numĂŠro 1o - le bonheur
la culture vous
r e g a r d e Jeanne Moreau
~ édito ~
Les osselets du temps/ « Malheur et bonheur sont des enfants qui jouent aux osselets du temps. » – Wajdi Mouawad
L
ongtemps j’ai cru que je pouvais jouer aux osselets avec toi… Ce n’est que partie remise, peut-être la partie est-elle déjà perdue. Cette partie, je pensais qu’elle semblait possible. Une partie où toi et moi pourrions enfin nous rencontrer. Mais rien n’est acquis, ni gagné d’avance. Ce combat, j’ai voulu le mener pour toi, par amour, aussi absurde ou hors des conventions soit-il. Ce combat, je ne l’ai pas remporté, tu ne l’as peut-être jamais perçu comme tel. Il demeure désormais comme un idéal, une forme de bonheur auquel je ne semble pas avoir accès.
Cela m’importe peut finalement car l’Autre est là, ami fidèle, âme sœur, double remarquable. Rien ne serait sans lui. Je lui dois à la fois tout et rien. Tout un paradoxe. Paradoxe à ton image. Vivre des instants heureux ne me conduit pas forcément sur les chemins de la félicité mais qu’importe. Je ne crois pas vraiment en toi, aboutissement d’une construction, mais je crois en toi car tu es différent de l’éphémère. Tu n’es pas la joie mais tu es un état différent de la souffrance. Tu n’es pas l’inquiétude mais tu es la recherche d’un état de conscience d’être à soi et d’appartenance au monde. En cela, je t’aime, tu es ma quête d’idéal, même s’il est parfois difficile de refuser ce que l’on nous présente comme évidence et plus encore de le dire.
Tu me manques déjà, tu es parti, un long voyage dis-tu… Un long voyage duquel je ne suis pas. Tu es parti sans moi, me laissant sur le bord du chemin, un chemin tortueux, loin d’être facile et dont je ne sais pas où il me mène.
Kristina D’Agostin, Rédactrice en chef.
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S O M M A I R E
Penser 8
Les bonnes heures
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L’heure du départ
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Manuel de la félicité
Réf léchir
Dossier 42
Le concept de rétrocausalité
44 Vertical 48
Don’t stop the party
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L’envers du décor
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Happy Sartre is on Facebook
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Le génie de la coolitude
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Tout un art
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Chapeau l’artiste
Rencontrer 57
Phia Ménard
63
Damien Ounouri
67 Amélie- les- Crayons 71 Bartabas
Raconter 76 Des- illusions d’espoirs 78
Ecnomiohyla Rabborum
82
Je suis seul
84
Rencontres de Jardins
86
Sur les bords de mer
88 Vitaletta
Prescriptions 93
Claude Burdin
95
Musée Faure
97
Bonlieu Scène nationale
99
Le Rabelais
101
Ferme de Bressieux
103
Espace Malraux
b o n h e u r
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Penser
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Endless Dive © Hakim Rézaoui.
Les bonnes heures/
Le bonheur n’a rien d’extraordinaire, il se glisse chaque jour dans les interstices de notre vie… Ces « bonnes heures » deviennent alors extra-ordinaires lorsqu’elles sont savourées en toute conscience… Hélène Vintraud – Épicurienne & Conseillère artistique Photographie de Lilia El Golli Fiat Lux
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R
ecevoir une lettre des impôts avec un chèque libellé à son nom à l’intérieur, Être prise dans une soudaine averse et sortir avec panache son parapluie sous le regard envieux des badauds, Déguster une crêpe brûlante à la crème de marron après un bain de mer salé et se faire essuyer le coin des lèvres par une âme bienveillante, Avoir le trac avant une audition de chant, monter sur scène sans réussir à sortir un seul son, puis revenir quelques instants plus tard encouragée par le public et chanter Our Love Is Here To Stay de Gershwin d’un seul trait, Ramasser les fruits de son jardin et se gorger de prunes et mirabelles ou bien les dénoyauter un à un pour confectionner confitures et autres compotes et un soir d’orage d’été, dessiner de petits fruits sur chaque pot puis admirer tous ses pots bien alignés dans sa réserve secrète,
Compter les temps entre un éclair et le coup de tonnerre. Faire sept heures de train d’affilée pour arriver dans une station au fin fond de la Suisse, saliver devant un restaurant italien bondé, se faire allègrement refouler par une Suisse-Allemande peu avenante, sortir penaude puis apercevoir un client régler sa note et revenir victorieuse en anorak orange, saluée chaleureusement par le reste des clients et enfin, se délecter d’une succulente assiette de gnocchis au gorgonzola, Se faire masser le cuir chevelu chez son coiffeur préféré et caresser en même temps les petits plis d’un teckel appelé Monique lové sur ses genoux, Découvrir une boutique de thés raffinés à Zurich et, dans un allemand approximatif, converser avec la patronne chinoise en soulevant les couvercles des boîtes à thé argentées savamment ordonnées, Se faire courtiser par un homme, l’apercevoir quelques jours plus tard sur un ponton avec une petite fille dans les bras criant « Maman ! », commencer à marmonner des insultes depuis sa serviette puis surprendre dans une conversation qu’il s’agit de sa sœur et de sa nièce et soudain retrouver le sourire, Fourrer ses doigts dans les bouclettes ondulées du pelage de son chaton angora et lui susurrer au creux de l’oreille des mots d’amour chat, Inventer une recette avec les restes de son frigidaire et se régaler,
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Se souvenir avec fierté de la fois où on a eu la meilleure note en maths de toute la classe (c’était en 6e !) et avoir retrouvé sa copie, Trier la maison de ses parents et redécouvrir son chien à roulettes Fisher Price qu’on croyait perdu, Savourer un demi-avocat mûr à point et tremper les lèvres dans un fond de Pineau des Charentes, Humer l’air des pins maritimes et se sentir gonflée à bloc sur son vélo jaune pliable, Faire du catamaran avec un vent parfait et un coéquipier aux yeux bleu azur puis faire l’amour avec lui un soir de pleine lune, face au phare de Cordouan, dans le Domaine des Fées, Partir à Venise en train au pied levé, loger dans un couvent, discuter en anglais avec une Sud-Africaine mariée à un prêtre évangéliste et étudier l’hébreu à l’université de San Servolo en empruntant chaque matin un vaporetto, Contempler la première nouvelle pousse d’une orchidée qu’on croyait morte et lui caresser les feuilles pour la remercier, Retrouver des cartes postales et autres lettres d’amis d’enfance remplies de mots doux et tendres, Découvrir que l’adage « Mariage pluvieux, mariage heureux » est en fait une déformation de « Mariage plus vieux, mariage heureux » et se sentir en pleine confiance, Déguster les beignets de pommes de terre de sa Maman avec du sel et une salade verte, Faire du pédalo en février sur le lac d’Annecy et plonger dans l’eau en sousvêtements pour faire rire ses neveux et nièces et s’apercevoir en sortant de l’eau que lesdits sous-vêtements couleur chair sont devenus transparents, Découvrir un carré de morilles comme par enchantement dans son propre jardin et penser que c'est un cadeau de départ de sa chienne adorée, Étouffer un fou rire incontrôlable avec sa meilleure amie à un concert de musique classique et se faire montrer les gros yeux par les auditeurs attentifs, Jouer dans une pièce de théâtre pour la première fois et, d’excitation, se cogner le nez contre un mur en allant chercher un accessoire, Passer une partie de la nuit allongée contre son chien apeuré par l’orage et les éclairs,
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Relire des lettres d’amour écrites à d’anciens amoureux, les trouver poétiques et les ranger dans une jolie boîte ou les brûler, Mettre une énergie folle pour organiser les soixante-dix ans de sa mère, se faire engueuler par sa tante en arrivant puis s’arrêter net devant un panorama à couper le souffle, Flâner dans une belle papeterie, toucher les matières de toutes les couleurs et respirer à pleins poumons l’odeur des carnets flambant neufs, Chausser du 35 et trouver des escarpins de femme à talons qui nous vont, façon Cendrillon, Voyager seule avec son père à Jérusalem et rencontrer Frédéric Barreyre de France Inter, Raccrocher au nez de sa directrice à l’opéra sans s’excuser, Arriver à une réunion de travail avec des élus en tenant un chaton dans ses bras trouvé sur sa route et l’adopter, Partir en urgence chez le vétérinaire avec son père et après un long temps d’attente, voir surgir notre petite chienne boitillante, un bandage sur la patte, et se sentir tout chose, Être sur le point de faire l’amour avec un surfer dans son van et changer d’avis à quatre heures du matin, partir en le laissant seul dans son van, Inviter tous ses amis de promotion à un nouvel an déguisé et voir débouler son père en costume léopard, Se remémorer les génériques des dessins animés de son enfance avec des amis, Déguster une éclade au bord de la Seudre et avoir les doigts tout noirs, Compter le temps entre un éclair et un coup de tonnerre, Enterrer son père par une somptueuse journée d’hiver en fredonnant avec son chœur Que la montagne est belle de Ferrat… La liste est inépuisable… Et vous, quelles sont vos « bonnes heures » ? À ceux qui disent que le bonheur est éphémère, je leur dirai « oui, il est éphémère mais constamment renouvelable… »
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L’heure du départ/
Effaré, le jeune médecin s’adosse à la porte de la chambre qu’il vient tout juste de refermer. À l’intérieur, une dame de 83 printemps qui se porte presque comme un charme… Benjamin Lecouturier – Journaliste Photographie de Lilia El Golli Fiat Lux
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bonheurs éphémères que vous me vantez tant, détaille-t-elle. Refusant de comprendre ce point de vue, le jeune homme tente de poursuivre son argumentaire. — Je ne comprends pas… Il n’y a rien en vous qui ne provoque un sentiment de révolte, de désir de vivre ? Ne voulez-vous pas continuer à aller chercher vos petits-enfants à l’école ? N’avez-vous plus l’envie de les étreindre tendrement lorsqu’ils ont fait un cauchemar, de les consoler des gros chagrins et de les voir s’épanouir en grandissant ? Et en ce qui vous concerne, n’avez-vous plus envie de voir le soleil se lever ? N’avez-vous plus envie de sentir le vent sur votre visage ? C’est alors que, bien décidée à couper court à toute discussion, la vieille dame se redresse dans son lit et déclare. — Ce que je vois, mon garçon, c’est que vous passez bien trop de temps avec une vieille grand-mère qui désire s’en aller alors que vous avez mille choses à vivre et à faire. J’imagine
lle souffre d’une maladie anodine, mais qui s’avère mortelle si elle n’est pas soignée. Et c’est là la source du problème de cet homme affalé, désabusé : la vieille dame vient de refuser poliment, avec le sourire de celle qui sait presque tout de la vie, de recevoir tout traitement. Ni isolée, ni démunie, ni même atteinte par une maladie dégénérative, elle a pourtant décidé de s’en aller. Une décision qui va à l’encontre de tout ce que l’on a enseigné au jeune médecin et de tout ce en quoi il croit. C’est décidé, demain, il retournera la voir pour la faire changer d’avis. Le jour d’après, avec un seul café d’automate dans l’estomac, le voilà qui frappe à la porte, l’air décidé. — Oh bonjour docteur, comment allez-vous ce matin ?, dit-elle avec un regard bienveillant. Vous savez, j’ai bien réfléchi depuis que je suis là et cette nuit je n’ai pas changé d’avis. Je crois que je suis prête à mourir, dit-elle en souriant.
Filez vivre le reste de votre vie, vous verrez, elle passe à une vitesse folle. que vous n’êtes pas rassasié du goût de la bière fraîche après l’effort, de la douceur moite et frissonnante du corps de l’autre après l’amour, des soirées interminables avec ceux que vous aimez… De tous ces moments de vie où vous vous sentez inatteignable, où vous avez l’impression réelle ou fictive de toucher le bonheur véritable du doigt. C’est à vous de les vivre, moi je les ai déjà vécus, ils ne m’apporteront rien de plus aujourd’hui. Docteur, vous ne me donnez que des exemples de passages de vie plus ou moins éphémères, mais qui ne donnent suite qu’à une seule chose, les revivre encore et encore. On aspire tous à cela, mais désormais, je ne me sens plus concernée par cette quête. Complètement bouleversé par le discours de la vieille dame, le jeune médecin abandonne l’idée d’enchaîner. Son chef de service lui a déjà signifié qu’il ne fallait pas s’acharner, mais lui est terrifié par cette situation. Être face à une personne que la mort n’effraie pas et qui l’accepte sans pleurer, sans négocier, sans se mettre en colère est une situation à laquelle il n’était pas préparé. Trop ému pour parler, il se contente d’opiner du chef et de sortir lentement de la chambre. Les jours qui suivent, il dépasse son temps de garde pour veiller cette vieille dame qui semble heureuse de s’en aller. Un soir, alors qu’il est assis à son chevet surveillant ses signes vitaux, elle prend sa main, la serre et murmure dans un souffle. — Vous savez jeune homme, le bonheur ultime, celui que l’on cherche tous mais qu’on ne s’avoue pas, c’est de pouvoir choisir le moment où l’on va respirer pour la dernière fois. Je suis si heureuse d’avoir pu le faire. Maintenant, filez vivre le reste de votre vie, vous verrez, elle passe à une vitesse folle. Alors qu’une larme perle sur la joue de l’homme redevenu petit garçon, la vieille dame glisse dans un bien trop profond sommeil, remplissant la pièce de la tonalité continue du cœur qui ne bat plus.
L’estomac peu rempli du jeune médecin vient de prendre un violent direct de bon matin. Aussi ébranlé qu’il soit par cet assaut brutal, il se lance. — Il vous reste mille choses à faire. Voyager, passer du temps avec les vôtres, profiter du temps qu’il vous reste pour faire ce que vous n’avez pas encore pu faire… hasarde-t-il, désarçonné. — Mon garçon, je crois que vous êtes bien plus terrifié par la mort que je ne l’ai jamais été de toute ma vie, coupe-t-elle. Ma famille se débrouille très bien sans moi. Je ne veux pas continuer à vieillir pour finir par être quelqu’un d’autre. Je ne veux pas que mes enfants et mes petits-enfants me voient à la fin de ma vie dans un pire état alors qu’aujourd’hui je vais bien. Je refuse que la dernière image qu’ils aient de leur mère et de leur grand-mère soit celle d’un corps plein de tuyaux ou d’une personne qui ne se souvient pas qu’ils ont un jour fait partie de sa vie, explique posément la vieille dame. — Mais enfin ! Vous vous rendez compte de ce que vous dites ?!, s’emporte-t-il. Comment pouvez-vous supporter l’idée d’abandonner ceux qui vous aiment ? Pensez à vous… Vous n’irez plus au cinéma, vous ne verrez plus le monde grandir malgré ses travers, vous n’entendrez plus jamais votre musique préférée et vous n’aurez plus l’occasion de manger ce que vous aimez ! Après avoir laissé passer de longues secondes à la suite de ce discours enflammé du médecin, la vieille dame répond, toujours avec ce mystérieux sourire fixé sur le visage des gens en paix. — Calmez-vous docteur, il n’y a aucune raison de vous énerver. Il n’y aura pas quelque chose sur cette Terre que je puisse regretter, croyez-moi sincèrement. J’ai parcouru les continents, j’ai eu des moments merveilleux et des périodes douloureuses. J’ai vu ce qu’il y a de pire en l’Homme, mais aussi ce qu’il y a de meilleur. J’ai passé ma vie à poursuivre cette quête des
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Manuel de la félicité/
Éléments compilés pour une approche de la félicité ou comment s’imaginer Sisyphe. Jean-Paul Gavard-Perret – Écrivain & Critique Photographie de Lilia El Golli Fiat Lux
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ux négateurs de percolateurs, aux mangeurs de l’eusses-tu cru, aux retournés des aisselles, aux barrés d’ocre noir, aux adeptes des cuillères à spatule, bref à tous les fistons de la détresse, j’adresse ce qui me semble utile afin d’avancer sur la voie de la félicité. Il ne s’agit pas d’un absolu souverain. Que chacun trouve ce qui lui convient. Les boîtes à A. Je vais dans la remise. Il y a un bric-à-brac de pièces apportées, de boîtes. Surtout des boîtes. Je les ouvre une à une. Il fait noir dedans, mais ce qui y est caché se met à bouger afin que la nuit ne reste plus collée sur le jour. Il y a là la boîte à rire, la boîte à pleurer et celle à pleurer de rire. La boîte à ouvre-boîte. La boîte à lettres d’amour qui ne s’envient pas. La boîte à malices, la boîte à Alice. La boîte sans fond, la boîte à double fond. La boîte de nuit, la boîte noire. La boîte à lyre et la boîte à relire. La boîte à petits beurres, la boîte de verre à petits pois qui sont rouges. La boîte à mille temps. La boîte à forêts de cygnes. La boîte à que, la boîte à quoi. La boîte à baisers sur la bouche. La boîte à ongles d’Amérique. La boîte à erreurs, la boîte à bottes à nique, la boîte échangiste. La boîte soluble dans ce qu’elle contient et celle qui ne ferme pas. La boîte à iode et à teinture. La boîte à laine fraîche.
Fais les choses comme elles doivent se faire. Réveille-toi assez pour savoir que tu rêves. La boîte à beaux lambeaux de brume. La boîte à Taïaut, Taïaut. La boîte à ferme ta gueule et qui répand l’écot. La boîte à cimes, la boîte à Simone. La boîte à beau voir, la boîte à là-bas, la boîte à Sapho nette. La boîte à revolver. La boîte à fards, à pharmacie. La boîte à pilules à mères. Et celle où la Princesse dort. Hommes pouvant faire l’affaire pour une princesse au bois dormant proche de l’éveil. L’écraseur de mégots. Le spectre. La fistule. Le porteur d’hallebardes. La barde à Papa. Le pendu. Le Jean Gibet. Le Jean Giboyeux. Le sans voix parmi les voies. Le des bois. Le des combes. Le vitrier au costume à carreaux. Le baptisé. Le Méphisto fait d’aises. Le cyclope. Le mille pâtes. Le zéro de conduite. Le chauve à l’intérieur de la tête. Le nyctalope. Le chantre des idées reçues. Le somnambule. L’insomniaque rêveur. Le ramoneur savoyard. Le sauteur de trottoirs. Le fumeur de pipe. Le tailleur de costumes. L’absent. Le pilote que rien n’arrête même pas ses freins. Le petit chose. Le menu fretin, le trottant menu. Le complément indirect. Le danseur de claquettes. L’amoureux de Pépette. L’échangeur de l’A41. L’athée divin. Le penseur de rondins. Le sandwich tourneur. L’homme abstrait et son doute suprême.
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Femmes idéales pour atteindre le Nirvana. Les solitaires qui noient l’ascète Narcisse à Sète. Celles dont le corps est en forme de coquetier. Celles aux cheveux poivre et sel. Les bretonnes qui se crêpent le chignon. Les bigotes de Bagnères. Les accroupies voleuses. Les vétérinaires qui ont du chien. Celles dont la fièvre monte à El Paso. Les portugaises assemblées. Les terrines du chef. Les vénérables de lapin. Les croupières. Les moulantes à café. Les pros du pot. Celles qui font l’amour sur le dos en se disant que la peinture du plafond aurait bien besoin d’être refaite. Les ténébreuses. Les inconsolées. Les bergères étoilées. Les aiguilleuses du ciel de lit. Celles qui vont droit au but et les tireuses d’élytre. Les femmes du boulanger (lorsqu’elles montent au rideau). Les choutes de Bruxelles. Celles qui le soir ont mal à la tête. Les femmes de Saint-Claude. Les océanes indiennes. Les immobiles. Les pas si fixes. Celles qu’on ne croise jamais sauf au cinéma. Les servantes au grand cœur qui ne sont pas jalouses. Les petites suisses en boîtes de six. Les visiteuses du soir. La Grande chandelle du Ku Klux Klan. Les quoique et les peut-être. Celles qui ratent leur train. Celles qui disent ça sera mieux demain et les bâilleuses de fond. Celles dont le beau cou plait beaucoup. Les Fanny ardentes. Les Négresses blanches. Les Noires d’ivoire. Les Catherine de mais dis si. Les cantatrices chauves. Les digitales sensitives. Et tout compte fait celle qui veut bien. Conseils maternels pour atteindre l’ataraxie. Fais les choses comme elles doivent se faire. Ne sois jamais plus proche de quelqu’un que de ta chaise. Il n’y a pas de soucis que l’opéra bouffe. C’est en regardant l’ombre que le soleil se couche. Accompagner partout une femme ne te conduira nulle part. La barbe à papa se rase avec la bouche. Il y a des morts plus achevées que d’autres. Un thé divin ne fait pas la bonté divine. Il est rare qu’on meure dans les cimetières. Les filles maigres comme un clou rendent les hommes marteaux. Les sœurs siamoises ne s’adonnent pas au plaisir solitaire : fais de même. À tout mur il faut des crépis. Il vaut mieux être assis entre deux chaises que pas assis du tout. Laisse tes mains sur les draps. Ceux qui parlent dans mon dos, mon cul les contemple.
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Dis bonjour au facteur surtout quand il sonne deux fois. Arrête de boire la lune. L’homme fait des effets de torse avec un poil dans la main. À trop prêter l’oreille on n’entend plus rien. Réveille-toi assez pour savoir que tu rêves. Je parle pour que tu n’aies pas à le faire. Au lieu de chanter l’apocalypse passemoi la moutarde. Méfie-toi des Allemands et surtout des Anglais. Le clairobscur rend dubitatif. Les hommes, tu leur montres un poil et ils voient un pubis. L’éléphant vit dans la hantise d’être trompé. Il y a plus de poissons sans mer que de mères sans poisson. De la première couche qu’on mouille à la dernière qu’on souille, la vie n’est jamais propre. J’aime les horloges qui ne marchent pas : elles clament l’absolu. Médicaments et appareillages pour les béatitudes. La Dolly Prane. L’huile de vie d’ange pour les veuves-poignets et les mariées poignantes. L’ode à nonne. L’héroïne de roman. Le décapsuleur à jarretelles. L’onguent pour bat qui blesse. Le sarment pour jeu de paumes. Le piolet à trou de Bâle. Le paso (doble). Le hip (et hop). Le trousseau à oiselle et le trousseur à oiseau. La salle monelle. Le Label du saigneur. Le beau bôt. Les gloutons de panurge. La paire de Goriot. Des spores à drap de plaies mobiles. L’écarteur d’ombre (pour faire hâlé). Le bande haut. Du beau lait de Satan. Du Barnette Newmann. De la liqueur essentielle. Le splendor luxis in tenebris lucet. Le parsolaire à énergie lunaire. Le sanglot long du bas. L’Hextril à spermaton. La jambul de Bayonne. Du collyre à colique. Le veau doux. Le limant d’ongle. La corde pour se pendre. La serpe au lait. La lotion futrique. L’index à trou utron. Le pot lichon. Le sneff qu’on sniffe. Le frais goli. Le lobot semnique. Le jus de pommes cézanien. Le corsage scopique. La verge téléscopique. Du Nutrof. Et un tricot stérile. La barque à vieilles frites. Le sort baie vitaminé. Le balai à poumon. Le derme à thon. Le calcium d’Aix et le calisson de bains. En dernière urgence : une messe à âme morte, un mètre cube de terre, une couronne. Ainsi finit l’appel aux fistons et sœurettes, à chacun des animaux malades de la peste qui nous hante : Listons fistons ! c’est la seule évidence. Ne pouvons être Dieu imaginons-nous Sisyphe. Que notre West-terne soit toujours plus à l’Ouest, l’infini sur sa faim et le rêve tel un poing sur un riz quand on naît.
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Réf léchir
Seraphim © Hakim Rézaoui.
Charlie Chaplin et Jackie Coogan dans Le Kid réalisé par Charlie Chaplin (1921).
L’envers du décor/ « La célébrité, pour moi, ce n’est pas le bonheur… C’est très fugitif même pour une orpheline… Ça ne rassasie pas. C’est un peu comme le caviar, vous savez, c’est agréable d’en manger, mais pas à tous les repas… » – Marilyn Monroe. Alain Laplante – Cinéphile 20
~ cinéma ~
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errière le rire, il y a les larmes. Le bonheur n’est-il pas alors qu’un faux-semblant ? Le cinéma a compris depuis toujours qu’il fallait projeter sur nos écrans l’image du bien-être, de la joie de vivre, que c’était la meilleure façon de nous faire oublier un instant dans la salle obscure nos sombres pensées. Mais voilà, jetons un regard de l’autre coté de la toile et le bonheur disparaît comme par magie.
Le cinéma est le reflet de nos émotions humaines. Il nous renvoie à ce que nous sommes, à ce que nous éprouvons. Nous attendons d’ailleurs qu’il nous donne du bonheur en sachant qu’à tout moment, ce sentiment fragile et inconstant peut disparaître pour nous abandonner au plus grand désespoir.
Le bonheur, pour divertir.
« Le bonheur est la chose la plus simple mais beaucoup s’échinent à la transformer en travaux forcés » disait François Truffaut. De nombreux réalisateurs ont essayé de définir le bonheur au cinéma, mais ce sentiment ineffable reste difficile à appréhender. Agnès Varda en réalisant Le Bonheur (1965) nous montre toute la difficulté de conserver pour toujours cette notion si fugace qui nous échappe au moment même où nous croyons l’apprivoiser. Et ici la réalisatrice rejoint Jean Renoir dans son film Partie de campagne (1936), pamphlet prophétique sur le bonheur à venir et avec lequel elle partage une certaine vision du bonheur naturaliste.
Filmer la comédie du bonheur ou le drame existentiel ?
L’un des grands principes du cinéma a toujours été de faire rire et de divertir. C’est encore le cas aujourd’hui. Dès l’apparition des premiers films des frères Lumière tel que L’Arroseur arrosé en 1896, le cinéma s’est annoncé comme l’art du divertissement. Il s’agit ici de faire rire le spectateur, de lui apporter une bouffée d’air frais et hilarant, de lui faire oublier les soucis du quotidien. Ainsi le cinéma burlesque est né en utilisant le rire et la caricature comme des mécaniques implacables qui ne sont bien souvent que les répliques de celles qui existaient déjà au théâtre aussi bien dans les décors que la gestuelle des comédiens et qui font naître la bonne humeur. Le spectateur est alors atteint de soubresauts, éclate de rire voire de fou rire et finalement sort des premières projections heureux et ravi d’avoir assisté à un spectacle désopilant qui lui rappelle ce qu’il connaît et ce qu’il voit sur les planches mais sous l’emprise magique de l’écran qui s’illumine. Le cinéma muet restera donc longtemps le prolongement de la scène théâtrale où les comédiens déploient toutes les mimiques et les mouvements du corps souvent proches de la caricature. C’est ainsi que seront réalisés quelques chefs-d’œuvre du cinéma muet tels que L’Étroit Mousquetaire ou Sept ans de malheur de Max Linder, lui-même acteur de théâtre.
Par ailleurs, le fameux Voyage dans la Lune de Georges Méliès, réalisé en 1902, nous apporte toute sa fraîcheur et « son clin d’œil » dans une virevoltante magie qui distrait le spectaSylvia Bataille dans Partie de campagne réalisé par Jean Renoir (1936). teur de l’époque et vient rejoindre son engouement pour la comédie féérique. C’est aussi ce qu’on trouvait déjà en 1875 Cependant, l’idée même du bonheur est très vite occultée dans l’œuvre musicale à succès Voyage dans la Lune de Jacques par le fait que le personnage central choisit un chemin qui va Offenbach qui offrait aux mélomanes fraîcheur et insouciance. le conduire vers l’amertume ou pire encore le malheur. Cela Cependant, derrière la face hilare du clown, le désespoir porte un nom : comédie dramatique. Et pourtant, l’un des n’est jamais très loin. Charlie Chaplin l’a merveilleusement plus beaux exemples de cette insouciance et d’une certaine compris dans ses différentes œuvres. Passé entre les mains drôlerie désinvolte revisitées, a été porté à l’écran par Jeande Mack Sennett il inventa Charlot. Personnage hors norme Luc Godard dans son film culte À bout de souffle (1960) qui qui passe de l’auguste rompt une fois pour toutes au clown blanc, du boufavec un cinéma étiqueté Jetons un regard de l’autre coté fon au pathétique. C’est « comédie dramatique ». ainsi que l’on découvre Le Le bonheur n’est donc de la toile et le bonheur Kid (1921) et surtout Les au cinéma qu’une façon Lumières de la ville (1931), détournée de montrer l’endisparaît comme par magie. chef d’œuvre du réalisavers du décor, c’est-à-dire teur qui porte d’ailleurs le drame qui couve sous le sous-titre révélateur de l’apparente joie pour nous Comedy romance et nous fait passer constamment du rire aux montrer combien les genres se mélangent. C’est ainsi que le larmes, du comique le plus pur au mélodrame le plus sombre personnage central Michel Poiccard interprété par Jean-Paul et par là même, illustre cette phrase de l’auteur lui-même : Belmondo croit vivre à toute allure une parenthèse enchan« Le bonheur parfait est quelque chose de très proche de la tée. Il va passer du plaisir de la désinvolture à l’inquiétude la tristesse ». Tout l’art du cinéma est là. Du bonheur va naître la plus noire. Rien n’est donc défini, le bonheur qui paraissait tristesse et vice versa. à portée de main voit naître aussitôt le drame et l’angoisse.
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Filmer le bonheur collectif ou le bonheur individuel ?
Et le spectateur, qui a cru avec lui que sa romance folle avec Patricia Franchini interprétée par Jean Seberg pouvait donner droit un instant au bonheur, comprend que ce n’est qu’un leurre, une illusion, une utopie même. Car le crime préexiste et il ne pourra éviter la tragédie. Est-ce à dire que le cinéma ne nous donne qu’une vision parcellaire du bonheur ? Que le bonheur n’est qu’une illusion, une image éphémère de l’Eden ? Certainement lorsqu’on se plonge dans quelques films cultes comme Lola Montès (1955) de Max Ophüls où l’héroïne aspire à vivre un instant de bonheur mais ne peut échapper à un espace temps qui la rattrape et la ramène au monde factice qui l’entoure. C’est aussi le cas de nombreux films américains des années cinquante qui portaient à l’écran l’American way of life comme la seule voie qui donnait droit au bonheur. Le film de Douglas Sirk Mirages de la vie (1955) illustre cette philosophie en montrant avec éclat tous les artifices de la félicité. Les personnages féminins incarnés par Lana Turner et Juanita Moore aspirent pour l’une à la gloire, et l’autre à l’amour de sa fille, mais le mélodrame les rattrape et la chanson du générique nous dit en conclusion : « Sans amour tu vis seulement une imitation de la vie ».
À l’instar du roman d’Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes, qui prône le bonheur total après la catastrophe, les régimes totalitaires ont érigé leur philosophie en humanisme anthropocentrique. L’homme au milieu de tout. Mais surtout il s’agit de standardiser l’être humain de lui proposer une société heureuse qui vit dans le bonheur et la paix. Il faut construire un pays neuf qui va vers le progrès, la modernité et l’élan patriotique. Le cinéma soviétique va s’emparer de cela pour mettre en scène ces différentes thématiques. D’ailleurs Lénine a déclaré : « Le cinéma est pour nous, de tous les arts, le plus important ». C’est alors que le cinéma de propagande est né et va servir d’arme formidable au régime soviétique. Ainsi voit-on fleurir de très nombreux films dès le début de la révolution russe. C’est le cas du film Octobre de Sergueï Eisenstein (1927) où le héros soldat magnifie le sentiment patriotique. Cependant, quelques autres œuvres réalisées une décennie plus tard sous Staline tel Le Bonheur (1935) du réalisateur Alexandre Medvedkine se penchent sur la condition paysanne en échappant au diktat des studios soviétiques pour nous montrer un petit peuple heureux. Medvedkine dit d’ailleurs : « Le cinéma est un formidable outil de réflexion et d’apprentissage pour améliorer le présent et imaginer le futur ». Mais l’envers du décor est là et nous dit combien ces paysans apparemment heureux vivent par ailleurs la tragédie d’un communisme dur et violent. Depuis longtemps et encore récemment le cinéma italien s’est attaché à traiter du bonheur collectif dans la comédie des années cinquante à soixante-dix. Souvent doux-amers, ces films naviguaient entre le goût du bonheur simple et la tragi-comédie individuelle On se souvient de certaines grandes comédies politiquement incorrectes qui utilisaient l’ironie et la farce mais laissaient percer aussi l’amertume toujours avec bonne humeur. C’est alors qu’apparaissent de grands comédiens tels Totò, Alberto Sordi ou Vittorio Gassman qui vont créer des « types » de personnages universels, veules mais attachants dans lesquels le public va très vite s’identifier. C’est par exemple le cas dans le film Le Pigeon (1958) de Mario Monicelli On assiste alors à la naissance d’un cinéma qui veut réagir au sacro-saint néoréalisme social bien trop noir des années précédentes. Il s’agit de rassembler autour d’une vision du monde plus heureuse. Et si la comédie italienne a vécu, il existe encore aujourd’hui des auteurs tels les frères Vittorio et Paolo Taviani pour réunir bonheur collectif et bonheur individuel dans une œuvre riche et en particulier dans leur dernier opus Contes italiens (Meraviglioso Boccaccio) situé dans la Florence du XIVème siècle qui reste un plaidoyer pour la jeunesse mais aussi une quête du bonheur à la fois collectif et individuel.
West Side Story réalisé par Robert Wise et Jerome Robbins (1961).
Enfin, il nous faut parler aussi du genre de la comédie pure voire la comédie musicale. Celles qui nous montrent dans des mises en scène relevées, colorées, tonitruantes parfois, que la vie peut être joie de vivre et bonheur complet. Mais voilà que là aussi les masques tombent. Derrière ces scènes de rire et d’insouciance il y a tellement de douleur. Vincente Minnelli, Georges Cukor ou encore Billy Wilder en ont été les représentants les plus importants dans le cinéma américain des années cinquante. Il nous faut alors nous arrêter un instant sur l’actrice emblématique de cette époque et dire combien Marilyn Monroe en a été le phare. C’est l’actrice du bonheur projeté sur l’écran, la femme magnifiée dans des films comme Certains l’aiment chaud (1959) où Billy Wilder sature son film de moments hilarants, de scènes comiques à pleurer. Mais voilà, derrière cette image de la femme flamboyante il y a la détresse, l’image d’un bonheur inaccessible, le drame d’une vie fantasmée et à jamais perdue. Marilyn restera pour nous associée à un cinéma hollywoodien faussement heureux mais qui cachait des drames humains impossibles à représenter sur les écrans de cette époque. Et s’il faut enfin évoquer la comédie musicale le film West Side Story (1961) de Robert Wise et Jerome Robbins en est certainement la meilleure représentation puisqu’il mélange des chorégraphies réglées au millimètre sur la musique fastueuse et enlevée de Leonard Bernstein, une bande son qui nous transporte de joie tout en dénonçant les rejets les plus violents de l’Amérique des années cinquante, la noirceur des rapports humains. C’est alors que la comédie musicale se transforme en drame lyrique.
Le cinéma a exploré toutes les facettes du bonheur, a créé des moments que nous nommons rire, plaisir, douceur, évasion, oubli de soi. Nous nous installons alors devant l’écran pour y trouver un moment de joie et de béatitude. Et en même temps il nous entraîne bien souvent derrière la toile pour nous en montrer les limites, l’envers du décor.
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L’École d’Athènes, fresque de Raphaël, exposée dans la Chambre de la Signature des Musées du Vatican (1511).
Happy Sartre is on Facebook/ Entre recherche d’empathie et concurrence, fausse modestie et débordements, le bonheur ne sait pas se taire sans disparaître. Ou comment le web 2.0 a enterré Zénon et Épicure. Timothée Premat – Doctorant en Sciences du Langage 24
~ littérature ~
C’
est tout une discipline, d’être heureux et de le garder pour soi. C’est même un sacré défi : les manifestations du bonheur font le bonheur. Soyez heureux et cessez de sourire, et observez : êtes-vous encore heureux ? La modification de la posture de vos zygomatiques aura altéré, diminué ou masqué votre bonheur, et pas simplement aux yeux des autres. Le bonheur, plus qu’un état de l’âme, est une disposition générale qui implique tous les organes de la communication émotionnelle.
Par un système de rétrocontrôle qu’on retrouve dans bien des phénomènes hormonaux, le fait d’interdire le bout de la chaîne logique inhibe l’expression du début de celle-ci. Pas d’expression de votre bonheur ? Pas de bonheur. Tant pis pour vous. Cela implique que la communication du bonheur est la condition de celui-ci. Ou que, comme disait Jean-Paul Sartre : « autrui est le médiateur indispensable entre moi et moi-même. » Dans le cadre de l’intersubjectivité sartrienne, cela signifie qu’aucun état émotionnel n’existe En-soi, et c’est la réflexion de nos états dans le regard de l’autre qui fait advenir en nous l’existence de ces états. Pas de bonheur sans autre à l’intérieur.
Principe pathogène.
À la différence des états négatifs que vous rencontrez chez autrui, la communication des états positifs ne rencontre pas de résistance. Alors que l’empathie de la souffrance tient Morale du bonheur antique – antiquité des mort-vivants. pour partie de la décision, rien ne nous prédispose à nous protéger de la joie de l’autre, et aucun effort n’est nécessaire C’est un principe universel : il faut être heureux. C’est même pour embrasser son énergie débordante et bienfaisante. La un principe moral : nous devons travailler à être heureux. consommation de cette drogue 100% bio et sans effets secon- De nombreuses philosophies en font l’aboutissement de la daires est même une évaluation de développement à l’échelle vie humaine, le souverain bien des hédonistes de l’antiquité. Mais l’idée de bonheur de internationale, sur la base ces philosophes est parfois de l’indice de Bonheur Le bonheur est une disposition bien loin de la conception National Brut inventé par moderne du mot. Jigme Singye Wangchuck, générale qui implique tous les organes roi du Bhoutan, qui voulait Pour Aristote, le bonheur l’utiliser pour planifier les de la communication émotionnelle. c’est la conformité à l’esréformes de son pays. sence (et Sartre se retourne Plutôt que de créer son dans sa tombe, des siècles bonheur, on peut le recevoir. Le sourire d’autrui déclenche une réaction mimétique, à avant de mourir). Est heureux celui qui est à sa place, qui fait la manière du bâillement. En contemplant la joie d’un autre, non ce qu’il veut faire mais ce qu’il doit faire. Bonjour les détercelle-ci nous contamine et le processus s’inverse. Autrui est minismes, adieu la liberté. Mais ses collègues antiques ont une heureux veut dire, a priori, qu’il lui est arrivé quelque chose image du bonheur bien pire : à la manière des bouddhistes, ce qui l’a rendu heureux, c’est-à-dire qui a saturé ses synapses que les épicuriens et les stoïciens appellent bonheur corresd’hormones euphorisantes, antalgiques et antidépressives, pond à un état de camisole chimique sous forme morale. qu’il en a tiré un état psychologique agréable et qu’il exprime cet agrément. Face à cette expression, se déroule en nous une Pour Épicure, il s’agit de toujours tout calculer : ce que j’ai envie genèse inversée : le déferlement hormonal se produit depuis de faire, est-ce que cela va m’apporter plus de bien que de mal ? Adieu, donc, les festins, l’ivresse, la fornication excessive le signe extérieur, au lieu d’en être la source. et les relations sociales, puisqu’elles entretiennent une dépenC’est ainsi que le bonheur se répand, jusqu’à ce que les agents dance (mouvement rotatif de Sartre underground). Comme de la contamination rencontrent des personnes mal dispo- les bouddhistes, les épicuriens voient les activités humaines sées, immunisées par leur dépression momentanée, fermées comme causes de souffrances et, effrayés qu’ils sont par la perspective de la souffrance, ils décident de se retenir de vivre. à toute empathie positive. L’état consécutif de cette abstention s’appelle ataraxie, c’est-àdire : absence de trouble de l’âme. L’anxiolytique homonyme Sartre ou le pourquoi du virus. montre bien ce que cette tranquillité a à voir avec le bonheur : Face à ces personnes, il est difficile de cacher son bonheur. pas grand-chose. Lorsque l’on sent que l’expression du bonheur n’est pas adéquate, se déclenche aussitôt un mécanisme de contrôle : Chez les stoïciens, austères disciples de Zénon, c’est un peu il faut se retenir d’être heureux. Si la tâche n’est pas aisée, c’est différent, mais au fond c’est un peu la même chose. La retenue que le principe a priori que nous avons posé plus haut est dont il faut faire preuve ne se place plus au niveau des actes, faux : la chronologie ‘événement / réaction chimique / réac- mais au niveau du désir de ceux-ci. En ne désirant plus rien, je tion psychologique / expression de ces réactions’ n’est pas m’assure que je ne serai plus déçu de rien. Cela s’appelle une la bonne. Le principe même de chronologie ou de rapport vertu. Et, Jean-Paul s’agitant encore parmi les asticots, cela est cause-conséquence est à interroger. Confrontés à une situa- animé par le désir de ne dépendre que de soi. L’indifférence tion incompatible avec l’expression de votre bonheur, vous comme moteur du bonheur. Le mythe de l’En-soi heureux, par enchaînez celui-ci et tentez de le faire taire. Le faisant taire la mort du désir. Mais la mort du désir, en psychiatrie moderne, à l’oreille des autres, vous vous faites vous-mêmes sourd à porte un autre nom : dépression. Le bonheur stoïcien se fonde son chant. Et, momentanément, vous cessez d’être heureux. dans la peur de l’Autre. 25
Combien t’es heureux ?
aux coudes et aux genoux à forcer de gigoter dans son caveau. Non seulement cette nouvelle éthique tient plus de l’exhibition que de la médiation, mais en plus elle nie tout à fait ce qu’identifiaient les Grecs : le bonheur dépend peut-être d’autrui, mais le malheur aussi.
Quelques années plus tard, la morale moderne impose le bonheur comme outil de valorisation sociale. On vaut plus quand on est heureux. C’est d’ailleurs un dogme économique : un consommateur heureux est un investisseur optimiste. À l’heure où les vertus esthétiques du deuil et de la peine fondent comme la glace arctique, le bonheur devient l’aboutissement des attributs modernes. Il faut être athlétique, plus ou moins healthy (manger bio mais aller au McDo en sortant de la gym), riche, branché, éternellement jeune : le bonheur !
Aristote dit : « L’homme est un animal social ». Plaute répond : « L’homme est un loup pour l’homme ». Le néo-libéralisme reprend, dans un admirable esprit de synthèse : « Super ! L’homme a besoin d’être proie et prédateur, on doit pouvoir faire de l’argent avec ça ! » Le moyen de cette agression de l’homme par l’homme ? Le bonheur.
Si elle n’assume pas son ancrage philosophique, cette société néo-libérale pour qui l’individu est une valeur marchande a très bien compris l’intersubjectivité sartrienne. Elle l’a si bien comprise qu’elle l’a dévoyée. Ce qui était une condition de l’existence est devenu le mythe d’une ontologie capitaliste – grosses montres, grosses voitures, grosses poitrines et gros phallus. Et ce critère de taille n’est pas absolu, mais relatif : il faut, selon le professeur de la London School of Economics Sir Richard Layar, non pas avoir une grosse voiture, mais avoir une voiture plus grosse que celle de son prochain (même chose pour la montre, la poitrine et le phallus). Les riches sont ainsi assurés d’être les plus heureux, et le capitalisme s’assure que l’argent des riches ne dorme pas sur un compte mais vienne alimenter la consommation.
Pourquoi tu veux être heureux ? Si la notion de bonheur ne cesse de se transformer, c’est que cette notion n’est pas définissable dans l’absolu. D’un point de vue sociologique, le bonheur, ce pourrait être : répondre, par son comportement, à ce que la morale du temps impose comme objectif. L’anxiolytique stoïcien était un idéal de vie, dans un certain code moral grec cet idéal était une forme de perfection. Pendant les siècles modernes, le bonheur, ça a été la réussite professionnelle, le foyer patriarcal, la mère à la maison et les enfants en blouse au coin du feu. Désormais, si le bonheur rime toujours avec réussite professionnelle, celleci ne sert plus à s’assurer d’un certain confort, mais à participer activement au fonctionnement du consumérisme, clef de voûte économique du monde moderne – clef de voûte tout court, donc.
La course au bonheur est donc aussi une course à la concurrence, à la supériorité. De lui-même, le système relationnel contemporain s’organise pour cultiver cette animosité créatrice de consommation.
Bonheur 2.0.
Si les anciens font fausse route en pensant que l’ascèse sociale vaut mieux que la dépendance à l’autre, leur bonheur sans sourire n’en répond pas moins aux mêmes circonstances que l’expansion du bouddhisme en Occident : c’est lorsque la société en général favorise les excès que se développent les contre-morales de l’indifférence. Chez les Grecs, on boit, on fait la fête, on récite de la poésie et on couche avec des garçons de douze ans — donc, après une gueule de bois et une dépression post-coïtale un peu trop forte, certains décident que cela ne peut plus continuer ainsi. Chez nous, on se dépense à dépenser, on s’exhibe à tous les vents, et face à l’épuisement on aspire à un peu de calme et de paix, sous forme médicamenteuse ou philosophico-religieuse.
L’enfant le plus hideux de cette capitalisation de l’intersubjectivité s’appelle 2.0 (lisez : « deux point zéro »). Il s’agit d’une évolution des pratiques de l’Internet dans les années 2000, qui propose la simplification de l’interface entre l’utilisateur et la chair du numérique. Le fondement capitaliste et génial du web 2.0 est que les utilisateurs doivent créer eux-mêmes le contenu de l’Internet. Cela a permis des choses merveilleuses, de Wikipédia aux sites de téléchargements illégaux, et des choses plus ambiguës, de Facebook à 4chan, forum anglophone non censuré où l’on trouve de tout, des Anonymous à la Trump’s Troll Army, de la pédopornographie à l’extrême droite la plus misogyne, suprématiste et complotiste.
Norme dominante ou contre-culture, le bonheur est avant tout un positionnement vis-à-vis de l’autre, une étincelle dans le jugement de son regard, la peur de sa désapprobation. C’est, lorsque toutes les conditions sont réunies, loin de la marchandisation universelle, un lien d’être à être qui permet à chacun d’exister. Une connivence pathologique et contagieuse que le capitalisme tente d’exploiter.
Derrière l’amabilité de ces plateformes (qui, pour la première fois, deviennent user-friendly et ne demandent pas de compétences informatiques pour rédiger du contenu) se cache la marchandisation de nos données. L’exposition que nous faisons de nous-mêmes sur ce terrain vague répond alors à toutes les règles de la relecture capitaliste de l’intersubjectivité : tout est fait pour vous encourager à paraître beau, riche, bien portant… c’est-à-dire heureux. C’est l’émulation au bonheur qui pousse à créer le contenu.
Tout compte fait, il n’est pas sûr que Sartre serait sur Facebook, mais il est certain qu’il s’y intéresserait de très près.
Ainsi, pour de larges pans de certaines générations, la médiation indispensable entre moi et moi-même doit passer par l’auto-marketing de l’Internet social. Sartre est contusionné 26
Smiley © Benjamin Gray.
Le génie de la coolitude/ Où nous découvrirons qu’un musicien malheureux peut rendre un mélomane heureux (mais pas l’inverse). Et qu’un musicien heureux a le droit d’essayer. Karine Daviet – Musicienne & Musicologue 28
~ musique ~
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La musique adoucit les mœurs.
oum dap di da di doum ba doum ba doum, dap di doum ba doum ba doum, dap di da di doum… À fredonner sur l’air de Don’t worry, be happy.
La vie est cruelle car si l’on s’en tient à ces affirmations, les gens heureux ne comprennent rien à l’art et sont encore La Marque du Génie. moins capables d’en faire. Pourtant, s’il est parfois difficile de connaître de façon certaine l’état émotionnel de l’artiste Le sens commun assimile souvent l’artiste, a fortiori le musi- quand l’inspiration lui tombe sur la tête, il est aisé de reconcien, à un être torturé. À lui les drames psychologiques, fami- naître l’effet que sa musique nous procure. Et souvent, elle liaux, les drogues, la maladie, substances nourricières de nous fait du bien. Écouter de la musique triste quand on est toute création, marques du triste nous permet d’aller génie. Les plaines calmes mieux, tandis que faire le et ensoleillées du bonheur Si elle ne permet pas nécessairement contraire serait catastroseraient un horizon réservé phique. Paradoxal ? En au commun des mortels. Il d’atteindre le bonheur, la musique prolongeant nos émotions, se trouve même un compola musique nous aide à siteur ayant eu le malheur permet au moins de le chanter. les extérioriser et nous de se nommer… Mahler soulage donc un peu. Qui (Gustav de son prénom). n’a pas déjà éprouvé le Né en plein XIXe siècle, âge d’or du romantisme et du génie plaisir revigorant d’écouter du métal bien gras quand il est en torturé, il a répondu présent à son destin puisqu’il a connu une colère ou l’enjoué Happy de Pharrell Williams pour parfaire à enfance douloureuse (juif de la minorité germanique vivant sa bonne humeur (à consommer avec modération sinon ça en Bohême, parents qui ne s’entendaient pas) et une vie tape sur les nerfs) ? adulte tumultueuse (crises conjugales, attaques antisémites qui perturbaient sa vie professionnelle, disparation de sa fille Au-delà de l’usage récréatif de ce type d’écoute, la musicothéà l’âge de cinq ans ou malade incurable du cœur). Il meurt en rapie exploite largement cet effet pour augmenter notre bien1911, à cinquante ans, d’une angine. L’exemple est sympto- être. Cette discipline de l’art-thérapie postule qu’une écoute matique d’une profession qui semble vouée aux difficultés en ciblée selon le profil du patient peut permettre de le relaxer tous genres. La musique est pour ces musiciens un refuge, le voire d’atteindre un état d’hypnose, qui peut in fine soigner des lieu d’expression de leur être profond, quand tout leur envi- maux tels que l’insomnie, l’angoisse ou des troubles psychoronnement les écrase. somatiques. L’écoute musicale peut également permettre à des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer de stimuler On trouve des musiciens malheureux à toutes les époques leur mémoire sensorielle ancienne de façon à ralentir la (le malheur précède et survit au romantisme dans l’his- progression de la maladie. toire) : Wolfang Amadeus Mozart, Ludwig van Beethoven ou le fameux club des 27 avec Robert Johnson, Brian Jones, Kurt Cobain, Janis Joplin, Jimi Hendrix, Jim Morisson et Amy Winehouse. Ces derniers, dont les morts prématurées (à 27 ans, d’où le nom du club) ont jalonné et façonné l’histoire du rock, ont pour point commun d’avoir été de grands musiciens en proie à diverses addictions. Jim Morisson, poète avant d’être chanteur, a eu une enfance marquée par un père autoritaire et a trouvé la voie de la rédemption dans la consommation de drogues, tout comme ses contemporains Jimi Hendrix et Janis Joplin. Il déclarera pourtant quelques temps avant sa mort : « Je ne peux pas dire que je regrette ce que j’ai connu mais, s’il avait fallu recommencer, je crois que j’aurais choisi l’itinéraire tranquille de l’artiste qui travaille dur dans son jardin. » De l’aveu même de Jim Morisson, il serait donc possible de créer une œuvre profonde sans passer par les excès d’une Musicothérapie, dessin d’illustration. carrière à cent à l’heure. Il reconnaît même l’existence d’artistes forgeant leur œuvre à la sueur de leur front et non à la seule Dans son volet actif, la musicothérapie, à travers l’utilisation urine de leur bière – pensait-il à Georges Brassens ? Pourtant, d’instruments et notamment de la voix, peut soigner des le mal-être de Kurt Cobain et d’Amy Winehouse, qui a conduit troubles plus sévères tels que l’autisme. Cette utilisation l’un au suicide et l’autre à l’overdose, semble indissociable de thérapeutique de la musique atteste ainsi de son effet réel sur leur talent et, il faut l’ajouter, de leur mythe. Auraient-ils créé notre psychisme et donc sur notre corps. L’adoption de cette une œuvre aussi marquante s’ils avaient mené une vie tran- technique par le monde médical est d’ailleurs de plus en plus quille ? Le malheur semble ici tenir lieu de destin et être la large, bien que le diplôme de musicothérapeute ne soit pas encore reconnu en France. condition même de toute création artistique valable.
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La musique ne fait pas le bonheur mais elle y contribue.
Au-delà du développement récent de la musicothérapie sur des bases rationnelles, l’utilisation de la musique dans un but thérapeutique est, elle, très ancienne. En effet, nombre de rituels de guérison dans le monde sont centrés sur une production sonore. Ces pratiques chamaniques engagent souvent la voix et les percussions dans le but d’atteindre un état de transe. La vogue actuelle d’un néo-chamanisme a permis de faire connaître en Occident les pratiques chamaniques de Sibérie et d’Asie centrale, mais on retrouve ce type de rituels dans le monde entier. S’ils ne visent pas à proprement parler le bonheur de la personne qui vient consulter le chaman, ils contribuent sans aucun doute à son mieux-être.
Et le bonheur dans tout ça ? Matilda Aeolia, chanteuse lyrique, chanteuse de l’âme et musicothérapeute, affirme que la pratique du chant vibratoire permet d’accéder au « bonheur d’être soi ». Si c’est effectivement le cas, ite missa est, nous avons découvert le secret du bonheur et je n’ai plus rien à dire. Mais comme nous ne sommes pas tous égaux face au chant vibratoire, nous nous en tiendrons à postuler que ces pratiques procurent un certain bien-être et sans doute du plaisir à qui en fait l’expérience. La question reste donc entière : la musique permet-elle d’atteindre le bonheur, l’ataraxie, le nirvana (Kurt Cobain, nevermind) ? La question est vaste mais on peut être sûr d’une chose : si elle ne permet pas nécessairement d’atteindre le bonheur, la musique permet au moins de le chanter. Et d’ailleurs, comment ne pas être joyeux en entendant le sifflement insouciant de Bobby McFerrin sur Don’t worry, be happy ? Il m’est personnellement impossible de résister à cette mélodie du bonheur. Il pourrait même s’agir, après le très solennel Hymne à la joie de Beethoven (Symphonie n°9, 4e mouvement, sur un poème de Schiller), du nouvel hymne au bonheur, voire même, accomplissement suprême, de l’hymne à la coolitude ! S’il n’aura certainement pas un impact miraculeux sur les plus dépressifs de nos concitoyens, cet hymne, chanté tous les matins, aura au moins le mérite de faire pousser quelques dreadlocks aux plus sauvages capitalistes d’entre nous (courons de ce pas lancer une pétition pour remplacer enfin La Marseillaise). Moins optimistes que Bobby McFerrin, Serge Gainsbourg et Jane Birkin ont quant à eux décidé de prendre le problème à l’envers en fuyant « le bonheur de peur qu’il ne se sauve ». Si l’espoir de la possibilité d’une existence du bonheur subsiste dans cette formulation, la philosophie de la chanteuse Berry est plus radicale : « N’ayez pas peur du bonheur / Il n’existe pas / Ni ici, ni ailleurs / Da di da di da, da di dam / Nous allons mourir demain. » Même son de cloche chez Benjamin Biolay qui chante de sa voix d’outre-tombe « J’ai pas trop l’habitude d’être heureux comme un prince » dans Le bonheur, mon cul. De toute évidence, les chanteurs et chanteuses hexagonaux ont une plus forte inclination pour le pessimisme que leur homologue américain. Henri Salvador fait exception, lui qui a « voyagé dans le bonheur / Ça n’a duré que quelques heures / Mais ça valait la peine. » Voyage amoureux, onirique, poétique, voilà une recette du bonheur idéale à tous égards.
Un chaman Saami avec son tambour magique par Knud Leem (1767).
Dans le sillage du néo-chamanisme, de nombreuses techniques de développement personnel utilisent la musique pour procurer un certain bien-être. Yoga du chant, sophrologie, pratiques des mantras et chant tibétain… Il suffit de se promener sur YouTube pour se faire une idée de la diversité de ces pratiques, qui mêlent souvent approche musicale et mystique. Quand ce ne sont pas les personnes qui chantent, un fond musical new age est utilisé. Ce courant musical né dans les années 1970 (l’album Spectrum suite Steven Halpern, sorti en 1975, est considéré comme le premier du genre) vise la relaxation de l’auditeur plutôt que la performance musicale, utilisant abondamment synthétiseurs, flûtes et autres bols tibétains. Renouant avec l’idée d’une musique fonctionnelle alors que la musique occidentale savante l’a abandonnée depuis longtemps au profit d’une visée esthétique, ce n’est pas l’inventivitée (ou son manque) harmonique ou mélodique des compositions new age qui fait leur intérêt. Cependant, tout mélomane que vous soyez, prenez le temps d’ouvrir vos chakras et vos oreilles : quiconque a goûté à ces délices de Capoue ne peut que se laisser bercer par leur charme vénéneux.
Alors, les musiciens, heureux ? Leur public sans doute, surtout quand leur revient à l’oreille une mélodie familière qui a su toucher leur âme. Si la musique a un tel pouvoir sur ceux qui l’écoutent, gageons qu’elle l’a aussi sur ceux qui la créent et que le mythe du musicien tourmenté seul sur son rocher est derrière nous. Nul besoin de drogues et autres expédients pour se prouver que nous avons du génie. Laissons plutôt le « bonheur d’être soi » envahir nos cordes vocales et chasser notre mélancolie surannée de poètes.
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Installation, Take A Selfie / Fake A Life, 2015 par Camilo Matiz.
Tout un art/ Chacun pense au bonheur mais aucun ne clame haut et fort que son but ultime dans la vie est d’être heureux. Cela va de soi, plus ou moins inconsciemment. Qui se souhaiterait le malheur ? Emma Nubel – Étudiante en Histoire de l’Art 32
~ arts visuels ~
O L
n a tous une perception différente de cette quête diverse d’un Graal qui semble inatteignable. Comment définir alors quelque chose qui ne peut s’enfermer dans les limites des mots ? Indicible et intangible comme l’art, la relation entre les deux est intéressante à effeuiller. ’art est-il le moyen de rendre palpable cet état de bienêtre ? L’artiste a-t-il le rôle de « distributeur » de bonheur par des œuvres vivantes et bigarrées ? Quand les mots sont insuffisants, l’art tente doucement de proposer une perception différente.
bonheur, sans sinuosités et sans obstacles ? Certains pensent et revendiquent évidemment le contraire entre le bio, une réduction de déchets a minima et le véganisme par exemple. Paradoxe profond entre les deux versants, c’est tout de même la société cette mère des deux conceptions.
Le bonheur, c’est les autres ?
Le bonheur, on le côtoie quotidiennement, bien évidemment ! C’est ce que l’on aimerait faire croire à nos multiples « amis » virtuels. A contrario de Sartre qui clame que « L’enfer, Le bonheur, norme d’une pression sociale. c’est les autres », on pourrait penser que le bonheur passe par les autres. Aujourd’hui c’est tout un art de tenir son Facebook Aujourd’hui cette poursuite incessante semble obligatoire ou un compte Instagram aux photos faussement rutilantes. Le dans notre société. Il faut être heureux, comme si c’était bonheur se crée ici de toute pièce. On façonne, on modèle, on une règle à remplir pour pouvoir exister. Tout converge vers cache ce qui pourrait ternir cette image idéaliste, on exhibe ce qui pourrait rendre les l’objectif d’être comblé autres jaloux. Notre vie dans sa vie : s’épanouir au travail, être bien dans sa est parfaite, le bonheur se Le bonheur peut passer par l’art, vie de couple… Il ne suffit respire à plein nez. Mais à pas d’éprouver des joies l’instar de l’artiste colompour son expression intenses face à quelques bien Camilo Matiz et sa pièce Take A Selfie / Fake A évènements mais d’être mais également sa quête. Life de 2015, notre vie sur réellement dans un état de les réseaux sociaux n’est plénitude constant, d’être bien avec soi-même. Cela peut faire sourire car nombre de que simulacre brillant. Cette installation de néons face à un facteurs tumultueux passent aux oubliettes avec de telles affir- miroir ne pourrait être plus critique et acerbe. Entre la percepmations. Mais cette société de consommation n’en a que faire. tion que l’on a de soi et ce que l’on renvoie de nous, le gouffre est parfois grand. Le ressenti du bonheur n’est-il pas influencé Elle nous leurre, nous trompe pour nous faire croire que le par l’image que l’on veut renvoyer ? Les deux sont perméables, bonheur passe par le fait de ne pouvoir vivre sans le dernier tristement liés à coups de « J’aime » et de commentaires. C’est téléphone à la mode ou la dernière pièce stylistique à porter. comme si la multiplication de ces derniers faisait augmenter À coups de publicités mensongères, de jingles entêtants, en flèche notre bonheur, ce « faux bonheur » accro au regard d’images fantasmées, on nous assène que le bonheur équivaut des autres qui eux aussi jouent dans la même cour. On patauge à la consommation. Les deux vont de pair, invitant dans leur tous ensemble dans cette illusion de vie, essayant tristement duo maléfique leur ami précieux ; l’argent. Plus on consomme, de sortir la tête de l’eau en ayant plus de « Likes » que nos plus on est heureux. Être heureux ressemblerait donc à n’être voisins, jouant des coudes et n’hésitant pas à les pousser sous qu’avide de choses à acheter et user pour finalement jeter. Le l’eau. Plusieurs études semblent démontrer que plus on passe cercle est vicieux, sans fin. Ce piétinement incessant et trépi- de temps sur les réseaux, à scroller parmi les plages à l’eau dant de l’envie, ou plutôt du besoin de nouvelles choses se turquoise, les nouvelles tenues sportives des « Fitness girls » transforme en course effrénée où l’on ne contrôle plus rien. ou les recettes plus appétissantes les unes que les autres, plus le sentiment de solitude et de malheur serait omniprésent. STOP ! On n’est pas tous dupes. L’art – aux antipodes de cette société qui la considère quelquefois comme inutile – aime à Le bonheur chimique, seule échappatoire ? la critiquer, la chahutant de bord à bord, se moquant d’elle, la détestant aussi parfois. Ainsi, dès les années 1960 avec le La seule porte de sortie entrouverte semble alors être un Pop Art, les artistes dénoncent cette société (hyper)consom- bonheur que l’on se crée soi-même ; un bonheur chimique. En matrice en jouant à son propre jeu. Duane Hanson, par réaction à cette société bien trop consommatrice et en paralexemple, manie avec perfection et incision un hyperréalisme lèle au pop art, nait le mouvement hippie dans les années 1960. perturbant. On marche entre ses stéréotypes américains, On le connaît de façon caricaturée, avec leurs cheveux longs, déambulant de sa Supermarket Lady au caddie de supermar- leurs pantalons pattes d’eph fleuris et un sourire paisible qui ché plus que rempli, à son couple de touristes à l’apparence traverse leur visage. Mais leur quête du bonheur est différente badaude. Sans socle et sans différenciation avec nous-mêmes et peut se retrouver dans l’art psychédélique. La conscience on s’approche quelque peu penaud pour contempler ces se libère, les perceptions sont plus intenses grâce à la prise reflets immobiles mais où chacun peut se projeter. Nous aussi de drogues qui permet, d’après eux, d’atteindre des états de sommes comme eux, proies d’une société de consomma- bien-être et de conscience bien plus puissants. Flotter dans tion qui nous pousse à dépenser. Justement, Barbara Kruger un entre-deux, sans se poser de questions, dans un état de ironise avec justesse par son fameux I shop therefore I am. Le béatitude extrême où perceptions et ressentis sont bien plus chemin de la consommation est-il le seul à mener tout droit au sensibles, est-ce le bonheur ?
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Le chemin pour y accéder est aux antipodes de ce qu’attend cette société qui nous surplombe. L’art psychédélique devient alors un moyen de montrer et même exhiber cet état de conscience altéré par les drogues, plongé dans les torpeurs de la quiétude et qui n’est que le reflet inconscient de la main qui peint automatiquement, dicté par le Ça libéré. Martin Sharp, Rick Griffin ou encore Stanley Mouse sont tous des artistes de cette époque aux « mœurs droguées ». Ces œuvres bariolées deviennent le miroir intérieur d’un inconscient au premier plan, libre et heureux. Les œuvres de Martin Sharp explosent, résonnent en nous par cette culture commune reprise et détournée – avec la Joconde par exemple. Les couleurs tournoient par ces formes géométriques omniprésentes, presque envahissantes. Rien ne semble ordonné, filtré par le Surmoi qui tempère. Les émotions sont brutes, l’art qui en résulte est vivant. Il danse au rythme de la drogue et des perceptions. Tout comme Rick Griffin ou Stanley Mouse dont les œuvres sans dessus-dessous qui n’hésitent pas à nous bousculer, nous renversant sur leur passage, étaient généralement destinées à devenir des pochettes de CD ou posters. Ce bonheur chimique se distribue alors par fragments individuels, chacun ayant sa dose de couleurs acides et percutantes. Cependant, les traces laissées par ce bonheur chimique et cet art psychédélique ne se retrouvent pas seulement dans les tumultes de la 2D. Tony Cragg, par exemple, par ses sculptures mouvantes semble matérialiser un état d’esprit débridé. La matière paraît répondre aux envies psychédéliques d’un inconscient qui prime sur le conscient, où règles et normes sociétales n’existent pas. Le geste est vif, rapide comme si l’artiste répondait plus à un désir pulsionnel qu’à une réflexion assagie.
vives, avec des personnages comme ceux de la BD, où le trait est vif et dansant. L’artiste devient-il alors « commerçant » de bonheur, diffusant le bien-être par ses toiles ? C’est possible. Cela peut également passer par la mise en forme picturale de ce qu’ils considèrent comme étant le bonheur ; une facette d’un aperçu qui peut nous toucher. Ainsi Matisse avec sa Joie de vivre (1905) nous plonge dans une atmosphère chaleureuse où le bonheur s’échappe par effluves. Les couleurs intenses du fauvisme font écho au titre.
La Joie de vivre, par Henri Matisse, exposée à la Fondation Barnes (1906).
Pourtant certaines toiles qui n’ont aucune intention de prodiguer le bonheur par la simple contemplation réussissent de tels miracles. L’art nous touche, parfois au plus profond de nous-mêmes sans que nous ayons conscience du pourquoi. Cela peut être devant une technicité parfaite, parfois devant une beauté que nous trouvons éblouissante. Le bonheur se niche dans les recoins les plus infimes de la peinture, photographie, sculpture mais surtout de la vie.
L’artiste semble alors devenir proie à son propre inconscient sous drogue qui lui dicte de matérialiser son Ça le plus enfoui ; les couleurs et le mouvement n’étant que les reflets d’un bonheur factice et chimique. Aujourd’hui encore, l’art paraît être pour certains le seul moyen d’échapper aux griffes acérées et sans pitié d’une société oppressante. Le bonheur n’est-ce pas tout simplement s’exprimer sans pression sociétale, sans peur du reproche ou du jugement ; n’est-ce pas tout simplement être soi-même ? La tête se vide, la toile se remplit.
Mais alors, comment atteindre le bonheur ? On court, on court encore et sans cesse, mais où se trouve notre but ? Le bonheur est-il le chaudron rempli d’or posé au pied de l’arc-en-ciel et qui semble nous attendre docilement ? Pourtant on avance, sans relâche mais rien ne se rapproche de nous. Art, musique, littérature, quel chemin emprunter pour empoigner ce Graal, pour ne plus jamais le laisser repartir ?
L’artiste : « distributeur » du bonheur ? Indicibles, l’art et le bonheur se rencontrent au croisement d’une recherche de sens pour l’un comme pour l’autre. Les deux peuvent paraître éloignés mais ils sont plus amis qu’il n’y parait. Le bonheur peut passer par l’art, pour son expression mais également sa quête.
Les livres de conseils pour être heureux se multiplient. Ils nous assènent avis et témoignages, nous commandant d’agir de telle ou telle façon. Mais le fait de suivre « 10 conseils pour être heureux » à la lettre nous permet-il sincèrement de pouvoir respirer le bonheur à plein nez ? C’est pourtant contraire à l’idée générale que l’on se fait d’un bien-être ambiant dans lequel on plonge comme dans un bon bain chaud et moussant. Le bonheur ne se construit pas, il se vit. Le bonheur ce n’est pas atteindre telle occasion dans sa vie pour réaliser quelque chose que l’on désire. À regarder en avant on ne vit pas l’instant présent. Car c’est ça le bonheur : le moment. Que ce soit l’odeur de l’herbe tondue en été, un fou rire complice, la chaleur du soleil sur la peau, la contemplation d’une œuvre, une fierté, le bonheur s’attrape en plein vol. Le bonheur se choisit.
L’artiste est-il celui qui transmet sa propre joie de vivre, comme un « distributeur » de bonheur ? Ou alors, donne-t-il simplement une forme tangible à quelque chose qui n’en a pas ? Donner forme au bonheur tout simplement pour que nous puissions alors le reconnaître quand on le croise sur notre chemin et l’embrasser dans nos vies, le tirant par la main pour le faire devenir nôtre. Guillaume Stortz par exemple dit avoir un regard d’enfant, avec l’innocence et la naïveté qui l’accompagnent, pour donner du bonheur aux gens. Ses œuvres naissent sous les couleurs 34
Je suis un pays mis en scène par Vincent Macaigne © Mathilda Olmi (2017).
Chapeau l’artiste/ Il est une chose réjouissante par-dessus tout, quant au bonheur : c’est qu’il n’existe pas de recette. Nulle part. Dominique Oriol – Spectatrice avertie 36
~ théâtre ~
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les plateaux du spectacle vivant. « Si vis pacem, para bellum » (« si tu veux la paix, prépare la guerre ») dit l’adage. « Si tu veux donner une chance au bonheur, parle des malheurs de notre monde ». Autrement dit, et tellement mieux chez Pablo Neruda dans Résidence sur la terre : « Et vous allez me demander : mais pourquoi votre poésie / Ne vous parle-t-elle pas du rêve, des feuilles / Ou des grands volcans de votre pays natal ? / Venez voir le sang dans les rues / Venez voir / Le sang dans les rues, / Venez voir le sang / Dans les rues ! ».
es discours, oui ! Des théories, plein ! De la surenchère lexicale, à foison ! Des « moi je sais parfaitement ! » tant qu’il vous plaira. Mais, du mode d’emploi, non ! Pas de stages de formation où glaner des recettes pour mieux manger, mieux courir, mieux enseigner, mieux penser… Mieux, mieux… « Ah, vos têtes, vos pauvres têtes de candidats au bonheur » faisait dire Anouilh à Antigone, la révoltée contre le bonheur comme un os à ronger que lui tend la main du pouvoir représentée par Créon. Que de suspicions planent au-dessus de la thématique du bonheur en tant qu’elle témoigne du rapport de l’homme au monde. Or « tel qui rit vendredi, dimanche pleurera » ou bien « vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Le bonheur serait donc, comme toute valeur humaine, sujet à caution de relativité et de fluctuation dans le temps. Il n’y a pas si longtemps, l’idéal de bonheur, cet état de plénitude de tous les sens, loin des tracas du monde, se confondait volontiers avec les images paradisiaques de bords de mer ou autres paysages exotiques. Qui aujourd’hui oserait faire abstraction de la réalité actuelle et des textes d’auteurs dénonçant les horreurs du monde ?
Microcosme en naufrage. Nous voilà donc aux prises avec ce paradoxe : réfléchir au bonheur dans la représentation scénique contemporaine, c’est être amené à scruter surtout les malheurs et turpitudes du monde. Si le bonheur rime avec harmonie, satisfaction, plénitude, ou bien troubles et tracas handicapants, le théâtre a l’art de redistribuer les cartes. Par exemple, depuis l’aube de cet art, le thème du bonheur participe du jeu du théâtre avec le réel dans lequel il s’agit de « caillasser les certitudes ». Le cercle familial est alors une cible privilégiée ou un microcosme et la façon dont il se délite sur le plateau donne à penser le monde comme il va et les relations interpersonnelles telles qu’elles s’embrouillent.
Distributeurs de bonheur.
Il existe un business du bonheur particulièrement pervers. Il rôde tout autour de nous, nous mitraille de ses messages léni- Magistral condensé de cette histoire du bonheur aux prises fiants, et le théâtre n’y échappe pas. Ce bonheur à consommer avec les versants obscurs des histoires familiales dans (sur place ou à emporter) se distille par distributeurs automa- Ibsen Huis (La maison Ibsen) mis en scène par l’australien tiques en tous genres. Selon le nombre de pièces que l’on est Simon Stone. Le coup de maitre de ce metteur en scène est de apte à sacrifier, on se retrous’être penché sur les voies vera face à une formule ouvertes par Ibsen dans avec plus de ceci, moins de Les rêves de bonheur ne peuvent son théâtre pour mettre cela… Métaphore facile, en boîte à portée de mains affligeante de médiocrité résister aux urgences du monde du spectateur, les pseudos et pourtant si parlante bonheurs bourgeois et les qui ravale le bonheur au et des illusions fracassées. mener à l’effondrement, rang de « bien » à consomrongés qu’ils sont par les mer. Elle est négation du traumatismes, les non-dits. collectif quand elle prétend le servir, alors qu’elle consacre Façon de dire qu’aujourd’hui comme du temps d’Ibsen, l’individualisme ; négation de la justice quand elle sert l’iné- les rêves de bonheur ne peuvent résister aux urgences du galité (petites pièces, vous n’aurez que le bas de gamme qui monde et des illusions fracassées. Ce théâtre des êtres désemattaque votre santé physique et mentale) ; négation du vivant parés réunit trois générations dans un microcosme inferquand elle ne distribue que stéréotypes et formules figées. nal, telles des mouches épinglées aux parois de verre d’une Et le théâtre apporte sa contribution en ce qu’il arrive de véhi- « maison-naufrage ». Est-ce à dire à tous les étages la difficulté, culer des propositions scéniques représentatives de notre voire l’impossibilité de vivre simplement le monde, a fortiori société consumériste. d’y construire le bonheur ? S’il est un thème où intime et collectif s’imbriquent, se frictionnent ou se répondent, c’est Ce fameux distributeur automatique emblématique d’une bien le bonheur et les questions corolaires à celui-ci : la liberté, société et d’un monde « cling-cling » est sur le plateau. On l’a la vérité, la justice… vu, récurrent dans la jungle des signes mortifères scénographiés par Vincent Macaigne, de Au moins j’aurais laissé un beau De la joie, du triste, des sensations. cadavre à récemment dans Je suis un pays. Il participe alors d’un monde marqué par la décrépitude et le péril. Il est donc Le théâtre fait souvent de chacune de ces quêtes le moteur de bien difficile (impossible ?) au bonheur, quelque soit la défini- bien des dramaturgies. Ainsi du théâtre de Tchekhov qui anime tion à laquelle on adhère, de frayer son chemin au milieu des toute une constellation de personnages de toutes appartesquelettes, fœtus en formol, effigies des « grands » dirigeants. nances en butte avec un monde en mutation. Tous aspirent Dans l’univers de Rodrigo Garcia, tous les indices Mickey, Ikea, à leur bonheur. Notion antinomique avec leur ici et mainteNike, McDo, nous cernent et nous pénètrent. Et bien sûr, ces nant, à l’image de ces trois sœurs qui projettent « à Moscou » mondes, instruments du risque de déshumanisation généra- ce qu’elles sentent voué à l’endormissement et à l’échec dans lisée, sont voués à la destruction non moins généralisée sur leur province familiale : la vie, la possibilité d’être heureuses. 37
au « plaisir », au contentement, au « divertissement » du spectateur. Mais « divertir » signifie détourner, dévier du vrai but. Plaisir n’est pas bonheur. Le bonheur est plus exigeant et demande à l’art non pas de se détourner du plaisir mais de l’impliquer dans un réseau significatif beaucoup plus complexe qui fasse sens. Et pas sens unique. Mais un ensemble de significations possibles au sein desquelles le spectateur fait son chemin. Le sens n’est alors pas saturé (y compris si la mise en scène, elle, peut jouer sur la saturation des signes scénographiés), mais ouvre à des parcours multiples. Au-delà du plaisir spectaculaire, le bonheur du spectateur entrera en vibration avec sa conscience, l’autre, le monde. Pour ce faire, le regard du spectateur doit s’engager, refuser d’être frileux, au risque d’aller à contre-courant de ce qui est considéré comme la norme usuelle. À l’image des acteurs qui, loin de se contenter d’une conformité à ce qui leur est demandé, osent s’exposer sur une scène. L’audace semble vraiment être une composante nécessaire pour franchir les niveaux de regard, du plus commun, banal au plus aiguisé. Certains motifs récurrents dans le spectacle contemporain s’avèrent particulièrement sensibles à ce processus d’élaboration du regard.
Situation tchekhovienne par excellence qui voit l’idéal du bonheur porté par les personnages comme produit par l’imagination nourrie par la promesse d’un avenir meilleur. Et lorsque l’imagination prend définitivement le dessus sur la raison, nous faisons face à ces personnages récurrents dans le théâtre de Shakespeare : les fous. Folie qui leur donne accès à un monde imaginaire et subjectif dans lequel ils peuvent évoluer en plein « bonheur ». Ne parle-t-on pas des « imbéciles heureux » ? Et chez Shakespeare, ceci n’est pas un jugement péjoratif mais le signe d’un renouveau ou retour à l’innocence. Magnifique interprétation de cette « joie » dans la mise en scène du Roi Lear de Jean-François Sivadier. À l’empêchement du « triste » est réduit à l’inaction face aux trahisons et violences de son entourage, il oppose un temps de « joie » du Roi dans sa folie en le lançant dans un jeu plein de grâce. Et bienfait collatéral : quand le bonheur du spectateur jaillit du bonheur des acteurs, il est à retrouver le bonheur des jeux d’enfants. La référence au monde de l’enfance à laquelle on se rapporte si souvent lorsqu’il est question de l’univers du jeu nous amène tout naturellement à évoquer les « bonheurs de théâtre », bonheurs éprouvés par les spectateurs. Jouissance de ce lieu, où le mot « bonheur » non seulement supporte, mais appelle le « -s » du pluriel. Émotion de « bien-aise » éprouvée devant ces spectacles qui échappent à toute catégorie étouffante, à toute contrainte réductrice. Où le plateau déploie toute la magie, la liberté, l’inventivité, l’intelligence qui nous transportent, nous, nos perceptions, sensations, émotions… et dont nous sortons grandis. Inutile de les citer ; chacun peut reconnaitre les siens ! Et chacun en théâtre est responsable et maitre de ses bonheurs. Tout est alors une question d’appréciation, de regard que l’on est disposé à porter sur le spectacle vivant. Est-on prêt à dépasser certains états du regard qui empêchent d’accéder à ces endroits où le monde incarne de nouvelles possibilités de vie et d’appréciation de l’humain ?
Tragédie mis en scène par Olivier Dubois © François Stemmer (2012).
Divertir le plaisir, ouvrir le regard.
On peut penser par exemple à ces spectacles en danse ou théâtre qui présentent (exhibent selon certains) des corps nus sur scène et en particulier la nudité de groupe de plus en plus fréquente (Tragédie d’Olivier Dubois, Bestie di Scena d’Emma Dante, ¿ Qué haré yo con esta espada ? d’Angélica Liddell).
Il en est de la quête du bonheur comme de toute autre quête humaine : elle exige lucidité et discernement. Et si le théâtre témoigne si souvent de la difficulté de cette quête, s’il parle essentiellement du malheur et de ses avatars, n’est-ce pas en réalité de bonheur dont il est question ? Intensément, même si a contrario. Pas seulement parce qu’au regard de la réalité du mal et de la souffrance il serait déplacé ou criminel de faire croire en l’évidence aisée du bonheur. Mais surtout pour se libérer des illusions trompeuses et des faux-semblants. Il faut aiguiser son regard. Ainsi sera-t-il susceptible de reconnaitre et dépasser les souffrances et malheurs ou du moins les erreurs et préjugés.
Le spectateur a le choix du regard qu’il porte, donc de l’émotion qu’il en éprouvera et donc du rapport qu’il établit avec le spectacle proposé. À regard anecdotique (appréciation de l’apparence physique, comparaisons des nudités…), perception « primaire » peu élaborée. À regard moralisateur, porteur de jugement (« c’est un scandale »), vision réductrice et manichéenne qui risque toujours de tomber dans les pièges de l’apparence. Courtes vues donc des deux côtés. Une fois dépassées les barrières de ces deux approches, la possibilité de « voir » vraiment, au sens de celui qui est voyant, qui atteint un stade autre pouvant ouvrir vers ce bonheur recherché ! C’est alors le regard conscient qui sait voir, derrière les formes, la véritable poésie. Et dans la poésie, le lien avec le monde, la beauté, le pouvoir. De là surgit la joie par l’avènement de son dieu, Dionysos, en lieu et place de la tristesse générée par les deux premiers regards.
C’est pourquoi le théâtre qui sacrifie au plaisir mimétique d’un espace codé, conventionnel, se référant, parfois jusqu’à la caricature, au monde réel dont il est question, a peu de chance de nous amener « si haut ». Bien sûr dans cet espace, on peut s’adonner aussi au plaisir du jeu, plaisir de la prouesse d’acteur, du visuel. Et même au plaisir du texte à entendre… Mais, dans ce théâtre (dont celui qu’il faut bien appeler bourgeois), l’objectif est souvent d’accumuler les couches pour obéir 38
~ théâtre ~ Des mondes à reconstruire.
blanche laissée à l’improvisation (pas de texte à apprendre pour « parler » de la mémoire !) crée ses fictions mémorielles. Ce spectacle prend place dans la lignée de ces propositions qui font état d’une destruction derrière laquelle il faut mettre en place un nouvel ordre du monde.
Le bonheur est donc bien une question de point de vue, et une question de discernement. « Dans la république d’où je viens, dit Lydie Salvayre dans Contre, les hommes sont éteints mais ils se disent gais. Le monde leur est dur, mais ils le disent doux. Ainsi survivent-ils à ce qui les défait. Mais lorsque d’aventure Ainsi d’une société sortant exsangue d’un conflit dans un s’annonce une vraie joie, ils passent à ses côtés sans recon- monde au lourd passé dont les bases anciennes ont été naitre son visage ». Alors, ne tombons pas dans ces travers et sapées. Tout est à reconstruire, de nouvelles valeurs sont à emboîtons le pas à Thomas Jolly qui prône un théâtre « cura- inventer puisque les anciennes ont échoué. Et pour que la teur pour triompher de la nuit ». Et sans aller peut-être jusqu’à quête du bonheur qui tisse en filigrane l’enjeu de ces pièces penser que le théâtre serve à rapiécer la société, envisageons puisse s’effectuer, il faut d’abord que tous les mensonges, qu’au théâtre, la lutte pour trahisons, mauvaises fois le bonheur puisse s’exsoient révélés. Là est bien primer en creux dans la C’est pour dire qu’il faut se réveiller, le message envoyé par l’auprésence sur scène de tout teure Biljana Srbljanović ce qui peut entraver son réagir, vite, que le bonheur n’est pas dans sa pièce Sauterelles. avènement. De même que Trois générations, de l’enl’éloge du sublime ou de étouffé, ensablé, noyé. fant au grand-père, vivent l’idéal peut se camoufler « ensemble » repliées sur derrière la critique explicite leurs mesquineries et de la banalité la plus médiocre. En tous cas, nous adhérons rancœurs après les années Milošević. Et même si l’on rit, car les aisément à la conception de Myriam Marzouki, metteure en situations sont souvent cocasses, et heureusement, sinon le scène, directrice artistique et philosophe pour qui le théâtre propos ne serait pas si porteur, le monde drainé par ce groupe sert à conjurer les passions tristes. Artiste atypique, elle scrute est mortifère et ne laisse pas de place au bonheur, si bonheur de près tous les paradoxes et contradictions pour y voir plus suppose harmonie du lien entre l’homme et le monde. Il y clair et révéler ce qui est censé être dissimulé. À ces conditions a donc à agir et inventer ce « nouveau monde » à usage des tout en dérangeant, le théâtre peut produire de l’humain. jeunes générations. Nous étions à Belgrade, le cadre historique évoqué est celui des années quatre-vingt-dix marquées Comme le dit Krzysztof Warlikowski, metteur en scène polo- par la guerre en ex-Yougoslavie après les années de plomb. nais, « il faut un équilibre entre la lumière et les ténèbres, Importance de l’art et des artistes pour redonner espoir et lorsqu’on parle […] de la maladie en général de la société énergie vitale à un moment figé. Les mondes à reconstruire d’aujourd’hui et de toutes nos questions, nos doutes, du sont toujours là et les figures de pouvoir qui ont droit de vie et sentiment de se perdre de plus en plus, d’être déraciné. » La de mort, qui sont empêcheurs d’espoir et de bonheur humain création contemporaine rend bien souvent compte de ce sont encore légion. On les connait depuis longtemps via le double mouvement qui manifeste le désir primordial de se théâtre, des plus inquiétants aux plus burlesques. Ils ont noms : sortir de toutes les oppressions, toutes les morales et vérités Néron, Richard III, Ubu, Arturo UI… et multiplient l’image de imposées pour libérer les forces et valeurs, l’énergie créative la « bête immonde ». Ceux-là sont rois, empereurs ou chefs indissociable du concept du bonheur. Être sur le plateau, jouer de gangs. Mais la figure se décline aussi dans les fictions de pour « halluciner des mondes » dit Marie Payen, actrice fran- théâtre, au sein de la sphère privée. Il n’est que de se réféçaise au parcours d’une forte sensibilité qui « s’attache » à libé- rer au théâtre d’Ibsen ou de Thomas Bernhard entre autres. rer le jeu, le corps, la parole et le texte en créant des formes En tout état de cause, sphère privée et sociale ou politique se croisent pour dire les épreuves et obstacles auxquels se heurte la quête du bonheur. Et en point d’orgue de cette quête de la question du bonheur au théâtre, revenons à l’un de ses hérauts : Vincent Macaigne. Remarquable et tonitruant dans Je suis un pays qui revêt toutes les « armes » du théâtre pour secouer nos petits conforts et certitudes, nos petits bonheurs trompe-la-faim, quand il s’agit de désigner et traquer tout ce qui nous projette vers un avenir de cataclysme. En vrai Jupiter, lui, il convoque son Aréopage diabolique, mascarade politique et sociale, toutes les émotions humaines, du rire au frisson. C’est pour dire (crier, gueuler) qu’il faut se réveiller, réagir, vite, mais que c’est possible, que le bonheur n’est pas complètement étouffé, ensablé, noyé… puisqu’il est bien possible d’inJe brûle mis en scène par Marie Payen © Céline Gaudier (2014). vestir le plateau à tous les niveaux, pour, en fin de (règlement spectaculaires « émancipées ». Ainsi Je brûle, spectacle « sans de) compte, boire un coup ensemble, artistes, techniciens, père, sans origine, donc sans metteur en scène pour dicter spectateurs, en piétinant allégrement les décombres. Que du son pouvoir », spectacle sur la mémoire avec carte (presque) bonheur ! Chapeau l’artiste ! 39
Dossier
Corruption III – Immunity Squelette 3/3 © Hakim © LiliaRézaoui. El Golli.
Le concept de rétrocausalité/
Le passé, le présent, le futur, ne nous disent rien du temps ni des cycles d’existence, mais désignent une fonction de l’esprit en laquelle se niche, peut-être, l’une des clés de notre évolution humaine. Thomas Denis Lavorel – Philosophe Photographie de Marc Le Mené Chambre mentale
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ous agissons corrélativement dans les trois temps de notre expérience : le passé, le présent, le futur. Nous disons du passé qu’il est le germe ou la mémoire du futur. Le futur est à venir : il existe, sur la base de ce qui est (le passé) en tant que potentialité. En aucun cas il n’est fixé. Sa réalisation dépend de l’action présente et seul ce qui est en germe, ce qui, dans le passé, a été semé, peut être actualisé. Le présent (discutable) est un intervalle entre ces deux perspectives, qui sont deux lignes de fuite. Il est le moment de la fixation (ou sélection) des potentialités ; mais il est lui-même essentiellement devenir, mouvement. Le présent n’est pas le temps de l’instant, mais de l’action qui rend l’existence possible, qui engendre le devenir. Ces trois temps ne sont donc pas séparés et distincts, mais sont impliqués nécessairement les uns dans les autres : le passé est dans le présent ; le présent est dans le futur ; et le futur est dans le passé. L’idée de rétrocausalité est que nous pouvons agir sur notre passé pour le modifier, défaire ce qui a été fait, oublier. Il ne s’agit pas de refouler une expérience désagréable : la vie nous enseigne que le refoulé, comme les pierres enfouies profondément dans la terre, finit inexorablement par reparaître à la surface des mondes. Et ce sont parfois sur de tels rocs à peine découverts que nous brisons les socs de nos charrues. Il ne s’agit pas non plus de devenir amnésique : une mémoire n’a pas besoin d’être consciente pour agir. Nous agissons sans arrêt sur notre passé. Ce qui apparaît ici et maintenant pour la première fois apparaît simultanément dans les trois temps ; de même, ce qui disparaît ici et maintenant, disparaît simultanément dans les trois temps.
C’est une histoire de conception, une manipulation mentale et non une modification de la réalité en tant que telle : que nous le voulions ou non, cet arbre fut planté autrefois au-devant de la forêt. Pour « modifier notre futur », il faut que nous puissions agir sur notre passé. Sans quoi nous serions condamnés à vivre indéfiniment la même expérience. Si nous voulons, dans la vie future, ne plus être confrontés à la répétition de telle ou telle expérience, il faut que nous puissions en éradiquer le germe dans le passé. Le passé est ici la mémoire de notre expérience humaine – dont on comprend très vite, en l’explorant, qu’elle est mémoire humaine en général, expérience universelle, impersonnelle, inappropriée. On me dira que c’est une histoire de conception, une manipulation mentale et non une modification de la réalité en tant que telle : que nous le voulions ou non, cet arbre fut planté autrefois au-devant de la forêt, dans le jardin d’enfants. Certes. Mais cet arbre n’est mon passé que dans la mesure où, de saison en saison, il continue de porter des fruits en se fortifiant davantage. Il n’est mon passé que dans la mesure où j’y suis attaché et que je me vis à l’ombre de ses conséquences. Et cet arbre peut devenir si gourmand qu’il ne permet à rien de se développer autour de lui, soit qu’il se pare de broussailles et de ronces, soit qu’il fasse croître le désert. Il n’est mon passé que dans la mesure où je décide de nouer à ses racines le sens de mon existence. Mais je peux tout aussi bien faire en sorte que cet arbre ne donne plus de fruits. Je peux le déraciner, le débiter en morceaux et me servir de son bois pour nourrir mon feu de l’hiver ; labourer la terre où il plongeait ses racines et semer de nouvelles graines, des perspectives qui ne pouvaient se produire sous la domination de l’arbre… C’est là ce qu’on appelle un noble chantier ! Bien sûr que c’est une affaire de conception, une manipulation mentale. Mais c’est cette conception qui détermine les formes de notre action, donc de notre expérience ; elle est l’origine du monde dans lequel nous choisissons d’évoluer. Et c’est peut-être là toute l’étendue de notre libre arbitre : de choisir, en conscience, que la vie future soit dominée et condamnée par l’expérience malheureuse, ou qu’elle ne le soit pas. 43
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Lire ces mots contredit totalement ce que te diront les prochaines pages. Ou alors, ce sont ces mots qui se contredisent eux-mêmes. Et pendant que nous nous posons ensemble la question, le bonheur nous regarde, ému. Najet Youssef-Aïssa – Auteur Photographie de Marc Le Mené Chambre mentale
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e ne suis pas mystique. Comme toi, mon corps m’importe avant tout, surtout lorsque je n’y pense pas. Je sens démangeaisons, brûlures, crampes et caresses du soleil caïd imposant l’été à l’automne ; la pellicule grasse de l’huile parfumée au creux de mon cou ; la légèreté des pas de danse subitement esquissés hier dans la nuit car je m’ennuyais. Pour que ces choses se produisent, il a bien fallu lancer la musique et qu’il y en ait une à lancer ; m’emparer du flacon d’huile en métal frappé et qu’il y ait eu un artisan pour le concevoir ainsi ; ouvrir les voilages dans le salon et que je les aie installés, effectivement, non sans mal ; me faire piquer par des moustiques et que la fenêtre fût ouverte trop grand. Tout cela, appelons-le « la Grande Loi de l’Intérieur et de l’Extérieur ». Une loi définissant, dans la juridiction de notre âme, un Soi (moi) et un Autre (l’artisan parfumeur ; le soleil ; l’insecte ; toi qui me lis), ainsi que l’espace-temps nécessaire pour que ce face-à-face fasse sens. Dans cette loi du monde de la matière, disons que ma peau est la clause maîtresse, la frontière entre ledit intérieur et ledit extérieur, inscrivant les contours de ma patrie sous-jacente dans la vastitude d’un noir bordel. Celui où, jusque-là, parmi les moustiques et l’huile, je dénichais toutes mes joies.
Regarde-moi : tu es un arbre immense, unique en sa demeure. Un arbre de toute éternité, infiniment vertical. Chaque fois que je n’étais plus heureuse dans la vie – si facilement et si vite, je me jetais d’un mouvement naturel dans cette houle pour y traquer le nouvel objet de mon désir : un emploi plus intéressant ; une semaine de congés ; un ménage de printemps ; un nouvel amoureux ; un nouveau livre ; l’impatience de réussir une décennie cruciale pour mon jeune âge ; un chien. Oui, un chien. Un toutou qui ferait mon bonheur, avant qu’il ne découvre avec moi mes affres et que sa présence ne s’avère insuffisante. Je plongeais inlassablement pour être inlassablement béate. Reconnaissons que c’était, malgré son inefficacité criante, une stratégie louable ; initiée, comme tout élan visant à se sentir moins mal, par l’amour – la force qui maintient ensemble les atomes de cette revue dans tes mains. Car du côté de ma peau où je me situais alors, il n’y avait rien. Dans ma soi-disant patrie, personne.
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« Je » n’était qu’un pronom ne pouvant faire sens que devant le peuple des « tu ». C’était une évidence, jusqu’à cet instant hier où, tandis que je me trémoussais, je compris : cet extérieur, ce grand large que nous rejoignons machinalement, éperdument motivés par le vide, n’est rien d’autre que le plus beau fruit du génie humain : un rêve collectif permanent. « Un grand rêve étrange », l’appelait Kerouac. Une magnifique création, aussi palpable que fausse. Mon ami, cet extérieur dont tu as fait ton bac à sable, dans lequel il te plaît d’envoyer l’enfant que tu es toujours se grimer pour rire, taquiner l’Autre et en tomber amoureux, cet extérieur qui est l’abreuvoir de ta félicité est ton âme. Tout ce que tu perçois, goûtes, renifles, caresses n’existe pas en-dehors de toi. Il en va de même pour ce que tu combats et pleures et pour ce qui te menace, t’attaque, t’accule. Même ton plus grand ennemi. Même un une avalanche. Même un mauvais whisky. Regarde-moi : tu es un arbre immense, unique en sa demeure. Un arbre de toute éternité, infiniment vertical. Il serait normal qu’en lisant ces mots tu me penses définitivement perchée – je suis en train de te sourire. Sais-tu pourquoi je ne suis pas mystique ? Parce que mon chemin jusqu’à cette illumination n’a rien été qu’une scrupuleuse exploration, mue par le scepticisme et la puissance de l’algèbre. Durant des décennies, nous avons tout bien fait comme ils nous avaient dit : sortir de la maison, aller à la conquête, subir, construire, perdre, gagner, faire et avoir. Nous marchions derrière une carotte métamorphe capable de ressembler à toutes les joies. Nous ne savions pas que le bonheur n’était pas un but, mais notre nature. La tempérance, l’ataraxie préconisées par nos vieux sages pour nous donner de meilleures chances de l’atteindre ; le discernement ; la parcimonie ; la transmutation des valeurs… Attendrissantes tentatives de tout petits hommes mus par leur bonne volonté de comprendre, et chéris en mon cœur de petite femme d’aujourd’hui. À quoi ressemblait le monde lorsque tu étais amoureux ? Quelles étaient ses teintes, son ambiance, son aspect, sa texture ? N’était-il pas magnifique, et toi aux nues devant la perfection de toutes ses parts, aspérités comprises ? Le fait est que, amoureux, tu redevenais après un temps de fol oubli la joie sans formes que tu es, car tel est le pouvoir de l’amour – cette force qui invente la rencontre de deux êtres ne croyant qu’au hasard.
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Si nous avons oublié notre nature, c’était par nécessité. Nous devions pouvoir faire l’expérience de la maison à construire, du livre à finir comme de la voracité de l’ennemi. Du périple et de la satisfaction, de la défaite et de la résurrection, de l’abattement et du regain de courage. Nous sommes venus équipés pour cela : un corps vertébré et articulé, conçu pour chacun de ces gestes. Nous ne pouvions pas nous contenter d’être. Ceci est la tâche du chien. Il nous fallait bouger. Ainsi nous avons créé un « dehors », un « là-bas » que nous avons ensuite peuplé de choses dites « Merveilles », avant de nous engager, coûte que coûte, à les atteindre. Nous nous sommes fait petites bêtes essayant et n’arrivant pas souvent, échouant et pleurant de n’y pouvoir rien. Nous avons oublié que chacun de nos atomes contenait le ciel. Si je suis perchée, mon ami, c’est d’avoir tout ce temps fait l’ânesse. De n’avoir pas vu – voulu voir ? – que tout ce que je cherchais, chassais, affamée, était là, juste là, en moi. Je ne te parle pas de mon corps, mais de moi qui contiens mon corps. Écoute : va au bout de ce paragraphe puis ferme les yeux. Contacte tout au fond, là, juste là, la joie que tu étais avant qu’ils ne t’éduquent et t’abîment. Elle te semblera peut-être lointaine, voire insondable, pourtant elle ne réside nulle part ailleurs, cette joie qui n’est pas ton bien-être, même le plus pur, mais ta permanence. Parce que tu existais avant l’espace et le temps, recrute chacune de tes fibres dans ce grand retour aux sources. Ne sois pas impatient. Cela pourra te demander, je sais, un peu de temps et de l’amour – cette force qui te fait m’entendre comme si j’étais là. Mais tiens bon. Quand ce sera fait rouvre les yeux. Vois comme ce qui t’entoure n’est plus qu’un reflet de ta présence et prend la couleur de tes iris. Désormais, plus rien ne t’arrivera à tel endroit ou à tel moment car tu es l’arrivée. Plus rien ne sera à découvrir, car tu es la découverte. Regarde notre robuste conjugaison française s’effondrer devant cette joie qui ne peut être qu’au présent. Je ne te demande pas de me croire, mon ami, ni de faire quoi que ce soit. Non, surtout ne fais rien. Cesse de gigoter. Laisse faire. Laisse s’élever et s’ancrer comme cela sait se faire. Je sais que ce n’est pas simple. Et si jamais des parts de ton être désirent encore, timorées, que cela demeure enfoui en toi, reste doux, comme je le suis en ce moment. Souviens-toi qu’il nous est impossible d’échapper au rappel de la joie, car l’échappement en fait partie. À Thomas.
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Don’t stop the party/
Tout est prêt à recevoir le bonheur qui ne vient jamais parce qu’il ne le peut pas, ce n’est pas sa nature de se réaliser ; et tout concourt pour que la joie ne vienne pas, parce qu’elle ne point jamais dans les blockhaus. Yannick Bouquard – Auteur Photographie de Marc Le Mené Chambre mentale
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e suis de ces marginaux que les crépuscules fascinent. Ce qui finit, périclite, ce qui n’est plus que ruine m’émeut ; c’est dans cette contemplation des vestiges, dans le cheminement du lierre qui ronge, dans ce qui fut et ne sera jamais plus que je me découvre ressentir de la joie ; c’est dans la mélancolie lovée parmi les lézardes des vieilles pierres, dans le vide laissé par les romains – littéralement, comme dans le souvenir juste avant qu’il ne s’éteigne, que je ressens de la joie. Les aubes empoignent parait-il ; personnellement elles m’épuisent, me laissent fébrile. En revanche, cette bacchanale grotesque qu’est le monde actuel ne me bouleverse pas, sinon si peu, par le truchement de l’artifice. La joie en ressort souillée, elle y dégénère en béatitude fugitive ; dépourvu, je serais moins coupable de l’avoir ressentie. Alors, lorsqu’il s’agit de gribouiller à propos du bonheur c’est le dégoût qui m’étreint le premier ; c’est physique ; du dégoût ; il entraîne une pensée morcelée, une liqueur de chaos, déstructurée parce que liquide ; la belle affaire… La motivation fait défaut ; son manque va jusqu’à la difficulté d’affirmer ceci : il n y a pas de bonheur dans ce dépotoir. Il y a très éventuellement des moments d’agitation orchestrés par les rapports spectaculaires ; c’est impérieux voilà tout. Le coquebin est le modèle dominant ; sérotoniné et adrénaliné, il confond l’euphorie avec la joie puis la nomme bonheur. Ce ne sera pas la dernière fois qu’il se méprend. Pour ne pas confondre, je consulte.
C’est parce qu’elle veut à tout prix être heureuse, cette dépressive, qu’elle broie tout, qu’elle n’est qu’une fracture hallucinée. Lorsqu’un dictionnaire présente le bonheur – je suis obligé de m’y référer, je n’ai pas fait la grande école, la survie m’occupait trop alors – il le définit comme une situation stagnante, immuable et optimum. On voit ici la supercherie métaphysique et sémantique de cette affirmation lorsqu’on la confronte au contemporain. Cet état « utopique », optimum, presque performatif, inatteignable est traditionnellement à approcher par tout un tas de procédés (mystiques, religieux, chimiques, chimériques, mon cul sur la commode). C’est précisément parce qu’il était à approcher, toujours lointain, conceptualisé ainsi jadis, qu’il n’était jamais atteint – sinon par le sycophante dans son mensonge ou l’anachorète dans son étrique démence. Le bonheur devint peu à peu cet effluve du romantisme propre aux judéo-chrétiens ; à cet abîme nous tirions toute la gravité de la condition humaine ; aux soûlards, à l’assoiffé, le puits sans fond. À présent, il est une félicité spasmodique, un soubresaut de nos corps débiles dans les espaces colorés, don’t stop the party ; toutefois il est encore espéré constant ; un état de demeure, l’état du demeuré en quelque sorte ; et l’on a cessé de croire à son second caractère fondamental : désormais il est pensé consommable et productible.
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L’engeance actuelle est farouche sur le sujet. Elle recherche son bonheur et l’espère découvrir dans le mouvement répété de nouveautés dans lesquelles, chaque fois, le fond manque davantage à les affermir. Nos contemporains fouissent la fosse commune des espérances, y décèlent un cadavre, la charogne est stable, jacassent-ils. Ils s’en emparent ; l’exhibent ; la gangbanguent ! Les vers sont de la fête aussitôt le rejettent ; bonhommes, ils reprennent les pelletées pour taquiner le macchabée suivant. Don’t stop the party ! Ce qui prévaut est l’exigence « d’expériences » – ni la variété, ni la qualité du sentiment résultant, ni son intensité. La consommation de sensations au rabais montre non seulement la piètre qualité de ces expériences mais tout aussi bien la médiocrité des systèmes de réception des sensations. Ils sont atrophiés. Les sens sont diminués à la manière de ces organes qui deviennent appendices avant de se perdre. On ne refile pas de la confiture aux porcs, on le fournit en bonne bouffe de porc, grasse, de l’oléoprotéagineux, adaptée à son système gustatif et digestif ; l’un dans l’autre, il n’en discerne pas les fumets. Chaque utilisateur est un « expérimentateur » de la gratification immédiate. Et pour satisfaire la permanence de l’immédiateté, il est contraint de multiplier les expériences. Ce n’est que dans la confusion de toutes, qui diffèrent peu l’une de l’autre ni en nature ni en saveur, les unes à la suite des autres, que l’utilisateur (l’usager, le consommateur) atteint cette extase qu’il juge optimum, pour un temps. L’individu se lasse vite, l’artifice ne tient pas longtemps au corps, au souffle ; l’esprit est vorace, il attend autre chose ! Alors ça redescend rapido comme une vieille gueule de bois des familles ; pour preuve, l’usager du bonheur évite de répéter les mêmes expériences ; il s’écrase de variations, personnalise les options, ajuste les paramètres mineurs, jauge les curseurs ; de l’innovation, en transpalette, changer de vie dans l’espoir d’en trouver une qui vaille qu’on la languit, qu’on économisât pour l’acquérir ; et toujours plus et encore et davantage… pour s’en empiffrer la panse, jusqu’au dégueulis parce que ces « expériences » ne sont pas essentiellement denses et ne peuvent, quoi qu’il arrive, satisfaire ; elles remplissent puis l’usager les dégurgite ; le voilà évidé… baudruche dégonflée ; l’œil hagard… La rétine tristounette ; l’eccéité d’un cotillon ; en devoir de se remplir ! Don’t stop the party. Ces nouveautés sont efficaces pour séduire une masse d’individus qui, baguenaudant, se rapporte ces éjaculatoires sensations. Mais pour un individu singulier, un tant soit peu vivant, elles ne représentent que le triste loisir qui conduit à la déception. L’effet s’apparente au flash du crackers, il disparaît presto, il demeure un souvenir du geste, un artifice moléculaire, une induction ; après lui, la réalité reste une salissure, ce bonheur n’est qu’une question de cadence, la tête dans la fange, la tête qui en émerge, la tête dans la fange, la tête en dehors, etc. Mais cela vibre si vite qu’il laisse croire que l’émersion est permanente.
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La profusion trompe ; elle promet la stabilité, toujours différée, toujours reportée derrière la longue liste d’expériences « inoubliables » à vivre. Ces expériences ne sont pas reproductibles puisque toujours indifféremment à renouveler ; les effets produits décroissent davantage lorsque l’individu s’y confronte à nouveau. Une expérience qui n’est pas reproductible ne soutient qu’une hypothèse fausse. Le Zeitgest enseigne qu’il y aurait une matrice féconde et paradoxale du bonheur dans le changement constant, brutal et guilleret. Voila donc des contemporains qui traquent le bonheur au seul endroit où ils n’ont aucune chance de le trouver : dans la mouvance du consumérisme et les rapports sociaux que ces brisures façonnent. Cette schizophrénie n’a de profond que l’ennui qu’elle provoque. J’ai écrit plus haut l’emprise du déclin sur mes joies. C’est incomplet. Il y a d’autres situations banales – je suis d’une grande banalité – qui me touchent. Un coucher de soleil sur le port de Douarnenez, tremblant de froid, canne de pêche à la main, calmar au bout de la turlute. Rien de grave Docteur Misère, il est minuit. Chacun peut lister sa vie quotidienne et continuer à ne rien en dire. Les rapports sociaux que nous nous imposons dessinent cette idée répugnante du bonheur qui n’est que l’infection de la publicité c’est-à-dire de la propagande dans le champ de la vie quotidien. La pénétration de cette conception du bonheur via autrui comme support dans nos existences serait cette pauvreté. Cela questionne sur la qualité de nos rapports sociaux. Il y a ceux qui l’avouent ; le changement serait le bonheur et renversement ; qu’ils changent de voiture, de chaussette, de ville, d’after shave ou qu’ils adoptent ce nouveau look qui les changerait d’eux-mêmes ; qu’elle est lourde cette dégaine, qu’elle colle à la chair ; et de se défroquer avec une touchante sincérité, à la moindre occasion de se vêtir autrement. Ceux-là, de loin, je les préfère aux autres consommateurs car ils n’ont même plus l’outrecuidance de se mentir ; ils savent que s’ils cessent de s’agiter il leur faudra des raisons d’agir et qu’ils n’en ont guère ; il faudrait qu’ils considèrent leurs conditions d’existence et qu’ils œuvrent à créer, dans la décharge qu’est leur vie, de la joie, de la tristesse, et tout le reste, et d’en animer les éruptions. Qu’ils se rassurent, l’avènement de leur désespoir n’est pas plus émanent que celui de leur bonheur ; voilà leur drame, aucune intensité, aucune aventure, aucune fluctuation véritable n’est conspirée.
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Pour le froid, ils ont un radiateur électrique, pour le chaud une climatisation, leur température est fixe voire fixée ; leur voiture régule la vitesse, les escalators épargnent leurs muscles, organisent les files, dressent les trajectoires, le trafic des corps est une gestion, qu’ils déplorent mauvaise lorsqu’elle déconne mais rectiligne dans toutes les facettes de la vie. Ils sont les rejetons du thermostat. L’état optimum désiré s’apparente à une moyenne ; c’est curieux. Pour fondre confortablement sur l’illusion de la jouissance, de l’aventure, ils assurent un ensemble de moyennes. Tout est parfaitement calculé avec assurance ; et fort à propos ils assurent d’ailleurs tout ! La casba, la vago, le chien, la toiture, contre les ouragans, les tornades, les tsunamis, le terrorisme, contre la vie – ils assurent la vie ! Tout est prêt à recevoir le bonheur qui ne vient jamais parce qu’il ne le peut pas, ce n’est pas sa nature de se réaliser ; et tout concourt pour que la joie ne vienne pas, parce qu’elle ne point jamais dans les blockhaus. Heureusement, ils ont des droits qui sont des palliatifs ; comme celui d’avoir un Mâtin de Naples dans un 15m² du centre ville, un Range Rover pour faire Paris Deauville par l’A13, de s’en payer une bonne tranche devant Hanouna ou de cultiver un jardin « bio » sur la Petite Ceinture entre deux gazages de chez Volkswagen. Ils ont des festivals, des musées, des soirées pour se divertir ; d’ingénieux chimistes déguisés en Street Shaman assurent la récréation des plus « libres » auxquels néanmoins le folklore marginal enseigne peu à peu la place qu’ils doivent tenir. Tout cela constitue leurs « petites choses » et leur bonheur se maintient médian grâce à celles-ci. Puisque ce sont les petites choses qui tendent la moyenne c’est qu’elle doit être foutrement basse, cette moyenne. J’entends déjà les arguments fallacieux des tenanciers du relativisme. Ces têtes de morts éructent en faisant la planche sur les flots toxiques, la paille d’une cucaracha brûlante dans le gosier. Don’t stop the party. Aigreur… Jalousie… accusent-ils ? D’où qu’il juge nos vies cet enfoiré ? Il est incapable d’être heureux… Assurément… C’est entendu… Pisse-froid et dans les violons s’il vous plaît… et ne reproche-t-il pas aux autres sa tristesse ? Faridondaines. Il faut alors préciser. D’abord, cette vision du bonheur – dominante – découle d’une vision du monde, elle n’est qu’une projection de cette porcherie, c’est-à-dire qu’elle est un jugement. Aucune raison valable n’interdit de porter un jugement sur un jugement. Ni d’absolument contester cette vision du monde.
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Ensuite, parce que ce monde étant tel qu’ils peuvent être heureux en son sein et tel qu’ils s’imaginent un état optimum et continu de leur joie dedans, je ne vois aucune raison de les ménager. Cracher dans la soupe ne la leur rendra pas moins ou plus comestible. Elle est un laxatif gonflé d’exhausteurs de goûts. Quelle que soit la consistance du mollard le parfum sera apprécié. Le résultat sera similaire, ça débagoulera de sourire et par tous les orifices ! Et puis surtout, cet état d’hébétude qu’ils convoitent – et dont ils refusent que la nature en soit contestée – n’est qu’une dérogation consentie aux sous-fifres pour que le feudataire en jouisse. Lorsque l’acceptation du joug est à ce point aimable nul n’est digne qu’on lui montre du respect. Les gratifications que cette canaille trouve dans ce rapport parasitaire et les restes dont elle se contente ne participent que des systèmes de dominances qu’elle tolère ; ce bonheur, comme produit et carburant de la consommation, en est la clef de voûte. Et cela, ce n’est pas respectable. La ruine, oui, m’apporte de la joie. Mais pour qu’il y eût ruine, il eu fallu qu’il y eût grandeur. Elle implique qu’il y eût une construction ; qu’il y eût un cheminement, un essoufflement, que le matériau s’épuisât mais qu’on l’eût travaillé, raffiné, ennobli. Le collapse n’a que plus de sens, plus de teneur. Ici et maintenant ? Qu’y-a-t-il qui puisse devenir un vestige digne de ce nom ? un KFC ? une Fnac ? le quai Branly ? Je t’en foutrais ! De la Cymballaire ici et là et là encore, à tous les étages ! À te végétaliser le continent ! La conurbation de Elay et Frisco ! Don’t stop the party. Cette chute n’a rien de beau, elle n’est qu’une pente tranquille, du 2 %, de la piste verte à Courchevel, sans que l’on puisse considérer une crête dessus qui fut quelque chose comme la splendeur des Antonins. La ligne s’épuise sans panache ; ou plutôt, ni elle ne croit, ni elle ne choit, elle est gérée de façon à ce qu’elle avance, qu’elle se goinfre, imbécile ; un butor. Elle est nécrophage et psychopompe. La vitalité lui fait défaut. Si elle faiblit c’est par manque de brut, et non parce que de nouvelles puissances se saisissent du flambeau ou qu’un obstacle se dresserait devant elle apportant l’insurmontable enjeu de sa fin. Cette fin de civilisation emporte tout, comme aucune avant elle. Elle ne peut agir autrement. Elle exige l’ensemble des ressources disponibles pour permettre la tentative inassouvissable du bonheur permanent ; c’est parce qu’elle veut à tout prix être heureuse, cette dépressive, qu’elle broie tout, qu’elle n’est qu’une fracture hallucinée. Et c’est parce qu’elle est moyenne, triste, pauvre, dépourvue d’enjeux, qu’elle engloutit sans aucune différenciation les particularités du monde, les potentialités des mondes. Même son épuisement est insipide. Seule sa destruction tant entendue créera du bonheur. Dans un charnier, l’attentif trouve des cadavres qui sourient, sur un quiproquo, une rigor mortis mal fichue, un faciès déjà bien décharné figé en rictus, peut-être celui d’un cynique mort et embusqué, mais c’est avant tout les bourreaux qui se marrent. Faut pas l’oublier ça.
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Rencontrer
Untitled © Hakim Rézaoui.
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Phia Ménard © Tristan Jeanne-Valès.
Phia Ménard/ L’élément
Femme à la démarche singulière, elle s’empare des éléments dans ses pièces. Dans tous leurs états, l’eau ou le vent ne sont que prétextes à interroger notre perception du monde à travers une vision radicale dans la mise en place de véritables récits visuels. Attraction et répulsion peuvent se mêler comme pour mieux nous happer dans des endroits d’où l’on ne peut ressortir indemnes.
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J’essaie de faire oublier le monde en rappelant que le monde est d’abord un corps.
Votre création Les Os Noirs prend en charge un sujet sensible, le suicide, est-ce périlleux ? Je suis une personne très radicale dans mes propositions, j’ai de plus en plus besoin d’être franche avec les spectateurs. J’essaye d’exprimer la valeur de l’art et de savoir à quel endroit on peut toucher à des sujets qui sont périlleux. Travailler sur le suicide est périlleux car nous avons toutes et tous une relation à cette question qui est finalement de n’en parler que dans une sphère très privée, de la redouter, d’y penser, mais en même temps c’est une thématique qui nous est inadéquate. La question est de savoir si ce que je vais faire va être choquant, digne, juste, mais surtout pas anecdotique. Le pire serait de vouloir traiter d’un sujet comme celui-là et de le rendre anecdotique. J’interroge ce qui doit être donné aux spectateurs et qui va leur permettre de prendre ce sujet, d’en rire, car je pense que l’une des meilleures manières de dédramatiser le suicide c’est aussi de le regarder comme un élément de la vie, de ne pas le refuser.
Est-ce que votre approche du suicide serait de l’ordre du romantisme ? Je crois que traiter du suicide, c’est plus profondément traiter de l’amour. Ce qui est le plus fort dans le suicide est le côté passionnel. C’est dans l’amour que l’on a la passion et quand on ne l’a plus, c’est peut-être une des raisons qui nous pousse au suicide. Je ramène aussi ce sujet dans une forme de romantisme presque médiéval. Je le prends comme un grand écart entre ce que j’ai vécu par mes proches et ma propre question au suicide. J’essaie de faire oublier le monde en rappelant que le monde est d’abord
Les Os Noirs mis en scène par Phia Ménard © Phia Ménard (2017).
un corps ; c’est l’humanité à l’échelle d’un corps. On a tous autour de nous quelqu’un qui s’est suicidé, une relation à l’absence et parfois à l’incompréhension ou à l’inacceptation de l’acte. Cette inacceptation est tel un refus envers nous-mêmes de ne pas avoir vu ou de ne pas avoir agi lorsqu’un proche se donne la mort. D’autre part, être victime de la société poussera de plus en plus de gens à se venger de celle-ci. Il y a ceux qui croient que faire la guerre est une finalité et d’autres qui commencent à se dire qu’ils ont besoin de se venger. On le voit régulièrement aux États-Unis, avec des hommes qui sont surarmés et qui vont tuer un certain nombre de personnes avant de se suicider pour finalement marquer un acte de vengeance. Je pense que ce n’est qu’une plaie qui s’ouvre car elle tient lieu d’un rapport qui est terrible. Ils n’ont pas demandé à naitre mais ils sont là, ils n’arrivent pas à s’intégrer, à vivre. L’absence d’amour, de partage et de plaisir peut entrainer une frustration énorme. 58
Est-ce que vous rechercheriez une voie vers l’humanisme ? Il y a une voie de la dédramatisation car par mon parcours personnel il a fallu que j’apprenne à dédramatiser l’acte de changer de sexe. J’ai changé de sexe car j’ai choisi la vie et choisir la vie c’est dédramatiser. J’aurais pu choisir la mort et le suicide était une des solutions. Mais mon besoin de vie et de me dire que tout espoir n’est pas perdu, que l’on peut continuer, m’a amenée à me dire qu’il faut dédramatiser cet acte, il faut le relativiser. J’ai dû relativiser pendant des années pour comprendre si j’étais dans le domaine de la pulsion ou dans celui du réel. Est-ce que ma féminité était une féminité pulsionnelle ou est-ce qu’elle était réelle ? Être une femme dans la société qu’est-ce que cela veut dire ? Aujourd’hui quand j’aborde un sujet comme le suicide, je m’aperçois que je procède du même acte. Je ne suis pas en train de légitimer le suicide comme un bel acte. Notre grande question
~ danse ~ était de se demander : si des jeunes regardent notre pièce, est ce que l’on ne va pas les pousser à l’acte ? C’est une énorme responsabilité de se poser là.
Vous traitez de sujets difficiles en prenant à contrepied une esthétique visuelle forte qui plonge le spectateur face à lui-même. Quelle place faites-vous à l’image ? Je cherche de quelle manière laisser la place aux spectateurs. Mon imaginaire va bien, il fourmille, j’essaie plutôt de le gérer. Je ne suis pas coupée de la société. Je regarde ce qu’il se passe et je vois comment l’image est utilisée, construite, travaillée. Dans le quotidien, l’image nous est donnée de A à Z avec toutes les réponses parce que l’on veut surtout que l’on soit bien dans le sens de la réponse. L’image est calquée sur de vrais principes publicitaires, elle est d’une efficacité, d’une compréhension et d’une lisibilité qui sont absolues ; elle est dictatoriale. Quand on s’arrête à une terrasse de café et que l’on regarde ce qu’il se passe, on se rend compte que beaucoup de choses sont inadaptées. Dans cette inadaptation se greffent de petits moments où l’humanité rejaillit et c’est magnifique. Il y en a plein, il suffit de s’arrêter pour le regarder parce que l’être humain est totalement inadapté, il essaie d’être à un endroit. Quand je travaille avec une image, j’ai envie que ce soit un endroit où le spectateur vienne se perdre, qu’il soit autant dans l’attraction que dans la répulsion. Et pour qu’il soit dans cette sensation-là, je l’oblige à épouser le corps de l’acteur. Dans Icônes, je suis sous cette matière noire et se posent les questions de savoir comment je peux respirer, supporter et disparaitre. Dès lors, le spectateur a été projeté dans l’empathie de mon corps.
Au-delà de la projection, vos scénographies ouvrent-elles vers un espace mental ? Mes scénographies sont très intenses car ce sont des machines où je projette l’être humain qui est pris au piège de la machine. J’essaye sans arrêt que la sensation de l’espace soit une sensation
Les Os Noirs mis en scène par Phia Ménard © Jean-Luc Beaujault (2017).
très forte pour oublier le monde. On retrouve cela dans certains paysages, lumières ou instants. Choisir de travailler le noir est peut-être l’endroit le plus simple. Quand on est dans un espace qui permet de se perdre, on peut retrouver des choses qui sont dans le domaine de ses humeurs. C’est ce que j’essaie de circonscrire en permanence. Ça m’intéresse de faire du théâtre un endroit où vont rejaillir des humeurs, des peurs, des désirs sexuels, que l’on ne peut pas avouer. J’offre des espaces qui sont faits pour que ces humeurs rejaillissent et notamment pour qu’elles soient, non pas une belle image, mais une image qui reste en nous. Au fur et à mesure de la maturité, je commence à comprendre que je laisse de plus en plus de place aux spectateurs au risque d’en perdre certains mais en cherchant à les amener à des endroits où ils vont se perdre avec l’espoir qu’ils n’en sortent pas. Je ne supporte pas le décor. Dans mon parcours de vie, je m’aperçois que je ne peux plus mentir. Dans la relation que j’ai avec le monde, avec l’amour, cela m’est devenu un acte impossible. Je me suis mentie à moi-même durant trop longtemps. Je suis très sélective dans le théâtre car de nombreuses propositions relèvent du domaine de la perpétuation du mensonge. Le théâtre est sans arrêt un rapport à la projection. D’où mes scénographies qui sont mouvantes, d’où le besoin d’avoir des 59
éléments qui soient sans arrêt en transformation et captent notre attention. Le spectateur est obligé d’accepter certaines choses qui sont difficiles.
Est-ce une invitation à respirer le monde autrement ? Dans pratiquement toutes mes pièces, je prends le parti d’avoir des débuts très lents car j’ai besoin d’arrêter les spectateurs. Pour nous gens de théâtre, notre plus gros challenge, est de faire que le spectateur soit là à l’heure et qu’au moment où il prend place, il ait pu retirer tout ce qui ne lui est pas nécessaire pour pouvoir écouter. Il faut désinhiber et passer par des tas de subterfuges. Dans PPP, le subterfuge est la peur ; la première boule tombe et on se rend compte qu’il y a un être humain en dessous. Dans Vortex, on comprend qu’il y a un corps enfoui et comment fait-il pour vivre ? À chaque fois, il faut mettre le spectateur face à une image assez choc, une alerte, comme pour mieux lui dire que maintenant il est là. Les Brésiliens ont une très belle expression qui dit : « Le corps voyage en avion et la tête vient à pied ». Au théâtre, notre combat est de faire entendre la première note. C’est la même relation, je le dis souvent et c’est une vraie forme de provocation mais aussi une réalité, dans l’acte sexuel. Le désir ne s’invente pas sinon il y a un décalage de temps. Le moment où l’on a envie d’être là et où l’on pose
la question à notre partenaire d’être dans l’instant parce que c’est un endroit sacré au même titre que, pour moi, le rapport à l’œuvre est sacré. On donne quelque chose de concentré, on donne à l’autre la possibilité d’abandonner le monde et de l’oublier. L’orgasme et la jouissance, c’est oublier le monde. Ce sont ces actes et ces réflexions qui m’amènent à la manière dont j’écris.
L’approche de l’art aujourd’hui passerait-elle par la question du lien entre l’éthique et l’esthétique ? C’est ce qui me fait questionner la forme. L’œuvre qui laisse une trace est celle qui pose une vraie question de forme à la société. En cela, Maguy Marin est pour moi une grande référence. C’est notre devoir, à nous artistes, de ne jamais produire de l’immédiat, il faut que ce soit quelque chose qui se déclenche, sinon, cela veut dire que l’on est dans le résultat. La société ne nous demande que des résultats, elle ne se pose jamais la question du processus de la construction. Le résultat est d’arriver à la mort, vivant. Dans des formes très spectaculaires comme le cirque ou le hip-hop où le résultat est très prégnant, on voit que très peu de traces restent. Quand on garde une trace, cela relève de l’ordre de l’insaisissable parce que cela ne répond pas aux codes du résultat. On sort avec un sentiment de ne pas savoir et ce « on ne sait pas » c’est ce qui nous sauve car c’est celui qui va faire que l’on va être obligés de dialoguer.
Quelle est votre relation au temps ? J’ai une relation au temps très particulière où je sais ce qu’il se passe physiologiquement ; mon temps est découpé. Qaund j’étais dans le corps d’un homme, mon temps s’appelait 365 jours, des fois j’étais malade, j’en faisais des tonnes, maintenant c’est l’inverse. Je comprends qu’il se passe quelque chose dans mon corps, je sais que cela va revenir, c’est régulier, c’est un cycle ; mon espace et ma relation au monde ont changé. Il faut en finir avec la société patriarcale. Tant que l’homme ne comprendra pas cette physiologie, il ne comprendra rien au rapport au monde, c’est terrible, c’est
Phia Ménard © Jean-Luc Beaujault.
un décalage temporel. Au-delà de la parole sexiste, je renvoie à la question de l’hystérie c’est-à-dire celle de la perte de moyen, la perte de fonctionnalité ; ramener la personne à l’état de chose, de bien, de conquête, c’est absolument insupportable. Quand j’étais femme en devenir, je n’avais pas peur des hommes, je sais où sont leurs faiblesses. Dans la société, on veut nous rappeler sans arrêt que nous sommes des proies et que nous devons nous comporter comme des proies. Pendant des années, quand j’étais encore dans la peau d’un 60
homme, j’étais quelqu’un de nocturne, je pouvais rentrer la nuit à mon hôtel sans aucun souci. Aujourd’hui, je sais qu’inconsciemment je vais me faire alpaguer, que l’on va me parler de ma tenue et parfois je vais décider de changer de route car je commence à considérer que finalement, je peux être une proie. C’est un phénomène terrible qui ne devrait pas exister. Je ne peux pas dire que je n’ai pas peur des hommes quand ils me branchent, je leur réponds toujours. Pour la plupart d’entre eux, c’est du flanc donc ça va mais quelques fois je me rends
Les Os Noirs mis en scène par Phia Ménard © Jean-Luc Beaujault (2017).
compte qu’un rapport de force peut s’instaurer et qu’il peut être très inégal. On est dans l’impossibilité de maitriser le danger même si l’on a la raison de notre côté. Le plein pouvoir n’existe pas. Les femmes ont le droit d’être ce qu’elles ont envie d’être, de s’habiller, de vivre comme elles veulent. De là se pose la question de l’éducation dans la peur ; la société patriarcale se base sur l’éducation des filles par la peur car les hommes sont encore plus peureux que les femmes. Les hommes ont peur d’eux-mêmes. Ils ont peur de leur propre inconnu, de leur non-maitrise, de leur propre toucher à leurs corps. J’ai été éduquée comme un garçon et plus j’avançais dans mon adolescence, plus cette question était horrible car on me demandait de faire quelque chose dont je n’arrivais pas à comprendre le sens, dont je ne saisissais pas la finalité, hormis celle de me conformer au genre dans lequel on m’avait assignée. Cela me paraissait tellement absurde que je n’arrivais pas à l’intégrer. C’était comme me forcer à me baigner dans une eau froide. Je n’en voyais pas l’intérêt car j’aimais bien l’eau chaude. On se conforme au même titre que l’on va être sensible à une chose plutôt qu’à une autre.
Quels mots mettriez-vous sur la place des femmes et sur votre propre place de femme ?
offrir la possibilité de comprendre, de sentir, de toucher à quelque chose qui est une maturation, une maturité.
Ce sont principalement les femmes qui éduquent les enfants et qui leur donnent des codes. Se pose la question de savoir si l’enfant est un plaisir égoïste, une sorte d’aboutissement. Je n’ai pas eu d’enfant parce que j’ai tellement réfléchi que cela m’a été impossible, d’autant plus dans un monde auquel je ne crois plus, dans un endroit qui va être terrible à supporter. Quand on a des enfants, il faut bien s’en occuper, il faut faire évoluer la pensée. Ne pas avoir eu d’enfants est un regret dans quelque chose d’organique. Si j’avais eu un corps de femme dès le début, je pense que comme toutes les femmes, cela aurait été un enfer de résister. Je me dis que j’ai eu de la chance de ne pas avoir d’ovaires. C’est un regret quand on est dans une relation amoureuse car dans cette relation nait un désir de concrétisation. Ma compagne n’a pas eu d’enfant non plus et cela nous a demandé à toutes les deux un travail intellectuel et psychologique qui est désormais loin. Si, avec ma compagne, nous adoptions ce serait pour donner de l’amour, pour accompagner un enfant mais surtout pour lui
On a des phases d’animalité qui sont purement organiques car si vous réfléchissez, vous ne faites pas d’enfants. C’est une vraie question intellectuelle, une vraie question de domination, de son propre état d’animalité. Cet état je peux le produire sur scène.
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Quelle serait votre définition du bonheur ? Le bonheur est une rencontre, il cache aussi une belle souffrance. C’est parce que l’on est dans le bonheur que l’on s’aperçoit que l’on a souffert de quelque chose. Tout bonheur qui dure peut être douteux parce que cela voudrait dire qu’il est contrôlable et contrôlé. Qu’est-ce que voudrait dire un bonheur circonscrit ? Ce serait louche d’être dans un état de plénitude constant, c’est comme la notion d’équilibre. L’équilibre est l’immobilité et l’immobilité est la mort. L’équilibre est une dose de négociation en permanence et cette notion peut s’appliquer dans un couple.
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Damien Ounouri/ Le lien
Il est un lien entre deux cultures, deux histoires. Il utilise la caméra avec la force de l’amour, la rage de la révolte et la précision de la réflexion. Toujours en recherche, toujours en chemin, en Algérie il est un de ceux qui incarnent sa génération.
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Damien Ounouri © Delphine Pincet.
Je souhaite par la poésie créer du politique, celle-ci peut faire trembler le monde.
Le moment où vous êtes entré dans le cinéma était-ce celui de la construction d’un socle identitaire ? Je suis né à Clermont-Ferrand d’une maman française et d’un papa algérien. J’ai grandi à la campagne comme un rat des champs dans une famille de classe moyenne où je n’ai jamais manqué de rien. En France quand on est d’origine algérienne, il y a une sorte de mythe, de tabou, de non-dit, de violence qui sont liés à la guerre d’Algérie. Mais quand tu nais de parents à la fois français et algérien, il n’y a pas de conflits, je veux dire le conflit a été résolu avant ta naissance par un geste amoureux. Dans mon village le racisme n’était pas perceptible, c’est un concept que j’ai découvert plus tard en poursuivant mes études dans de plus grandes villes. J’avais vraiment envie d’aller en Algérie et j’attendais d’avoir un projet de cinéma pour aller là-bas. L’envie de retrouver cette terre et d’aller à la rencontre de l’histoire de mon grand-oncle m’ont amené à faire Fidaï, un premier long-métrage documentaire qui se passe à moitié en Algérie et à moitié en France. Mon père me parlait souvent de cet oncle venu en France quand il était gamin, avec qui il jouait au foot, et qui un jour s’est fait arrêter et mettre en prison. Il a appris à lire et à écrire
en prison, il s’était battu pour l’indépendance de son pays, qui était aussi notre pays, il y avait un côté follement romanesque. Entre voyages progressifs et successifs, le film a mis quatre ans à se faire. Fidaï est un portait intime pris dans la révolution, où se pose la question de l’engagement et de comprendre de quelle manière un homme qui n’est jamais allé à l’école, qui est berger, se dit à un moment qu’il y a quelque chose d’insupportable, qu’il est prêt à donner sa vie, à agir et qu’il veut se battre.
Le cinéma est-il un acte d’engagement, de résistance, où vous donnez de votre vie ? S’engager complètement, oui, mais cela ne met pas en danger ma vie comme peut le faire une guerre. Il y a une chose qui m’a mené au cinéma. Avant le cinéma, je faisais des études scientifiques et le côté social me manquait tout comme celui de l’engagement. De quelle manière une génération, qui comme moi est née dans les années 80, peut-elle contribuer à la société ? Ces années ont vu le mur de Berlin tomber, on nous a dit que le communisme n’était plus possible, qu’il n’y avait plus d’idéologies, qu’il y avait un programme unique, une pensée unique ; c’était le progrès, l’Europe et ses traités. Je n’étais pas d’accord avec le fait de voir une
Europe économique et non sociale en train de se construire ; ce n’est pas juste ni égalitaire. En cela le cinéma est apparu comme un médium incroyable car il permet de traiter de tout en termes d’histoire, de culture et de société.
Vous gardez une certaine distance face à l’engagement, est-ce citoyen voire même militant ? Le militantisme n’est pas ce que je préfère. Je ne me considère pas comme militant mais peut-être résistant à certaines choses car j’ai souvent préféré les poètes aux militants. J’aime surtout l’individu qui s’affirme seul. Une des personne que j’admire le plus est Pasolini qui était communiste, mais n’était pas d’accord avec le parti communiste italien, qui était croyant mais était contre le Vatican. Parfois, certaine terminologie comme le militantisme renferme. Pour avoir plus de gens derrière soi, le discours va se simplifier et va devenir un peu trop autoritaire pour rentrer dans le moule et porter une idée. J’aime les gens libres qui peuvent dire à un moment qu’ils ne sont pas d’accord avec vous, que vous déconnez, qu’ils vous emmerdent ; vous ne m’aimez pas et tant pis. Au fond, tout cela est de l’échange, de la pensée. Ce sont des actes qui peuvent être différents mais qui au final sont tournés dans la même direction, quels sont les moyens de la lutte ? Le cinéma me donne beaucoup de liberté et peut-être de l’impertinence.
Quels sont les enjeux et les défis de ce que l’on nomme la jeune garde algérienne ?
Fidaï réalisé par Damien Ounouri © Kafard Films & Xstream Pictures (2012). 64
Le défi est de faire des films et du bon cinéma. Ce sont les critiques ou les festivals qui réunissent des mouvements et délimitent des courants ; c’est le cas pour cette jeune garde algérienne. C’est forcément réducteur mais cela permet
~ cinéma ~ de dire qu’il se passe quelque chose et que ce n’est pas rien ; des individus, des voix s’élèvent et ont des trucs à dire. Quand un réalisateur chinois me touche intimement plus qu’un réalisateur français, c’est qu’il est à un endroit universel qui me fait vibrer car il est au plus près de ce qu’il est. Quand on fait un film en Algérie, on parle du plus précis en termes de culture et de contexte de notre histoire et c’est cela qui va la rendre universelle. Je ne supporte pas les films qui essayent de brasser les aspects propres et particuliers à chaque culture pour que tout le monde comprenne car cela donne des œuvres du milieu, molles ; un big mac en quelque sorte, exportable partout mais pas très savoureux ni bon pour le corps et oublié en un quart d’heure. Dans cette jeune garde du cinéma algérien, chacun a son style, certains vont être documentaires, d’autres axés sur les arts plastiques ou plutôt dans les dialogues. Je sens qu’il y a quelque chose de nécessaire à exprimer par le cinéma qui doit être percutant et surtout sincère.
Quelle serait votre esthétique cinématographique ? Je souhaite par la poésie créer du politique. Après mai 68 notamment, il y a eu des courants de cinéma militant, des films très forts mais au bout d’un moment, le message pour toucher plus largement s’est simplifié. On a perdu la forme et la poésie alors que celle-ci peut faire trembler le monde. Mon cinéma est hétérogène. Dans Fidaï, il y avait du documentaire, de la fiction mais aussi de la reconstitution. Moi qui ne suis pas acteur je jouais la victime et mon oncle, cinquante ans après, refaisait ses actions armées où il devait abattre les traitres ; je donnais mon corps pour faire l’homme qu’il devait tuer, comme un fantôme, je ne parlais pas.
Comment définiriez-vous votre rapport avec les acteurs ? Dans mon premier vrai passage à la fiction, Kindil, j’ai découvert que j’ai un rapport d’amour avec les acteurs. Pour pouvoir le filmer il faut que j’aime l’acteur et que j’aime aussi son personnage. Sur le plateau, il y a des moments incroyables : ceux où les acteurs
Kindil réalisé par Damien Ounouri © Mediacorp BangBang Linked Monumental (2016).
commencent à jouer, où je regarde en alternant la vision réelle et celle à travers le moniteur pour voir ce que dégage leurs corps. C’est un temps où je suis en suspension et c’est pour cela que je fais ce métier, ce sont des moments de grâce. Les acteurs me font confiance, ils se donnent et se lâchent. C’est alors à moi de les cueillir et de les soutenir dans ce qu’ils donnent, de leur laisser une zone de confort et de sécurité.
Est-ce que vous provoquez les frontières du genre ? Oui car les frontières ne devraient pas exister, c’est passéiste, c’est pour faire la guerre, ce n’est pas une notion humaniste car elle exclut l’autre. La liberté de se déplacer est un droit de l’homme. Qui a décidé que ce bout de terre est à untel ou untel ? Je le comprends par l’histoire des peuples et des mouvements mais il y a un moment où c’est obsolète. C’est pour cela que je passe d’un genre à l’autre. J’aime bien, par exemple, mêler la grâce et le trivial.
Arrivez-vous à vous projeter dans une dizaine d’années ? Si j’ai la chance d’être encore vivant, je ferai du cinéma car je ne sais pas faire autre chose. Je ne sais pas où je serai mais dans dix ans j’espère être heureux dans ce que je ferai, amoureux, papa (pourquoi pas !) et plus serein. Le chemin pour vivre est dur, pour produire des films, pour trouver des financements, juste pour pouvoir manger de cela. Quand on s’engage dans les arts c’est un peu la roulette russe. J’espère apprendre toute ma vie et j’espère que chaque film sera un pari, un risque. La question du doute est essentielle dans la création. 65
Vous êtes assez critique envers le pouvoir politique qu’il soit algérien ou français, pourquoi ? En Algérie, j’aimerais voir tout l’argent du pétrole et du gaz en action ne seraitce que dans l’urbanisme ou dans l’industrie culturelle. L’Algérie pourrait être un eldorado. Je ne suis pas dans une attitude passéiste, je ne vais pas pleurnicher, mais maintenant que l’on est là, qu’est-ce que l’on fait ? Il faut arrêter de se déresponsabiliser. Physiquement, mentalement, c’est nous qui sommes acteurs de nos sociétés, de la direction que l’on peut leur donner, à notre échelle bien sûr, mais il faut arrêter d’attendre les autres. En France, la perte des acquis sociaux m’ulcère. Le fait que l’état perde de sa force au profit des banques et des multinationales me rend dingue.
Que portez-vous dans vos films ? Que ce soit dans mon documentaire sur le réalisateur chinois, dans le documentaire sur mon oncle berger qui devient fidaï, dans le film avec cette femme victime d’une agression mais qui va devenir un monstre et reprendre les choses en main (c’est un conte sombre pour adulte), ou prochainement dans le film où une reine va affronter le plus puissant corsaire de son époque, je questionne l’individu dans le groupe et sa société. À chaque fois, ce sont des individus presque ordinaires mais qui vont se transcender, s’émanciper, s’affranchir, agir pour devenir une vraie force de vie, une force d’action et une forme de puissance, j’aime voir cette métamorphose. Le cinéma, en tant qu’art du temps, est le meilleur outil que j’ai trouvé pour capter cette transformation.
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Amélie- les- Crayons/ La fabrique
Femme aux multiples écritures, elle fabrique un univers tant musical que théâtral sur scène. Comme un canal, elle se laisse traverser par la vie en utilisant le médium de la chanson afin de transmettre le rayonnement d’un monde qui fait du bien à l’âme.
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Amélie-les-crayons © Aurélie Raidron.
L’essentiel passe par l’amour dont je crois au pouvoir et qui en rayonnant fait avancer le monde.
Pourriez-vous lever le voile sur qui est, au fond, Amélie-les-Crayons ? Je suis une humaine qui traverse le temps en m’imprégnant de tout ce que je vis. J’ai un besoin viscéral de transformer les choses d’une manière ou d’une autre à partir du moment où cela est créatif. Depuis peu, je me sens à ma place plus que jamais. J’ai l’impression que la maturité ou peut-être le fait d’aller dans le temps vers la mort me rapproche de l’endroit où je dois être. Pour moi, être à sa place signifie faire ce que l’on a à faire et être juste dans ses choix.
Parmi vos choix de vie, l’art s’est-il toujours imposé à vous ? J’ai commencé par faire une maitrise d’art du spectacle en théâtre. Je n’ai pas appris à être comédienne et même si je faisais du théâtre par ailleurs, la pratique n’était pas au centre de ma vie quand j’étais étudiante. J’ai toujours été entourée de gens qui baignaient dans le milieu culturel et artistique et qui partageaient avec moi leurs découvertes. Par contre, je n’ai pas décidé d’être chanteuse, le choix d’en faire un métier s’est fait par hasard. À un moment donné, cela est arrivé dans ma vie, sans que ce soit prémédité, par le biais des rencontres et le simple fait d’écrire des chansons. C’est un peu comme si j’avais une guitare sous la main et d’un seul coup je me suis mise à écrire une chanson. C’est très vite devenu un rituel et ce médium est devenu nécessaire afin de pouvoir dire ce que j’avais besoin d’exprimer mais je n’avais absolument pas anticipé.
Comment vos trois types d’écriture (texte, musique, plateau) se conjuguent-ils ? Pour mes chansons j’écris le texte et la musique en même temps, je n’arrive pas à les dissocier. Il me faut
Amélie-les-Crayons © Joël Guerin (2017).
nécessairement un piano, une guitare ou juste une mélodie pour composer. Il m’arrive aussi de faire des monstres, de fausses musiques, pour écrire des mots. Mes chansons vont être exposées au public comme une intimité dévoilée. Pour l’écriture à la table c’est un autre endroit. Je tiens des carnets où j’écris pour ma fille, je lui écris sa vie, j’écris également pour moi. Là, je suis dans un espace d’une intimité absolue qui demeure privé. L’écriture des spectacles est encore ailleurs, ils ont une naissance et une vie. Je me donne le plus de liberté possible pour ne laisser qu’un passage, c’est comme si j’étais un canal. 68
La chanson vit quand je la fabrique, c’est un moment assez magique. La plupart du temps je suis spectatrice de ce qui est en train de se passer. Je suis dans un certain état de conscience modifiée comme pour accoucher de quelque chose qui m’échappe un peu.
De quelle manière se passe la création d’un spectacle ? Dans notre troupe, nous sommes tous au même niveau, nous sommes une équipe très forte, où chacun à son mot à dire, sa place et sa pierre à apporter à l’édifice, c’est fondamental. Je ne
~ musique ~ pourrais pas faire ce métier si nous ne fonctionnions pas ainsi. Je n’aimerais pas être toute seule car ce que j’aime dans la vie c’est travailler avec les autres. Généralement, j’amène la matière première et nous parlons beaucoup des arrangements et des compositions en amont. Petit à petit nous nous mettons à fabriquer un spectacle avec notre metteur en scène, les éclairagistes et les sonorisateurs. L’important est de trouver une espèce de connivence pour que tout le monde aille dans le même sens. Et là, on assiste à l’apparition d’un spectacle qui est en train de naitre sous nos yeux, c’est assez magique. La naissance d’une chanson ou d’un spectacle est de la création, nous vivons une rencontre avec un objet qui vient de nous mais qui ne nous appartient pas.
Le temps de gestation d’un spectacle est-il long ? Je n’ai pas encore réussi à quantifier le temps car en ayant fait quatre albums celui-ci n’a jamais été le même ; le premier s’est fait après une longue tournée, le deuxième et le troisième ont été faits avant le spectacle. Mille Ponts est particulier. Nous voulions concevoir l’album à partir du spectacle mais cela n’a pas été possible car nous avons constaté que nous ne pouvions pas retranscrire sur un disque des musiques que nous portions sur scène. Nous avons dû recréer les arrangements pour qu’ils soient accessibles à l’écoute sans que les images soient là.
Les images et la place que vous accordez à l’esthétisme sont-elles primordiales dans votre démarche ? Il se passe plusieurs choses car les spectateurs ont en face d’eux quelqu’un qui donne une chanson et l’on est dans l’émotion, il y a une relation qui se tisse. J’ai fait du théâtre de rue avec un groupe de personnes incroyables ; nous fabriquions des spectacles avec un univers très marqué et marquant visuellement. Me retrouver en train de chanter dans un décor complètement sobre ne me plairait pas et ne m’attirerait pas. C’est pour cela qu’à chaque fois, je veux concevoir un esthétisme visuel fort. J’ai envie que les gens puissent en avoir pour leurs yeux et pour leurs oreilles et que le spectacle soit total.
Amélie-les-Crayons © Joël Guerin (2017).
Le vrai bonheur serait-il donc d’être sur scène et non dans un studio ? C’est une certitude mais avec Mille Ponts des choses magiques se sont passées en studio. C’est la première fois que je vis une telle expérience où de fortes émotions se sont formées alors que d’habitude j’ai du mal à transmettre en étant seulement face au micro. J’ai le sentiment que cet album est très proche de moi, plus que les autres, dans la manière dont il a été fabriqué et dans toute l’esthétique qui lui est liée.
Est-ce que la prochaine étape serait un nouveau spectacle ? Pour l’instant nous sommes en début de tournée avec Mille Ponts. Il faut qu’un spectacle s’arrête pour pouvoir en écrire un autre, c’est peut-être une histoire de fidélité. Je n’arriverais pas à être complètement dans un spectacle si j’en avais un autre en cours de fabrication. C’est pour cela qu’il y a quelques années entre chaque création, chaque album. J’aime l’idée que je me laisse traverser par ce qui se passe. Mon métier est de rester ouverte pour être là où je suis le plus à ma place, recueillir des éléments et pouvoir les retransmettre. Ce n’est pas facile car nous sommes constamment sollicités et pollués par plein de choses qui ferment les portes. Un artiste est quelqu’un capable de lutter contre les pressions extérieures pour pouvoir être connecté à lui-même un maximum de son temps. 69
Est-ce que cela implique de mettre des barrières avec le monde extérieur pour ne pas se laisser polluer ? C’est certain. Cela fait huit ans que je n’ai pas regardé un journal télévisé et je n’écoute quasiment plus la radio. Petit à petit je m’éloigne du monde réel mais cela ne m’empêche pas d’être vivante. Nous sommes dans une course folle, nous ne prenons plus le temps. Je ne vis pas sur une île déserte car j’écris des chansons, je vais dans des salles de spectacle, je travaille avec des gens, je ne suis pas complétement déconnectée, je ne peux pas. Aujourd’hui c’est être militant que d’aller à son rythme et j’arrive à me rapprocher du mien.
Est-ce que vous vous sentez libre ? La liberté peut faire peur car elle signifie que l’on va vraiment se rencontrer, elle est vertigineuse. Je suis en train de commencer un travail où je me libère des objets inutiles dans ma vie, ceux qui ne me servent pas, dont je n’ai pas foncièrement besoin. C’est une forme de liberté que de me libérer des objets. On vit dans un monde où l’on croule sous le matériel, c’est comme de l’esclavagisme. Quelquefois je rêve de vivre dans une cellule de moine où j’ai juste une table et un lit. Dans cette forme de renoncement au matériel, il y a une sensation magnifique de se rapprocher de l’essentiel. Cet essentiel passe par la relation à l’autre, à l’amour dont je crois au pouvoir et qui en rayonnant fait avancer le monde.
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Bartabas/ Le rituel
Abolissant la frontière entre l’homme et le cheval, il est quelqu’un qui n’utilise pas de langue intelligible. Rituels imaginaires et images marquant l’endroit de la mémoire sont autant de jalons qui tracent le chemin de Zingaro dans l’art équestre.
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Bartabas © Antoine Poupel.
Apprendre à lire un cheval comme on lirait un acteur ou un danseur ; sur scène, on voit les chevaux penser.
Peut-on considérer votre création Ex Anima comme un ultime hommage aux chevaux ? Zingaro est une troupe mi-hommes, mi-chevaux puisqu’il y a une quarantaine de personnes et autant de chevaux. Les humains ont choisi de travailler avec moi mais nous avons choisi pour les chevaux. Nous avons la faiblesse de croire qu’ils sont heureux, nous faisons tout pour, mais ils n’ont pas décidé d’eux-mêmes. Après trentecinq ans de bons et loyaux services, j’ai eu envie de faire un spectacle où les chevaux sont les acteurs principaux afin de les célébrer, leur rendre hommage et les mettre dans la lumière. Pendant des siècles le cheval a énormément apporté à la civilisation des humains ; compagnon de travail, de guerre ou de transport, le cheval s’est sacrifié pour l’homme. Le cheval ne fait plus partie du quotidien des gens mais il est très présent dans l’inconscient collectif à travers des évocations étonnamment différentes en fonction des personnes. Symbole de liberté, de puissance ou de mort, je me garde toujours de donner ma propre lecture des spectacles.
Je dis souvent qu’il n’y a pas d’histoire dans les créations de Zingaro mais plutôt des moments, des tableaux où chaque spectateur peut se construire un récit suivant sa sensibilité. Dans Ex Anima il y a un vrai phénomène de miroir où l’animal parle de l’humanité et le public se retrouve en position de regarder le cheval comme il regarderait un humain. Le spectateur apprend à lire un cheval comme il lirait un acteur ou un danseur ; sur scène, on voit les chevaux penser.
De quelle manière abordez-vous la double direction d’acteur entre chevaux et humains ? Dans Ex Anima, les cavaliers ont fait des stages de bunraku (un type de théâtre japonais où les personnages sont représentés par des marionnettes de grande taille qui sont manipulées à vue) pour apprendre à être là au moment où il faut amener un cheval, le tenir, tout en étant complètement en retrait. Le rapport entre l’homme et le cheval n’est pas un rapport de direction ou de domination, c’est une relation d’accompagnement dans le jeu.
Dans l’installation des tableaux, certaines scènes sont uniquement basées sur le réflexe instinctif des chevaux. À chaque représentation, le cheval va jouer son rôle comme un acteur ou un musicien qui improviserait dans un canevas. Selon les jours il y aura plus ou moins d’intensité, de violence et de prise de liberté vis-à-vis de l’interprétation. Mon travail va vers l’épure et vers le geste abstrait dans le sens où la parole est donnée aux chevaux.
L’aspect rituel transparait régulièrement dans vos créations, est-il comme un fil rouge pour vous ? Toutes les créations de Zingaro sont d’aspect rituel car il faut être en mesure de proposer au public une certaine écoute pour qu’il trouve le temps juste où l’organisme peut se poser et l’image s’imposer. La conception d’Ex Anima est un rituel imaginaire qui est en même temps faite de choses concrètes comme des appeaux, des sons d’oiseaux ou de la nature. Je n’ai pas voulu qu’il soit attaché à une culture précise au niveau musical car il y a aussi bien des flûtes chinoises, japonaises et irlandaises. En voyant la fragilité d’interprétation des chevaux, chaque représentation apparait comme unique. Zingaro n’a pas de répertoire contrairement à celui qu’a pu construire Pina Bausch par exemple. Quand un spectacle se termine, il est fini pour toujours et n’existe plus que dans la mémoire des gens. Il y a un côté éphémère comme dans tous les spectacles vivants.
Zingaro est une troupe singulière, de quelle manière certaines des rencontres ont-elles eu lieu ?
Ex Anima mis en scène par Bartabas © Marion Tubiana (2017).
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Je ne cherche jamais un cheval avec l’idée d’un tableau ou d’une performance, c’est le contraire, les chevaux
~ théâtre ~ arrivent soit par hasard soit par séduction ou par complémentarité. Une fois qu’ils sont là, leurs histoires ou leurs personnalités vont me parler. Par exemple, le grand cheval blanc (le boulonnais) a fait du débardage pendant dix ans puis a servi dans la gendarmerie. A priori il a pris peur et il a dû être vendu ; nous l’avons récupéré pour un rien. Pour moi, un cheval ne doit pas coûter cher, non pas pour une raison économique, mais parce qu’un cheval parfait n’existe pas, il n’a donc pas de prix. Les chevaux noirs à têtes blanches sont quant à eux là depuis quinze ans ; ils ont influencé bon nombre de créations. Chaque cheval a une anecdote différente mais elle est juste narrative. Dans la troupe, les gens ne sont pas engagés pour un savoir en particulier mais tout d’abord parce que j’aime une personnalité. On peut toujours acquérir une technique, ce n’est pas le plus important. Ils sont là parce qu’ils m’inspirent des tableaux comme tout chorégraphe qui est inspiré par ses interprètes.
Quels mots pourriez-vous mettre sur votre processus de création ? Nous sommes une troupe, ce qui implique une grande connaissance de mes cavaliers mais surtout de mes chevaux. Je ne veux pas me mettre dans un rapport de professeur à élèves mais plutôt dans celui de chorégraphe à danseurs. Le processus de création est très long car certaines choses ne peuvent pas être recommencées. Quand une scène apparait comme solide se pose alors la question de comment faire comprendre au cheval qu’il va devoir la refaire pendant plus de deux ans. Ex Anima arrive à un moment où toutes les composantes sont réunies ne seraitce que dans la part d’humilité qui doit être apportée par les hommes. L’endroit de la représentation est toujours fragile et empreint d’incertitudes. Le vrai savoir n’est pas une accumulation de connaissances où l’on peut dire que l’on sait tout. Le spectacle est plein de doutes et d’imperfections et c’est dans l’imperfection, apportée par les chevaux, que l’œuvre va prendre une dimension humaine.
Ex Anima mis en scène par Bartabas © Marion Tubiana (2017).
Le cheval se prépare physiquement et psychologiquement tel un danseur et comme je le dis souvent, le dressage d’un cheval, ce n’est pas juste de le faire monter sur un tabouret. Avec l’art équestre, il y a une qualité du geste qui n’est pas le seul fait de l’apprendre mais de le faire avec amplitude, élégance et expression. Il ne faut pas tuer l’expression car si l’on répète trop cela pourrait devenir mécanique. Un cheval qui n’est pas bien préparé peut avoir une gêne ou une infime douleur qui ferait perdre toute beauté. À un moment, le cheval comprend ce qui lui est demandé et c’est passionnant. Bien sûr il ne sait pas ce que veut dire le spectacle, il n’analyse pas, il ne sait pas qu’il y a un public même s’il ressent les tensions. Par contre, il arrive un temps où il a compris qu’il rentre sur scène pour faire ce qu’on lui a transmis, il a ôté tout stress. Quand les portes s’ouvrent, il est calme, il sait ce qu’il va faire et même s’il doit faire quelque chose de très dynamique, il ne s’énerve pas en attendant et il retrouve sa tranquillité en sortant. Le cheval n’a pas peur et n’anticipe pas, c’est une règle primordiale. Dans les différentes créations, je sais que je peux faire confiance au cheval ce qui me permet de m’abandonner complètement. Un beau couple homme / cheval advient quand on ne voit plus l’homme et que l’on ne regarde plus que le cheval. 73
L’esthétisme est prégnant dans votre démarche, quel pourrait être son impact sur le spectateur ? Je fais un théâtre d’images car je n’utilise pas de langue intelligible. Mes spectacles sont composés comme des partitions. Le rythme m’intéresse beaucoup et ce qui me passionne le plus est la notion de temps. Le théâtre est un des derniers domaines où le spectateur est assez vierge et où l’on peut travailler sur la perception humaine. Il est passionnant de voir de quelle manière le physique joue sur l’intellect, le temps qu’il faut à une image pour s’imposer, parfois il peut être très long. L’image peut aussi être très éphémère, comme la traversée d’un cheval au galop, mais elle marque également l’esprit. Le théâtre est physique, basé sur les pulsions, sur la respiration. À un moment l’organisme va se poser et se mettre à l’écoute. Jouer sur le temps est très important car les images dans l’inconscient des spectateurs restent. Certaines choses demandent plus de temps et d’écoute mais le souvenir peut demeurer tout une vie et marquer profondément contrairement au plaisir immédiat.
Raconter
The Distance © Hakim Rézaoui.
Des- illusions d’espoirs/ Texte de Thomas Denis Lavorel Photographie de Rania Matar
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Tamer, 6, Beyrouth, Liban, 2015. Série Invisible Children © Rania Matar. www.raniamatar.com
~ nouvelle ~
Il n’est de tourment pour qui ne sème ni ne moissonne.
J
e suis tout ce qu’il y a de plus « normal », ce qu’il y a de plus humain, quant à mes désirs, quant à mes impulsions, mes névroses, mais aussi quant aux petits plaisirs qui nourrissent « mon ego ». Je dirais même que, plus qu’aucun autre peut-être, j’ai besoin de la stabilité que confère une vie normée, disciplinée. En vérité, mes plaisirs réels sont simples. Ils sont à portée de la main. Je n’ai pas besoin de me déporter dans telle ou telle région du monde où la vie serait différente ou meilleure ; je n’ai pas besoin de rejoindre une communauté de marginaux, paumés ou mystiques, ni que soit réalisé autour de moi le village de mes amis, de mon clan, de ma tribu ; je n’ai pas besoin d’accumuler de grosses fortunes ni d’installer des dispositifs monstrueux de transactions sociales, pour y accéder. Je suis allé ce tantôt découvrir un filon de ma pensée au long du petit ruisseau qui court à moins d’un kilomètre de chez moi, sous les arbres ; un molosse s’est approché, curieux de rencontrer un être là où d’habitude, probablement, il n’y en a pas. Je m’enchante d’un vol d’oiseau – buses, hirondelles, éperviers, et même les escadrilles de pigeons me font rêver ; je m’enchante des premières fleurs et des premiers flocons. Et je ne vais pas plus loin que les enchantements, je n’y attache aucun désir. Je me contente de peu. Et ce peu, c’est l’abondance du vivant. Vous voyez, mes plaisirs sont simples. Pour un peu ils se confondraient avec les vôtres. Il y en a même de ces moments que nous pourrions partager. Il ne faudra pas faire trop de bruit… la solitude en fait déjà tant… Mais je ne vais pas nous voiler la face : mes plaisirs les plus vrais, mes plaisirs les plus simples – mes bonheurs ! Je l’ai compris maintenant, ne vous sont pas accessibles ; de même, vos plaisirs simples, vos jouissances terrestres, ne me sont pas accessibles. Il n’y a pas lieu de se scandaliser, mais d’aimer.
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Ecnomiohyla Rabborum/ Texte de Grégoire Domenach Photographie de Grégory Dargent
Orphée © Grégory Dargent. www.gregory-dargent.com
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~ nouvelle ~
L
a toute dernière. Ou plutôt le tout dernier. Le dernier mâle, demeurant sans femelle, et qui de ses gros yeux renflés et globuleux scrute son reflet dans la paroi vitrée. C’est l’ironie tragique : il ne le sait même pas, qu’il est le dernier… Et en aurait-il conscience que ça ne changerait rien. Immobile, flasque, mourant dans son cercueil de verre où nous avons passé toutes ces années à l’observer. Toi, l’amphibien, j’avais depuis longtemps décidé de t’écrire, directement, d’homme à grenouille, ma toute première lettre… Toi que je regarde avec une amère tristesse, en ce jour de septembre. Je sais que tu vas mourir, et avec ta mort, c’est ton espèce qui disparaît de la surface de la Terre. C’est ce qu’ils disent. Fini, rien, le désert. Comme je le faisais remarquer à mon collègue hier à la cantine : tu es le dernier représentant d’une espèce que nous avons essayé de sauver, de toutes nos forces, de toute notre patience humaine et misérable, depuis plus de quinze ans… Si tu savais ma tristesse, et la tendre compassion que je ressens à ton égard, mon vieux. Tu entraines dans ta perte une espèce que j’ai trouvée remarquable, d’une intelligence inouïe, et, j’ose le dire, que j’ai aimée. Car oui, c’est bien de cela qu’il s’agit, mon vieux, je t’ai aimé. Non pas de cet amour que les propriétaires d’animaux domestiques éprouvent à l’égard de leur chien, leur chat ou leur lapin… Non. Peut-être n’existe-t-il pas de qualificatif pour cet amour que l’on ressent à l’égard du dernier représentant d’une espèce dans l’impasse. C’est porté par le sentiment d’un amour funeste, que chaque jour je suis venu te rendre visite. Moi, l’un des gardiens du Jardin botanique d’Atlanta. J’entrai sans t’effrayer, en laissant la lumière éteinte dans le local afin de te laisser l’illusion qu’il puisse demeurer un semblant de vie sauvage ici, dans cette ville, dans ce monde, dans toute cette nuit. Et je te regardais, au milieu de tes branches malheureuses, des feuilles qui cherchaient à imiter la canopée radieuse dans laquelle les membres disparus de ton espèce ont vécu plusieurs millions d’années… quand on y pense… au début, je conviens que je n’étais pas bien sensible à tout ça. Une espèce de plus ou de moins dans ce monde, quelle importance ? Mais, sous le coup de l’ennui incombant à ma tâche, ou sous le coup de mes va-et-vient dans ce jardin botanique, ou du fait de la simple curiosité, un songe tout à fait surprenant est né, à force de te croiser quotidiennement. Je devrais dire : de vous regarder, car il y avait au début, dans les années 2000, je me souviens, quatre mâles et trois femelles. « Programme d’élevage en captivité », disaient-ils, les biologistes en blouse blanche, dans l’objectif, un jour, peut-être, de vous réintroduire dans votre milieu originel… C’est que je les ai vus essayer, essayer encore, tenter de vous faire reproduire… incitant à la baise par expérience… stimulant hormones et phéromones, titillant organes génitaux à la loupe… Ça ne manquait pas de bonne volonté, crois-moi…
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Mais rien n’y a fait. Ah si ! ce n’est pas passé loin, un jour de 2008. Une des femelles avait été fécondée, et l’espoir avait repris le dessus… Mais elle est morte. Une maladie bactérienne au cours de sa gestation. Je me souviens des œufs minuscules et translucides dans son ventre ouvert, quand je l’avais aperçue au laboratoire, lorsque les biologistes la disséquaient. J’avais regardé, oui, à travers la vitre, discrètement, et cette vision m’avait épouvanté… Une déception immense, sur les visages de ces savants qui essayaient de vous sauver… tentant le tout pour le tout… Ces voyageurs d’une île à l’autre, dans un archipel qui se laissait engloutir sous l’océan de la mort. Et dont tu es le dernier atoll. Un jour, nous savons bien que ce sera notre tour, d’essayer de sauver notre espèce, et ce jour pourrait survenir bien plus vite que prévu. Mais là n’est pas la question. La question c’est l’origine de la peine que je ressens aujourd’hui, alors que d’ici quelques heures tu vas mourir seul dans ton aquarium. L’agonie d’une grenouille a quelque chose de très douloureux pour celui qui la regarde. Il n’y aura plus alors de cette espèce dont j’ai gardé le nom en mémoire : Ecnomiohyla Rabborum. Et voilà, ne sachant pas quoi faire, las de lire dans mon coin au jardin botanique, j’ai décidé de t’écrire cette lettre dont tu ignoreras jusqu’à l’existence. Lettre à une grenouille agonisante, c’est ainsi que j’aurais pu l’intituler. Et quel genre d’espèce sommes-nous, au juste, pour observer mourir toute cette vie sur terre, sans une once de culpabilité, sans ressentir d’effroi pour l’extinction en marche… Ce soir, après le travail, quand tu seras déjà mort, mon vieux, et que je franchirai les grilles de l’Atlanta Botanical Garden, que je saluerai mes collègues, Jim, Alison, Bobby, à l’accueil, et que je traverserai le parc, puis la 10th avenue, et que se dresseront face à moi les gratte-ciels, sous lesquels grouille la fourmilière de mon espèce, j’aurais une brûlante tristesse dans le cœur… Plus de dix ans, imagine, que je vous observe mourir les uns après les autres, que les biologistes sortent des cadavres d’amphibiens au creux de leurs gants en plastique, et toi… toi qui a survécu, un peu plus… avec tes gênes qui conservaient les odeurs des feuilles tropicales, de la terre mouillée après les pluies du Pacifique, de la lune vautrée dans les branches, et des chants rauques du monde sauvage… Et merde. Merde. Je viens te faire mes Adieux, mon vieux, mes Adieux à toute ton espèce de grenouilles par ton intermédiaire, et tu ne le sais même pas. Tout le monde s’en fout, c’est la seule réalité. L’important, pour mon espèce, c’est la voie de plus sur l’autoroute, ou le prix du menu enfant au Giant Burger qu’on trouve juste en face du jardin botanique, dans le centre commercial sur la Monroe Avenue. Les magasins de fringues y sont en soldes, en ce moment… Et il y a aussi le show de Monster Truck dimanche, à ne pas rater, m’a dit le voisin de palier.
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~ nouvelle ~
Tu connais son fils, le petit Jordan, qui est venu te voir, une fois, ici… il t’a pris en photo avant de s’en aller. Les joies du selfie avant l’abysse, c’est l’aboutissement de mon espèce. Tant que le frigo est plein… Pas d’aigreur inutile, pas de noirceur excessive. Et si j’étais sincère avec toi, je te dirais que c’est lorsque l’homme aura ton visage qu’il réalisera sa déroute. Il aura le visage de la grenouille qui crève dans son aquarium. Je ne serai plus là. Alors que tu agonises et que tu peines à respirer, ça se voit, tu ne te nourris même plus depuis deux jours, ta langue reste cloîtrée dans la bouche, comme si tu sentais la mort venir. Tes yeux, surtout, ces gros yeux… qui se demandent qui je suis, pourquoi j’écris. Les hommes, tu sais… il y a déjà assez de chaos comme ça dans leur quotidien… La civilisation est foutue, et j’essaie de te livrer ce qu’il me reste sur le cœur. Merci, grenouille. Voilà, c’est dit : merci de ta présence ces dernières années, bien que depuis la perte de la dernière femelle, on avait tous compris ici que c’était bel et bien foutu… Ils auraient pu te cloner, sans doute, je ne suis pas biologiste, et c’est à croire qu’il faut encore un mâle et une femelle pour faire un embryon… Les biologistes se consolent en disant qu’ils ont conservé ton patrimoine génétique. Archivage des données cellulaires de la grenouille, à l’adresse des futures générations, ou de ce qu’il en reste, et de leur curiosité post-mortem… Je préfère quitter le local maintenant, et avoir une dernière pensée pour toi, quand je traverserai le parc… Ou non, voilà ce qu’on va faire, ça me vient comme ça : je vais ouvrir ton aquarium, te prendre dans ma main, te cacher dans mon sac à dos, et on va sortir ensemble, toi et moi ! ni vu ni connu. Dernière petite virée au grand jour, à l’air libre ! Je te fais la mort digne, mon vieux, tu as besoin de voir des arbres, des feuilles, sentir l’herbe sous tes pattes palmées, et alors je te déposerai près de l’étang, au milieu du parc qui cerne le Jardin botanique. Tu iras mourir comme un Roi. Mais il faut faire vite… tu sais qu’ils vont me virer pour ça, probablement… il y a des caméras de surveillance. Et chez mon espèce, dans les hôpitaux, on ne sort pas les malades des unités de soins palliatifs pour faire un tour avant le repos éternel… Mais toi, tu n’es pas un homme, grenouille. Tu mérites mieux ! On va aller faire un dernier tour, dans le Piedmont Parc… juste à côté d’ici, où s’élèvent des arbres splendides, des feuilles jaunes, oranges, rouges, qui flamboient dans le couchant… Et peutêtre même qu’ils ne retrouveront jamais ton corps. Bouquet final ! La mort, que du bonheur. Il n’est pas de plus beau linceul que la terre après la pluie. Ça tombe bien : nous sommes le 26 septembre 2017, tu es le dernier de ton espèce, et, dehors, ça sent l’automne.
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Je suis seul/ Texte de Guillaume Cathy Photographie d’Elliott Verdier
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© Elliott Verdier. www.elliottverdier.com
~ poésie ~
J
e suis seul, que je suis seul, avec même aucun Dieu à prier, qui veillerait par dessus mon épaule sur ma drôle d’existence, et plierait à la fin sur mes yeux le linceul.
Je suis seul, que je suis seul, dans ma petite chambre comme dans un grand magasin, dès le point du jour et du soir au matin. Je suis seul, que je suis seul, dans les bras d’une femme, au milieu de la foule, je suis seul pareil au navire dans le silence qui coule. Je suis seul, que je suis seul, et j’ai l’air perdu d’un banni, longeant d’absurdes routes, comme le fait la Terre dans la voûte infinie. Je suis seul, que je suis seul, comme la voix du violon de Mendelssohn, suspendue dans le vide, auquel ne répond personne. Je suis seul, que je suis seul, quand, parfois au milieu de la nuit, j’ouvre les yeux et me souviens qui je suis. Je suis seul comme le loup sous les étoiles hurlant, que je suis seul face à la plaine silencieuse dans l’univers ronflant. Je suis seul lorsque je te tiens la main, que je suis seul alors malgré ton sourire câlin. Je suis seul, que je suis seul, mais j’ai tout de même un fidèle compagnon : un chagrin abyssal qui partout me poursuit. Un jour lui aussi me quittera, car tout me délaisse, et je serai seul, que je serai seul, à pleurer ma tristesse.
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Rencontres de Jardins/ Texte de François Roland Goddet Photographie de Loïc Mazalrey
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Central Park © Loïc Mazalrey. www.loicmazalrey.com
~ nouvelle ~
E
n ce temps là, j’avais pris l’habitude d’aller au jardin des plantes. Je m’y rendais en longeant le canal. Sur le bord de la rive, se trouvaient quelques pêcheurs et leur campement composé de plusieurs tentes. À défaut d’océan, un cours d’eau peut suffire à une pêche de nuit au lamparo.
Le jardin faisait une belle boucle, qui ne fatiguait pas trop le citadin. Si à cette époque, vous avez eu l’occasion de vous rendre en ces lieux, vous avez sans doute aperçu Félicien. C’était un de ces hommes qui passent leur vie à étudier la nature. Et lui, il était passionné par les étamines et les pistils. Il en dessinait sur son carnet, ne manquant pas de croquer tout ce qui lui venait sous la main. Il connaissait pour ainsi dire, tous les noms latins des plantes, et m’apprit des choses stupéfiantes sur la reproduction des fleurs. Je lui dois aujourd’hui mes connaissances sur le sujet, et bien plus encore.
Le chemin était peu fréquenté. Il était bordé de ronces, d’orties, qui venaient chatouiller les chevilles roses des joggeurs, excitant ainsi leur colère. C’était une promenade qui m’était devenue nécessaire. Un bonheur revigorant, qui permettait de s’élever au dessus des pesanteurs quotidiennes. Je venais toujours à cette heure où le jour se dilue dans la nuit. On peut alors sortir sans crainte de se montrer tel que l’on est. On n’est plus obligés de jouer le surhomme du quotidien, la pression est retombée. On peut afficher un visage sans fards, un pantalon trop large ou un tee-shirt immonde.
Quand je passais devant les érables, je rencontrais assez régulièrement une jeune femme, qui venait toujours dans le sens opposé au mien. Elle répondait à mes salutations, par un de ces sourires qui justifie de se lever matin. Elle portait souvent un jean délavé et de fines bottines noires, une veste en daim sur un chemisier blanc en dentelles, finement brodé. Des yeux bleus clairs donnaient une profondeur à son visage rond. Ses cheveux étaient noués à l’aide d’un crayon de papier.
Cela favorise la sortie de toutes sortes de personnages.
Elle avait l’allure d’une Coralie à la sortie du théâtre. Parfois, je la voyais lire, assise sur le banc à l’abri des sycomores. C’est un spectacle que je n’aurais troqué pour rien au monde.
Ainsi, je croisais régulièrement un vieux monsieur, habillé d’un pantalon en velours, tenu par des bretelles. Sa chemise à carreaux était recouverte d’un Bombers noir. Il se promenait tous les jours à la même heure. Il me saluait, ôtait son béret, et me disait d’une voix chantante : « Ami du soir, bien le bonsoir ! ». Ce à quoi je répondais en général : « Lune à moitié pleine, verre bien rempli ! ». Il partait alors dans un grand éclat de rire, et se mettait à fracasser sa canne contre une poubelle. Quand au bout de plusieurs coups, il se mettait à fatiguer, il s’arrêtait et me disait essoufflé : « Elle était bien drôle celle-ci ». On repartait alors, chacun de son côté, sans trop chercher à en savoir plus. Il avait aussi cette manie, parfois, de foncer dans les pigeons en faisant tournoyer sa canne au dessus de sa tête. Il prenait son élan et criait un « Ah ! », sec et puissant, envoyant son corps désarticulé à l’assaut de la horde de volatiles. C’était là une scène étonnante.
Ma déambulation se poursuivait ainsi au gré des humeurs, et quand la nuit se faisait vraiment sentir, que les réverbères s’allumaient, je me décidais à rentrer. Les cloches de l’église sonnaient vingt heures et c’était le moment que Félicien choisissait pour s’en aller. Il me précédait toujours de quelques minutes. Il marchait rapidement, les mains dans les poches de sa veste usée. Il s’en retournait sûrement chez lui, où ses livres et ses dessins devaient l’attendre. Un jour que je rentrais de ma balade nocturne, j’entendis des clameurs qui provenaient de la place du Paquis. On inaugurait le nouvel investissement de la mairie. C’était une rampe que des skieurs descendaient à toute vitesse, et qui donnait lieu à un saut vertigineux. La foule, ravie, accompagnait chaque atterrissage par des hourras. Les portables suivaient les mouvements des sportifs, et fixaient ces moments d’éternité. La nuit était douce, les éclairages intenses. De bons verres de vins chauds finissaient de faire basculer les cœurs dans un sentiment de bien-être ultime. Monsieur R, le maire de la ville, était aux anges et tapait fort dans ses mains. Heureusement que de nos jours, pour le plus grand bonheur de tous, de tels hommes pensent ces réjouissances. On s’en trouverait malheureux à en crever sinon.
Après quelques hectomètres à l’abri des tilleuls, je débouchais sur l’entrée du Jardin. Celle-ci était composée d’un saule pleureur et d’un chêne centenaire. Ils faisaient office de gardiens. Ils avaient dû en voir de ces amours naissants, de ces promenades main dans la main. Ils avaient dû être les témoins de bien des crasses aussi, de bien des pleurs cachés à l’abri des regards. Des abélias, des buis ainsi que des caryoptéris étaient disposés le long du chemin en gravier. Les arbustes se succédaient et donnaient un ensemble harmonieux. L’effet était réussi. Des floraisons se suivraient toute l’année, on ne se promènerait pas sans couleurs. Un buste en bronze du docteur K, trônait, majestueux. On ne pouvait pas le rater. Il était écrit que le docteur avait été conseiller du maire, président de l’amicale des médecins de la région, ainsi que fondateur du club de golf de la ville. Il avait sans doute été heureux cet homme. Et fier surtout. On devait se baisser bien bas quand on le croisait dans la rue.
À vous, Maria de la Lys, qui partagez ma furtive destinée, et dont la présence me permet de vivre le sujet évoqué ici.
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Sur les bords de mer/ Texte de François Giraud Photographie d’Alison McCauley
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Bord de mer, Pondichéry © Alison McCauley. www.amccauley.ch
~ nouvelle ~
J
e me demande si le bonheur, tout ça, ce n’est pas des histoires. De la théorie, des histoires quoi… Tu veux une histoire ? En voilà une.
Le vieux se pencha vers le jeune homme. — C’est Braque et Picasso qui se promènent dans la campagne. Au détour d’un champ, ils aperçoivent un soc de charrue laissé à l’abandon depuis des années. Il est rouillé, envahi d’herbes tout autour, et recouvert de mousse. « Tu vois, fait Braque à Picasso, c’est ça de l’art moderne. Jamais on ne fera mieux, nous autres. C’est là, c’est tout, il suffit de le voir. D’avoir le bon regard. C’est la nature qui fait ça sans nous. ». Alors Picasso lui dit : « elle te plaît ? » Et se tourne vers Braque : « je te la donne ». Le jeune homme parut étonné. — Et le bonheur dans tout ça ? — Là ! Il est là, fluctuant, se cachant, mais là, une énergie. Comme le temps qui recouvre ce soc de charrue. Tu regardes autour de toi et tu ressens ces énergies positives et négatives, entre les individus, dans la nature. Le bonheur y apparaît par intermittence. Et tu sais, ce que je peux dire à ce sujet après une vie sur terre… Le bonheur, c’est les autres. — Mais personne ne comprend personne ! — On n’est rien sans les autres. C’est la qualité des relations avec les autres qui rend heureux dans la vie, où que tu puisses être, quelque soit ta situation. Ils peuvent ne pas toujours te comprendre, d’accord, même te faire du mal, parfois, mais sans les autres, eux, toi, nous, ta famille, tes amis, tu seras malheureux. — L’ancêtre a parlé. Ils se lèvent, l’un avec plus de difficulté que l’autre. — À demain, petit. — À demain papy. Il marcha vers la mer tandis que le vieux rentrait dans le pub derrière lui. « Le bonheur, c’est les autres » rumina-t-il, « pas sûr ». Il descendit la colline pour rejoindre le port et s’imagina seul au monde. Il n’y aurait plus d’interactions humaines navrantes de banalité. Il n’y aurait plus le bruit des rues. Il resterait celui des mouettes, des mâts des bateaux à l’abandon, et le ressac de l’eau. Il regarda le continent au loin. Les villes deviendraient des champs de ruines. Le vent du large se levait. Il passa sa langue sur ses lèvres. Le goût de la mer. La sirène du dernier ferry de la journée retentit. Les maisons et les immeubles seraient envahis par la tristesse et la végétation. Et il n’y aurait plus ses amis qui pêchaient au large, ses parents avec leurs conversations enflammées, ni cette musique et ces chansons qui le traversaient de part en part. Alors du coup ? Le bonheur est une énergie fluctuante. Comme celle dont se délecte Braque et que Picasso saisit. Le temps fait le reste. Il pense loin le vieux avec ses visions cosmiques. La pinte de bière aurait-elle la même saveur sans les autres pour la partager ?… « Once, I saw you in a crowded hazy bar, dancing on a line from star to star… ». Non, malgré les échanges houleux, les désaccords et les prises d’ego, non. « Là, je suis seul, je suis bien mais si je ne m’apprêtais pas à les retrouver d’ici quelques instants… Ce serait un vide absolu. La paix dans la solitude, oui, mais à petite dose. ». Le jeune homme partit vers le quai pour attendre le chalutier qui arrivait… « You are like a hurricane, there is calm in your eyes and I’m gettin’ blown away to somewhere safer where the feeling stay… » Il respira l’air iodé et sourit. Oui, le bonheur, c’est les autres. Il saisit la corde que lui lança son ami d’enfance par dessus le bastingage, se baissa sur le granit, et amarra le bateau.
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Vitaletta/ Texte de Pierre Fleury Photographie de Gérard Métral
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Chapelle de la Madonna della Vitaletta à San Quirico d’Orcia en Italie © Gérard Métral.
~ nouvelle ~
P
as de nom de ville, pas de nom de mois, plus de nom de famille… Pas de nom de ville, pas de nom de mois, plus de nom de famille… Je veux tout oublier. Tout oublier sur le chemin qui mène de San Quirico à Pienza, là-bas dans le val d’Orcia, en Toscane. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je ne comprends pas pourquoi j’ai quitté la métairie où nous séjournions ma femme et moi. Une envie de respirer le bon air de farine, de sentir le vent légèrement soufré venant de Bagno Vignoni, de m’éloigner d’elle pour mieux mesurer l’instant, pour mieux mesurer mes paroles, pour mieux mesurer ma bêtise. J’avais besoin de noyer ma colère dans cette nuit tiède d’août. Je chemine sur les ornières d’argile, entre les parcelles de blé et de seigle. Je traverse la truffière, qui dort au creux du val. C’est un bois de chênes, de peupliers et de noisetiers. Je passe sous une arche d’épines d’acacia. Mon crâne saigne. Une odeur de paille et de genévrier se lève lentement. La terre absorbe mes pas et je m’enfonce davantage dans la campagne. Des cadavres d’engins gisent entre les chemins. Charrues rouillées. Herses squelettiques. Déchaumeuses à disques démembrées. Les champs fraichement labourés allongent leurs griffes le long des pentes escarpées des collines. Paysage de morts. Après une longue rampe abrupte, je découvre La Chapelle de la Madonna della Vitaletta. Un monument solitaire coiffé de cyprès. Fière, sage, impavide. Elle est une douleur oubliée au fond de cette campagne. Cette figure m’apaise. C’est peut-être envers moi-même que je suis en colère. Ni Elle, ni la famille, ni le monde. Je me sens soudain ridicule d’être planté là, seul, comme un échalas de vigne sèche. Dois-je faire demi-tour ? Non. Certainement pas. Par fierté ou par orgueil seulement, je parcourrai la plaine, jusqu’à Pienza. Je redescends les collines. J’entends près de moi : un chien hurlant, une chaine d’airain, des yeux vivants, est-ce un monstre de la nuit ? Dans les buissons de genêt et de myrte, des êtres s’agitent comme un levain que l’on enferme. J’ai peur. Entre mes pieds, file un Scorpion. Celui-ci luit comme un déchet de vie. Un vestige des Temps anciens. Il m’impressionne. Ce n’est pas si grand un scorpion ? Mais il contient la force trapue d’un blockhaus. Je me reconnais un peu en lui. Admirable insecte. Sa piqûre, est-elle aussi douce que ma colère ? Pourquoi suis-je parti ? Comme cela. Si subrepticement. Je me suis noyé dans ces ténèbres bêtement. Qu’ai-je récolté ? Qu’est-ce que j’ai gagné dans cette fuite en avant ? Le bonheur ? Je pensais fuir pour trouver la tranquillité, je n’ai récolté que peur et mélancolie. Les champs me regardent et me jettent des yeux réprobateurs ; vous avez raison, Natures ! Il faut que je quitte ce piège. Je remonte vers Pienza. Enfin, j’arrive à l’entrée de la Ville, près d’une ancienne église, La Pieve de Corsignano, la porte de sortie de ce val infernal, où règne une ambiance festive, de jeunes italiens sont assis en bandes dans le pré. Des rires éclatent, enfin de la vie ! La gioia di vivere, la joie de vivre, voilà le secret des italiens ! Je passe discrètement. Buona sera ! Et je file vers les hauteurs. Au centre de la place de Pienza, debout dans cet œil de marbre, elle se tenait là, rictus au coin des lèvres, cachant sa colère, mais heureuse, même amusée de mes emportements. Je suis heureux de la retrouver. Elle avait deviné que je reviendrai à cet endroit. Nous nous retrouvons enfin. Je la serre dans mes bras. Autour de nous, les enfants italiens passent en vélo, virevoltent, courent, jouent au ballon et nous bousculent. Sublime Bonheur ! Cet oiseau béni de la destinée, sans s’apitoyer, juste profiter de notre vitalité ! À Blanche.
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Prescriptions
You the Exosphere and The Lonely Tree © Hakim Rézaoui.
~ exposition . chambéry ~
Claude Burdin/ Minéral, végétal ou animal, il fait appel aux souvenirs et à la mémoire du regardeur pour que l’abstraction nourrisse l’imaginaire. Comment expliquez-vous les différences de représentation : minérale en peinture, végétale en graphisme et animale en sculpture ? C’est souvent par séries que j’aborde un thème. Je le développe avec l’objectif d’approcher l’essentiel. Dans le cas actuel du thème « Minéral, Végétal, Animal », de l’inerte au vivant, ce sont la couleur, la matière, le graphisme et le volume qui sont au cœur de ma démarche. Ainsi, il m’est possible d’aborder de manière personnelle les composants du thème. Plus sensible aux valeurs qu’à la couleur pure, ma palette utilise des teintes rabattues, mon graphisme des contrastes bleutés et mes patines de terres cuites des tons rompus. Ce sont les éléments de mon vocabulaire plastique. La transdisciplinarité ne me pose pas de problème. J’accepte volontiers que l’on me qualifie de peintre abstrait si l’on admet qu’il puisse apparaître des éléments rappelant la figuration dans mes toiles, un rappel au paysage naturel ou urbain. C’est à la personne qui regarde de définir le degré d’abstraction qu’elle ressent. En travaillant sur « Minéral, Végétal, Animal » je suis notamment en lien avec la planète et ses ressources. Je n’ai pas de message à faire passer mais j’utilise ce que je vois autour de moi comme support. Par exemple, les animaux que je modèle sont un peu comme une réflexion sur les structures sociales (clans, tribus, familles) et sur l’espace car si l’on réduit l’espace d’une espèce animale, que se passe-t-il ? Ces notions sont sous-jacentes à mon travail.
Que vous a apporté votre expérience avec les danseurs ? Cette période m’a permis, grâce à un partenariat, d’observer, dessiner et peindre les danseurs de la répétition au spectacle. J’ai défini ce projet comme un véritable laboratoire graphique, un accès libre au plus près de la représentation du corps et du mouvement dans son aspect le plus brut. Le dessin instantané, écriture immédiate de la trace du danseur dans l’air, a été un outil essentiel de ma prise de notes. Un dialogue s’est établi entre nos gestuelles, celle du danseur et celle du dessinateur. À l’issue de cette expérience, j’ai créé la silhouette Gum. Sa forme synthétique respecte les proportions de la figure humaine et se rapproche de l’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci.
Votre travail pourrait s’inscrire en grande partie dans la lignée de Paul Klee : vous reconnaissez vous dans cette filiation ? Absolument mais il y a des éléments figuratifs qui apparaissent clairement ou en filigrane dans son abondante production. Mon travail suggère des « paysages-images » issus de souvenirs, de couleurs ou de lieux. Cette suggestion s’opère dans mon processus de création par le collage et le souvenir du paysage. Quand je fais des collages, c’est un espace de très grande liberté, une ouverture à la rêverie. Outre Paul Klee, mon travail est influencé par la période du Bauhaus et ses fondateurs, Miquel Barceló ou Robert De Niro Senior. Ils ont forgé l’armature d’un socle visuel et ont contribué à mon envie de peindre. 93
Minéral III, huile sur toile (90 x 90 cm).
Je me nourris également par des lectures. Par exemple, Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes de Robert M. Pirsig a été fondamental dans l’accès à l’abstraction. C’est le récit d’un voyage, une méditation sur la qualité et une vision du monde. Tel qu’il le définit, selon qu’on le regarde de manière classique ou romantique, le monde nous apparaît de manière différente. Les biographies de musiciens de ma génération (comme celles de Keith Richard, Bruce Springsteen, Patty Smith, etc.) ont aussi une influence majeure ; ces récits de vies apportent de la matière à mon imagination.
Vous allez être exposé avec Daniel Favre, quels liens feriez-vous entre vos démarches ? J’apprécie le travail de Daniel Favre, tout comme l’homme. Le dessin, le modelage font partie de nos centres d’intérêt communs. L’évolution de son travail est impressionnante. L’exposition relatera, j’imagine, nos parcours respectifs. Exposition Daniel Favre, sculpture & Claude Burdin, peinture du 22 mars au 05 mai 2018.
~ exposition . aix-les-bains ~
Musée Faure/ L’atypique collection du docteur Faure, qui compose aujourd’hui la plupart des œuvres de la collection permanente du Musée Faure d’Aix-les-Bains, témoigne d’une époque et du glorieux passé de la ville. Un collectionneur, une collection.
lui-même élève de Rodin). L’histoire de cette sculpture est révélatrice de l’œuvre du maître de Meudon et de l’Hôtel Biron, présentée pour la première fois en 1900 lors de l’exposition universelle de Paris au pavillon de l’Alma, au milieu d’autres sculptures de Rodin et de tableaux de son ami Claude Monet. Assemblage de l’Étude du torse de Saint Jean Baptiste et de jambes, on peut lire dans L’Homme qui marche l’obsession de l’artiste pour l’étude du mouvement. Comment donner vie à la matière froide du bronze ?
Il fut un temps où Aix-les-Bains était capitale de villégiature pour les grands de ce monde. Princes, industriels et riches héritiers se retrouvaient pour profiter des thermes et du cadre splendide des montagnes savoyardes. Le docteur Jean Faure (1862-1942), pharmacien mondain des salons parisiens comme aixois, s’associe entre 1925 et 1942 avec un certain André Schoeller, marchand et expert d’art, pour constituer ce qui deviendra une éclectique – mais cohérente au regard du recul que l’on peut avoir sur l’histoire de l’art – collection traversant plus d’un siècle de romantisme et d’impressionnisme. C’est ainsi que nous pouvons retrouver aujourd’hui entre les murs de l’ancienne « villa des Chimères », légués à la ville par Monsieur Faure, des artistes tels que Foujita, Boucher, Carpeaux, Cézanne, Pissarro, Degas, Bonnard… et bien d’autres encore.
Rodin y répond en se dispensant de ce qu’il considère comme inutile à cette action de la marche, l’homme n’a ni tête, ni bras. En réalité, le mouvement étudié est en décalage avec la réalité. En effet, si l’on observe bien, les deux pieds sont à terre, or, dans la marche, si l’on engage le pied droit en avant, le gauche se lève naturellement. Ce détail, qui n’en est pas un, déséquilibre le naturalisme du mouvement étudié et offre à l’allure de cet homme, muscles des jambes tendus, torse musclé très dessiné, une sensation de puissance qui annihile toute inertie. Il transparaît également la forte influence sur Rodin de l’art antique et des illustres artistes de la renaissance italienne – il était admiratif de Michel Ange et Raphaël depuis son premier voyage en Italie en 1875.
Rodin. Il y a cependant un artiste, dont il fut contemporain quelques années – qu’Alphonse Faure admirait par dessus tout pour son audace – son impertinence et son influence sur l’art du XXe siècle. Ce sculpteur admiré est Auguste Rodin. Il ira jusqu’à rassembler trente-quatre sculptures en plus d’aquarelles et lithographies. Le docteur ne se trompa pas dans la cohérence dramaturgique de sa collection de Rodin. Nous pouvons y voir aujourd’hui diverses figures présentes sur « l’œuvre d’une vie » qu’est La Porte de l’Enfer, des études de mains, si chères à Rodin, mais également une œuvre qui pourrait être qualifiée de révolutionnaire engageant l’avènement de l’art moderne : L’Homme qui marche.
Le buste de l’homme en question est également révélateur de la façon dont Rodin travaillait, modeleur, assembleur, bâtisseur. Cette étude de buste, en plâtre à l’origine, est datée des années 1870, elle a été laissée dans un coin d’atelier pendant plusieurs années avant d’être retrouvée, abîmée par le temps, écorchée par les aléas de l’humidité et de la poussière. C’est dans cet état d’effritement que Rodin décidera de garder ce buste, de lui coller deux jambes et de créer ce qui compte aujourd’hui comme un de ses plus illustres travaux.
L’homme qui marche.
L’Homme qui marche est une des œuvres à découvrir au Musée Faure d’Aix-les-Bains qui possède la deuxième collection publique de Rodin en France.
Elle influencera certains des plus grands artistes du XXe siècle tel qu’Alberto Giacometti (un temps élève de Bourdelle, 95
~ saison culturelle . annecy ~
Bonlieu Scène nationale/ Dans une programmation foisonnante, reflet de la richesse des démarches artistiques, laissez-vous surprendre par des spectacles qui vous porteront hors des sentiers battus à partir de janvier 2018. NaKaMa.
Tragédie.
Dans sa première pièce chorégraphique pour quatre danseurs Saief Remmide explore les liens entre les individus et leur socle commun : l’humanité. Les différences reflètent la richesse de l’être humain et permettent tout autant de découvrir l’autre que de construire avec lui. Empreint des cultures algériennes, françaises et japonaises, NaKaMa interroge le vivre ensemble à l’heure où la stigmatisation des communautés, les amalgames, les peurs et les préjugés sont des notions prégnantes qu’il semble urgent de défaire afin de (ré)apprendre à composer et à dialoguer.
Surexposés dans leur nudité, neuf femmes et neuf hommes sont mis en scène dans Tragédie par Olivier Dubois. De retour à leur état d’être humain originel, les corps sont débarrassés de tout ce qui pourrait les troubler sur le plan historique, sociologique ou psychologique. Dans la répétition des rythmes, les interprètes, ayant évacué les questions de genre, évoluent suivant différents motifs avec des mouvements de masse renvoyant à un archaïsme sociétal pris dans une émotion sincère et portés dans l’urgence d’une expérience troublante.
Autobiography.
Romances inciertos : un autre Orlando.
Wayne McGregor est dans une recherche constante de l’innovation et place l’humain au centre de ses créations. Autobiography, conçu pour dix interprètes, est une pièce intime qui dissèque l’histoire de vie du chorégraphe dans ses souvenirs ou sa génétique. Ces différents composants imaginaires ou réels reflètent la multiplicité des chemins et des choix à faire. La danse se révèle ici comme un processus quasi philosophique pouvant renvoyer au parcours de chacun.
En collaboration avec Nino Laisné, François Chaignaud propose un époustouflant voyage croisant les cultures et les époques au fil de transformations qui subjuguent par leurs beautés. Romances inciertos : un autre Orlando est un objet scénique où dialoguent danse, musique et chant à travers une succession de tableaux dans lesquels apparaissent un jeune lord anglais et deux figures issues de la tradition espagnole : une Doncella Guerrera et une gitane Tarara. Au gré des métamorphoses, ce spectacle interroge les mutations sociétales auxquelles l’humanité est confrontée.
Passion simple. Ce que peut entendre Émilie Charriot dans le texte d’Annie Ernaux est une passion amoureuse pour un homme qui est mise en parallèle avec une autre passion, celle de l’écriture qui lui permet de revivre les choses et de laisser une trace. Dans Passion simple, la metteure en scène entend sa propre passion au théâtre, elle s’adresse ici et maintenant au public qui devient son partenaire. Émilie Charriot a trouvé dans Annie Ernaux une personne qui écrit comme elle a envie de mettre en scène, dans le souci du détail, en faisant tout avec exigence et simplicité comme pour mieux être accessible par tous. Elle se prend ici comme objet d’étude en allant au bout d’une démarche qui met en exergue le lien bouleversant, extrêmement fort – si tant est que l’on ose se regarder en face –, entre l’artiste et le spectateur où chacun a une part de chemin à faire.
De la démocratie en Amérique. Architecte d’une beauté violente, le dramaturge, metteur en scène et plasticien italien crée des images comme autant de formes de langage. En s’inspirant très librement de l’essai d’Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Romeo Castellucci interroge les fondements de l’émergence du fonctionnement de sociétés avec en fil rouge la question de la langue. De là, glossolalies, incompréhension de mots étrangers, peur de la perte d’identité s’entrechoquent avec la religion comme pour mieux interroger le fait d’apprendre et de construire si nous ne disons pas la même chose.
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~ saison culturelle . annecy ~
Le Rabelais/ Suivant trois esthétiques artistiques, chanson francophone, humour et jeune public, Le Rabelais propose une programmation ouverte sur la cité. Après grand c’est comment ?
aux prises avec une sorcière, le collectif propose un périple théâtral et musical. Les instruments plus inhabituels et originaux les uns que les autres comme théorbe, luth, violon, scie musicale, tambour et flûte chinoise, permettent aux trois interprètes de faire de cette histoire un spectacle plus vivant que jamais.
Entre jonglage et théâtre, la Compagnie Manie aborde des thématiques liées à l’enfance. Titus, petit garçon, se cache pour rêver, bavarde avec ses voix intérieures, avec des personnages imaginaires qui semblent tout comprendre et avoir du temps contrairement au monde des grands qui sont pris dans une sorte de course effrénée en passant à côté de l’essentiel. Après grand c’est comment ? interroge le rapport au réel, à travers les yeux d’un enfant qui réclame le droit au silence, à la rêverie et à la contemplation dans un manifeste poétique.
Vole ! Avec Vole ! Éva Rami, comédienne et auteure, propose une forme hybride entre le seul en scène, le récit autobiographique et l’autoportrait. Ce monologue, mêlant le comique et le pathétique, retrace certains épisodes marquants et constitutifs de la vie d’une jeune femme. Teinté d’autodérision, le texte témoigne d’un regard lucide et sincère sur l’odyssée intime conduisant une femme de l’enfance vers l’âge adulte. À travers ce voyage intérieur, Éva Rami apporte une réflexion sur ce qu’est la transmission.
Le bois dont je suis fait. À l’aube de sa mort, une mère décide de réunir les trois hommes de sa vie, son mari et ses deux fils, afin de les réconcilier. Entre paternalisme, aveuglement et désir d’émancipation, la question de l’héritage familial est soulevée. À travers une galerie de personnages attachants, détestables et amusants, la compagnie Qui va piano propose avec Le bois dont je suis fait une comédie sociale portée par deux comédiens, Julien Cigana et Nicolas Devort.
Je change de file. Arrivée en France à l’âge de dix ans sans parler un mot de français, Sarah Doraghi décrit à travers Je change de file de quelle manière elle s’est imprégnée d’un autre mode de vie et de nouvelles coutumes. De tics de langage en spécificités nationales, elle raconte avec beaucoup d’humour et de légèreté ses années passées de fillette, de fille et de femme depuis son départ d’Iran jusqu’à l’obtention de son passeport français. Ce seul en scène détricote les clichés et apporte un regard neuf et pertinent sur les questions relatives aux migrations.
Les falaises de Bonifacio. Depuis près de vingt ans Rémo Gary imprègne les scènes françaises d’une poésie exigeante et engagée pour aller à la rencontre des autres. Dans Les falaises de Bonifacio l’interprète invite à une réflexion plurielle en interrogeant ce qu’est la chanson sociale, le rôle des artistes et l’endroit de la création. Mélange d’intime, d’universel, de populaire philosophie, Rémo Gary reste sur un fil en maniant les mots avec alchimie comme pour mieux dire « je » et faire entendre « nous ».
Princesse Monokini est née au Japon. Dans ce spectacle visuel entre Japon et France de Junko Murakami, l’absurde côtoie le poétique de manière dôle et tendre. Princesse Monokini est la petite fille de la maison des Geishas. Elle a vécu des centaines de vies, a le don d’ubiquité et est en désaccord avec la bêtise de la société. Elle décide de retourner à Hiroshima pour changer son destin. Princesse Monokini est née au Japon questionne les différences culturelles en faisant tomber certains stéréotypes.
Hansel et Gretel. Le collectif Ubique a pour vocation de développer une forme de spectacle pluridisciplinaire où la création nait de la polyvalence de chacun. À partir du conte populaire des frères Grimm, Hansel et Gretel, qui met en scène un frère et une sœur perdus dans la forêt par leurs parents et qui, ensuite, se retrouvent 99
~ saison culturelle . bassens ~
Ferme de Bressieux/ Bâtiment unique et historique de la ville de Bassens, la ferme de Bressieux a pour ambition de s’imposer comme un incubateur artistique incontournable. La Ferme de Bressieux, une histoire.
Larsen, un projet en résidence.
La Ferme de Bressieux, située à Bassens, est un bâtiment qui abrite la mairie, la médiathèque, des espaces culturels pour des résidences artistiques et des expositions. Véritable volonté d’offrir ces espaces rénovés à la rencontre entre artistes et population, la programmation culturelle de ce lieu unique est éclectique.
Au mois d’avril, la Cie Méduse propose la présentation de travail d’un projet, Larsen, une pièce conçue pour deux danseuses. D’attraction en opposition, elles font naitre par leur rencontre l’effet larsen tant redouté chez les musiciens. Grace à des micros et des hauts parleurs placés sur leurs corps, les interprètes développent une relation qui vacille entre une proximité, un rapport intime à l’autre et un éloignement, de l’ordre de l’évitement qui crée la composition musicale de larsen et plonge le public dans un monde sonore singulier. Ce phénomène physique de rétroaction acoustique rend perceptible l’espace entre les interprètes et nourrit le jeu chorégraphique. Ce volume vide est chargé d’un potentiel sonore sensible au moindre mouvement dévoile tout ce qui traverse l’air, ces ondes que l’œil ne peut percevoir… L’invisible entre elles conditionne leur relation, leurs actions et réactions l’une vis-à-vis de l’autre. Elles se font compositrices d’une pièce sonore qui révèle ce qui se passe entre les corps, comme un film en négatif de relations humaines.
C’est en 1882 qu’est construit le bâtiment servant alors de ferme de subsistance du Centre Hospitalier Spécialisé de la Savoie (CHS). En 1984 la ferme est inscrite à l’inventaire des bâtiments historiques et l’année 1973 signe la fin de l’exploitation de la ferme par le CHS. En juin 2015, après rénovation du bâtiment, la mairie et la médiathèque emménagent. Très rapidement les espaces culturels sont mis à disposition afin de faire du lieu un incubateur artistique.
La programmation. La Ferme de Bressieux présente sa première programmation en lien avec ses partenaires : Direction du Développement Artistique et Culturel en Savoie (Département), l’Espace Malraux scène nationale de Chambéry et le CHS. Articulée autour de l’accueil en résidence d’artistes, cette programmation fera découvrir au public des restitutions d’avancement de création, des expositions et des spectacles. Les scolaires savoyards de tous niveaux et les patients du CHS sont invités à participer à des ateliers animés par les artistes en résidence.
Autour de la musique. En collaboration avec l’école de musique intercommunale, Onde et Notes, un voyage musical en Amérique latine à la découverte des airs traditionnels s’annonce. Au mois de mai, l’ensemble Ad Libitum, quintet à cordes et Jérémy Vannereau, bandonéon et accordéon, propose un concert faisant la part belle à la rencontre des genres. En juin, les élèves de l’école de musique, des musiciens adultes amateurs, des démonstrations de danses traditionnelles et un bal populaire avec Octavio Sola pour célébrer la fête de la musique (avec quelques jours d’avance !).
Ondes, une exposition. La Cie Méduse, en résidence à la Ferme de Bressieux pour la saison 2017 / 2018 présentera in situ l’exposition Ondes durant les mois de février et mars. À mi-chemin entre le spectacle vivant et l’installation plastique, le public est amené à écouter, toucher, frotter, tirer sur des câbles élastiques, tisser des liens entre formes et déformations, jouer avec les codes de l’art.
Le Ferme de Bressieux accueille de nombreux artistes qui ont choisi d’exposer leur travail dans les salles proposées à la location. Ces rendez-vous sont à découvrir sur le site internet : www.fermedebressieux.com 101
~ saison culturelle . chambéry ~
Espace Malraux/ La seconde partie de saison dévoile des propositions singulières, engagées ou poétiques comme pour ouvrir des chemins qui interrogent notre humanité. Les Bacchantes.
(S)acre
Sara Llorca s’empare du texte d’Euripide dans une réécriture où la pièce se déroule par fragments, où l’ordre original des scènes est remanié, comme pour mieux recréer un lien avec le temps présent. En transposant notamment le lieu d’exultation dans une boite de nuit où les plaisirs, les désirs et l’ivresse se mêlent et sont autorisés, Les Bacchantes sont résolument empreintes de modernité. Les trois acteurs prennent en charge plusieurs rôles pour questionner les frontières identitaires et les capacités d’aveuglement dans un trouble du réel.
Faisant suite à (F)aune – un solo qui interroge l’homme, l’animal et l’industrialisation –, à (H)ubris – une pièce pour danseurs hip-hop qui pose la question du genre et du mythe –, (S)acre est le dernier volet du triptyque engagé par David Drouard. Prenant la forme d’un concert chorégraphique, (S)acre est un ballet féminin qui s’engage autant sur les voies de la résistance liées aux droits des femmes que sur les mouvements d’une nature reprenant ses droits sur les constructions.
La petite fille de monsieur Linh.
À un endroit du début.
Dans la lignée de Grensgeval, Guy Cassiers poursuit son exploration autour des questions de migration. Le metteur en scène prend le parti d’aborder le texte de Philippe Claudel par le biais du rêve et de l’imaginaire. La petite fille de monsieur Linh raconte l’histoire d’un homme qui a dû fuir son pays ravagé par la guerre et qui échoue dans un nouveau monde. À travers un sujet actuel, Guy Cassiers pose les maux de la société.
Grande inspiratrice des évolutions contemporaines de la danse en Afrique, Germaine Acogny convoque ses ancêtres comme pour s’alléger du poids du passé et revenir À un endroit du début. Dans ce solo où elle emprunte à la mythologie grecque, Germaine Acogny propose une danse qui revient aux sources, un théâtre total qui est à la jonction des traditions européennes et africaines. Mise en scène par Mikaël Serre, l’interprète et chorégraphe donne sa voix et ses pas de danse pour interroger la place des femmes, l’identité et ses racines qui, en étant transformées, permettent à l’homme de pousser et de renouveler les horizons de l’être humain.
Dumy Moyi. Avec Dumy Moyi, François Chaignaud propose une expérience singulière plongée dans une profonde intimité et une immédiate proximité. À la manière des rituels de Theyyam dans le Malabar indien, l’interprète et chorégraphe apparait comme autant de figures mystiques, divines ou chamaniques. Sur le rythme des airs ukrainiens, philippins ou séphardiques, ce récital polyglotte voit se déployer et se muer un être pris d’une féroce animalité ou d’une douce sauvagerie. Les cultures, les danses et les gens convergent pour s’incarner dans le corps de François Chaignaud qui transmet une vision extrêmement forte du monde.
And so you see… Chorégraphe sud-africaine, Robyn Orlin bouscule par ses propositions qui s’attaquent à des questions très politiques touchant au racisme, à l’homophobie, à la liberté ou à l’identité. And so you see… est une pièce pour un interprète rencontré à Johannesburg et appartenant à la prochaine génération de Sud-Africains. À la fois danseur, acteur, homosexuel, chrétien et guérisseur, Albert Silindokuhle Ibokwe Khoza explore les sept pêchés capitaux dans un voyage qui est tel un requiem pour l’humanité. Sur les notes de Mozart se crée un contraste qui tente de transformer les horreurs d’une société destructrice en célébration de la vie.
La Belle balade. En lien avec le festival Les Utopistes de Lyon, La Belle Balade proposera une série de rendez-vous à ne pas manquer en juin pour vivre encore et toujours intensément la Nomadie. 103
L'équipe
Jean-Paul Gavard-Perret / Hélène Vintraud / Edmond Guillot / Sylvie Guillot / Emma Nubel / Elliott Verdier Yvette Carton / Timothée Premat / Marc Le Mené / Yannick Bouquard / Lilia El Golli Alain Laplante / Dominique Oriol / Rania Matar / Grégoire Domenach / Kristina D'Agostin
Directeur de publication Antoine Guillot
Média Carnet d’Art
Rédactrice en chef Création graphique & Secrétaire de correction Kristina D’Agostin
contact@carnetdart.com www.carnetdart.com 31 chemin de Saint Pol – BP 70415 73104 Aix-les-Bains – France
Pour ce numéro de Carnet d’Art n°10 – Le Bonheur, nous tenons à adresser des remerciements particuliers à : Phia Ménard, Damien Ounouri, Amélie-les-Crayons et Bartabas pour le temps passé ensemble. Sylvie Guillot pour les retranscriptions ainsi que Tanilou et Matys Gargiulo pour l’attentive lecture et le fidèle suivi éditorial de numéro en numéro. La couverture représente les Fallas, une fête populaire qui se déroule dans plus d’une centaine de villes de la communauté valencienne en Espagne. Des centaines d’œuvres en bois et matériaux composites apparaissent dans les rues pour être brûlées lors de la Cremà, l’embrasement ultime.
Carnet d’Art est édité par Amistad Prod SAS (31 chemin de Saint Pol – BP 70415 • 73104 Aix-les-Bains – France) et imprimé avec l’étroite collaboration de Lachezar B. (7 rue Heidelberg – Droujba 2 • 1582 Sofia – Bulgarie). Le magazine est distribué gratuitement et ne peut être vendu. ISSN : 2265-2124. Carnet d’Art est une marque déposée à l’INPI par Amistad Prod SAS. Impression, parution et dépôt légal de Carnet d’Art n°10 – Le Bonheur en décembre 2017.
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Loïc Mazalrey / Fatène Alsayed Obeid / Pierre Fleury / François Giraud / Benjamin Lecouturier Karine Daviet / Hakim Rézaoui / Julie Pecorino / Thomas Denis Lavorel Antoine Guillot / Najet Youssef-Aïssa / François Roland Goddet / Alison McCauley / Grégory Dargent
Merci à ceux qui font ce magazine : nos rédacteurs, nos photographes, nos partenaires, nos correcteurs, nos lecteurs, nous.
Rédacteurs & Auteurs
Photographes
Hakim Rézaoui
Hélène Vintraud Benjamin Lecouturier Jean-Paul Gavard-Perret Alain Laplante Timothée Premat Karine Daviet Emma Nubel Thomas Denis Lavorel Dominique Oriol Najet Youssef-Aïssa Yannick Bouquard Grégoire Domenach Guillaume Cathy François Goddet François Giraud Pierre Fleury Antoine Guillot Kristina D’Agostin
Hakim Rézaoui Lilia El Golli Marc Le Mené Rania Matar Grégory Dargent Elliott Verdier Loïc Mazalrey Alison McCauley Gérard Métral
Les photos de Hakim Rézaoui sonnent comme un chant d’automne. Elles ressemblent à un jour de novembre quand tout fuit, tout disparaît, quand la brume noie les routes, les plages et il ne reste qu’une traînée de lumière, une houle blanche, une rue égarée, une silhouette au lointain. L’artiste algérien photographie en noir et blanc, la nature, la ville, les corps, son corps, comme un songe, comme des empreintes évanescentes, comme une absence au monde, comme un temps utopique.
Relecteurs
Une quête du monde et de soi puisée dans l’obscurité et la lumière, les lignes de fuite, le flou de la perspective, l’effacement des figures, la fragmentation des formes solides, la mise en abîme des composants de l’image. Le champ photographié est un lieu irrésolu, mis à mal, désaffecté. Un champ détruit.
L’équipe de rédaction & Fatène Alsayed Obeid Yvette Carton Julie Pécorino
Extrait de Photographier la part manquante par Hejer Charf dans Le Cahier Sauvage 01, Alger 2017. 105
Abonnement/ 3 numéros du magazine 1 livre de la collection Carnet d'Art Éditions & la possibilité de recevoir les anciens numéros. 1/ Je complète ma fiche de renseignements. Société :
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Romans
Génocide mon amour de Antoine Guillot & Killian Salomon.
Les Sublimes de Antoine Guillot & Killian Salomon.
Le Génocide incarné dans une pièce emplie d’humanité.
Le récit d’une soirée dans la sulfureuse Paris qui tourne au cauchemard.
On commence par la fin de Antoine Guillot.
Des débris, des éclats de Loïc Folleat.
La rencontre poignante de deux générations qui se complètent.
Le premier roman d’une plume à la poésie vibrante.
Il vit de Antoine Guillot.
Pysanka de Grégoire Domenach.
L’émouvant adieu à ce monde d’un éternel romantique.
La fabuleuse ironie d’un exil moderne dans les pays de l’Est.
Poésie Les Clameurs de la Ronde de Arthur Yasmine. Un livre dramatique sur l’Action, l’Amour et la Poésie — Prix Spécial Amélie Murat 2016.
3/ Il me manque un magazine, je peux recevoir les anciens numéros.
4/ J'effectue mon règlement. 40€ si j’habite en France. 60€ si j’habite en Europe et en Suisse. 80€ si j’habite hors de l’Union Européenne.
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« Le bonheur, cette provocation. » Albert Brie