouveauté extérieure qu’un organisme, pour en histoire aux allures de mythe idéologique. moins souffrir, est amené à inventer une modification propre permettant une appropriation plus sûre. Faute d’être appelées La vertu de l’étranger. par de l’étrange, les plus rares vertus pourront rester latentes ; Le 20 avril 1868, sous le soleil provençal, Charles Maurras voit irrévélées pour l’être même qui les possède, n’être pour lui que le jour. Un an et demi plus tard, le 22 novembre 1869, André cause de vague inquiétude, germe d’anarchie. Par contre, plus Gide naît à son tour. Enfants d’une même génération, les l’être est faible, plus il répugne à l’étrange, au changement ; deux aspirants écrivains construisent leur poétique autour de car la plus légère idée nouvelle, la plus petite modification modèles aux étranges congruences : si Gide tente de percer de régime nécessite de lui une vertu, un effort d’adaptation les symboliques mystères de Mallarmé, Maurras se fascine qu’il ne va peut-être pas pouvoir fournir. Mais qu’est-ce à dire ? pour ceux de Maurice Barrès, lui aussi engagé dans le mouve- sinon qu’il est trop faible ; allons ! tant pis ! qu’il s’enracine et ment symboliste. Une même volonté herméneutique fonde que ce soit tant mieux pour lui. Mais ne cherchez pas non plus ainsi leurs œuvres respectives. Cependant, le reniement de à l’instruire. Toute instruction est un déracinement par la tête. Barrès à ces primes croyances et son adhésion aux politiques Plus l’être est faible, moins il peut supporter d’instruction […]. nationalistes lors de l’affaire Dreyfus disloquent les ententes L’instruction, apport d’éléments étrangers, ne peut être bonne tant que l’être à qui elle s’adresse trouvera en lui de quoi y faire et brisent la trajectoire commune. face ; ce qu’il ne surmonte pas risque de l’accabler. L’instruction accable le faible ». L’argument, amené avec une grande déférence, se retourne contre l’auteur : si Barrès n’avait jamais quitté sa Lorraine, aurait-il pu devenir ce grand écrivain parisien qu’il était alors ? Malgré sa force, l’article s’entoure de silence : quelques lignes plus loin, on apprend que Dreyfus a été gracié.

Et au milieu se dresse un peuplier. L’affaire semble donc close. Pourtant, en 1902, un journaliste, René Doumic, livre une nouvelle critique du livre barrésien dans La Revue des deux mondes. Tout en admettant la thèse finale du roman, il émet une certaine réserve : l’éducation doit arracher l’homme à son milieu formateur et le déraciner, « c’est le sens étymologique du mot « élever » tranche-t-il. Charles Maurras, alors jeune disciple de Barrès, entre en scène pour défendre son maître. Les termes de sa réponse se mueront en échos tout au long de la polémique. Ainsi, après avoir repris les mots de Doumic, il conclut :

Charles Maurras vers 1908 © Eugène Pirou.

En 1897, André Gide fait paraître Les Nourritures terrestres, vaste hymne panthéiste dans lequel il fait l’apologie du nomadisme : « Je n’ai rien vu de doucement beau dans ce monde sans désirer aussitôt que toute ma tendresse le touche. Amoureuse beauté de la terre, l’effloraison de ta surface est merveilleuse ».

« En quoi ce professeur se moque de nous. M. Barrès n’aurait qu’à lui demander à quel moment un peuplier, si haut qu’il s’élève, peut être contraint au déracinement ».

À cette promulgation d’un désir incessant, voire nécessaire, de voyage, s’oppose la thèse de Barrès qui publie, la même année, Les Déracinés. Le roman raconte comment de jeunes lorrains, exilés à Paris, se retrouvent exposés à tous les dangers : cafés, filles de joie, enseignants républicains embourbent les esprits

Le mot est lâché, le déracinement a maintenant une forme : celle du peuplier. Peut-être pourrions-nous faire jouer ici la paronomase latine et rappeler que « peuple » et « peuplier » 25


ont a priori la même étymologie. Le débat se détacherait ainsi de sa limite lexicale et botanique pour atteindre un champ plus large, celui de la société et du commun.

logorrhée, l’homme est condamné aux affects ; la critique est d’autant plus violente qu’elle s’attaque aux principes littéraires de Maurras, ce dernier se réclamant d’un classicisme rétrograde : ordre, pureté et sens national comme soubassements de l’hygiénisme triomphant. À l’aune d’une querelle littéraire, se dessinent alors des ambitions qui participeront à la destruction des peuples lors des deux conflits mondiaux. Père du « nationalisme intégral », Maurras cherche en effet à enrayer le processus de décadence et de corruption qui noie la France depuis la Révolution et trouve son paroxysme dans l’affaire Dreyfus. Le juif incarne pour lui cette anti-France où le barbare, en anarchiste profanateur, n’a de cesse de détruire l’ordre social. Nul meilleur défenseur donc pour les héros des Déracinés, pervertis par les mêmes « métèques ».

À l’époque, Charles Maurras était d’ailleurs surtout connu pour ses inclinations monarchiques et xénophobes. Gide, voyant la querelle reprendre, trouve une occasion d’attaquer celui qui incarne ces valeurs négatives. Il lui fait ainsi remarquer l’imprudence de sa question : « […] Il était en effet plus qu’aisé de répondre que ces peupliers exemplaires sortaient d’une pépinière, tout vraisemblablement – comme celle, ajoutai-je, sur le catalogue de laquelle je copie cette phrase : Nos arbres ont été transplantés (le mot est en gros caractères dans le texte), 2, 3, 4 fois et plus suivant leur force, opération qui favorise la reprise ; ILS SONT DISTANCÉS CONVENABLEMENT, AFIN D’OBTENIR DES TÊTES BIEN FAITES (ici c’est moi qui soulignais) ».

La querelle du peuplier, si elle ne déclenche pas la guerre, sert de tremplin aux idées de Maurras qui monopoliseront à partir de là l’espace journalistique.

Espace de conflit et conflit des espaces.

Gide reprend la métaphore horticole et donne raison à Doumic en réinvestissant la donnée vitaliste : stagnation est ankylose de l’esprit, il n’existe de « têtes bien faites » que là où il y a mouvement.

La polémique, longue et complexe, s’étiole ainsi en trois combats dont le premier est bien idéologique : Gide est porteur d’une pensée à l’opposé de celle de Maurras, dont il perçoit bien l’influence. Se définissant lui-même comme étranger au sens national, barbare de tous les instants, il ose affronter plus violemment le disciple que le maître : la guerre n’est juste que lorsqu’elle est menée d’égal à égal. Reste que la querelle trouve ses origines dans une lutte esthétique où il s’agit de redéfinir la littérature, ses termes et ses enjeux. Le roman à thèse monologique est dénoncé par Gide qui, fort de ses lectures de Dostoïevski, fait émerger de l’espace narratif une multitude de sens et de voix. À la rassurante immobilité de la langue, il préfère les suaves dangers de la parole. De cette remise en question naît une troisième source de conflit : celle du classicisme. Dès 1907, la République étant stabilisée, le classicisme, mouvement a priori monarchique, est au cœur des débats et devient un enjeu de pouvoir. Le gagnant dominera le champ littéraire et, partant, une large partie de l’opinion publique. Gide participe à la fondation de la NRF, revue littéraire libérale, qui s’oppose aux journaux de Maurras et grâce à laquelle il espère largement diffuser sa vision du classicisme : loin d’en faire l’image d’un mouvement fixe et figé dans un temps dépassé, il lui insuffle une dynamique nouvelle et en fait un espace de collusion et de conciliation des extrêmes. Mais Maurras a trop de partisans et les événements politiques lui offrent une plus grande visibilité, une plus grande force de frappe. Gide abdique et perd la bataille. Mais pas la guerre : qui aujourd’hui lit encore du Charles Maurras sans prendre mille précautions quand la lecture de chaque ligne gidienne transporte sans haine et sans effort ?

André Gide vers 1908 © Théo Van Rysselberghe, collection particulière.

Charles Maurras, fou de rage, accable Gide de son homosexualité, faisant basculer la joute du public au privé. D’un même coup, il censure ses articles de La Gazette dont il est le rédacteur en chef. Cette action radicale n’empêche pas Gide de continuer à répondre à Maurras. La polémique dissimule en effet un combat idéologique plus complexe. L’auteur des Nourritures terrestres va ainsi mettre en avant la dimension narcissique de son adversaire et prétendre s’écraser devant lui. Il raille ses arguments et le peint en vieux jardinier conservateur. Égocentrique irrationnel, illettré, détenteur d’une folle

Le trouble qu’a jeté le disciple du vieux Barrès est aujourd’hui réduit à une anecdote littéraire et la crise qu’il engendre maintenant ne réévalue pas tant son œuvre qu’elle nous rappelle aux terribles erreurs d’une histoire où l’étrange a toute sa place. 26



Les Combattants réalisé par Thomas Cailley (2014) © Nord-Ouest Films.

Un couple entre amour et désamour/ « Polemos est le père de toutes choses » – Héraclite. Alain Laplante – Cinéphile 28


~ cinéma ~

M

film de Jean Renoir La Grande Illusion sorti en 1937 qui mettait en scène trois personnages aux antipodes les uns des autres. C’est pour le réalisateur, dans cette œuvre d’une grande humanité, l’occasion de désigner non pas l’homme mais la société dans laquelle il vit comme coupable et divisant les hommes.

ariage d’amour ou de raison, le cinéma a aimé la guerre, l’a même parfois transcendée pour en faire une arme de propagande. Mais il l’a aussi utilisée pour servir sa propre gloire ou son esthétique et plus souvent encore pour la pourfendre et l’exécuter. Filmer la guerre c’est filmer un conflit externe ou interne, c’est sonder l’âme humaine dans un état qui la dépasse, dans une époque, un lieu, une famille, voire un couple. Car la guerre est partout et le cinéma a su s’en emparer habilement pour nous en restituer la quintessence tout en prenant ses distances et nous en donner sa vision personnelle.

Le 7e art a aussi beaucoup œuvré pour montrer le monde en guerre dans sa plus grande vérité et travaillé pour restituer la mémoire historique. Cela ouvre notre réflexion sur la véracité des faits, la recherche des documents, des situations. L’œuvre qui reste, peut-être, le meilleur exemple de la reconstitution fidèle de la guerre de 14-18 est certainement Un long dimanche de fiançailles (2004) de Jean-Pierre Jeunet. Le cinéma devient dès lors mémoire collective des hommes en restituant les moments clés de notre Histoire. Il est là pour inscrire dans nos mémoires individuelles les guerres vécues en les perpétuant à travers le filtre posé par le cinéaste.

Quand l’Histoire rencontre le 7e art.

La rencontre entre l’art cinématographique et l’Histoire s’est faite très tôt, la fiction guerrière par son esthétique a très rapidement fasciné la magnifique et formidable machine de guerre hollywoodienne. C’est ainsi que le film de guerre, véritable révélateur civilisationnel, est longtemps resté et reste La mauvaise conscience, la contestation, le désamour. encore aujourd’hui, dans une moindre mesure, l’apanage du cinéma américain. Sa collaboration avec l’armée américaine Cependant, le couple « Ciné-guerre » peu à peu s’effrite et se a produit des films monumentaux et cela dès le début du désagrège. Il n’est plus question de regarder la ligne d’hoXXe siècle. C’est l’exemple de la production dès 1915 du film rizon dans la même direction. La lune de miel se termine culte de D.W. Griffith Naissance d’une nation qui nous introduit après la Seconde Guerre mondiale et surtout au moment directement dans l’histoire où débutent et se closent des États-Unis par ses les guerres coloniales. Une époque de remise en cause représentations racistes de Les années 50-60 seront, la guerre de Sécession. Si pour le cinéma américain avec le sentiment d’avoir vécu une belle en particulier, le point de le film a été accueilli par les spectateurs avec beaucoup rupture avec le diktat de histoire d’amour qui s’est envolée. d’enthousiasme, il a été l’armée ou des majors. Le aussi fortement rejeté par public lui aussi a changé. la critique et la production Rajeuni, il entre dans une américaine va dès lors balancer entre son désir de patriotisme, forme de contestation de plus en plus violente envers des dirigeants qui développent et s’enlisent dans des conflits extraterd’héroïsme et sa condamnation des faits de guerre. ritoriaux. Le cinéma devient dès lors le reflet de cette contestaTous les genres ont abordé la thématique guerrière : le péplum, tion en se renouvelant et en se recréant. En France, la Nouvelle le film historique, le film d’aventures, la science-fiction. Les Vague renverse les codes. Les réalisateurs François Truffaut, réalisateurs américains se sont lancés dans de phénoménales Louis Malle, Jean Rouche ou Claude Chabrol filment en se libéreprésentations de la guerre en se mettant au service des forces rant des contraintes imposées par leurs prédécesseurs. armées. La Bataille de Midway (1942), réalisé par John Ford, stigmatise l’héroïsme du soldat, les valeurs du combat, de la Cependant, s’il faut parler de la guerre d’Algérie nommée bien victoire, du dépassement de soi afin de libérer le pays. Et nous souvent à cette époque « évènements d’Algérie », peu de films retrouvons cela sous une forme différente, parce qu’il s’agit ici français ont été tournés durant le conflit. Et quand cela fut le de mettre en avant un parti fasciste, une doctrine extrême, de cas en 1954 avec le film de René Vautier, Une nation, l’Algérie l’autre côté de l’Atlantique, quand le régime nazi magnifie dès ou celui de Jean-Luc Godard en 1960, Le Petit Soldat, la censure 1936, sous la caméra de Leni Riefenstahl, les valeurs martiales s’est vite abattue sur ces productions pour les laisser longdans des documentaires où le combat reste au service de temps dans l’oubli. Il faudra attendre trois décennies pour que l’idéologie national-socialiste. Goebbels disait : « Plus les des films comme Élise ou la vraie vie de Michel Drach (1970) ou rues sont sombres, plus nos théâtres et nos salles de cinéma le magnifique documentaire de Bertrand Tavernier et Patrick doivent les inonder de leur lumière. Plus les temps sont durs et Rothman La Guerre sans nom (1991) sortent sans entrave et plus l’art doit briller et s’élever pour être le consolateur de l’âme soient vus par le plus grand nombre. Le cinéma français qui humaine ». C’est dire combien le régime nazi avait le désir non entretient un malaise latent avec la mémoire du conflit algéseulement de mettre en exergue la vaillance de l’homme mais rien, dénonce enfin ce que le gouvernement d’alors appelait de construire aussi une « culture populaire », une propagande « opérations du maintien de l’ordre ». En 2010, le documentaire de Yasmina Adi, Ici on noie les Algériens, brisera enfin cette qui passait par le divertissement et l’oubli de soi. mauvaise conscience, cette chape de plomb que l’État franA contrario, le cinéma a bien souvent été le vecteur d’idéaux çais faisait peser sur nos consciences et lèvera le voile sur des pacifistes même lorsqu’il traitait de la guerre et en particulier zones d’ombre, comme les exactions commises par le préfet de la Grande Guerre. L’exemple le plus représentatif reste le de police de Paris en 1961. 29


Par ailleurs, c’est à Hollywood que le cinéma américain s’est politisé en contestant l’establishment. C’est dans Easy Rider (1969) de Dennis Hopper que la jeunesse américaine s’est reconnue et identifiée. Au-delà du désir fou de liberté, il y a celui de dénoncer toutes les guerres mais en particulier celle qui entache la conscience du peuple américain : le conflit vietnamien. Le cinéma s’en empare alors, après un curieux silence de quelques années, pour mieux le critiquer en en filmant les dérives et les horreurs. C’est alors que naissent dans les années 70 de grandes fresques épiques américaines. Si elles rencontrent un succès immédiat auprès des spectateurs c’est non pas qu’elles soient des œuvres sur le Viêt Nam mais parce qu’elles mettent en scène les États-Unis dans ses contradictions et sa complexité face à une guerre expansionniste que plus personne ne souhaite et qui entache la crédibilité d’une démocratie aux abois. Deux films phares répondent à cette inquiétude sur l’histoire des États-Unis et la relation que le pays entretient avec cette guerre honnie : Voyage au bout de l’enfer de Mickael Cimino et Apocalypse Now de Francis Ford Coppola sortis tous deux en1979. Il n’est plus question ici de gloire ou de fraternité mais de dénoncer l’humain dans ce qu’il a de plus sombre et de plus violent. Le désamour entre le cinéma et la guerre est prononcé.

consoler le soldat en état de désespérance en essayant de le ramener à sa vie familiale et amoureuse. Mais déjà les femmes depuis la fin des années 60 avaient montré combien leur rôle était crucial en particulier dans le cinéma français qui nous invite à porter un regard différent et nouveau sur la figure féminine dans la guerre. Ce fut le cas dans des films traitant de la Résistance. On peut ainsi se référer à des actrices qui ont incarné des femmes de l’ombre telles Simone Signoret dans le film de Jean-Pierre Melville L’Armée des ombres (1969) ou plus récemment Sophie Marceau dans l’opus de Jean-Paul Salomé Les Femmes de l’ombre (2008). Ici ce sont des héroïnes sacrificielles qui relèguent à l’arrière-plan la morgue de leurs congénères masculins dont la virilité guerrière disparaît au profit d’une grandeur d’âme exceptionnelle même si elle peut s’accompagner parfois de froideur et d’intransigeance.

Même un genre comme le western qui a toujours prôné l’héroïsme et la force du droit du plus fort entre dans une optique contestataire en se plaçant ouvertement du côté des Indiens décimés dans deux œuvres magistrales : Little Big Man d’Arthur Penn et Le Soldat bleu de Ralph Nelson sortis tous deux en 1970. Une ère nouvelle s’ouvre alors pour le couple « Ciné-guerre ». Une époque de remise en cause de la vision du monde, avec le sentiment d’avoir vécu une belle histoire d’amour mais qui s’est envolée, parce que la honte, le désir de paix ont remplacé l’amour du combat et le goût de l’héroïsme. Il n’est plus question de transiger, il s’agit de montrer tous les travers du conflit et les erreurs commises.

Démineurs réalisé par Kathryn Bigelow (2008) © Summit Entertainment.

Les rôles s’inversent alors et l’on voit fleurir ces dernières années de jeunes interprètes femmes-soldats qui prennent la place des hommes et qui réussissent à surmonter les violences machistes et l’épreuve du feu avec succès. On peut citer à ce propos deux films français sortis récemment : Les Combattants (2014) de Thomas Cailley et Voir du pays (2016) de Muriel et Delphine Coulin qui illustrent ce renversement des valeurs et nous donnent une image totalement revisitée de la femme face à la guerre. Forte, toujours décisionnaire, déterminée, elle prend le pas sur l’homme soldat qui passe à son tour à l’arrière plan. S’il est à noter que le cinéma de guerre a été peu traité par les réalisatrices, depuis peu de temps, certaines d’entre elles montent à l’assaut et réussissent à réaliser des œuvres politiques, engagées, proches du documentaire. C’est le cas de l’américaine Kathryn Bigelow avec Démineurs (2008) et Zero Dark Thirty (2013), deux œuvres majeures qui projettent sur l’écran les conflits de notre planète en Syrie par exemple ou au cœur du terrorisme qui nous fait vivre la mort en direct de Ben Laden. Ainsi, la frontière entre le masculin et le féminin s’amenuise et ce qui était l’apanage des hommes dans le cinéma de guerre devient peu à peu celui des femmes. Le cinéma apparaît donc en même temps comme le reflet de notre époque et l’instigateur d’idées nouvelles tout en renouvelant le genre.

Renversement des valeurs : signe du temps. Que dire alors du couple et surtout de la place de la femme, de son rôle, dans le cinéma de guerre ? Dans un premier temps celui-ci est relégué au second plan. C’est elle qui souffre à distance du conflit. Elle souffre lorsqu’elle est à l’arrière du front et on se souvient par exemple de ces quelques mots chantés par Catherine Deneuve dans le film de Jacques Demy Les Parapluies de Cherbourg (1963), lors du départ de son amoureux pour la guerre d’Algérie : « Mon amour je t’attendrai toute ma vie ». C’est dire l’importance psychologique qui entre dans la vie amoureuse du soldat au moment du départ et l’impact sur son mental et son action future dans le combat. Il vit alors un conflit à la fois externe sur le front et interne au plus profond de son intellect.

Le cinéma de guerre est un cinéma de genre, il a ses codes que nous reconnaissons ou que nous refusons mais qui a marqué des décennies de cinéma mondial. D’abord, parce qu’il est le reflet de toutes les guerres que l’humanité a dû subir, qu’il est à la fois un témoin et un révélateur civilisationnel. Mais aussi parce qu’il met à jour et développe une longue histoire d’amour entre les réalisateurs et le cinéma de genre qui ne s’est jamais interrompue même si elle a connu des hauts et des bas, de la passion ou du désamour.

D’ailleurs, le cinéma des années 2000 va se concentrer et se resserrer sur les souffrances du jeune héros. La guerre le fragilise et parfois le rend inapte à la vie familiale et amoureuse de retour du front. C’est cela que montre Clint Eastwood dans son film magistral American Sniper (2015) qui, s’il continue à valoriser le courage en Irak du combattant, détruit par ailleurs la vision héroïque du soldat généreux véhiculé par le cinéma américain par le passé. La femme devient alors celle qui va 30



La Reprise – Histoire(s) du théâtre (I) mis en scène par Milo Rau (2018) © Michiel Devijver.

Responsabilité partagée/ « Se forcer à ne voir du monde que la beauté est une imposture où tombent jusqu’aux plus clairvoyants, et à qui la faute sinon au monde lui-même dont ce siècle finissant aura révélé par une somme inouïe de forfaits qu’à moins de fermer les yeux on ne peut désormais le souffrir qu’au dépens de la rectitude du jugement. » – Louis-René des Forêts. Dominique Oriol – Spectatrice avertie 32


~ spectacle ~

Q

u’elle se vautre dans le sang, la boue, dans d’atroces matières dont elle est faite, ou qu’elle se déploie sur des plateaux lisses, épurés, vierges en apparence. Qu’elle s’exprime dans des cris, des insultes, des vociférations, ou qu’elle se susurre dans des paroles raisonnées. Qu’elle exhibe des corps paroxystiques au bord de la folie, ou qu’elle retienne des tensions dans des corps en stupéfaction. Qu’elle déferle dans des cataclysmes et conflits d’antan, ou qu’elle plonge de plain-pied dans ceux de maintenant. Qu’elle couvre l’Histoire et ses Héros, ou qu’elle zoome sur l’histoire et ses hommes. Qu’elle dilate ce que dit le plateau par sa projection audiovisuelle, ou qu’elle resserre l’action toute entière sur la scène. Qu’elle fasse du spectateur un témoin soumis à ce qui lui est présenté, ou qu’elle en fasse un témoin actif franchissant la frontière et impliqué dans sa représentation. Qu’elle soit là pour confirmer un ordre du monde existant et ses valeurs, ou pour passer à la moulinette tout ce qui a marqué et marque l’histoire chaotique de notre humanité. Qu’elle en appelle pour ce faire à notre intelligence, ou à nos émotions, ou au deux, simultanément ou successivement.

clairement condamnées. Pourtant leur objectif est de mettre le doigt (là où ça fait mal) sur les limites et faiblesses de nos comportements et de nous amener à réfléchir véritablement aux valeurs refuges à l’abri desquelles nous nourrissons notre fameux humanisme. Sur le plan de la mise en scène et en jeu, ces spectacles ou ces scènes peuvent toucher aux limites de ce qui est exprimable et représentable mais pas pour extraire du réel ce qui pourrait alimenter du sensationnel.

Autant d’intentions attestant que mises en scène et dramaturgies de la guerre sont aptes à nous envoyer sur toutes les terres théâtrales tant sont disparates les approches d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs. Tout autant, et parfois mieux que nos manuels scolaires, le théâtre porte profondément la marque des faits et évènements qui, tout au long de l’Histoire ont secoué le monde et continuent à le secouer : guerres civiles, génocides, guerres coloniales, guerres mondiales et leur cortège de tueries, massacres, viols, violences.

Des murs à abattre.

Cette problématique est d’autant plus complexe et délicate qu’elle se mêle d’une thématique au champ très large couvrant tous les endroits où les relations humaines s’expriment en termes de conflits, d’hostilités, de haines. Des guerres sociales qui opposent au sein d’une communauté, de groupes d’appartenance différente, d’individus dont les origines ou les choix de vie font des victimes d’une violence plus ou moins brute jusqu’à des guerres ethniques et d’extermination, le spectateur peut alors être immergé dans des expériences extrêmes dont il ne sort pas indemne. Il sait pourtant que ce à quoi il assiste n’est pas la réalité mais la force de la mise en scène lui fait oublier le filtre protecteur, le temps de la représentation.

C’est alors le plateau qui devient le réel, le support adéquat pour reconstituer ce crime atroce d’une écœurante banalité commis sur un jeune homosexuel belge en 2012 dans La Reprise – Histoire(s) du théâtre (I) de Milo Rau, magistral metteur en scène suisse. D’un fait divers qui, en son temps avait remué l’opinion, puis avait disparu des unes de nos émotions, remplacé par d’autres évènements traumatisants, il fait un vrai champ d’investigation des barbaries ordinaires dont nous sommes Un espace de déflagration. pétris. S’appuyant sur un travail d’enquête précis et poussé, Milo Rau convoque sur scène une reconstitution hyperréaForce est de constater comme le dit Stanislas Nordey que liste du crime à laquelle nous assistons durant vingt bonnes dans « l’histoire du théâtre, de l’Orestie à La Mastication des minutes. La question n’est alors pas d’un théâtre reflet du réel morts, tous les auteurs s’adossent contre des cadavres. Des qu’il imiterait, mais d’en faire une instance de déflagration monceaux de cadavres. ». Un comble pour du spectacle favorisant l’implication et la réflexion tant du côté des acteurs vivant ! Pour un théâtre dit de divertissement qui semble être que des spectateurs. Comment peut-on jouer ça ? Comment peut-on regarder ça et de plus en plus au goût du ne rien faire ? Moi, acteur, jour… on dénierait alors au est-ce que je le supportethéâtre la capacité, ou du Créer une fiction artificielle pour lever rais si j’étais spectateur ? moins la légitimité à parler de la guerre, à représenter les questions sur le réel, sur les émotions Quelles questions peuventêtre abordées sur scène ? la mort via la réalité des On est là au cœur même faits sur la scène du monde liées aux situations posées. de la problématique fondaquand ce monde est en mentale liée au thème de guerre. Tuer sur scène, montrer des bains de sang est souvent perçu comme déran- la guerre, de toutes les guerres, individuelles ou collectives, geant et ostracisé. Alors que dans les autres arts (peinture, agressions ou crimes ethniques, guerres de nations ou guerres sculpture, cinéma, etc.), ce déni n’est pas pertinent et ils ne se civiles. Ce qui amène bien des créateurs, dont Milo Rau est font pas faute de représenter la guerre depuis toujours, sous un exemple représentatif de premier plan, à s’interroger sur tous ses aspects, même les plus atroces et inhumains sans toutes les formes de barbarie à l’œuvre dans notre monde. avoir recours nécessairement à l’euphémisation ou à la satire. Le plateau de théâtre est dès lors champ de bataille, arène pour Au théâtre où la distance à l’objet représenté est différente – dérouler toutes les passions guerrières, de toutes natures. Ni et cela vaut aussi dans le rapport que le spectateur entretient reportage, ni documentaire – ce n’est pas la mission de l’art – avec l’objet –, la polémique est plus vivace et parfois rude. Au mais faire œuvre de transposition. Créer une fiction artificielle nom de la bienséance et d’une certaine morale, des scènes, sur le plateau pour lever les vraies questions tant sur le réel parfois même des pièces entières peuvent être décriées ou que sur les émotions liées aux situations posées. 33


rendre compte puisqu’au bout du compte, c’est de l’avenir de ce monde qu’il s’agit, s’engagent en étant capables de se mettre en question, de s’interroger au détriment d’habitudes ou de confort lénifiants, et en sachant s’extraire de la cacophonie générale. Ainsi que l’avance Jalila Baccar : « C’est une chose d’être en résistance à une dictature, une situation où l’individu est en proie aux ravages d’un pouvoir qui le broie, mais une autre d’être dans une situation nouvelle qui oppose une idéologie à une autre pure et dure. ». Résister à la violence islamiste demande, selon elle, au théâtre de se poser les bonnes questions face à cette menace. Ce n’est plus seulement par le discours que l’on doit passer, mais il fallait trouver d’autres formes, aller explorer d’autres endroits, par exemple ces lieux périphériques, viviers d’un islamisme actif. Donc se mettre en danger. Sortir des salles de théâtre. Toutes conditions pour éviter que le théâtre ne se fige, ce qui est un écueil si facile. « S’il n’y a pas de désordre, il n’y a pas de théâtre. » (Fadhel Jaïbi). D’où cette tendance qui consiste à prôner un théâtre qui sorte du système ou du moins qui ouvre le système à d’autres lieux, d’autres modalités théâtrales, d’autres façons de dire la violence, la souffrance, la déshumanisation dues aux guerres et à leurs cortèges d’humiliations et d’injustices.

Chacun des artistes, à sa façon et dans l’esthétique qui lui est propre, renouvelle le système de représentation au théâtre. Il n’est pas anodin de constater que cela se fait en agitant une matière sensible et brûlante : la violence humaine, en excluant tout illusionnisme et affrontant sans faux-semblants, la dimension politique à interroger. Paradoxe réjouissant à l’heure où, de toutes parts, s’érigent des murs physiques ou virtuels prétendument destinés à préserver notre sauvegarde, ce théâtre s’efforce d’abattre ces murs protecteurs pour regarder du côté du réel et des émotions vraies.

Sortir du système pour dire le réel. Aujourd’hui, « il ne s’agit plus de représenter le monde, mais de le changer » (Milo Rau). Ou bien, comme l’affirme Rodrigo García, grand contempteur des violences, oppressions et dictatures : « Le théâtre (en tant que création) n’a pas tant pour fonction de représenter le monde que de défigurer celui qui existe et d’en inventer un autre, réellement subversif, dérangeant ». À quoi Marcial Di Fonzo Bo apporte sa pierre : « J’ai envie de croire que la littérature ou le théâtre peuvent, non pas changer le monde, ce serait prétentieux, mais éveiller les consciences sur une vision de la vie en général. On peut sortir du théâtre en étant un peu moins cons, plus sensibles ou avec une nouvelle question. Et si le théâtre a ce pouvoir-là, alors il faut s’interroger sur ce que l’on doit montrer aux spectateurs. ». Ces propos témoignent de la part de ces artistes, comme de bien d’autres, d’une conscience aiguë de la responsabilité des créateurs dont ils sont porteurs. Ce qui est flagrant dans ce cadre d’un théâtre qui rend compte de ces endroits de non-droit qu’il s’agit de comprendre pour pouvoir réagir, c’est que la responsabilité est partagée. Elle n’est pas qu’entre les mains d’une équipe artistique, mais elle appartient aussi au spectateur, au sein d’une démarche de théâtre citoyen distribué entre artistes et spectateurs citoyens. « Je sais que le théâtre ne changera pas grand-chose, mais je suis un artiste citoyen », revendique Fadhel Jaïbi, metteur en scène tunisien qui, dans le processus qu’il mène avec Jalila Baccar, ne cesse de s’interroger sur le devenir du théâtre et sur une constante recherche de nouvelles formes en réponse aux modalités différentes que peuvent vivre les pays en butte aux tourmentes oppressives et/ou répressives, lamentable apanage de notre monde contemporain.

Tsunami mis en scène par Fadhel Jaïbi (2014) © Familia Productions.

Milo Rau à nouveau est de ceux qui ont formalisé cette quête d’un autre art en relation avec ce réel qu’il s’agit de reconstituer alors que la tendance actuelle est plutôt à l’oubli (une chose chasse l’autre dans un contexte de surmédiatisation) ou aux émotions faciles et souvent de bonne conscience. Il rédige donc ce Manifeste de Gand en dix points pour rendre la représentation réelle. Il faut se rendre hors des théâtres dans les zones sensibles, les zones de guerre pour la jouer. Il faut aussi que l’équipe des acteurs mélange professionnels et amateurs (au moins deux par spectacle). Et en fonction des thèmes traités, la compagnie se déplace dans des lieux qui sont ou ont été des terrains de guerre (Irak, Congo). Il fait appel à des personnes issues de la société civile pour créer un tribunal populaire (Tribunal sur le Congo) où il réunit témoins, victimes, coupables, experts de la guerre du Congo, membres du barreau pour son film où il constitue un tribunal civil en vue d’apporter une réponse dénuée de tout intérêt politique. Toutes les parties sont réunies, des creuseurs congolais aux grandes puissances et aux O.N.G. pour que nous prenions la mesure de l’impact de l’économie mondiale sur les guerres dites ethniques. Là s’inscrit le rôle de celui qu’il intitule « l’artiste-activiste » capable de se substituer à la politique « quand celle-ci est bloquée ». Ou quand elle se perd dans des batailles de discours ou d’intentions (terrain d’où ne sont pas absents les artistes) alors que l’islamisme gagne du terrain.

L’artiste-activiste. Ces dramaturges, metteurs en scène, acteurs, immergés au cœur du Tsunami (titre de la pièce créée par Fadhel Jaïbi et Jalila Baccar) qu’ont pu faire surgir les printemps arabes, prennent maintenant à bras le corps les vraies questions à se poser dans un théâtre narratif qui se nourrit du réel. Or ce réel, et la réflexion qui s’ensuit, est marqué par la mouvance, et les angoisses liées à une perspective déchirante due à ces guerres civiles. Et lorsqu’on s’inscrit dans un théâtre de résistance, que l’on se trouve au cœur de cette histoire, dans le feu de l’action, quid du recul nécessaire pour pouvoir raconter, alors qu’on est en train de vivre concrètement et chaque jour ce réel. À ce titre, ces deux créateurs sont emblématiques de bien des artistes qui, face à un état du monde dont il faut 34


~ spectacle ~ Provoquer la pensée.

à une entreprise nécessaire et urgente de ré-humanisation du monde. D’où ces multiples témoignages qui nous parviennent, eux aussi de tous les coins du monde, puisque force est de constater que le meilleur démenti à l’idée de frontières entre les nations est l’universalité des souffrances et de la guerre ; vrais passe-murailles de notre monde.

Dans ces cadres clairement formulés et assumés par les créateurs, il ne faut donc pas s’étonner, au nom de créations propices à parler juste et vrai de la guerre, des tortures, de voir sur les plateaux au rang des acteurs, des victimes de ces tortures ou d’anciens djihadistes. Il ne faut pas non plus s’en scandaliser trop vite. Puisque les tortures, les massacres qui nous sont intolérables lorsqu’ils sont sur scène, nous les tolérons « parfaitement dans la coulisse de nos cuisines » où les écrans de télévision diffusent à œil que veux-tu les images de ces massacres (Bruno Tackels). Soyons logique, où est le vrai scandale ? Dans la mise en scène de la mort humaine ou animale – comme chez Rodrigo García dont on ne sait que parler de la façon dont on se nourrit et dont on cuit les animaux, est-ce une occasion de parler de la torture dans nos sociétés ? Le vrai scandale n’est-il pas l’état du monde ?

Ré-humaniser le monde. Il est un danger dans ce théâtre de témoignage qui reconstitue la barbarie sur la scène : le danger de la répétition de ce qui a été vécu dans l’horreur et la déshumanisation, comme une sorte de surenchère. Ou bien comme le ressent Primo Levi dans Si c’est un homme, la non-légitimité à témoigner de l’horreur et la mort, lorsqu’on est vivant. C’est pourquoi, en toute conscience de ces problématiques, des voix se lèvent en affichant très clairement d’où elles parlent et de quoi il est question. Pour ces auteurs-metteurs en scène-acteurs, la parole est alors un creuset poétique qui recueille et transmet en se faisant fort de casser les frontières.

Dans son infinie diversité, le spectacle vivant et en particulier certaines formes de théâtre ont l’art de nous « provoquer à la pensée, et non dans le registre si paresseux de la bonne conscience. » (Rodrigo García). Les nouvelles écritures De toutes les voix qui occupent les scènes les plus diverses, contemporaines, d’où qu’elles viennent dans le monde ont nous en détacherons deux particulières : celle de Dieudonné ceci en commun, que dans les tourmentes, les mouvements Niangouna et celle de Jean-Luc Raharimanana. Le premier est violents qui fracassent nos espaces, elles interrogent vivement du Congo, l’autre de Madagascar. L’un a vécu dans sa chair les l’humain, sa persistance et évènements de la guerre sa capacité à répondre à au Congo, l’autre n’a pas la destruction aveugle ou Contribuer à une entreprise vécu directement la révolte programmée, à conjurer malgache de 1947 contre la disparition ou la mort. nécessaire et urgente la domination coloniale et « Comme si la vie avait sa répression, même s’il a besoin d’un théâtre pour de ré-humanisation du monde. lui aussi traversé des situas’apparaitre à elle-même. » tions traumatisantes. Le (Bruno Tackels). Et si « nous premier ne raconte pas les devons parfois descendre en enfer par l’imagination pour tortures et massacres mais invente une voix narrative : celle du éviter d’y aller » (Sarah Kane), nous pouvons éclairer autrement clandestin condamné à l’errance, que la guerre a fait échouer et plus judicieusement telle ou telle interprétation de pièces ailleurs. Le second est celui qui recueille les mots des « silenou figures du répertoire. Lire dans les pièces montées une cieux » et qui s’en fait le passeur en « mettant de la parole sur réflexion sur la société contemporaine. Ainsi les personnages le silence ». Des deux côtés, il est question de survie et de de Lear ou Macbeth, tous les deux liés à la guerre et le chaos revendication forte. Le clandestin revendique une existence, qu’elle crée sur terre peuvent représenter deux comporte- la sienne, le « droit d’être » invoquant tout ce qui, dans son ments humains, trop humains, face à la catastrophe : le refuge vagabondage, lui dénie ce droit. On ne peut pas échapper à dans la folie ou l’enfoncement pulsionnel dans la bestialité. une guerre pour en être réduit à une vie au rabais ou livrée L’universel face à la tragédie. Mais aussi d’autres dimensions aux pires atteintes de nos sociétés… et c’est Attitude Clando. humaines lorsque la lecture de l’œuvre passe de l’autre côté Pour Jean-Luc Raharimanana, à travers les témoignages de du miroir aveuglant. Madagascar 1947, accompagnés de photographies saisissantes, il s’agit de tout transmettre en nommant les faits tels Le récit de Rodrigue dans Le Cid se substitue à l’action ob-scène, qu’ils ont eu lieu, tels qu’ils se sont partagés entre bourreaux irreprésentable fleuron de notre littérature traditionnellement et victimes. Faire entendre les voix des insurgés qu’il a eu le interprété comme un moment de bravoure destiné à glorifier « bonheur d’écouter » qu’il ne faut pas laisser mourir et qu’il les valeurs viriles d’héroïsme et de brutalité honorable ! Et puis faut incarner. Et là encore, nous sommes concernés. Dans arrive la mise en scène de Declan Donnellan et l’interprétation Attitude Clando nous devons nous confronter à notre rapport de William Nadylam, assis sur une chaise, à l’avant scène, toute à l’étranger clandestin. Avec les insurgés de Madagascar, c’est la cour (les puissants) assise au sol tels des enfants. Et dans aussi de notre histoire qu’il s’agit à travers cette mémoire le regard et la voix de Rodrigue toute la peur, la souffrance, partagée avec les malgaches, d’une guerre coloniale. la tristesse de ce qui a été sur le champ de bataille. Honneur et héroïsme dégonflés ! Restent la sensibilité et la peur de la L’idée que peut-être ouvrir son angle de vision a des chances victime des lois guerrières qui pèsent sur l’homme ; interpréta- de pouvoir ré-enchanter le monde. L’art, la poésie comme tion à usage contemporain évident. Et l’honneur de l’art contem- espaces susceptibles de fomenter de nouvelles possibilités de porain et de ses acteurs (au sens général) est de contribuer survies et de beauté. 35


Dossier


Racine, mine deCorruption plomb, 20IIIcm – Immunity Squelette x 23 cm ©3/3 ©Danielle Hakim © LiliaRézaoui. Berthet. El Golli.


Les Deux Fleuves/

L’œil était dans la tombe et regardait Caïn. Thomas Lavorel – Assistant d’éducation Photographie de Loïc Mazalrey

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Les vainqueurs l’écrivent, les vaincus racontent l’histoire. Élie Yaffa.

L

es chemins de délivrance semblent longtemps interminables. La sagesse en ces temps paraissait chose impossible : nous en étions encore, en Europe, à construire des camps de concentration.

Nous n’en sommes pas tous au même moment de la crise humaine et planétaire. Certains ne seront pas dégagés des mailles de la Caverne aux heures les plus sombres… Quant à ceux qui seront dehors, ils ne verront pas plus clair dans un premier temps. Ceux qui s’en iront à la guerre combattre les éléphants trouveront sur leur route des réponses appropriées. Pour les autres, la guerre ne sera bientôt plus qu’une réalité. Nous connaissons la vieille fable, celle des combats du Mal contre le Bien, cette vieille lune que nous nous sommes déshabitués à craindre, nous qui ne craignons plus ni dieu ni diable…

C’est par ce drame que nous entrons dans l’histoire, c’est par cette brèche que nous sommes engouffrés. Tout a commencé avec deux frères, dont l’un était jaloux de l’autre parce qu’il passait pour être le préféré de son père. Rongé par la jalousie, encouragé par l’esprit de vengeance, il nourrira le désir de nuire à son frère comme une obsession. Il commencera par l’humilier, devant les siens, il lui tendra toutes sortes de pièges dans lesquels il se réjouira de le voir tomber. Toute sa pensée, toute son énergie, progressivement, seront vouées à une seule et unique fin : la chute du frère. Ainsi sollicitera-t-il des facultés d’intelligence froide, d’une effroyable acuité et d’une efficacité redoutable, rivalisant avec les plus grands chasseurs et les plus sanguinaires bêtes de proie. Il finira par lui faire la peau. Il lui tombera dessus, en embuscade, probablement à l’aide de deux ou trois complices, armé de pierres et de bois lourds, il le frappera de toutes ses forces, de toute sa rage, il lui brisera les os, il le tuera. Emporté par sa fureur, il lui dévorera le visage, la cervelle, le cœur et les entrailles. Il racontera plus tard s’être octroyé par cette sauvagerie les qualités de son frère qui suscitaient l’amour du père et qui leur permirent, à lui et aux siens, de ne pas subir en retour la vengeance de toute la communauté ; mais c’était seulement la violence et le sang qui l’avaient rendu fou. Il ne laissera rien de son frère qu’un squelette insipide et morcelé qu’il s’empressera d’enfouir là où aucune mémoire n’ira le déterrer. Telle est l’histoire d’Abel et de Caïn, du premier fratricide qui engendra la guerre et toutes les guerres. Le premier baiser de mort et le dernier doigt sur la gâchette. C’est par ce drame que nous entrons dans l’histoire, c’est par cette brèche que nous sommes engouffrés. C’est à ce moment-là, mon amour, que nous avons été séparés.

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À l’aube de la nuit/

Avant que la folie ne se déclenche, j’aurais voulu dire à mes parents que je les aime, et surtout, qu’ils puissent un jour me pardonner… Benjamin Lecouturier – Journaliste Photographie de Loïc Mazalrey

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J

e ne me rappelle plus quand tout cela a commencé. Des soldats sont arrivés un jour dans mon village, en Ouganda. Cet endroit, d’aventure si paisible, s’est transformé en théâtre de guerre. Pourtant, c’est un très joli pays que le mien. Les reflets orangés du soleil couchant éclatent de mille feux lorsqu’il flirte avec l’horizon. Un peu comme les obus de shrapnels quand ils atteignent leur cible, sauf que là c’est un mélange de noir, de gris et de rouge. Ce jour-là, j’ai eu droit aux deux… J’étais le plus âgé de la famille et mes parents ont essayé de me cacher, mais ils sont entrés dans un violent tourbillon hurlant, nous clouant tous sur place. Ils ont frappé mon père, ma mère et mes frères. Ils étaient commandés par un grand costaud qui s’appelait Moussa. Il a ordonné que l’on emmène ma mère dans la chambre et j’ai entendu crier, fort, très fort. Mon père, pleurait en silence, regardant droit dans les yeux ces animaux qui avaient fait irruption chez nous. Puis ils l’ont frappé, encore, pour lui faire baisser le regard. Quant à moi, ils m’ont mis une cagoule sur la tête et entraîné avec eux dans leur véhicule, direction leur camp.

Électrisé à l’avance par l’odeur de la poudre mêlée au sang que j’avais apprise à aimer. Là-bas, d’autres enfants étaient avec moi mais leurs regards étaient différents, terrifiants à bien des égards. Certains étaient amorphes, d’autres couraient partout, en poussant des cris terrifiants. À peine ai-je pu reprendre mes esprits, que l’on m’a poussé sous la tente de Moussa, à grand renfort de coups de crosse dans les reins. Avec un grand sourire carnassier, il m’a expliqué que j’allais faire de grandes choses, que j’allais devenir un homme, mais qu’il devait s’occuper de moi avant toute chose. Sans me laisser le temps de réagir, deux de ses lieutenants m’ont attrapé chacun par un bras et m’ont allongé face contre terre. J’ai senti une lanière se serrer autour de mon bras droit, puis la douleur vive d’une piqûre. Moussa m’a chuchoté à l’oreille « voilà, maintenant, tu es à moi », au moment-même où je tombais dans un état totalement second. Je venais de recevoir ma première dose d’héroïne.

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Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris ce qu’il avait voulu dire… Car il m’a longtemps été impossible de vivre sans cette « fée du bonheur » qui distille une extase aussi puissante qu’éphémère. Comme les autres, j’étais esclave de cette milice qui me faisait faire mille corvées pour gagner le droit d’assouvir le manque d’héroïne. Ils m’ont appris à tenir une arme, à tirer, à ne pas faire preuve de pitié. Les villages qu’ils attaquaient, les otages qu’ils tuaient, les femmes qu’ils violaient, c’était pour ce qu’ils appelaient « la cause ». Un idéal de liberté et de révolution, teinté d’un fort sentiment religieux. Tous les gamins, sans exception, finissaient par y croire, à cause de la dépendance à la drogue, mais aussi par résignation ou acceptation. Certains y prenaient goût et devenaient les plus féroces d’entre tous. On nous ressassait sans cesse que nos familles nous avaient abandonnés, que tout le monde nous avait oubliés, que personne ne nous avait réclamés et dans le même temps, que Dieu avait des plans pour nous, et que nous devions le servir avec fidélité. Les jours sont devenus des semaines et les semaines, des mois. Moussa et ses soldats sont devenus plus complices avec nous. Leur sabotage psychologique était cruel mais fin. Nous convaincre qu’ils représentaient notre seule famille en gommant petit à petit nos souvenirs, à grands coups de psychotropes et de paroles. Quand nous étions suffisamment mûrs, ils nous emmenaient avec eux dans les raids. Il y avait, je l’avoue, une certaine grandeur à voir ces pick-up rouler en formation, soulevant derrière eux un nuage de poussière marron, annonciateur d’un grand malheur à venir pour quiconque se trouvait sur la trajectoire.

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Nous avions l’impression d’être intouchables, d’être des demidieux guidés par une puissance suprême, le leader Charles Kony. Ce n’est finalement pas pour rien que nous nous appelions l’Armée de résistance du Seigneur… Après avoir participé à de nombreux saccages et exécutions de masse, on m’a emmené pour une nouvelle attaque. Auparavant, Moussa m’avait octroyé une dose incroyable d’héroïne. J’étais absolument transcendé par l’adrénaline, électrisé à l’avance par l’odeur de la poudre mêlée au sang que j’avais apprise à aimer. Ce que je ne savais pas, c’est qu’ils m’emmenaient dans le village où j’étais né. Je n’ai rien compris, ou bien, je n’ai rien voulu comprendre. Je ne sais plus, je ne me rappelle plus. Mais je me souviendrai à jamais de ce que j’ai fait. Notre véhicule s’est arrêté en pilant devant la maison à laquelle j’avais été arraché près d’un an auparavant. Ma vraie famille se tenait devant l’entrée, avec ce qu’il en restait à moitié caché derrière mon père qui avait toujours ce port altier et cet air fier. Dans un état plus que second, on m’a forcé à pointer mon arme sur eux, à grand renforts de coups et de cris. Je me souviens très bien de la rage artificielle provoquée par le manque qui a empli mon corps d’une chaleur insoutenable, des larmes sur mes joues et des visages horrifiés de ceux qui m’avaient conçu, mis au monde et élevé. Alors abruti par la drogue, la douleur, et voulant que les cris cessent, j’ai fermé les yeux très fort et j’ai pressé la détente. Les hurlements se sont noyés dans le vacarme de la rafale continue de ma mitraillette. Non, vraiment, jamais je n’oublierai ce jour où, selon l’expression consacrée… j’ai tué le père.

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Les polarités mimétiques/

Quand le malheur de l’un fait le bonheur de l’autre. Thomas Lavorel – Assistant d’éducation Photographie de Loïc Mazalrey

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l existe un principe simple qui commande les relations humaines, qui œuvre à leur déséquilibre, et qui est toujours tant et si bien dissimulé à la conscience qu’en règle générale, on ne le repère pas. Il s’agit d’une tendance naturelle que l’on peut observer au sein de toute communauté humaine, la faculté qu’ont les hommes entre eux à devenir les rivaux les uns des autres. C’est la mécanique rivalitaire, ou principe de « rivalité mimétique », théorisée notamment par l’anthropologue René Girard à travers son œuvre, et dont nous connaissons tous la formule populaire : « Le bonheur de l’un fait le malheur de l’autre ». Les individus concernés (l’homme et la femme dans le couple, mais cela existe aussi entre des amis) si nous les interrogeons, se défendront d’obéir à un tel principe et vous diront que c’est plutôt l’inverse qui est vrai ; ils vous diront que « rien n’est plus important que le bonheur de l’autre », que rien ne compte plus à leurs yeux que de « prendre soin de l’autre ». Et pourtant…

La soif de violence va se confondre au désir en soufflant sur toutes les braises un peu vénéneuses. L’amour qu’ils se portent, qu’ils éprouvent l’un pour l’autre, n’empêche pas la mécanique rivalitaire de se produire au sein de la relation ; s’il peut, pour un temps, opposer une force de résistance au processus diabolique, en sorte de le tenir à distance, il n’en sera pas moins éprouvé par la soif des conflits, qui se manifestera et se fixera précisément là où les êtres s’enlacent. Nous ne songeons pas que nos attachements sont tels qu’ils vont susciter contre eux toutes les impasses, toutes les fêlures, les angoisses qui font la partie sombre ou honteuse de notre âme. La soif de violence va se confondre au désir en soufflant sur toutes les braises un peu vénéneuses, en remuant une lame dans chaque plaie ; le désir va se nourrir du conflit et même le susciter, afin que, de façon quasi rituelle, du « déclenchement de la violence » s’ensuive la « réconciliation des antagonismes », qui est passage de la dispute à l’acte sexuel, autrement nommé « réconciliation sur l’oreiller ». Et nous ne disposons pas toujours des ressources, affectives et mentales, pour nous défendre contre ça. À ce stade, le désir n’est plus qu’une autre variété de la violence, ou, pour le dire comme le poète, quand l’amour s’en va, c’est qu’il n’est plus là depuis longtemps.

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Nous touchons à un degré de violence supérieur lorsque les succès de l’autre me renvoient à mes propres échecs, sa gloire à mes désaffections : son bonheur fait mon malheur et, rongé par la jalousie, mon désir va systématiquement se jeter en travers ; il va s’évertuer, sinon à les rendre impossibles, du moins à décourager ses réalisations, à les souiller, en les entachant de mépris par exemple, mais il existe de nombreuses techniques pour s’approprier négativement le désir de l’autre. La mécanique rivalitaire, parce qu’elle inverse tout, peut donc rapidement prendre des tournures perverses : étant par moi-même impuissant à construire mon propre bonheur, à me réaliser humainement, par compensation, je vais œuvrer à maintenir l’autre dans un sentiment d’impuissance ; sentiment que je lui aurais imposé auparavant par manipulation-transfert, en jouant par exemple avec ses propres complexes, en sélectionnant de préférence, parmi les reflets que je lui propose, les mauvaises images de lui-même ; images et sentiments qu’il aura tant et si bien intégrés (en vertu de la nature mimétique du désir) qu’il n’aura bientôt plus besoin de mon intervention pour en faire la nourriture du malheur. Afin de briller, de me sentir moi-même en position de puissance et de domination, je vais me hisser, progressivement, subtilement (en disant, par exemple, que je fais cela par amour) sur les épaules de mon conjoint (ce qui contribue considérablement à le maintenir écrasé, affaibli, sous emprise) ; de sorte que, c’est le malheur de l’autre, sa misère affective et sociale, son impuissance au bonheur, qui deviendra la source, la raison ou l’illusion de mon succès. Cependant que je n’aurai rien fait moi-même pour construire ou réaliser mon propre bonheur – ce dont je ne manquerai pas de rendre l’autre responsable aux heures où la réalité viendra frapper aux portes de ma conscience. De tels emballements – si contraires à nos vœux, à nos croyances, à nos illusions, qu’ils nous semblent impossibles, même après les avoir maintes et maintes fois traversés – se produisent parce que la mécanique rivalitaire n’est pas suffisamment consciente, pour ne par dire qu’elle est radicalement ignorée ; mais aussi parce que la véritable puissance d’amour –

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seule capable de résister durablement au phénomène de la passion, voire d’en triompher définitivement – est chose tout aussi ignorée ou trop peu consciente pour la plupart d’entre nous. L’une des formes de cet amour, ou non-violence, pourrait être la « joie sympathique » : je me réjouis des succès de l’autre, de ma compagne ou de mon compagnon, de mes amis ou de mes frères, de mes enfants ou de mes parents ; leurs succès ne sont pas les miens, mais ils me procurent autant de joie, sinon plus, que s’ils l’étaient. Ce sentiment de joie (quand il ne se pose pas comme un autre masque sur la rivalité mimétique, pour dissimuler, par exemple, le poison de la jalousie) concourt à mon propre épanouissement, à mon succès, à mon sentiment de puissance et de réalisation humaine. En ne nourrissant pas les germes ou pulsions de jalousie entre les termes d’une relation, nous nous protégeons des pièges de la rivalité mimétique, de la violence réelle ou potentielle suscitée par l’action du désir ; en nourrissant les germes ou pulsions de « joie sympathique » entre les termes de la relation, nous favorisons entre nous la croissance et l’influence d’une puissance d’amour, et nous nous donnons d’en récolter les fruits et bénéfices incomparables. Il ne suffit pas de… pour éclairer et résoudre efficacement cette question anthropologique, mais c’est une question de bon sens. Et c’est, à mes yeux, dans le couple, qui partout explose en Occident, dans la relation charnelle et spirituelle de l’homme et de la femme, et du couple à l’enfant, que se trouve contenue l’intégralité du problème et de la solution. Pour qu’une relation entre deux êtres devienne relation d’amour, elle exige des individus une attention, une compréhension, un effort de chaque instant. C’est une destination, une éthique et une discipline, si difficile, que la plupart des hommes aujourd’hui encore, aujourd’hui surtout, redoute de la risquer.

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Rencontrer


Fumeur d’opium, acrylique sur toile cartonnée, 41 cm x 33 cm © Danielle Berthet.


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Jean- Luc Raharimanana/ Le tisseur

Explorant les chemins de la mémoire, il est celui qui a le don de créer des liens, de passer des mots et de bâtir une œuvre en toute conscience. Malgré les violences et les tourments, il pose des jalons qui font entrevoir toute la beauté de notre monde.

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Jean-Luc Raharimanana © Sonhary.


Est-ce qu’il n’y a pas toujours eu un désir d’aller vers l’autre, de marcher, de changer d’endroit ?

Quel rôle joue la mémoire pour l’écrivain que vous êtes ? J’essaie d’être le plus précis possible. J’ai fait un grand travail autour de la rébellion malgache de 1947 et des fois les gens ont tendance à réduire ma mémoire à 1947 ou à la question du colonialisme ou à celle de l’esclavage… mais ce travail est plutôt celui des mémoires partagées, tourmentées. Il y a cette conscience-là en Occident sur la colonisation, l’esclavage, mais j’ai d’autres mémoires plus apaisées qui ne sont, elles, pas toujours partagées par la littérature et/ou la culture française et européenne. Là, c’est une mémoire qui va être portée par l’oralité, ce n’est pas qu’une mémoire thématique, c’est aussi une mémoire qui a la manière de dire les choses et j’essaye de travailler ces divers aspects. Il y a l’objet de la transmission mais il y a aussi la manière de transmettre. On a beaucoup de chance d’être au présent car il y a eu le passé. Je ne suis pas le premier à avoir écrit, à avoir transmis, mais je peux aussi apporter ma part sans donner un coup de pied sur ce qui a déjà existé. Il y a une transformation ou une fabrique un peu inconsciente, voire subie, et j’essaye d’avoir une certaine conscience de ce que je porte. Je ne peux pas me dire que la rencontre entre l’Occident et l’Afrique ne m’a rien fait, c’est impossible, je me mentirais. On ne peut pas revenir à l’avant, ça n’existe pas. L’Histoire est passée par là, on a été changé par elle ; la question juste à se poser est de savoir comment ne pas être aliéné par les charges de l’Histoire ? J’essaye d’être le plus lucide possible. C’est comme le choix de la langue française. J’aurais pu dire : je n’écris pas en français. J’aurais pu trouver tout un tas de raisons car je maîtrise, et écris, les deux langues. À Madagascar, un certain nombre d’auteurs disent qu’ils n’écriront jamais en français parce que c’est

un choix politique ou identitaire. Là, je pense qu’en dégageant cette langue ou la culture occidentale, c’est un peu comme si nous nous trahissions aussi, ce, malgré tout ce qu’il s’est passé. Pour ma part, je continue à écrire en malgache tout comme en français.

Comment ce travail sur la mémoire, qui semble être une nécessité, fait-il le lien entre Madagascar et l’Occident ? Est-ce une invitation à partager une culture commune ? Pour moi, cela va plus loin que la question de la rencontre entre les cultures ; toute culture est le produit d’une rencontre. Je suis Malgache, je viens d’une île et on sait qu’une île est la convergence de beaucoup de cultures. Quand je travaille sur un personnage, je peux retrouver une partie de celui-ci en Inde, en Indonésie, en Malaisie ; il peut aussi avoir des traits africains. Cela est à l’image de Madagascar. J’ai un projet de roman où je veux réécrire la mythologie malgache et pour lequel je suis en train de faire une sorte de répertoire de figures mythologiques. Des fois, je peux réinventer des traits à certains personnages qui peuvent être des prétextes dans des contes par exemple. Je pense notamment à Konantitra, cette vieille femme que l’on retrouve dans beaucoup de mes textes. En fait dans les contes et mythes à Madagascar, c’est un personnage qui sert le héros principal car il se met dans la peau de cette femme pour se déguiser et tromper les dieux ; ce personnage n’existe que pour cela. C’est intéressant de prendre cette femme et de développer tout un mythe autour d’elle. À ce moment-là dans l’écriture, je suis à un endroit où je peux dire que nous sommes des êtres humains dans des lieux différents et qui avons développé des choses multiples. Mais, dans ces différences, je crois que les 52

Jean-Luc Raharimanana © Jocelyn Maillé.

fermetures ne sont qu’exceptionnelles, peut-être très violentes. C’est là aussi où je me dis que l’Histoire est étrange… Il y a cette expression qui m’interpelle toujours : « Si vous voulez la paix, préparez la guerre. ». La guerre est une chose qui arrive exceptionnellement mais en même temps, le monde est toujours en guerre. Si l’on regarde l’Histoire, est-ce qu’il y a toujours eu un désir des êtres humains à se faire la guerre ? Qui amène cela ? Est-ce qu’il n’y a pas toujours eu un désir d’aller vers l’autre, de marcher, de changer d’endroit ? Je pense que le fait de venir d’une île renforce beaucoup ces questions.

Que représentent l’île et l’océan ? Je me rends compte que je vais très peu à la plage par exemple mais j’aime être proche de l’océan pour l’entendre. Mais à trop regarder l’océan ça donne le vertige, ça interroge sur la place que l’on a dans l’île. Il y a cette tendance à ignorer un peu l’océan parce qu’il est à la fois la fuite de l’horizon, l’ouverture et l’arrivée de quelque chose d’angoissant. L’Histoire nous a prouvé que la rencontre a toujours été broyée par cette arrivée-là. Ça aurait pu être une belle rencontre, mais c’est devenu une question de domination, de malentendu.


~ littérature ~ C’est aussi une frontière qui engloutit, il y a l’eau, il faut un avion ou un bateau pour traverser l’océan, on ne peut pas juste marcher. C’est en cela que nous sommes différents des continentaux où au fur et à mesure de la marche, on change. Pour nous îliens, la migration doit se faire dans l’immédiat et non dans la lenteur de la marche, il faut aller tout de suite de l’autre côté et il faut s’adapter. Nous n’avons pas le temps de l’évolution comme sur le continent africain par exemple. Nous, nous ne pouvons faire ça qu’avec Mayotte ; la Réunion est déjà trop française, trop politique. Si l’on va là-bas c’est comme si l’on était happé par la politique alors que si l’on est happé par la culture, ça se passe beaucoup mieux. Il n’y a pas de frein à l’intégration ou à la rencontre de l’autre. L’océan représente aussi les origines. Tous les Malgaches savent qu’ils ne sortent pas uniquement du ventre de Madagascar. On sait que l’on vient d’ailleurs et cela se raconte dans les mythes, cela se voit dans les visages. La même mère peut mettre au monde un enfant noir et un enfant clair, un aux cheveux crépus et l’autre aux cheveux lisses. Même si l’on voit cela dans la vie de tous les jours, il y a une sorte d’amnésie du point de départ. Donc regarder l’océan, c’est aussi faire face à cette question de l’amnésie, de l’oubli ou même de mensonge sur les origines. Entre nous aussi on se ment sur les origines. Il y a toujours un grand débat sur Madagascar pour savoir si elle est asiatique ou africaine et là, c’est souvent l’idéologie ou le racisme qui vont parler. Par exemple, mes cheveux sont politiques. C’est pour dire : j’ai la peau claire mais regardez mes cheveux…

Peut-on vous qualifier de passeur de mots ? Plus que passeur, je dirais tisseur. Ce qui m’intéresse avec le terme de tissage c’est qu’il peut à la fois être objet d’art et utilitaire. On peut tisser pour le plaisir ou pour habiller les gens et j’aime bien ces idées. Je suis toujours dans la question de la liberté d’interpréter, de bâtir autre chose. Pour cela, je prends ma part de mémoire mais je ne dis pas que c’est toute la mémoire. Le problème en ce moment pour la littérature malgache,

Parfois le vide mis en scène par Jean-Luc Raharimanana (2018) © Jocelyn Maillé.

c’est que l’on est trop peu nombreux. Il y a environ 25 millions de personnes à Madagascar et nous devons être trois à publier régulièrement. On ne peut donc pas porter toute la culture malgache. Il en va de même pour la littérature africaine car on a beau dire qu’elle se porte bien en ayant des auteurs qui remportent des prix, c’est un leurre, ils sont trop peu nombreux. Cela pose la question de la transmission car elle est de fait parcellaire. On est dans une situation de manque de passeurs où quelque part on nous demande trop. Est-ce qu’on a les épaules assez larges ? Est-ce qu’on a envie de porter le plus que l’on peut ? Lorsqu’on écrit, on n’a pas toujours le temps, on doit faire des choix sur les sujets. Madagascar brûle. D’ici cinq à dix ans il n’y aura plus de forêts primaires, si l’on continue comme ça, ce sera catastrophique. Je n’ai pas écrit un seul livre là-dessus même si beaucoup de Malgaches me l’ont demandé. Je ne me sens pas légitime à passer cette mémoire-là, ce n’est pas dans ma tradition personnelle.

Vous faites preuve d’une grande humilité, en quoi celle-ci serait-elle liée au savoir ? L’humilité est différente du savoir par rapport à l’écrit et par rapport à l’œuvre. Pour faire œuvre, il ne faut pas que l’artiste soit plus grand qu’elle. J’aime trop mon métier d’écriture. Lorsqu’on est dans des questions de mises en avant de l’auteur ou de l’artiste, on est beaucoup sollicité. Les gens plaquent une idée sur vous et il est difficile d’entrer en contradiction car cela casserait le mythe. Je trouve que c’est très fatiguant et que ça m’éloigne du temps d’écriture. La question de l’humilité peut aussi se poser ainsi : qu’est-ce que l’être humain face à tous les savoirs du monde ? Plus 53

on est dans l’humilité, plus on en sait. Quelque part, on est un éternel étudiant et j’adore apprendre, j’ai faim de savoir. Quand je ne sais pas ce que je vais écrire, la feuille me donne toujours plus. Au début c’est dur mais quand ça arrive, ça foisonne, ça se pose. Je n’ai pas l’angoisse de la page blanche. J’ai plutôt l’angoisse de ce que peut provoquer l’écriture en moi. Des fois, je freine. Quand je veux rentrer dans la généalogie de mon père, je sais que c’est un peu toxique, c’est un peu plus complexe et je n’ai pas toujours envie de m’y confronter.

Au cours de l’écriture, est-ce que vous avez des regards extérieurs ? Non, je vais trop vite. Ce ne sont pas des regards extérieurs mais plutôt des partages. Je peux devenir tyrannique dans les retours en voulant la réponse tout de suite. J’aime beaucoup raturer ou retoucher. À partir du moment où je sens que mes ratures affaiblissent ou détruisent l’œuvre, j’arrête. C’est cela qui est le plus difficile à mesurer car je vois les défauts. C’est important de changer la perception de mon texte et souvent c’est le lecteur qui intervient à cet endroit. C’est là aussi où il est intéressant de passer mes œuvres au théâtre car le comédien ou le metteur en scène va faire parler le texte autrement. Je redécouvre l’histoire, les personnages, les paysages posés. Ils sont transmis, ils continuent à vivre autrement. J’ai changé ma façon d’écrire le théâtre, mon écriture passe maintenant sur le plateau. Je me pose des questions sur la signification de l’éphémère dans ce que je fais, de comment garder un souffle au théâtre. C’est peut-être un passage, peut-être que plus tard je reviendrai à une écriture plus classique en me disant que je suis à mon endroit d’écrivain dramaturge.


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Mustapha Benfodil/ Le juste

Auteur malgré lui d’une Algérie contemporaine en perpétuelle construction, à l’image de son pays, marqué par des cicatrices de la révolution de l’indépendance ou des années noires de la guerre civile, il se revendique comme un artisan romantique du quotidien.

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Mustapha Benfodil © Amina Menia.


Trouver des modalités de transformation du réel sans violence, en privilégiant les actions civiles.

Dans votre parcours, qu’est-ce qui vous a mis sur la voie des mots ? Le 5 octobre 1988, il y a eu un soulèvement populaire qui a conduit à la libération de la parole publique, à l’ouverture du champ médiatique. C’était notre printemps arabe bien avant celui de la Tunisie ou de l’Égypte. C’est cette ouverture qui m’a fait m’intéresser au journalisme. Pour autant, j’écris depuis que je suis tout petit et la littérature a toujours été au cœur de ma quête. C’était une manière pour moi de refaire la grammaire du monde. On se croit tout permis quand on est enfant et c’était pour moi un îlot où je pouvais m’enfermer pour refaire le monde. J’ai commencé par la destruction de la langue que je vivais comme dominante, le français. C’est la poésie qui m’a permis cela. Je me suis ensuite très vite intéressé aux écritures fictionnelles.

L’écriture de fiction et de poésie sont complètement opposées à celle journalistique ; quels liens faitesvous entre elles ? Pendant longtemps, je vivais très mal cette opposition parce que le journalisme me prenait mon corps, mes neurones et mes émotions, ce n’est pas un métier que l’on peut faire à mi-temps. C’est aussi un métier qui sature la langue car on est en face d’un réel qui est assez chargé. J’avais toujours l’impression que le journaliste siphonnait toute la matière énergétique, passionnelle, émotionnelle et politique. Il y a toujours le risque de voir le réel rendre toutes fictions caduques mais en travaillant sur le métaphysique et sur le poétique ça rattrape un peu le coup. Il m’a fallu beaucoup de temps pour arriver à établir un cessez-le-feu entre le poète, l’écrivain et le journaliste. J’ai appris à faire la paix entre les deux registres d’écriture ; aujourd’hui le journaliste nourrit l’écrivain, il l’alimente. C’est grâce à toute la

matière que je recueille au fil de mes enquêtes et de mes reportages journalistiques que je donne de l’authenticité à mes fictions. Il y a quelque chose qui est de l’ordre de l’urgence dans le journalisme alors que les choses sont transfigurées, défigurées, sublimées à travers la littérature. J’assume le fait d’être un journaliste artisanal et romantique.

Est-ce important de laisser une trace et de trouver du sens ? Parler de la guerre – j’en ai parfaitement conscience –, ça ne va pas ramener les morts, ni consoler les familles. Si j’avais été médecin ou pompier j’aurais été plus utile. Il y a un ordre narratif dominant qui est là et nous, très modestement, on essaie d’apporter notre petite narration qui va permettre d’appréhender le monde autrement, de reconsidérer certaines vérités qui nous sont données comme étant intangibles. Cette intervention sur le symbolique n’est pas anodine. Ça me fait penser au « capital symbolique » de Bourdieu qui fait partie du patrimoine immatériel d’une collectivité, ça ne doit pas finir comme un tas de cendres. La réception est quelque chose qui se fait à deux. L’écrivain peut élaborer des stratégies et stratagèmes pour toucher le plus grand nombre, pour s’assurer la plus large audience possible mais la réception est aussi mystérieuse que le processus de l’écriture. La question de la trace reste de l’ordre de l’intraçable. Par exemple, aux États-Unis, le magazine Expressions maghrébines a publié 25 ans après sa sortie un texte poétique que j’ai écrit sur Tahar Djaout. Je suis tombé des nues quand j’ai appris ça, c’était assez troublant pour moi qui suis un auteur plutôt confidentiel. Ce n’est pas une question de célébration et de célébrité, c’est se sentir concerné. Je ne dirai jamais que l’art peut faire bouger le monde car je pense que l’on n’est pas juste en affirmant ça, on ne peut pas attendre des arts 56

Mustapha Benfodil « encadré » par la police lors d’une « Lecture Sauvage » © Salim Mhamssadji.

qu’ils prennent les armes. En revanche c’est quelque chose qui peut créer une perturbation dans le sens commun, faire bouger les lignes, surtout les grandes œuvres, ça peut soulever les cœurs et ramener une forme de compréhension des régions les plus reculées de l’âme humaine. Pour ma part, mon ambition est uniquement d’être au plus proche des zonards de l’histoire, les oubliés des « grands récits ». Les micro-récits : voilà ce qui m’intéresse.

Vous écrivez à la fois en français et en arabe. Quel est votre rapport à ces deux langues ? J’écris essentiellement en français mais j’ai écrit en arabe des scènes pour des lectures publiques. De temps en temps j’introduis des petits textes comme ça, en arabe, dans mes romans ou mes poésies. Pour des considérations sociologiques, je suis un enfant de la langue française, j’ai grandi entre le kabyle et le français. Je me suis ensuite approprié l’arabe de la rue. J’ai essayé d’intégrer l’arabe littéraire que je trouve fascinant mais ce n’est pas facile. Ce n’est pas le fait de posséder l’appareil lexical, grammatical ou syntaxique d’une langue qui fait de toi un écrivain, ça va plus loin que cela. Pour pouvoir écrire, il faut être possédé par la langue bien plus que l’inverse.


~ littérature ~ Êtes-vous censuré en Algérie ? Je n’ai pas de document administratif qui prouve une censure mais il existe une forme d’empêchement, d’entrave qui fait que mon théâtre n’est pas du tout visible dans mon pays. Ça fait presque vingt ans que je fais du théâtre mais je n’existe pas sur les plateaux en Algérie. Dans une certaine mesure, c’est moi qui ai cherché cette forme de solitude. Je ne vais pas crier à la censure car ce serait malhonnête de ma part, d’autant que mes romans sont assez dérangeants, ils ne sont pas faciles. Ils sont assez attentatoires à la bienséance mais ils sont disponibles en librairie. J’ai fait des lectures de rue qui ont été empêchées par la police, j’avais une dimension activiste. C’était pour moi une manière d’essayer d’exister socialement. J’avais lancé un concept de lectures en espace public sous le titre : « Lectures Sauvages ». Une fois, j’ai donné rendez-vous à mes lecteurs à Tipaza pour une lecture d’une pièce qui s’appelle Les borgnes. Je me suis fait arrêter par la police et j’ai été soumis à un interrogatoire. Sans le vouloir les flics ont fait de moi un héros parce que suite à ça, j’ai publié une tribune qui s’intitulait « cherche flic pour lecture citoyenne à Tipaza ». Ça a fait grand bruit et du coup, partout en Algérie, on m’invitait pour faire des lectures. Je ne suis pas provocateur par nature. Je suis discret. Je ne cherche pas absolument à faire parler de moi. Je n’ai pas choisi l’engagement, c’est l’engagement qui est venu à moi. La moitié du chemin a été faite par les circonstances. J’ai fait un livre sur le caricaturiste Ali Dilem, Dilem président. Biographie d’un émeutier. À la première lecture, l’éditeur m’a dit que ça ne pouvait pas passer. C’était une censure mais en le mettant sur internet, c’est devenu une bombe rhétorique. Finalement en censurant, on nous donne de l’importance. Je suis l’exemple emblématique de la « fabrique du héros » malgré lui. J’ai été enlevé par un groupe terroriste, des jeunes qui étaient dans la périphérie d’une violence monstrueuse ; j’ai échappé à un attentat contre le journal dans lequel je travaillais (Le Soir d’Algérie), ce qui était un peu l’équivalent de ce qui est arrivé à Charlie Hebdo. Cela dit, la vie n’était pas faite pour moi que

de noir ou de blanc, ce n’était pas aussi manichéen. Il y a plusieurs formes de violence. Entre deux attentats, on vivait, il y avait beaucoup de courage et de dignité. Par ailleurs, la mise en mots aide à défaire les traumatismes.

Beaucoup d’intellectuels, de journalistes et d’écrivains sont partis d’Algérie durant les années noires de 90 et ne sont jamais revenus. Dans votre cas la question ne s’est jamais posée ? Les personnes qui sont parties auraient pu constituer une voie, pour sortir de la bipolarité militaires-islamistes, il y avait cette dualité. Tous ces artistes, ces universitaires, ces intellectuels, toutes ces personnes qui essaient de raisonner et de nous apporter de la lucidité nous ont manqué pendant ces années-là et nous manquent encore aujourd’hui mais il serait malvenu de porter un jugement sur des gens qui n’ont fait que sauver leur peau. Indépendamment de la position morale sur le devoir de rester au péril de sa vie, il faut tenir compte d’un élément très important qui est la mondialisation. L’un de ses effets c’est la mobilité des compétences. Il y a un réservoir de compétences incroyable chez ces personnes qui sont parties et leurs enfants. Beaucoup ont réussi à réactiver leur savoir de l’autre côté de la Méditerranée. Beaucoup parmi les gens qui sont partis viennent des classes populaires ou bien habitent des quartiers populaires. On sait que ces gens sont en première ligne de front, leur tête était mise à prix. Quand on voit le sort de certaines victimes qui ont été exécutées devant leurs enfants, on se dit que ceux qui sont partis ont pris la décision qu’il fallait. Moi je suis resté en Algérie pour ma mère, ma famille, mes frères et sœurs, ma place était là. Non seulement en Algérie, mais surtout à Boufarik. C’était un bastion des islamistes, nous avions la guerre sous notre immeuble. Nous habitions dans une tour à la périphérie de la ville à côté d’un champ d’orangers qui était un véritable champ de bataille. Je ne me serais jamais pardonné de vivre ça loin de ma famille.

De quelle manière voyez-vous l’avenir en Algérie ? 57

J’ai coutume de dire : je ne crois pas à l’espoir mais à l’espoir planifié. Pour moi, l’avenir en soi ne veut strictement rien dire, l’avenir c’est ce que je vais faire demain. J’essaie de ne pas attendre qu’on me balise le terrain. Je revendique une forme d’autonomie et j’essaye d’inculquer cette autonomie à mes filles de façon à ce qu’elles soient « tout terrain ». Où que l’on vive, il faut trouver une forme d’autonomie. L’autonomie ne concerne pas seulement les pays où il y a une dictature très forte. On voit qu’un peu partout dans le monde, on peut avoir à craindre pour sa vie, pour son corps, pour ses idées, pour les fondements mêmes des droits humains. Ils sont peu ou prou remis en cause par différents procédés, sous différentes formes. Donc partir d’un pays pour aller dans un autre où l’on est a priori plus en sécurité, où l’on ne peut pas véritablement s’exprimer, où l’on peut être discriminé, ça rime à quoi ? Et cette régression généralisée des libertés nous impose à tous une vigilance permanente.

Pour vous, la guerre c’est quoi ? La guerre c’est une violence totale : physique, psychique, urbaine, culturelle, symbolique, ethnique… Cela dit, il y a plusieurs sortes de destructions de l’espace humain qui ne sont pas nécessairement militarisées. On est confronté à plusieurs violences sournoises au sein même de la modernité : dans l’humiliation, dans la précarisation, dans la destruction de notre environnement immédiat, dans la guerre faite aux migrants comme on l’a vu avec l’épisode de l’Aquarius. Voir les gens dormir dans la rue, pour moi, c’est une terrible injustice. Dans le cas de l’Algérie, c’est la preuve que la guerre que l’on a faite pour notre indépendance n’est pas achevée. L’objectif final n’était pas seulement de s’affranchir d’une autorité administrative. Quand on voit après toutes ces années qu’il y a encore une telle misère sociale, on se dit que ce n’est pas fini. Je ne remets pas en cause l’idéal révolutionnaire du FLN « canal historique ». Je voudrais trouver des modalités de transformation du réel sans violence, sans passer par la guerre, en privilégiant les actions civiles et civiques notamment par la culture, pour amadouer et adoucir le réel.


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Rodrigo García/ L’insolent

Suscitant l’engouement ou la controverse, il est de ces metteurs en scène qui divisent. Il ne représente pas le réel mais le défigure pour amener à inventer un autre monde.

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Rodrigo García © Jeremy Brierer.


Je veux mettre à l’envers l’ordre social établi, lâcher des fous pour les laisser changer le monde.

À la fin des années 80, vous quittez l’Argentine et arrivez en Espagne. Quels étaient vos utopies, votre état d’esprit et votre perception de la vie à cette époque ? J’avais de très mauvaises relations avec mon père et j’avais le sentiment de devoir fuir la maison quoi qu’il arrive, d’abord dans le centre de Buenos Aires puis ça ne m’a pas paru suffisant. J’avais 21 ans et, à cet âge-là, on est capable de faire n’importe quoi. J’ai vécu toute ma jeunesse sous la dictature. Puis avec l’arrivée de la démocratie, il y a eu des problèmes économiques en Argentine, le changement politique n’a pas été ce que j’attendais et finalement, ce n’était pas aussi fou que cela de vouloir partir et changer de continent. À ce momentlà, je n’avais aucun intérêt pour l’art, je n’étais pas un artiste mais seulement un jeune qui aimait aller au cinéma, au théâtre et lire. J’ai commencé par diriger des œuvres d’autres écrivains, je n’avais encore jamais écrit. À mon arrivée en Espagne, j’ai été confronté à un système identique à celui de la France où il fallait former une compagnie, faire des demandes de subventions, etc. qui étaient difficiles à obtenir. J’ai essayé de monter des pièces personnelles autofinancées mais sans subventions, ni pour le théâtre, ni pour l’œuvre elle-même, elles n’ont pas pris forme. Puis, j’ai appris qu’il y avait des concours d’écriture théâtrale ; je me suis inscrit et c’est ainsi que j’ai commencé.

Encyclopédie de phénomènes paranormaux Pippo y Ricardo mis en scène par Rodrigo García (2018) © Fanchon Bilbille.

présente à cet instant. Je ne fais aucun effort pour éviter cela, je ne peux pas, ça s’impose à moi. Au contraire, beaucoup de gens essayent par tous les moyens de créer de la provocation mais n’y arrivent pas, ça m’amuse parce que ce n’est pas quelque chose qu’on a à faire, elle est là ou pas. Ensuite, c’est le public qui réagit.

Quel rapport entretenez-vous avec vos acteurs, avec la scène ?

Vos créations provoquent régulièrement des clivages parmi le public : du fort engouement à la controverse ; comment le ressentez-vous ?

Je n’ai pas de grosse troupe et on se connait très bien. Je comprends que les acteurs puissent ressentir une excitation particulière quand ils vont rencontrer le public, c’est normal, heureusement car sinon ce serait horrible. On fait des choses dont on ne sait rien, on ne sait pas faire des pièces de théâtre. Je n’ai pas d’outils professionnels. Je ne sais pas diriger des acteurs. Je ne sais pas écrire des dialogues. Je ne sais rien du rythme ni de la scène. Je suis toujours dans une sorte d’abîme et les gens m’accompagnent dans cet abîme car ils peuvent se dire qu’ils sont en train de travailler avec un type qui ne sait rien !

C’est un peu comme faire une pizza : chacun peut mettre ce qu’il veut en la composant et certains vont aimer et d’autres pas. Je sais ce qui peut se passer quand j’écris, la controverse est déjà

Finalement, j’aime bien cela car il y a une énergie qui est comme une vibration, elle nourrit la création ; avec cette énergie, la pièce vit. Si tout était prévu, organisé, on donnerait quelque chose 60

de mort au public. Je préfère faire les choses sans savoir les faire.

Est-ce que vous travaillez dans une forme d’écriture de plateau ? C’est très théorique, je n’ai jamais compris ce que voulait dire écriture de plateau. Je n’ai besoin de personne pour faire mes pièces, c’est un travail qui m’est personnel. Par exemple pour ma nouvelle pièce, Encyclopédie de phénomènes paranormaux Pippo y Ricardo, il y a eu cinq semaines de répétitions mais cela fait un an que je l’ai en tête, que je la travaille. Ce n’est donc pas de l’écriture de plateau, tout se prépare uniquement et en permanence dans ma tête, quand je fume, quand je sors me promener, je ne pense qu’à ça. Dans le travail avec les acteurs, en apparence, il y a un dialogue mais en réalité, il n’y en a pas. C’est moi qui décide, qui leur dis ce qu’ils ont à faire. J’amène mon texte, je le donne et les acteurs jouent mais je ne change rien. C’est très simple, il n’y a pas de mystère.

Dans quelle phase de recherche êtes-vous ? Changer une petite chose peut être très compliqué pour un artiste. On peut faire un gros effort pour changer quelque


~ spectacle ~ chose qui est fondamental pour soi et le public ne le voit pas toujours. Avec la maturité, l’âge et l’expérience j’ai toutefois de moins en moins peur de changer de langage. Je m’ennuie car j’en ai marre d’ouvrir des voies que d’autres empruntent. J’ai envie de faire des choses différentes. Après être passé par une étape politique dans mes pièces, je me rends compte que cela n’a plus vraiment de sens. Pour moi, c’est être opportuniste que de faire du théâtre politique actuellement. Je suis passé par là mais je ne peux plus faire de pièces avec des critiques sociales comme je le faisais avant vu que cela ne correspond plus à mon style de vie. Je ne peux pas continuer sur ce thème, je n’ai pas besoin de laver ma conscience. Je veux essayer de faire quelque chose de plus difficile en prenant le chemin de la fiction. J’aimerais savoir si je suis vraiment quelqu’un d’imaginatif.

Est-ce que vous considérez que votre théâtre est une arme de guerre ? Non pas du tout. Les gens qui viennent au théâtre sont finalement assez peu nombreux. Je suis content d’avoir le public que j’ai. Je ne me plains pas et je me sens privilégié mais j’ai l’impression de faire des pièces de théâtre pour des gens qui veulent se laver la conscience et qui aiment qu’on leur donne des coups de bâton. Enfin, cela doit être le cas pour certains et pour d’autres non. En ce qui me concerne quand je vais voir une pièce, je ne veux pas recevoir de leçon mais vivre une expérience esthétique. C’est aussi ce que je veux proposer. C’est peut-être très particulier mais ainsi j’élargis les frontières esthétiques de chaque individu. C’est comme quand on n’a vu que des œuvres figuratives puis qu’on découvre la peinture abstraite, c’est un grand changement et ça aussi c’est une action politique. Dans mon travail, il y a un aspect moral, éthique, très important, sa finalité est que je veux dire aux gens de ne pas avoir peur d’être libres.

Que représente la justice poétique pour vous ? Basiquement, l’acteur dit de changer l’ordre des choses. Je veux mettre à l’envers l’ordre social établi, lâcher des fous pour les laisser changer le monde.

Encyclopédie de phénomènes paranormaux Pippo y Ricardo mis en scène par Rodrigo García (2018) © Fanchon Bilbille.

Mettre à l’envers les choses, c’est ça la justice poétique. Toute mon œuvre est sociale mais je m’efforce à ce qu’elle ne soit pas du tout didactique. Une œuvre doit aspirer au grandiose mais il faut arriver à ça sans être ridicule. C’est là où le mélange de sujets qui demandent réflexion et d’autres plus banals intervient. Se pose aussi la question de comment parler de choses importantes sans solennité quand ce qui est nécessaire est de pouvoir faire voyager.

Vous avez pu dire que vous ne vouliez pas représenter le réel, comment arrivez-vous à le défigurer ? Je dis toujours que j’aime être un ennemi de la réalité. Si une réalité ne me convient pas, que je ne l’aime pas, je crée ma propre fiction en opposition à cette réalité. Si le public pense vivre une expérience poétique et esthétique, c’est génial. Cela peut changer la vie des gens, ils vont sortir du théâtre et avoir la même vie mais peut-être qu’intérieurement, l’art enrichit les personnes. À une époque, une des marques de fabrique était la violence mais je l’ai abandonnée il y a déjà un bout de temps. Peut-être que mes dernières pièces sont très violentes du fait qu’elles provoquent beaucoup de mélancolie mais ce n’est pas une violence explicite. Un bon metteur en scène doit prendre un texte et trouver une réalité différente, il doit imaginer, avoir un univers intérieur. S’il n’a pas d’imagination personnelle, il va représenter les textes des autres, rien de plus. Pour moi, c’est un 61

questionnement : images, textes, est-ce que tout va coller ? Est-ce que tout va être complémentaire ? Qu’est-ce qui va être gratuit et qu’est-ce qui ne le sera pas ? Je ne le sais pas. Heureusement, le moment du choix de l’association des images et des textes est complètement instinctif. Si on pouvait faire ça à partir d’un procédé rationnel, tout serait foiré. C’est de la pure intuition.

Quel est votre état d’esprit actuel ? Il y a des gens qui ont eu beaucoup de chance dans leur vie. Rimbaud a trouvé sa voie très jeune, moi non. Moi je traine des choses de Thomas Bernhard, d’Heiner Müller et d’autres, c’est évident. Je suis en train de me défaire de toutes ces influences, l’une après l’autre. Mais pour réussir ça, il faut apporter des choses plus personnelles. Je n’ai jamais vraiment joui de la vie, je ne suis pas un type qui aime vivre. Pour vivre, chaque personne doit trouver quelque chose, je me suis inventé le théâtre et il est devenu ma raison de vivre, ma force. Actuellement, je suis serein. J’entame une période de repos et de réflexion, c’est nécessaire d’avoir ce temps pour prendre du recul, de la distance. Parfois je ne peux pas prendre de temps pour des raisons économiques ou autres mais ce n’est pas bon de travailler dans une certaine continuité. J’ai envie de calme, j’ai besoin d’avoir plus de contacts et de meilleures relations avec le monde extérieur, car autrement, je vais finir par haïr ce monde extérieur.


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Jean- Michel Valantin/ Le concret

Demain, la guerre ? Le chaos climatique et la course effrénée à des ressources devenues de plus en plus rares ? Chercheur en études stratégiques, auteur de l’ouvrage Géopolitique d’une planète déréglée, il tente d’apporter des éclaircissements sur le lien entre les guerres modernes et la destruction de l’environnement.

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Jean-Michel Valantin © Jean-Michel Valantin.


Un dérèglement implique qu’il existe encore la possibilité de trouver de nouveaux équilibres.

Nous assistons ces dernières années à une forme « d’emballement climatique », caractérisé par la succession de manifestations extrêmes. Sècheresses, canicules, ouragans, inondations, cyclones, fonte des banquises arctique et antarctique… Autant de symptômes d’une planète qui semble devenir de moins en moins accueillante, voire vivable ? La première chose qui me vient à l’esprit, c’est la difficulté subie par un très grand nombre de nos contemporains à saisir que, collectivement, à l’échelle non seulement de l’humanité, mais aussi à celle de toutes les espèces terrestres vivant sur cette planète aujourd’hui, nous sommes entrés dans une phase de changement biophysique accélérée. Une phase sans équivalent dans l’histoire géologique ou même dans l’histoire humaine. Ainsi, dans l’expression « changement climatique » il est essentiel de saisir la dimension propre à cette dynamique désormais permanente de changement constant. Ce changement se manifeste par la multiplication de phénomènes extrêmes, mais ces derniers ne sont « que » des signaux d’un phénomène beaucoup plus ample, et beaucoup plus grave, à savoir le changement des conditions géophysiques et biologiques qui constituent les paramètres dans lesquels notre espèce s’est développée. Or, en modifiant ces paramètres, nous modifions les conditions de vie dont nous dépendons pourtant.

En d’autres termes, nous pourrions dire que nous sommes en train de nous « téléporter » sur une planète inconnue, une « defiant Earth », comme la qualifie Clive Hamilton.

Dans Géopolitique d’une planète déréglée, on mesure à quel point le bond technologique de la révolution industrielle a conduit à une capacité de destruction sans cesse exponentielle. Intervient la faculté de l’homme à détruire, non plus seulement son ennemi, mais l’environnement de son ennemi, les conditions écologiques permettant sa vie et sa stabilité. L’utilisation du chlore, du gaz, des armes chimiques, jusqu’à l’emploi de la bombe atomique. Vous parlez ainsi d’une « militarisation de l’atmosphère » depuis la Première Guerre mondiale. Les grandes puissances sont-elles toujours dans cette optique ? L’utilisation militaire et géopolitique de secteurs entiers de l’environnement, voire de la biodiversité, à des fins coercitives est inscrite dans l’histoire humaine et dans l’histoire récente de notre planète. Cependant, comme vous le soulignez, ces deux cents dernières années ont aussi été celles de la militarisation des capacités thermoindustrielles, chimiques et nucléaires. Il faut cependant remarquer que si l’emploi des gaz de combat pendant la Première Guerre mondiale à des fins

Deuxième essai nucléaire sur l’atoll Bikini aux Îles Marshall par les États-Unis le 25 juillet 1946.

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tactiques, et à des fins génocidaires pendant la Seconde Guerre mondiale, a ouvert la voie à la militarisation « ultime » des composants les plus fondamentaux de la matière avec la bombe nucléaire, celle-ci a déclenché une réflexion de fond sur le rapport contemporain à notre environnement. En effet, la multiplication des essais nucléaires entre le milieu des années quarante jusqu’à la fin de la Guerre froide (1990), et les stratégies de dissuasion nucléaire, ont alimenté une réflexion prospective sur les effets possibles d’une guerre nucléaire. Ce courant de la recherche a débouché, entre autres, sur la notion d’« hiver nucléaire », qui serait déclenché par la projection de quantités phénoménales de cendres et de suie dans la haute atmosphère, à la suite des incendies initiés par les frappes nucléaires. Cet « hiver » accompagné des retombées radioactives détruirait les écosystèmes, et ainsi les supports de vie fondamentaux des sociétés contemporaines. L’immensité de ce danger a amené les grandes puissances à beaucoup de prudence quant aux usages stratégiques de la puissance.

Vous y évoquez aussi le fait de « guerres de l’effondrement », relatives à la raréfaction des ressources, à la compétition pour leur accès, ainsi qu’aux tensions croissantes dans certaines zones du monde. Quelle est, aujourd’hui, la guerre la plus emblématique de cet effondrement en cours ? On ne peut que penser à la Syrie. Ce pays a été frappé par une terrible sécheresse de plusieurs années, entre 2006 et 2011, qui a littéralement disloqué le monde rural syrien et a entraîné un immense exode rural, dans des villes. Les villes syriennes n’étaient pas préparées à de tels flux. Cela a engendré d’immenses tensions sociales qui ont été un facteur


~ société ~ très important dans la déstabilisation politique du pays et son basculement dans la montée aux extrêmes, puis la guerre civile à partir de 2011. Par ailleurs, pendant près de dix ans, cette sécheresse a été précédée par le développement de l’agriculture du coton lourdement consommatrice d’eau, promue par le régime de Bachar el-Assad, pour soutenir son commerce extérieur. Quand la sécheresse a commencé, ce pays semi-aride avait largement épuisé ses ressources en eau. Le cas syrien montre bien comment le changement climatique affecte les vulnérabilités matérielles, sociales et politiques des pays. Mais ce « stress climatique » frappe aussi le nord du Nigéria, le Soudan et d’autres espaces qui sont socialement, politiquement, économiquement et écologiquement fragiles.

Aussi, ne pourrait-on pas intituler plutôt votre livre « Géopolitique déréglée d’une planète exsangue » ? J’espère que non ! Un dérèglement implique qu’il existe encore la possibilité de trouver de nouveaux équilibres. Si nous étions sur une planète « exsangue », vous et moi aurions les préoccupations de survie quotidienne qui sont celles, par exemple de millions de gens dans la bande sahélienne alors qu’y sévit une sécheresse d’une ampleur historique…

Dès lors que la planète pourrait enregistrer une hausse des températures de plus de deux degrés, voire davantage, ce qui nous précipiterait dans l’inconnu, envisagez-vous par exemple la formation d’un gouvernement mondial, intervenant dans des nations en proie au chaos, ou bien, au contraire, une fragmentation totale avec un retour à des modes de gouvernances archaïques ? Je pense qu’une réflexion et une réaction de fond à ce « méta risque » est en train de monter, réaction politique que, par exemple, le gouvernement chinois qualifie de « civilisation écologique », qui est une immense politique de réaménagement écologique de leur tissu industriel et urbain, afin de compenser les excès des décennies passées. Mais cette réaction de rétablissement de nouveaux équilibres

Évolution du récif corallien dans les Samoa américaines entre décembre 2014 et février 2015 © The Ocean Agency – XL Catlin Seaview Survey.

s’exprime sous de multiples formes, en bien des endroits, sous d’autres noms, comme les objectifs de développement durable des Nations Unies.

Les océans s’asphyxient. Les zones mortes, privées d’oxygène, s’accroissent et se multiplient dans différentes couches, de même que leur acidification détruit le corail et donc, la biodiversité. À cela s’ajoute la surpêche. « La guerre des océans » aura-t-elle lieu ? En fait, la concurrence pour les ressources marines s’exacerbe à mesure que les besoins des populations augmentent et que la pression sur l’océan, due à la surpêche, à la pollution terrestre, à l’acidification et au réchauffement augmente… Il en résulte des tensions toujours plus fortes, comme entre les six pays riverains de la mer de Chine du Sud.

En Somalie, on sait que la piraterie a fait fuir les navires de pêche industrielle pendant un long moment. Vous expliquiez que les eaux côtières étaient redevenues poissonneuses en conséquence… Oui, mais le retour à l’ordre des populations côtières a recommencé à attirer les grandes flottes industrielles, alors que les pirates et anciens pêcheurs ont été repoussés… Mais la question de fond est en effet de savoir si la vie sur Terre n’est pas directement mise en danger par cette asphyxie de l’océan.

L’émergence de mouvements écologistes, comme Sea Shepherd ou Greenpeace, vont-ils avoir une réelle influence politique à mesure que la planète se dégrade ? 65

Il me semble plutôt que les opinions publiques évoluent par la prise de conscience qui combine les connaissances et la multiplication des expériences personnelles et collectives de la crise climatique et biologique. Même le Président Donald Trump a reconnu, début octobre 2018, à la suite de la super tempête « Michael », la réalité du changement climatique.

On sent dans vos publications une grande sensibilité à l’égard de la musique et de la création artistique, comme si elles étaient l’expression d’une volonté de demeurer contemplatif. Comment faire un lien aujourd’hui entre l’art et l’écologie ? Effectivement, l’art et la culture sont de très puissants moyens pour faire évoluer les consciences collectives. Ainsi, c’est le film Le Jour d’après qui, en 2004, a littéralement permis au débat sur le changement climatique de prendre une échelle globale. La vraie spécialiste de ces questions est ma grande amie Alice Audouin, directrice de l’association Art of Change 21. En évoquant cette question, je me souviens d’une exposition itinérante sur la chasse à la baleine, à laquelle ma mère m’avait emmené quand j’avais cinq ans. Je pense aussi à certains films, La Guerre des mondes de H.G. Wells, Mad Max 2, Apocalypse Now. J’avais seize ans lors de la catastrophe de Tchernobyl, je vivais dans une zone rurale et agricole, où « le nuage est passé » et je me souviens avoir vu des phénomènes aberrants ce printempslà. Je ne saurais enfin que trop conseiller les ouvrages de Max Weber, de Norbert Elias, de Peter Sloterdijk et de Clive Hamilton, ainsi que l’ouvrage essentiel de Thomas Homer-Dixon, The Upside of Down.


Raconter


Nos cris ont de longues racines, technique mixte sur toile cartonnÊe, 46 cm x 55 cm Š Danielle Berthet.


Mauthausen/ Éric Moutier Photographie de Laurence Chellali

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~ poème ~

S

ur un coin de papier, un oui aurait suffi À quitter le Danube et ses rives sanglantes. Trois lettres apposées pour monnayer nos vies Et renier notre foi au cœur de la tourmente. Nous vivions dans ces camps où la mort était reine. Assis à ses côtés, siégeait son furieux roi. Pour avoir refusé de tendre le bras droit, Nous étions résistants de la folie humaine. La mine de granite était notre tombeau, Nous qui creusions la Bible et ses pages d’Amour. Quand nos mines pâlies regardaient nos bourreaux, Nous savions qu’ils pourraient alimenter les fours. Les balles qui sifflaient dans le froid de l’hiver Ne pouvaient perforer notre fraternité. Et face aux cris haineux des Serpents Sanguinaires, Nous nous tenions la main, priant dans l’unité. Parfois nous étions nus, giflés d’eau et de glace, Parfois en rangs serrés, faisant front à la mort. Mais, la Lune venue, nous regardant en face, Nous trouvions la beauté qu’il nous manquait dehors. Fidèles nous étions, cela nous suffisait À supporter les coups, voûtés mais pourtant droits. L’insigne sur nos cœurs libérés témoignait Que, faibles mais puissants, nous gagnions ce combat. Nos triangles violets firent tinter leur foi Dans le feu et le froid, dans la poudre et le sang. Ce triangle violet, Mémorial aux vivants, De ne jamais céder quand le Mal devient loi.

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Bataille/ Gilles Wauthoz Photographie d’Arnaud Leclercq

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~ poème ~

U

ne cheminée s’agite dans la vulgarité du matin. Tranchante dans le paysage glacé, elle espace l’horizon et s’étage en colonnes. Bientôt suivie de beaucoup d’autres, elle siffle gaiement l’improbable combustible des flûtes historiques. En bel orchestre citadin, ses compagnes la suivent, choreutes extasiées. Elles forment ensemble ce couplet rayonnant, ce murmure fantasque. Et c’est à qui veut la voir, à qui veut l’entendre, une mémoire adorée en cet instant crucial, un rappel évident des énergies défuntes. Et comme un train de nuit, sortilège, une écoute. — Murmures pourchassés. Après bien des règnes tyranniques, les Opéras bondés, peuplés de voyous et d’assassins, livrent leurs bonnes entrailles aux conspirations salutaires, aux querelles jurées, aux ribambelles folles ! — comme aux scrupules géographiques qu’encerclent de dévotes lanternes, paisiblement d’abord, plus farouches ensuite. Aux balcons humiliés, des essaims de taons — fastes abeilles bleues — bourdonnent avec fracas et harcèlent sans relâche les grimaces et les farces qui tentent encore de paraître : « Après un tel désastre ! Au haut des catastrophes… » Nous ne sûmes jamais sur quelle porte s’ouvrait ce tapage savant. — Ce murmure persiste. Dans les bourgs et les négoces de la ville bouleversée, des princes et des soldats s’entretiennent ensemble. Ils causent de leur sang menacé — et s’inquiètent. À bon droit : juste titre. Et digne récompense… — Un sain tumulte aux vents s’allie, une flamme éclate et chancelle : tout fuse et se fiance aux rumeurs du Passé ! — Quelque chose vacille. Et l’inouï s’installe : C’est ici. Cœur ardent fédéral, africaine fanfare : une cour fastueuse y a planté ses tentes. Des danseurs, des vagabonds, virtuoses vigies, s’expriment en cet arcane dans des langues sauvages. Avec une méthode à la brusque logique, ils inaugurent le siècle en exploits saccadés. C’est bien ici. — Oui, là sont de beaux séraphins, tragiques sous les fleurs vespérales d’espoir. Leurs yeux, leurs grands yeux bleus aux teintes irisées, beaux témoins d’autres cieux fantastiquement larges, signalent trop d’indicibles étrangetés pour n’avoir pas (au bout du compte) de patrie élective, effaçable demeure aux foyers circonscrits, d’une terre à leurs pieds, une source ici-bas. — Ces fanaux sont levés. Aux nuages aspirent… En toute innocence, ils virevoltent à cette aura particulière. Sur leur front calme et si brillant, c’est l’immense regret des séjours écourtés, des voyages troublés, des errances utiles. — Ne les voyez-vous point ? — Vifs comme l’écume argentine où les meutes s’ébrouent, ils éparpillent au bord des routes les multiples risées des minutes occidentales. Malgré maintes embuscades régulièrement trahies, maintes défaites sues, ils caressent avec volupté la barbe des foudroiements satiriques qui navrent, marchant au rythme des massacres historiques, des léthargies fatales, de certains soubresauts. Deuils amers ou neuves trames, ils cherchent seulement à joindre à leur foyer quelque étincelle d’un feu de vie. Sur les marches fêlées de ces escaliers immensément légendaires — multiples jeux et vains suffrages, — on joue aux cartes, aux dés, aux dames, tout en s’enivrant de révolte et de gloire. Puis on trébuche, les uns contre les autres, dans des farandoles grotesques. Eux, ils bondissent — de couloir en couloir — et veillent — comme une chaude escorte, pleinement dévolue à l’amour qui les blesse. — Dernier acte à venir, fontaine de Jouvence. Ô fleuve annoncé, tu prends ton essor. Tu débordes. — Ne les voyez-vous point ? — Aux dames écarlates, ils nomment le velours. À l’enfant jalousé, ils attardent leurs gestes. Crépuscule des servitudes, ils font se lever l’aube d’une vie élargie. Ils annoncent l’idylle rouge et le pont solitaire. De la flamme alourdie ils exaucent l’argile. Ils montent à nos têtes. Sublimes et délicats, ils viennent à nos sangs. — Ils s’imposent à nous ; finalement, ils l’emportent ! La cheminée s’agite au drame du matin. Mille circuits dorés en établissent l’effort. À la face du ciel obscurci, c’est l’amour. Au palais passager des atours, c’est l’aurore. En ce jour précurseur, aube particulière, la ville est cheminée — incendie maintenant. C’est un arbre aux racines sans cesse renaissantes. C’est un volcan de nuit au cratère profond. Écume, tu dormais. Réveille-toi, trésor. — Car voici Venir l’heure des significations…

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« t »/ Germain Bruyas Photographie de Camille Valentin

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~ poème ~

… et du filet tombaient des gouttes, formant sur la terre une ligne évaporée aussitôt. Comme une promesse. Nikos Kokantzis.

E

t de mon filet, que tombent-ils les yeux. Il y a un poème de Twardowski qui dit : Tu ranges les croix comme des soldats trop grands Et à chaque « t », une majuscule, quand les miens de « t » justement sont chaque croix chacune une fois petite tracée. Un « t » comme une lèvre ouverte comme une gerçure dans le ciel cette nuit, et ce n’est ni une bombe ni un éclair. Il y a votre corps emporté loin de moi, loin des frontières de mon corps et pour ne citer qu’une des lignes d’Agatha, qu’il va être introuvable et je vais en mourir. À la page treize je vais en m’ouvrant. Non rien qu’une prémisse à voir ; ce que le ciel réserve. Elle marche parmi les ruines Ilieva. Tu écris « inévitable » et j’entends : un demain sans chevet pour ma nuque à t’écrire / un demain de ceux qui s’étirent pour devenir plus grands et mériter l’amour du Père / demain, quand l’étroite trouée que percent encore les mots de certains poètes sait élargir son tronc aux lueurs de deux corps qui se rencontrent pour la première fois et s’exécutent d’une gâchette sans un regard, avec nulle autre somation qu’une perte partagée de finir-ensemble-et-plus-tardnous-irons-planter-des-arbres-où-IL-S’AGIRA-DE-VIVRE. J’étais l’œil de l’aveugle Et le pied du boiteux. J’étais père des misérables ; le froid c’est un mystère qui gagne du terrain sans quoi rester invisible demeure aller au combat. Comme une promesse je te tiens, tu me tiens, par la barbe : barque enrôlée aux flots : attachée à la haute mer des tirs qui partent.

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Dans le doute, je vois bien que j’ai levé les bras plus souvent ces jours passés, quand le soir tombe – comme un roi pour la victoire qu’on aide les mains en l’air jusqu’au couchant, et que l’image se représente : qu’elle s’introduit dans ma langue en couleur d’abandon ; mais de cet abandon qui est de me donner à Toi-ma-majuscule, me délivrer sans retour. Oui, j’ai levé ces bras de barrière sur mon retour sans même un pardon frôlé des lèvres ; impur, mes yeux fermés, t’offrant mon Père, juste une provision de louangettes, simplettes et toutes fécondes dans leurs dorures défoncées. Ce sol que je dépose à tes pieds comme huile sur feu, dont un parfum de mes morts répétées se transmet sans chaleur : un peuple de gestes de tendresse qui habite à l’écart, dans les contrées denses et intérieures de ce dernier langage que je tente d’apprendre et qui est mon âge, mon âge : l’âme qui est en moi. – J’ai voulu lire soit un livre sur les saints qui parlent, soit l’aventure des chevaliers qui viennent. J’ai disparu dans ma blessure. Et mon habit se porte encore par d’autres tandis que je suis dans la terre. – Le nom de mon père est le nom que je donne à la fleur si je parle ma langue, et mon ouvrage c’est d’annoncer par toute la terre : où m’attends-tu ? Qu’appelles-tu de ma vie dont je dispose encore ? * Plein mois de septembre qui se décore avec des boucles d’encre. Qu’est-ce écrire ? Qui sait dire ? Dis-moi. Je persiste, dans l’illusion ou l’ignorance. COMPRENDRE, JE COMPRENDS QUE C’EST VOIR. Qui parle ? Je profite d’être mon âge, ici, et de ne savoir ni le lieu ni le temps. Mais de quel mirage ? Chaque seconde, naît-on autant que l’on ne meure ?

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Pas une paix. Pas de guerre. D’autres choses. Tu proposes écrire pour dire « j’aime », « survivre » et « je » quand, seul, ne dispose que de sentences qui se mettent en garde : « pourquoi ? » « merci ». Tu es invincible et je bute en enfant sur un étrange caillou qu’est ce mot de « guerre » pas même un verbe. Le frigo est toujours bruyant par périodes. La guitare immobile. Un peu de sang sur la corde de si. Je découvre qu’il y a un an jour pour jour, presque, l’écharde dans mon dos s’est plantée comme un conte : « C’était Jéricho trois. Il est une foi qui ne se donne qu’en ouvrant les yeux sur sa pauvreté. » Je suis encore tombé hier, je suis de Cyrène et je suis aussi la croix. La bougie dans sa cire est paisible. Elle s’éteint et le silence dont Tu uses mes oreilles est celui que j’écris à genoux sans avoir reçu un seul courrier de réponse : Adorer : cesser de voir. * Il neige sur mes mains des flocons qui ne fondent pas : GRIS

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Figés pour l’éternité/ Blanche Métral-Fleury Photographie d’Alison McCauley

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~ nouvelle ~

I

l ignorait comment il était arrivé là, il ignorait où il se trouvait. Il ne savait rien. Il avait perdu tout sens de l’orientation, toute faculté de penser, il ne pouvait que contempler. Le bruit qui l’entourait l’assourdissait.

Le hennissement des chevaux, le choc des épées, les hurlements des hommes sur le point de mourir, les cris de peur et de victoire. Tout lui faisait perdre la tête. Assis sur le sol, regardant autour de lui le spectacle de la guerre, des marées humaines qui se tuaient, s’annihilaient, il retrouva ses esprits. À sa gauche, un homme se préparait à transpercer son ennemi qui tentait vainement de le retenir de sa main droite. Il était à genoux. Son pantalon vert se confondait avec le sable et allait lentement perdre sa couleur pour se teindre du même rouge que son complet. Un rouge rose, un rouge bientôt couleur de sang. Son voisin se traînait difficilement, blessé au cou, attendant d’être piétiné par un cheval blanc monté par un soldat vêtu d’une armure en cuir. Le blanc du cheval jurait dans cette bataille, tant il y avait de rouge. Les blasons des armées virevoltaient dans le ciel azur, au-dessus des victimes mortes ou au seuil de la mort. Cette horrible symphonie était entraînée par un rythme, celui du fracas des lames. C’est alors qu’il aperçut un jeune homme, à côté d’un homme en armure. Coiffé d’un chapeau blanc à la forme étrange, il semblait jouer de la flûte pour égayer cette troupe. Quel était son camp ? En avait-il un ? En a-t-on un ? Comment pouvaiton l’entendre dans ce brouhaha de l’horreur ? Cependant il continuait à jouer. Le temps s’était suspendu, l’action arrêtée. Les hommes étaient figés dans cette beauté pour l’éternité. C’est alors qu’il entendit une voix de femme, presque imperceptible, puis de plus en plus forte… – Re… Gnore… Signore… Il fit des efforts, ne comprenant pas ce qui arrivait. Tout s’était arrêté, les hommes ne bougeaient plus. – Signore ! Non si può stare più di 20 minuti ! Signore ! Mi senti ? Une femme lui hurlait aux oreilles dans une langue qu’il ne connaissait pas. Il lui fit signe qu’il ne comprenait pas dans le langage universel : un haussement de mains… Ils se regardèrent comme deux étrangers. C’est alors qu’il se rappela de tout. Il avait été entraîné par Piero della Francesca dans sa fresque d’Arezzo et n’avait pas pu en sortir. Tant de beauté.

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La maladie de la guerre/ Jean-Paul Gavard-Perret Ĺ’uvre de Faber 78


~ poème ~

V

isage des poilus égaré sur la route du temps. Appel. Recherche des autres. Recherche de l’harmonie suffoquée. Ceux qui ne parlent plus s’expriment pourtant encore par la bouche.

Tenter de faire sourire le cadavre. Mais celui que la vie a quitté exige une autre histoire Avec une autre fin. Il faut le regarder non pour guérir Juste pour comprendre que personne ne peut se sauver de la maladie de la guerre. Écoutons ce que dit la souffrance dans la densité de son silence sans fond. Il ne s’agit plus de mourir. Les blessures du passé ne demandent qu’à s’asseoir près des monuments Dans un besoin mélancolique de partager le chagrin du temps Et de trouver dans l’ossuaire de Douaumont la vie cachée. Comment ne pas être touché par son silence ? Les crânes restent la boiserie des corps allongés devant la vie hostile Crûment crue, carrément criminelle. Ils sont là pour montrer à ceux qui restent Combien sont forts leur chagrin et notre peine. Leurs squelettes emmitouflés sont des coups de poing. Avec ce qui reste de leurs lèvres rongées Les morts demandent encore pardon. Mais de quoi sinon des cicatrices faites à la terre ? Peut-être devrions-nous compter les journées de joie Sur les doigts de leur main morte. Des tiroirs de glaise où l’on tenait les corps Ils se sont avancés tels des déments pour des noces à venir Ils hurlent ce qu’on ne veut entendre. Leurs larmes sont invisibles depuis le temps. Dans le formidable cortège humain La mort une fois de plus a recommencé sa tache. Elle était là. Elle est là. En bonne camarade. Nous sommes ses poilus, ses égarés provisoires. Notre foule est de plus en plus compacte C’est peut-être déjà trop. Ou encore trop peu. Tandis qu’une lumière blanche étalait les corps sur la Marne Pour qu’ils deviennent vanités. Elle fait de nous leurs orphelins d’un seul jour à l’aune de l’éternité. Quel que soit notre pari ils tiendront. Ce sont eux les primitifs de notre futur. Extase pourrissante de la chair soumise à la jubilation de la vermine. Il n’y a pas d’autre jour que celui où le singulier Se dilue dans le tout. Voilà l’issue Avant que Le gris-noir ne s’étende Avant la nuit totale Le bruit sourd du fleuve des morts. Il y a toute la brutalité du marquage qui écrase ou soulève. L’existence bat encore dans des couches denses où la couleur est presque absente. Ce n’est là que silhouettes inhumaines ou trop humaines. Soudain la vérité dérobe la vie La mort dérobe la vérité par son jargon de l’authenticité. Reste l’inconscient barbare, Les spasmes telluriques d’un rite inaugural. L’origine du monde est là. Dans le tapage du canon. 79


Prescriptions


Esprit libre, huile sur toile, 73 cm x 92 cm Š Danielle Berthet.



~ exposition . annecy ~

De mémoire d’habitants/ L’exposition du Musée-Château d’Annecy propose de plonger au cœur de l’histoire de la vie d’un quartier : non pas pour se souvenir mais pour apporter de la matière à réflexion sur les mutations sociétales et sur les transformations des espaces urbains. Dans cette exposition, le travail sur la mémoire du quartier de la Vieille Ville d’Annecy n’est peut-être que prétexte à emmener les visiteurs sur d’autres chemins : ceux qui nous interrogent sur la ou les visions que nous voulons pour nos cités d’aujourd’hui et de demain.

Dans cette misère apparente, il règne néanmoins une ambiance de village où la vie sociale est extrêmement riche. Habité par des gens modestes, souvent ouvriers et émigrés, ce quartier explose et se métamorphose les jours de marché où toute la ville et les villages alentours viennent se retrouver. C’est une atmosphère chaleureuse et profondément humaine qui se ressent alors ; une atmosphère qui trouve également sa cohésion par l’existence de nombreux petits commerces où les habitants se rencontrent, se connaissent et dialoguent.

Dans le parcours qui est proposé au Musée Château d’Annecy plusieurs visions se croisent. Les clichés argentiques réalisés par Jean-Pierre Lamy en 1967 résonnent, entre autres, avec les photographies contemporaines de Denis Vidalie faites une cinquantaine d’années plus tard. Mêmes prises de vue, mêmes angles sur des espaces urbains, sur des scènes de rue qui se ressemblent parfois étrangement mais qui montrent aussi l’évolution et les transformations.

Par la suite, une poignée de personnes commence à voir dans la Vieille Ville son intérêt historique, patrimonial et même touristique. Les pouvoirs publics, aux côtés des commerçants, vont être moteurs d’une réhabilitation en conduisant des travaux qui se sont faits dans le respect des vieilles pierres.

De mémoire d’habitants met également en avant un patrimoine immatériel : celui des témoignages d’anciens ou actuels habitants, de commerçants ou encore d’acteurs locaux. Des tableaux, gravures et autres documents d’archives viennent compléter cette exposition qui se révèle être un voyage transgénérationnel dans les temps passés et présents comme pour mieux bondir vers l’avenir.

Aujourd’hui très bien restauré et entretenu, ce quartier a toujours l’âme d’un petit village pour ses habitants. Chargé d’histoire, c’est un lieu où il est possible de s’émerveiller quotidiennement, où il fait bon vivre mais c’est surtout un lieu dont il faut préserver l’identité dans des temps où la dynamique de progrès est à réinterroger.

La Vieille Ville d’Annecy : l’histoire d’un quartier.

Réinterroger le progrès.

Si la Vieille Ville d’Annecy apparait aujourd’hui comme une zone très fréquentée voire emblématique pour les touristes qui visitent la ville, il n’en a pas toujours été ainsi. Dans les années 50-60, ce quartier est très pauvre, sombre. Les façades des immeubles sont lépreuses, les appartements sont vendus par petits lots par leurs propriétaires qui préfèrent alors investir dans des constructions plus modernes et agréables à vivre.

Le progrès s’inscrit dans une dynamique qui va de l’avant, vers le bien, le mieux ; il doit être partageable par le plus grand nombre et demande des efforts. Aujourd’hui, si la notion de progrès semble être abandonnée, il semble nécessaire de trouver un nouvel élan au sein de nos sociétés civiles. Nos anciennes visions et nos anciens protocoles d’écoute sont à réinterroger. C’est là une des pistes de réflexion pouvant être perçues à travers De mémoire d’habitants. Cette exposition transmet des éléments qui permettent d’ouvrir et de questionner des notions touchant à ce que nous voulons construire et il est urgent de s’en emparer.

À cette époque, il faut s’imaginer une Vieille Ville complètement abandonnée, glauque et même dangereuse la nuit car elle est mal éclairée avec des rues non pavées et boueuses. 83



~ exposition . annecy ~

Clock, les horloges du vivant/ Le temps et la science se donnent rendez-vous à La Turbine pour une exposition qui plonge dans les rouages des horloges du vivant. Les rythmes du corps humain.

Avec Clock, les horloges du vivant, la Turbine Sciences invite les publics à prendre le temps : celui que l’on peut prendre en famille, celui qui permet de découvrir une exposition autrement et celui qui fait ralentir le rythme tout en se laissant surprendre par la découverte et la compréhension scientifique.

Véritable orchestre où s’entremêlent de nombreux rythmes, le corps humain abrite une multitude de fonctions biologiques. Certaines sont liées entre elles et s’autorégulent, d’autres sont directement liées à des facteurs environnementaux. Si le cœur est l’organe rythmique par excellence, il est toujours bon de se rappeler que les neurones de notre cerveau vibrent en permanence ou d’appréhender les mécanismes et les cycles de la reproduction chez les mammifères.

Cette exposition, réalisée par ART’M Créateurs associés, est un projet d’envergure nationale qui présente les résultats de la recherche contemporaine sur les rythmes biologiques. Elle rassemble plus de soixante activités où le visiteur accède à des contenus scientifiques à travers des jeux et des expériences dans un parcours réparti en cinq thématiques.

Les horloges du vivant.

Les rythmes dans le monde végétal.

Une des premières façons d’aborder le temps lié au vivant est celle de sa mesure pour laquelle l’Homme a depuis toujours conçu des instruments (cadrans solaires, clepsydres, horloges mécaniques, etc.). Depuis la cellule jusqu’à l’organisme entier, l’appréhension du temps qui passe est une notion aussi inconsciente que constante. Que se passerait-il si nous vivions pendant deux mois en étant totalement déconnectés de tout rythme extérieur ou si nous étions « mille pieds sous terre » en n’ayant plus aucune référence naturelle ? Autant de questions qui peuvent se poser quand nous accordons beaucoup d’importance au temps qui régule nos journées.

Le monde végétal est très sensible aux variations relatives à l’ensoleillement, à la température ou encore à l’humidité. Les rythmes des végétaux doivent être synchronisés à leur environnement et sont perceptibles à différentes échelles de temps. Pour approcher ces notions, nous sommes notamment invités à rentrer dans l’horloge des saisons et toute la mécanique qui se déroule de la floraison à la fanaison d’une fleur par exemple. Il nous est également possible de nous demander « quelle fleur est-il ? » grâce à une horloge florale imaginée par Carl von Linné au XVIIIe siècle. Plus ornementale que fonctionnelle, celle-ci manque un peu de précision contrairement à l’observation des cernes d’un tronc d’arbre qui sont de véritables enregistreurs naturels à partir desquels les scientifiques peuvent reconstituer le climat à une époque donnée.

Cycles et rythmes de sommeil. À une cadence journalière ou saisonnière, les fonctions physiologiques se mettent en sommeil. C’est un phénomène commun à l’ensemble des êtres vivants sur Terre. Ces ralentissements du métabolisme ont lieu à des moments précis dans le temps et sont composés de différentes phases, elles aussi rythmées. Dans la compréhension du fonctionnement de ces cycles sont notamment données « les recettes du bon dormeur » sans oublier « les bienfaits de la sieste ».

Les rythmes dans le monde animal. Depuis les formes les plus simples du règne animal jusqu’à l’organisme complexe, la rythmicité chez les animaux est particulièrement visible à travers leurs comportements : mouvements du corps, reproduction, veille et sommeil. Du chant du coq à la vie nocturne de la chouette, en passant par les parades nuptiales ou les déplacements migratoires, nous sommes amenés à comprendre de quelle manière les animaux sont intrinsèquement liés au rythme de leur environnement.

Clock, les horloges du vivant recèle encore bien des mystères qu’il est important de découvrir tout en prenant son temps ! L’exposition est visible du mardi au dimanche, de 14h à 18h. 85



~ saison culturelle . annecy ~

Bonlieu Scène nationale/ Les spectacles proposés durant la deuxième partie de saison de la Scène nationale d’Annecy reflètent un monde dont il faut s’emparer ici et maintenant. Les Juré.e.s.

des traditions, à un folklore, et aussi grâce aux discours théoriques sur le théâtre. De là se posent des questions relatives au capitalisme, à l’individualisme, à l’hypocrisie généralisée qui se prennent dans un discours métathéâtral qui fait fond généreusement, et sans le cacher, sur un texte canonique : Le Théâtre et son double d’Antonin Artaud.

Marion Guerrero, pour la mise en scène, et Marion Aubert, pour l’écriture, s’emparent d’un sujet aussi brûlant d’actualité que nécessaire à aborder : celui de la place de la liberté d’expression. Des attaques dont nous portons encore les meurtrissures à la censure pouvant aller jusqu’à l’injuste et incompréhensible emprisonnement, les limites de ce que nous pouvons tolérer, accepter ou subir sont régulièrement mises à mal. Les Juré.e.s met en place un procès fictionnel qui touche à des endroits sensibles, qui place dans des zones d’inconfort. Si nous devions juger de ce qui relève des limites admissibles, si nous devions être les juges voire les censeurs d’une œuvre, quelle qu’elle soit, que ferions-nous ? Les questions sont posées, à chacun.e.s de s’en emparer.

On s’en va. Krzysztof Warlikowski s’empare de la pièce d’Hanokh Levin. On s’en va s’inscrit comme une résonance entre deux états : celui du metteur en scène, et de la Pologne, avec celui de l’auteur, et d’Israël. Cette fable contemporaine aborde le désir de partir, l’envie d’ailleurs pour des créateurs qui semblent avoir la même vision pessimiste du monde. Dans une vision presque désenchantée de nos sociétés, se pose la question des tragédies humaines.

Optraken.

Minuit.

Optraken, première création du Galactik Ensemble, est envisagée comme une réflexion sur le rapport que l’homme entretient avec un environnement hostile. Ce collectif de cinq circassiens de formation déploie un univers où ils semblent être pris au piège par différents objets, comme pris dans un cauchemar dont il faut à tout prix s’extraire. S’ils testent aussi bien leur capacité de résistance que leur niveau de résilience, ils arrivent à mettre en place une grande inventivité mêlée à une énergie communicative. Le Galactik Ensemble nous laisse entendre que tout le monde est capable de survivre quand les peurs sont dépassées.

Les créations de Yoann Bourgeois explorent régulièrement les équilibres précaires et les rapports de force existant dans une vie comme mise en suspension. Défiant sans cesse la gravité, Minuit est un spectacle composite, en presque perpétuelle évolution, où la machinerie mise en œuvre fait jouer une poésie qui n’a pas de mots. Si la chute apparait comme inexorable, la tentative de vivre malgré tout est relevée dans un temps où l’existence semble être à portée de main.

Retour à Reims.

Belgian rules / Belgium rules.

Thomas Ostermeier livre sa version de Retour à Reims, quelques années après la parution de l’essai de Didier Eribon. Dans un studio, une actrice enregistre le commentaire d’un documentaire, qui se déroule en direct. Jeu et film se superposent pour révéler au mieux les angles sombres de la société d’aujourd’hui, comme les mécanismes d’exclusion, la disparition de la classe ouvrière… Un état des lieux politique et humaniste qui rend compte d’un état de l’Europe et des sociétés qui la composent.

Belgian rules / Belgium rules est conçu suivant une construction rigoureuse, chronologique, par chapitres, mais échappant à une téléologie simpliste par la permanence de thèmes et de symboles. Jan Fabre nous invite, et Johan de Boose qui signe le texte, à représenter un système qu’il s’ingénie à dénoncer. Non seulement par le sujet même de la pièce (la Belgique représentée) mais surtout par cette ouverture constante du spectacle sur la vie, grâce aux références à une culture quotidienne, à 87


Fred Soul © Thomas Bailly.


~ saison culturelle . annecy ~

L’Auditorium Seynod/ Saisissez le verbe, respirez le geste, risquez l’inconnu pour partager ensemble les multiples couleurs poétiques qui enchantent la saison de L’Auditorium Seynod. Rallumer tous les soleils : Jaurès ou la nécessité du combat.

qui n’a de cesse d’être joué et étudié. C’est aussi un prétexte à interroger la question de la liberté d’expression tout comme les rapports de pouvoir entre les artistes et les systèmes dans lesquels ils s’inscrivent.

Le texte de Jérôme Pellissier mis en scène par Milena Vlach nous plonge dans la vie de Jean Jaurès dont nous suivons les combats, de l’Affaire Dreyfus jusqu’à son assassinat commis trois jours avant l’entrée de la France dans la Première Guerre mondiale. Rallumer tous les soleils : Jaurès ou la nécessité du combat n’est pas un texte uniquement tourné vers l’Histoire. Il entend enrichir notre compréhension du présent par des voix qui nous aident à (re)penser certaines grandes questions contemporaines comme celle de la place des citoyens pris dans des ordres politiques, économiques. Des fils sont également tendus vers des réflexions sur la laïcité, l’éducation, la liberté et les conditions qui peuvent mener à l’affranchissement intellectuel quand celui-ci peut être instrumentalisé sans même que l’on s’en rende compte.

Louis Winsberg Quintet. Louis Winsberg débute la guitare à l’âge de douze ans, avec des amis gitans, le groupe Los Reyes, devenus depuis les Gypsy Kings. Jazzman, tout d’abord connu comme cofondateur du groupe Sixun, il a par la suite développé son univers musical : un mélange sincère et innovant de jazz et de flamenco. Dans ses spectacles, guitares acoustiques, électriques et électroacoustiques, guitares du monde et autres instruments customisés se rencontrent. Prenant la scène comme un vaste espace de liberté, le Louis Winsberg Quintet propose de s’évader à travers des notes puisées dans différentes parties du monde comme l’Inde, l’Andalousie ou encore le Maghreb.

Fred Soul.

Les Burgraves après Victor Hugo.

Fred Soul a grandi en France au sein d’une famille de peintres et de musiciens. Initié à la musique dès son plus jeune âge, il a commencé par évoluer sur scène aux côtés de son père. Son univers musical est partagé entre les cultures et les instruments, entre la musique classique européenne et la rythmique des percussions orientales et africaines. Compositeur, improvisateur, il s’inscrit comme une passerelle entre le passé et le présent tout en tissant des liens entre les voix du monde. Dans son album, La comédie des silences, se retrouvent des couleurs et des sonorités multiples, il est une invitation tant au partage qu’au voyage intérieur.

La Compagnie Demain dès l’Aube, dirigée par Hugo Roux, est en résidence à L’ Auditorium Seynod. Pour cette création, le metteur en scène envisage Les Burgraves de façon contemporaine. Partant de la pièce de Victor Hugo, il s’agit ici de transposer ce drame romantique en dialogue qui amène à questionner le pouvoir, le racisme, la religion, la fin de la civilisation ou encore la position de la femme dans nos sociétés.

Mondofoly. Conçu par La Fabrique des Petites Utopies, Mondofoly est un spectacle acrobatique, ludique et interactif. À la croisée des arts (théâtre, cirque ou encore magie), cette création se veut être indisciplinée. Mondofoly interroge et dénonce les dérives de l’économie mondiale, il est écrit avec des acteurs qui dansent pour raconter que les solutions sont devant nous, qu’il n’y a aucune fatalité, que l’humanité peut rester debout. Même si le monde est dans un équilibre fragile, Mondofoly nous laisse penser que l’optimisme et l’espoir sont toujours à notre portée.

Ombres sur Mol ière. Fiction historique inspirée de la vie de Molière et de « l’affaire Tartuffe », ce spectacle mis en scène par Dominique Ziegler mêle plusieurs histoires en une. Il y a celle d’un artiste dont l’œuvre déclenche une censure politico-religieuse, celle d’un directeur de troupe de théâtre aux prises avec ses problèmes personnels et professionnels et celle de la condition des comédiens. Ombres sur Molière rend hommage au dramaturge 89



~ saison cutlurelle . annecy ~

Théâtre des Collines/ Le Théâtre Renoir et la salle Le Rabelais forment désormais une seule et même entité. De cette union est née une programmation exigeante, de qualité, plaçant les arts du spectacle dans un dialogue partagé au cœur de la cité. People what people ?

sont de la couleur de toutes les expériences qu’il rencontre sur les chemins. Cette façon de créer et d’être au plus près du réel nous laisse penser qu’il est temps de ralentir le rythme et de prendre le temps de regarder qui il y a autour de nous.

Dans cette pièce chorégraphique pour sept interprètes, Bruno Padet invente un univers sans machine ni décor, sans aucun accessoire, où la seule mécanique visible est celle des corps reliés par d’indéfectibles pulsations. Ils font naitre le langage de leurs échanges, tournent en rond éperdument et fabriquent des danses rituelles qui ne savent pas si elles doivent nous faire rire ou pleurer. People what people ? est construit comme une partition musicale. C’est un spectacle fait par des gens pour d’autres gens, des gens qui font ce que nous faisons tout le temps : s’aimer, s’affronter, se réconcilier et, presque simplement, vivre.

Sweet dreamz. Sweet Dreamz, par le groupe Brico Jardin, pose des questions qui concernent le peuple infini des rêveurs : à quoi rêvent les squelettes dans les ossuaires ? Les collectionneurs de timbres préhistoriques ? Les lapins roses à piles ? Les explorateurs de cartes géographiques ? Parce que nous sommes à la fois des enfants qui rêvent à un futur et des adultes qui rêvent à un passé. Cette pièce est comme un tour de chant, un rock’n’roll show qui fait la fête à nos rêves de grandeur, nos rêves de revanche, nos rêves brisés, nos petits rêves de tous les jours.

Farces et Attrapes. Farces et Attrapes, le premier conte musical jeune public signé Jeanne Plante, comporte les ingrédients classiques et les personnages types du conte : roi et lutin, princesse et prince, fée et sorcière, malédiction et filtre d’amour. Mais la princesse n’est pas amoureuse, la sorcière croque dans la pomme empoisonnée… et l’histoire dévie du schéma traditionnel. L’auteurcompositeur revisite ce genre majeur de la littérature enfantine avec un grain de fantaisie décalée et un humour vrai. Les deux comédiens-chanteurs, Jeanne Plante et Jean-Marc Bihour, se partagent les six rôles pendant qu’un quatuor à cordes participe à l’intrigue en toute complicité. Cette composition théâtrale et musicale véhicule une heureuse sensation de légèreté.

Avec. Après des études de philosophie, David Sire opte pour la chanson et la poésie. Il se définit maintenant comme « bidulosophe ». Avec est un concert protéiforme, un rituel collectif qui trace une généreuse échappée au pays de l’étonnement : avec des chansons écrites sur la peau du monde ; avec un poète échevelé de tendresse ; avec l’énigmatique Cerf Badin, clown blanc multicolore et guitariste redoutable ; avec l’imprévisible ; avec l’urgence de faire avec.

Le Ballon rouge.

Manu Galure.

Couronné par la Palme d’or du court-métrage au Festival de Cannes en 1956, Le Ballon rouge a marqué plusieurs générations. Soixante ans plus tard, en s’appuyant sur une bande originale spécialement composée pour l’occasion, Stéphane Louvain, François Ripoche et Laetitia Shériff lui rendent un vibrant hommage en invitant le public à s’envoler à leurs côtés pour découvrir ce chef-d’œuvre du cinéma.

Manu Galure est auteur, compositeur et interprète. Parti de Toulouse au lendemain de l’équinoxe d’automne 2017, il entame un tour de France singulier. Il marche et, le soir, il s’arrête pour jouer sa musique là où on l’accueille. Ayant un autre rapport aux gens et un autre rapport à la vie, ses chansons 91



~ exposition . chambéry ~

Komili/ Paysages naturels ou environnements urbains, l’artiste donne une vision sensible et intimiste de lieux qui semblent habités par une universalité. Comment votre histoire avec la peinture a-t-elle commencé ? Vers l’âge de 19-20 ans, j’ai compris que le défi que je voulais relever dans ma vie était celui de la peinture. C’était ce que j’estimais comme le plus difficile à faire. Avant, je n’avais pas le courage de me l’avouer mais, une fois mon choix fait, j’ai commencé à prendre des cours. J’ai fait différentes écoles, dont celle des BeauxArts d’Angoulême, j’ai suivi un cursus universitaire en muséologie et à la fin de mes études, il fallait que je peigne. Depuis quelques années je suis sélective sur la présentation de mes toiles au public. Je crois que c’est une erreur de vouloir montrer trop de choses et j’essaye de ne pas cumuler trop d’expositions pour pouvoir choisir ce que je produis. Le choix est important.

Quels travaux de recherche avezvous en cours ? Mes sujets dépendent beaucoup de mes rencontres avec les lieux. Par exemple, je suis tombée sur une fête foraine abandonnée que j’ai trouvée très intéressante et j’ai commencé à travailler là-dessus. Ce sujet est compliqué, voire dangereux, car il s’avère assez narratif et j’essaye de trouver un équilibre entre la narration et l’abstraction. J’ai aussi un sujet en cours sur les carrières où là ce sont la matière des pierres et les lieux de stockage qui m’attirent. D’autre part, les membres de ma famille commencent à arriver dans mes toiles, à rentrer dans mes plans. Je commence donc doucement à les intégrer, c’est une de mes préoccupations car quand on introduit

un personnage, qui raconte énormément par lui seul, il est difficile de garder un côté abstrait ou organique. Dans mes tableaux, le sujet récurrent est le paysage. Dans ceux-ci, les plans et les cadrages sont très importants. J’ai une vision très cinématographique. Je prends souvent des photos, c’est mon moyen de repérage qui me permet d’inventer, d’interpréter quand je suis dans mon atelier. Ce qui m’attire est fuyant comme, par exemple, la lumière qui n’est parfois présente qu’à des moments bien précis. L’acte photographique qui précède le tableau est très conscient de ce qui va suivre. Si j’inventais les lieux ce serait beaucoup plus simple mais la réalité est beaucoup plus riche. J’aime le côté documentaire de ce que je veux faire car je rencontre et raconte des lieux. Ce que je vois est essentiel pour moi, ça existe et c’est beau. Je peins des paysages qui nous regardent, ils ont une présence et deviennent comme des individus. Si une toile n’est pas habitée c’est que je n’ai pas réussi ce que je voulais dire, c’est qu’elle est ratée.

À quel moment se rend-on compte qu’une toile est terminée ? C’est au moment où la toile décolle. Jusqu’au bout, elle peut être très bien mais elle n’a rien dans le ventre. Quand je la regarde il ne se passe rien, je sens qu’il y a quelque chose qui me dérange, jusqu’au moment où je mets la bonne touche comme la couleur qui manquait par exemple. Là, tout de suite, je vois que la toile est terminée, elle marche. Pour trouver ce petit déclic intérieur, il faut quelques fois insister mais il ne faut 93

Lotissement n°1. Huile sur toile, 90 cm x 90 cm (2018).

quand même pas trop la retoucher pour ne pas la fatiguer. Donc je la laisse un peu de côté jusqu’à ce que je sois certaine de ce qu’il faut que je fasse dessus. Quand elle décolle, c’est un moment magique qui n’appartient qu’à l’artiste.

Quelle est la première image qui vous a marquée et pourquoi ? On vit dans un monde plein d’images mais celle qui me revient en mémoire remonte à mon enfance. C’est une image de forêt dans un livre d’une écrivaine grecque. J’ai oublié que j’avais lu cet ouvrage et j’en ai rêvé. On voyait des morts sur une colline, moi j’étais assise, toute petite, portant une couronne, et je regardais passer ces ombres. J’ai fait une peinture d’après cela, c’était la première fois que je peignais en couleurs. Une autre image importante pour moi, et qui est toujours dans mon atelier, est le tableau Cygnes reflétant des éléphants de Salvador Dalí. C’est une constante source de réflexion et d’émerveillement.



~ saison culturelle . chambéry ~

Espace Malraux/ Les spectacles proposés durant la deuxième partie de saison de la Scène nationale de Chambéry et de la Savoie (re)mettent la pensée en mouvement. Où je suis étranger.

France. Ajoutant des écrits de Beckett, Artaud ou encore Wolfson, ce Désordre du discours propose de repenser la langue en se confrontant à celle-ci comme pour remettre la pensée en mouvement.

S’inspirant des poèmes de Louis Aragon, J’arrive où je suis étranger, et de Jacques Prévert, Étranges étrangers, Joseph Aka articule une pièce pluridisciplinaire mêlant danse, musique et vidéo. Dans nos sociétés où les liens entre individus demeurent fragiles, Où je suis étranger questionne les notions d’appartenance et d’identité comme pour dire que la connaissance et l’acceptation de l’autre dans ses différences sont nécessaires pour, simplement, exister.

C’est la vie. Le travail de Mohamed El Khatib relève de la fiction documentaire. Ses créations ont un point commun : la rencontre humaine, qu’elle soit avec une femme de ménage, un marin ou encore des supporters de football. C’est la vie retrace le propre vécu de Daniel Kenigsberg et Fanny Catel, deux parents orphelins. Aucun mot n’existant dans la langue française pour désigner la perte d’un enfant, ce sujet délicat est abordé ici de manière sensible, avec une juste distanciation qui permet de prendre le recul nécessaire vis-à-vis des émotions que seraient celles de la douleur et de la compassion.

La Mélancolie des dragons. Dix ans après sa création, La Mélancolie des dragons demeure une des pièces majeures de Philippe Quesne. En partant du point de vue de ceux qui osent encore rêver dans le milieu des arts, le metteur en scène déploie un univers où se côtoient la poésie et l’imaginaire. Il est question d’inventivité, de bienveillance au sein d’une communauté, d’une recherche du merveilleux dans tout ce qu’il a de plus fragile et d’éphémère. La Mélancolie des dragons pose non seulement des questions justes mais aussi des réflexions qui font hautement sens dans une époque où les pensées méritent d’être éveillées à nouveau.

Five Easy Pieces. Plus qu’un théâtre dit documentaire, Milo Rau explore ce qu’est le geste théâtral comme geste rituel. Dans Five Easy Pieces, il arrive à apporter une réflexion de fond sur la pédophilie sans même citer à proprement parler le mot. Il interroge ce qu’il y a d’universel dans un tel sujet comme les sentiments d’un parent qui comprend que son fils est un monstre, la peur, l’incompréhension et le désespoir d’un enfant retenu captif, ou encore la douleur de parents perdant un enfant. Cette pièce est maitrisée de bout en bout avec une extrême finesse et on ne peut qu’être admiratif du travail réalisé avec des enfants, en collaboration avec le Centre d’art gantois CAMPO.

La Scortecata. La Scortecata est une pièce nourrie de la culture populaire italienne rappelant l’esprit de la commedia dell’arte. Fable ou conte revisité, Emma Dante met en jeu deux acteurs, Salvatore D’Onofrio et Carmine Maringola, dans un dépouillement scénique presque total. Tout repose sur ce duo masculin interprétant brillamment des rôles féminins comme dans la tradition du théâtre du XVIIIe siècle. Si l’histoire et les situations racontées peuvent paraitre ubuesques, elles ne sont que prétexte à interroger l’existence et le vécu de vies qui sont sur le point de prendre fin.

La dernière saison - Cirque Plume. Il est un temps où l’on doit se dire au revoir, un au revoir qui arrive pour le Cirque Plume après plus de trente ans de rencontres avec les publics à travers le monde. Guidé par la nature, le vivant, le sauvage, l’ultime spectacle de cette troupe, qui est un véritable marqueur pour l’art circassien, interroge sur le devenir de notre planète en danger. La dernière saison se nourrit de la fragilité des arbres, de l’éclat de la neige, de la puissance du vent pour créer un temps qui est comme un poème à partager, une invitation à rêver et à s’émerveiller.

Désordre du discours. Dans sa nouvelle création, Fanny de Chaillé a choisi de faire prendre corps à L’ordre du discours, titre choisi par Michel Foucault pour sa leçon inaugurale donnée au Collège de 95


L’équipe

Jean-Paul Gavard-Perret / Lilia El Golli / Sylvie Guillot / Edmond Guillot Loïc Mazalrey / Éric Moutier / Danielle Berthet / Emma Nübel Yvette Carton / Souhir Saadaoui / Timothée Premat / Grégoire Domenach / Kristina D’Agostin

Directeur de publication Antoine Guillot

Média Carnet d’Art

Rédactrice en chef Kristina D’Agostin

contact@carnetdart.com www.carnetdart.com 31 chemin de Saint Pol – BP 70415 73104 Aix-les-Bains – France

Pour ce numéro de Carnet d’Art n°12 – La Guerre, je tiens à adresser des remerciements particuliers à : Jean-Luc Raharimanana, Mustapha Benfodil, Rodrigo García, Jean-Michel Valantin et Komili pour la richesse des échanges. Georges Alvarez et Yvette Carton pour leur précieuse contribution dans la réalisation de la rencontre avec Rodrigo García. Grégoire Domenach pour son approche et son travail dans l’élaboration de la rencontre avec Jean-Michel Valantin. Sylvie Guillot pour son inestimable aide tant sur les transcriptions que sur ce qui participe à la vie elle-même de ce magazine. Tanilou et Matys Gargiulo pour leur fidèle suivi éditorial ainsi que Thomas Lavorel pour ses réflexions et son juste regard. Kristina D'Agostin. Carnet d’Art est édité par Amistad Prod SAS (31 chemin de Saint Pol – BP 70415 • 73104 Aix-les-Bains – France) et imprimé par Spektar JSC (7 Heidelberg Street • 1582 Sofia – Bulgarie). Le magazine est distribué gratuitement et ne peut être vendu. ISSN : 2265-2124. Carnet d’Art est une marque déposée à l’INPI par Amistad Prod SAS. Impression, parution et dépôt légal de Carnet d’Art n°12 – La Guerre en décembre 2018.

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Anaïs Andos / Germain Bruyas / Laure-Hélène Tron-Ymonet / Camille Valentin / Benjamin Lecouturier Hélèna Vintraud / Faber / Julie Pecorino / Laurence Chellali Antoine Guillot / Alain Laplante / Dominique Oriol / Alison McCauley / Thomas Lavorel

Merci à ceux qui font ce magazine : nos rédactrices et rédacteurs, nos artistes, nos photographes, nos partenaires, nos correctrices, nos lectrices et lecteurs.

Rédactrices & Rédacteurs

Artistes & Photographes

Danielle Berthet

Souhir Saadaoui Anaïs Andos Hélèna Vintraud Emma Nübel Timothée Premat Laure-Hélène Tron-Ymonet Alain Laplante Dominique Oriol Thomas Lavorel Benjamin Lecouturier Kristina D’Agostin Antoine Guillot Grégoire Domenach Éric Moutier Gilles Wauthoz Germain Bruyas Blanche Métral-Fleury Jean-Paul Gavard-Perret

Danielle Berthet Lilia El Golli Loïc Mazalrey Laurence Chellali Arnaud Leclercq Camille Valentin Alison McCauley Faber

Chez Danielle Berthet la présence d’une couleur ne se réduit pas à sa propre intensité. Sans doute le rayonnement et la profondeur émergente d’un ocre nous fascinent et captivent l’imaginaire. Mais tout cela se compose non pas selon l’espace mais selon le temps d’exécution. Une œuvre de l’artiste n’est donc pas une unité harmonique. Elle émerge à travers des ruptures comme si la créatrice détruisait chaque pièce par la suivante mais sans abolir la précédente. Si Danielle Berthet ramène au jour l’enfoui, c’est à son propre jour. Elle laisse être l’instant. À chaque matériau, à chaque parpaing l’artiste demande le ciel et la terre. Tout est glissement et remontée en une sorte de « change » au sein d’un rythme. Danielle Berthet poursuit une quête esthétique d’une rare intensité à travers, entre autres, la pratique de la gravure qu’elle porte vers une poésie ineffable par effet de réel. De son enfance africaine, l’artiste aixoise tire une dimension particulière de prégnance primitive. Son œuvre se mêle à la voix des poètes qu’elle accompagne – et bien plus.

Correctrices & Relecteurs L’équipe de rédaction & Yvette Carton Julie Pécorino

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« Tout homme doit vivre, tout homme doit aimer, tout homme doit croire. » LéonTolstoï


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