Carnet d'Art n°09 - La Folie

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NUMÉRO O9 - LA FOLIE


la culture vous

r e g a r d e Virginia Woolf.


~ édito ~

De la fièvre du rêve/ « La folie est une ivresse sans fin, où la joie, les délices, les enchantements se renouvellent sans cesse. » – Érasme

M

a douce compagne, silencieuse ou frénétique, tu traverses les âges, accompagnant femmes et hommes sur des chemins aussi périlleux que novateurs. Avec ton chant polysémique, tu es dévastatrice quand l’Homme se laisse happer par la déraison d’idéaux entraînant les pires atrocités pour l’humanité ; tu es maladive quand l’incompréhension de l’autre dans ses phases troubles et délirantes est une énigme ; tu es créatrice quand le génie s’émancipe dans un furieux sentiment d’extase. Nos corps sont trop petits pour porter la violence des sociétés ; nos âmes sont trop faibles pour ne pas sombrer dans l’hystérie collective. Oubliés, désespérés, écorchés vifs, nous demeurons citoyens du monde et portons tes stigmates dans l’espoir d’une renaissance, d’un souffle nouveau. Dans la noirceur transformée, dans l’ivresse des plaisirs, des esprits fous construisent des chemins de pensées pour préserver nos biens communs. La résistance peut dès lors être portée par l’amour se trouvant dans toute chose et tout être vivant sur Terre. Rose, tulipe ou jasmin ont les effluves que nous voulons leur donner, à nous de savoir sur quels champs nous voulons les voir pousser, avec pour terreau premier, le rêve. Kristina D’Agostin, Rédactrice en chef.

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S O M M A I R E

Penser 8

Brève histoire des insensés

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Le cerveau dérangé

12 L’enfermé 14

Les Folies Berbères de ma mère

16

Reflet de nos impasses

Réfléchir 20

Géniale alchimie

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Taisez ce trouble

que je ne saurais ou ïr

28

Let it be… crazy

32 Soyez vous 36

Dossier 42

En sursis

44 Ephata 46 Frère

Le faiseur de lumière


Rencontrer 53

Marlene Monteiro Freitas

57

Vincent Macaigne

61

Adila Bendimerad

65

Daniel Hellmann

Raconter 70

L’Arbre devant la forêt

72 L’hypocondriaque 76

Les murmurations

78 Dépouille 82

Fééries maritimes

84

Je me souviens

86

Les Autres

Prescriptions 91

Antonella Lucarella

93

Lamine Ma ïga

95

Exposition du Centenaire Rodin

97

Rêves de lac

99

Bonlieu Scène nationale

101

Le Rabelais

103

Espace Malraux

105

Impérial Live Festival

107 Déambule

F O L I E


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Penser


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N°18 Ancien Egypt – Fragmentaires © Pascal Maillet-Contoz.


Brève histoire des insensés/

Le fou, entendu dans sa conception pathologique de la démence, se retrouve aussi bien au cœur de l’histoire réelle que fictive. Grégoire Domenach – Auteur Photographie de Pierre-Paolo Dori Suicide – Polaroid 8 x 10

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L

e 30 juin 1838, à l’Assemblée nationale, est enfin adoptée la loi dite « des Aliénés » après des débats houleux dans l’hémicycle. Sous l’effort conjugué de deux hommes, Philippe Pinel et Jean-Étienne Esquirol, cette loi apporte plusieurs innovations dans le domaine du traitement de la maladie mentale – parmi lesquelles l’obligation pour chaque département français de se doter d’un établissement psychiatrique, placé sous tutelle de l’État. Depuis ce jour de 1838, on donne – au-delà d’un statut juridique – une place au fou dans la société : une place autre que celle à laquelle il avait eu droit au cours des siècles passés, soit celle de l’enfermement dans des geôles sommaires au milieu de criminels, de la maltraitance et de la malnutrition dans leurs familles, des conditions de vie misérables, ou pire, des accusations de sorcellerie au Moyen Âge… 1838 : le fou apparaît sur l’échiquier social. Mais cette « Loi des Aliénés » apporte surtout une avancée majeure, un principe fondamental qui va à l’encontre des mœurs de l’époque : un homme ne peut plus faire interner un autre homme sous le seul prétexte qu’il le considère comme fou ! Désormais, la décision de l’hospitalisation résultera d’une analyse psychiatrique ; l’interné a droit au respect de la dignité humaine. Lorsqu’il y a internement, on cherche à comprendre, malgré le manque d’éléments, ce monde hors-du-monde ; on détermine des causes, dessine des hypothèses, tente de confier des activités – parfois rémunérées – aux malades. À cette époque, on choisit un mot pour décrire ces hommes atteints de folie : les insensés. Un matin de février 1854, le célèbre compositeur allemand Robert Schumann, âgé de quarante-quatre ans, entend à répétition la note la. Il se trouve dans une pièce où règne un silence

laissée à l’entrée de l’asile, avant de se murer dans la solitude, l’isolement et le silence. Mais l’artiste en général, ne manque pas d’être considéré comme un aliéné : le poète Émile Nelligan finira ses jours dans un asile – « Je mourrai fou. », déplorait-il – et la sculptrice Camille Claudel n’aura pas la chance de goûter à la mansuétude chrétienne qui suinte des écrits de son frère, Paul, qui décidera de la faire enfermer (preuve que la loi de 1838 a eu bien de la peine à se faire respecter…). C’est justement dans l’art, et notamment la littérature, que le fou a trouvé un écho formidable de son art de vivre. De Victor Hugo, qui célèbre la tradition de la Fête des fous dans Notre-Dame de Paris, à la Salle 6 de Tchekhov – où l’on suit les déboires d’un psychiatre désabusé, finissant interné dans son propre asile – au Horla de Maupassant, la folie n’agit pas seulement comme un ressort de la fascination humaine. On fouille dans les tréfonds du manque de sens au sein même de la vie humaine ; ce manque de sens, cette démence, apparaît comme le point le plus aigu de l’absurdité de la condition humaine. On pourrait se poser la question : sommes-nous des fous ployant sous la nécessité de la raison, ou des êtres rationnels – maintenus par des croyances, des mythes, des traditions – qui ne peuvent s’empêcher de verser dans cette folie qui aide à vivre, et par là-même… à mourir ? L’artiste obsédé par son activité est-il un fou qui s’ignore, un fou qui connaît seulement le chemin du retour – mais pas toujours, comme en atteste l’agonie de Schumann ? Enfin, la folie collective – celle des guerres, du fanatisme religieux, de l’hystérie mercantile en période de soldes – est-elle un horizon indépassable de notre temps, à mesure que l’Histoire nous confronte à l’extinction de

On fouille dans les tréfonds du manque de sens au sein même de la vie humaine. total, dans sa maison de Düsseldorf. Jour après jour, il verse dans un état de démence appelé « hallucinations auditives ». Le 10 février, la note l’obsède, commence à former une composition dans son esprit. Il écrira : « C’est une musique si magnifique qu’on n’en a jamais entendu de pareille sur terre. ». Schumann sombre dans la folie sous les yeux de sa femme et de ses huit enfants, puis, pris d’une véritable frénésie de travail qui lui fait perdre jusqu’au sommeil, il compose le Geistervariationen (« variations des esprits »). Le 17 février, il atteint le paroxysme de sa démence avec une violente crise nocturne qui le fait avoir des hallucinations auditives et visuelles. Schumann devient obsédé par sa musique, il en est devenu le prisonnier. Le 27 février à l’aube, il sort de chez lui en robe de chambre et pantoufles, traverse Düsseldorf sous la pluie, atteint le parapet de la berge qui donne sur le Rhin et se jette dans le fleuve. Il échappe de peu à la noyade ; un batelier qui a vu la scène s’empresse aussitôt de le récupérer. Le compositeur est alors interné à Bonn, dans un asile psychiatrique d’où il ne sortira plus jusqu’à sa mort, deux ans plus tard. Le Geistervariationen est sa dernière composition, celle qu’il a

nos repères naturels et spirituels, et que – subsidiairement – la technologie prend le pas sur ce qu’il nous reste de raison ? Et puisque ce monde travaille sans relâche à l’élaboration d’une intelligence artificielle et supérieure, il nous faut tenter d’anticiper. Aller jusqu’au bout d’une certaine folie. Car si, dans un futur pas si lointain, les robots amenés à prendre les décisions rationnelles à notre place, à nous soigner à notre place, à prendre notre destin en main, à nous faire la vie plus douce, plus longue, plus mécanisée, décident de nous faire enfermer dans des asiles psychiatriques au regard de la démence humaine, quel argument nous faudra-t-il leur opposer ? La littérature foisonnante sur les fous ? Un roman de Victor Hugo, une nouvelle de Tchekhov ? Une sonate de Schumann ? Cela suffira-t-il…? L’hypothèse d’un enfermement inéluctable de l’humain sous le règne du robot est à prendre au sérieux : cette intelligence, qui nous aura suppléés, pourra-t-elle nous considérer autrement que comme des insensés ? Et ce règne à venir effacera, en même temps que la folie de l’action humaine, son pouvoir de création. Alors, nous aurons atteint le stade ultime de la fête des fous.

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Le cerveau dérangé/

Tranchant les anneaux du langage, Antonin Artauden fait suinter le sang des sacrifiés. Sa folie langagière démasque les enchanteurs pourrissants du logos. Jean-Paul Gavard-Perret – Écrivain et critique Photographie de Pierre-Paolo Dori Ombre chinoise – Photographie numérique

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A

u fil du temps, Antonin Artaud crée une langue du monstre toujours inassimilable. Piochée dans les corpus hargneux des langues officielles, sa glossolalie parle d’une étrange histoire d’enfantement, de genèse et de chaos. Une lumière noire surgit. Artaud y rappelle que ceux qui se font appeler âmes ne sont parfois que des bêtes et que les doués de raison en manquent parfois atrocement.

Apparemment alogique, donc folle, la langue explose pour dire monde. Après les Tarahumaras Antonin Artaud n’écrit plus comme avant. Il devient « Arto l’ôteur ». Il n’est plus otage de la langue. Il l’ébranle, la dépasse. Le, vers quoi, et le, à partir de quoi ?, qui fondent l’expérience d’Antonin Artaud trouvent des racines en une langue non maternante. De et par le Mexique naît le dernier langage. Dans ses passages les plus achevés, il flotte librement dans la glossolalie, le borborygme en essaimages qui bousculent le souffle dans, comme par exemple, « le oukente / Kaloureno / Kalour Kerme / Klemdi ».

Antonin Artaud demeure esclave de lui-même : « Les portes n’existent pas et on ne va jamais que nulle part que là où l’on est », écrit-il dans ses Cahiers du retour à Paris. Pourtant, avant ce constat final, il fut un temps où l’auteur tentait d’ouvrir une porte et provoquait un déplacement capital, cherchant à changer de cadre dans l’espoir de changer d’être.

Voici ce qu’éructe l’auteur en tranchant dans la langue. À celui qui ne se fie plus « aux mots / à la vie / à la mort / à la santé / à la maladie : au néant / à l’être / à la veille / au sommeil / au

Se laisser prendre à cette olophénie musicale, cette trépidation de forme épileptique du verbe. Quelques mois après son retour d’Irlande, il s’embarque pour le Mexique. Et ce périple représente pour l’auteur l’épreuve initiatique par excellence. Artaud en souligne l’importance. Dans Le Mexique et la civilisation, il écrit : « Il y a au Mexique, liée au sol, perdue dans les couleurs de lave volcanique, vibrante dans le sang des Indiens, la réalité magique d’une autre culture dont il faudrait rallumer le feu ». Ce feu intérieur, le poète veut le réanimer en lui afin de retrouver une sorte de sérénité. Antonin Artaud écrit en effet à Jean-Louis Barrault : « Je suis venu au Mexique pour rétablir l’équilibre et briser la malchance, malchance intérieure […] qui vient de moi ». Comme l’écrit Daniel Odier : « Utilisant le peyotl comme une sarbacane, Artaud le Grand Porc de l’Aube pénètre dans l’esprit en voyant la naissance du premier jour ». À la recherche d’un monde perdu, Antonin Artaud espère pouvoir « prendre le bas pour le haut, l’obscurité pour la lumière » afin de se rapprocher d’une Aurore de la « Réalité Divine Suprême » comme il la nomme, mais en précisant à Henri Parisot : « Ce n’est pas Jésus-Christ que je suis allé chercher chez les Tarahumaras mais moi-même hors d’un utérus que je n’avais que faire » au plus près de son pur être débarrassé (enfin) des forces masculines et féminines par ce coït tellurique au sein « non d’une mère mais de la mère ». Après le voyage au Mexique, la langue d’Antonin Artaud bifurqua comme si elle-même, écrit-il, « quittait l’ici pour fondre ailleurs, fondre et se libérer » et plus précisément encore : « se détacher la dernière petite fibre rouge de la chair », par une glossolalie hymne à la joie comme à la violence, à l’extase métaphysique mais quasiment physique. S’ouvre une expérience organique de la langue afin qu’elle fasse corps avec le sien. « Pour moi – écrit Artaud – il ne s’agit pas d’entrer mais de sortir des choses ». L’écriture sort donc du Père (avec ses règles et repères). La loi est remplacée – selon le Rite du Ciguri évoqué par Antonin Artaud, le sorcier-esprit. Il brandit sa râpe magique d’une parole comme sceptre de la vérité syntaxique.

bien / au mal » et qui « croit que rien ne veut plus rien dire et que tout depuis toujours d’ailleurs n’a jamais cessé de me faire chier » la simple vidange ne suffit plus. L’expulsion prend une autre facture. Et si Gustave Flaubert avait su gueuler de manière expérimentale, Antonin Artaud donnait forme à un espace à la fois phonique et graphique. Il en a fini avec les sentiments et un certain langage : « Je ne veux pas du vague capital, je ne veux pas du précis extérieur lingual », précise celui qui va reconstruire une langue vivante. Le supplicié du langage avance en la transformant en celle du supplicié au sein de son dernier théâtre de la cruauté. La langue devient la machine à briser les liaisons qui servaient jusque-là à croire, communiquer, donc à incommuniquer. L’auteur écorche la langue au moyen d’explosions vocales. Il cherche les scansions « illisibles, syllabe par syllabe, à haute voix, en travaillant ». Sous « Lau scam da lau », le « scandalo » de l’italien n’est pas loin et sous son « maumau » se cache Antonin Artaud lui-même dans le flux de séries dévastatrices de pulsions où se conjuguent toutes les formes de colère, de haine et de révolte. Il faut se laisser prendre à cette olophénie musicale, cette trépidation de forme épileptique du verbe, ce syllabus émotif, rongé, travaillé et qui à l’inverse d’un langage infantile ou à un retour à une babélisation de la langue confronte à l’intensité d’une autre lisibilité du réel. Antonin Artaud veut lutter contre les étouffements en creusant syntaxe et langage et pour mettre à mal ce que Christian Prigent, dans La langue et ses monstres, nomme le « caveaubulaire ». La langue n’est donc plus avatar, dérive, mais cas d’anti-école en sort les « mots (qui) sont cacophonie de la grammaire (qui) les arrange mal ». Contre le corps mort de logos, Antonin Artaud expulse ce que le corps fou peut faire sortir en son estomac de misère. Il parle enfin de ce que l’écrivain sacrifié nomme le « granit officié » du langage des docteurs et des maîtres.

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L’enfermé/

Enfermé dans la cellule capitonnée d’un asile psychiatrique, vêtu d’une camisole de force, voilà comment on imagine un fou. François Giraud – Libraire Photographie de Pierre-Paolo Dori Terreur – Photographie argentique sur papier Washi

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L’

homme, apôtre d’idéologies génératrices de groupes qui s’affrontent dans une violence mimétique institutionnalisée, rompu aux pseudo-arcanes d’un langage binaire dont les seules nuances qu’il tolère sont celles de Grey, est sain d’esprit. Celui qui marmonne au fond de sa cellule des propos inintelligibles, peut-être échappe-t-il à ces interactions humaines qui, petit à petit, cèdent leurs places à une technologie aux extensions intrusives et régies par des algorithmes froids. Lorsque le regard compulsif, espion, se pose sur l’écran scintillant plutôt que sur l’être humain proche de nous. Alors il crie entre les murs étroits pour oublier la sur-intellectualisation rigoriste des faits et des paroles les plus absurdes. Et le caractère ? Ah oui, je l’avais oublié celui-là. Celui qu’on brandit à coup d’incivilités ? D’impatience dans les files d’attente ? Par le désir irrépressible d’accaparer un sujet, ou une conversation, pour ajouter un supplément rapide à un égo déjà plus ou moins dimensionné. Le refus inavoué d’écouter les autres, alimenté par le discours médiatique sous-jacent qui exhorte à la compétition dans une société dont les mots d’ordre sont : « je veux », « moi, je ». Là où règnent les Sauron, Voldemort, de la prétention. Pourtant, lorsque Dark Vador retire son casque, à l’instar du chevalier à l’armure rouillée, il voit le monde tel qu’il est : simple.

Nous savons au fond de nous-mêmes que la vérité se trouve dans les paysages glacés de Sibérie. Argh, je m’égare, il n’y a pas de folie dans tout ça, non, non, c’est acceptable. Peutêtre que chez les artistes, boucs émissaires commodes à court terme, l’art n’est pas la vie… Oui, oui, on dit ça aussi. Ni Gogol, ni Dostoïevski n’en parle dans leurs journaux et carnets. Ivan Ilitch, monsieur Tolstoï ! Ne meurt-il pas de cette folie normalisée qui le détruit à petit feu ? De réaliser qu’il est devenu celui que les autres voulaient qu’il soit et non celui qu’il voulait être ? Tout comme l’esprit de Patrick Bateman se dérègle par une folie standardisée dans le Manhattan impitoyable des années quatre-vingt. Après tout, nous sommes tous un peu Raskolnikov avec notre hache sanglante à la main tentant de nous persuader que nous avons raison. Croire que le sacrifice des autres et l’ignorance de leurs vies intérieures ne sont que des maux nécessaires pour accéder à une supériorité en carton mais combien vénérée, crainte, admirée… Pourtant, nous savons au fond de nous-mêmes que la vérité se trouve dans les paysages glacés de Sibérie. Et puis vous là-bas ! Au fond de ce bar obscur ! Jean-Baptiste Clamence, c’est bien ça ? Le mensonge de votre vie réussie aux yeux de tous ne se heurte-t-il pas à la vérité de votre cœur ? Alors la chute, monsieur Camus, pouvez-vous m’aider à la donner ? Voyez-vous, je dois finir ce texte. Non, bien sûr. Nous sommes seuls face à tout ça. Comme Hamlet qui se tient au milieu des cadavres et des tombes ouvertes tandis qu’il contemple le crâne de Yorick. C’est bien d’un fou qu’il se souvient, de cette folie, car le sourire de « l’enfermé » hante nos âmes à travers les siècles.

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Les Folies Berbères de ma mère/

Au cœur palpitant de la tour Saint-Clair, il était une fois, une reine… Souhir Saadaoui – Chargée de communication Photographie de Pierre-Paolo Dori La Traversée du Styx – Polaroid Pack 100

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M

onsieur Tardi était fou du couscous de ma mère. Régulièrement, quand il avait des invités, il l’appelait et passait commande pour dix, quinze, voire vingt personnes. Monsieur Tardi avait une agence d’assurance, l’Abeille Paix, qui avait pignon sur rue. On peut dire sans exagérer que Monsieur Tardi avait pignon sur rue. Ma mère intervenait les samedis après-midis de quatorze heures à dix-huit heures dans les bureaux de l’agence pour y faire le ménage. J’adorais l’accompagner car j’allais retrouver la machine à distribuer des boissons. J’enfilais la pièce d’un franc et sitôt que la poudre de Tang goût exotique était libérée, je retirais le gobelet juste avant que l’eau fraîche ne coule. Je plongeais alors mon index tout mouillé de salive, et je me délectais de cette poudre acidulée en prenant soin de prendre tout mon temps. J’ai appris dernièrement que la poudre en question était un véritable poison… Je confirme : c’est un poison exotique particulièrement délicieux. Monsieur Tardi raffolait tellement du couscous de ma mère qu’il décida, un beau jour, d’ouvrir un restaurant. Convaincant, un rien séducteur, Monsieur Tardi savait négocier et assura à ma mère de bonnes conditions de travail et de rémunération. Rondement menée, l’affaire fut conclue. Ma mère finit par accepter.

Je me délectais de cette poudre acidulée en prenant soin de prendre tout mon temps. Les Folies Berbères flamboyaient au pied de la tour Saint-Clair : cœur palpitant de la station balnéaire. Une décoration à la hauteur de l’investissement de Monsieur Tardi : moucharabiehs, tapis du sol au plafond, coussins moirés multicolores, photophores à foison. La « Berbérie » comme jamais… En une saison estivale, les Folies Berbères devinrent the place to be. Ma mère, que le Midi Libre baptisa « la reine du couscous », œuvrait dans les cuisines en véritable cheftaine chevronnée : ça turbinait, ça s’échauffait dans tous les sens et des centaines de kilos de semoule déferlaient ainsi tous les soirs sur le port de plaisance, avec le bouillon, les légumes, les boulettes… pour le plus grand plaisir des clients qui en redemandaient sans fin. Une vague de couscous sur laquelle ma mère surfait avec maîtrise et dextérité. C’est sûr, elle assurait ma mère, et Monsieur Tardi était littéralement bluffé. Les artistes qui se produisaient dans les arènes du Cap d’Agde finissaient tous leurs soirées aux Folies Berbères, repus, heureux : Dorothée, Jacky, Plastic Bertrand, Carlos… Hélas, ma mère ne tint pas le rythme effréné, et à la fin de la deuxième saison, elle rendit son tablier, au grand désespoir de Monsieur Tardi qui malgré ses supplications ne parvint pas, cette fois, à la convaincre. Après que d’autres cuisiniers s’y soient frotté, et qu’aucun n’arriva à la cheville de ma mère, les Folies Berbères fermèrent définitivement leurs portes. Il ne resta plus aucun pois chiche au fond de la couscoussière.

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Reflet de nos impasses/

La folie a tout du volcan qui, visible, nous entoure et nous menace. Reste à savoir quel danger il y a à l’ignorer. Karen Turck – Plume de l’ombre Photographie de Pierre-Paolo Dori Père Abramovicz – Collodion humide, Ferrotype

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É

puisante, pour qui ? Ne faites pas semblant. Cela vous angoisse ! Si, vous savez bien : un jour, elle aura définitivement sombré. Ce nom qu’elle vous a donné, votre visage qu’elle a autrefois caressé. Tout cela, elle aura bientôt oublié. À moins qu’on l’ait enfin enterrée… La délivrance ! Pour elle, comme pour vous d’ailleurs. Car entre nous soit dit : il serait temps de mettre fin à cette insoutenable supercherie. Et puis, ras-le-bol de ces souvenirs de gamine ressassés, aussi rayés qu’un vieux disque qui n’a jamais fini de tourner, en rond, toujours… Et alors ? Ressaisissez-vous : elle est malade, et vous le savez, elle l’a oublié. Vous avez dit « malade » ? Et pourquoi pas « folle » ? De vieillesse, si vous insistez, ou sénile, pas mal non plus ? Nuance de poids. Car qui dit « malade », dit « soin » ? Libre à nous d’en juger par ailleurs la pertinence et l’efficacité. Alors oui, c’est vrai « folie », c’est gênant ! A contrario, la folie relève de l’incurable. En cela, la folie est détestable. Il est vrai que de la folie, nous n’avons en fait que le loisir de quelques jouissifs ersatz. Prendre la clef des champs, s’évader un temps du train-train quotidien, se dépenser et dépenser à tout va, cesser d’être fourmi pour devenir cigale, lâcher prise comme on dit, c’est un peu fou non ? Une bouffée d’air, et gentiment revenir à un monde qui suffoque d’entre soi, asphyxié par les jugements constants d’autrui, car enlisé par le limon de l’autoreproduction en tous genres. Aspirer à la sécurité. Respecter ce qui est pré-pensé et préconçu. Prendre un risque à condition que le chemin soit correctement balisé. Laisser place au hasard, quelle idée. Se rassurer car les jours, comme nos choix, sont toujours plus prévisibles. Voilà qui est bien.

Quitter un délire pour un autre. Celui où il est bon d’être sage et docile. Sortir du rang, c’est allégoriquement sortir de la caverne : s’exposer à la vérité, mais aussi à l’exclusion. Car quelle qu’en soit la forme, la folie interroge manifestement notre réalité, ébranle notre conception de la normalité, notre rapport à l’altérité, met à mal tous nos efforts entrepris pour coexister. Chez les autres, comment ne pas la réprimander ! Pour le bien commun, évidemment, pour notre bien, assurément. Assurément, le déni collectif est l’une des clefs du bonheur. Et paradoxalement, la folie, la vraie, puise ses racines dans le terreau du déni. Érasme ne parlait-il pas de ce redoutable aveuglement ? Entretenue par la négligence, « traitée » – Dieu soit loué – à partir d’une bonne « pillulerie ». Trop souvent jugée de manière isolée, lorsqu’elle atteint un état critique. Rarement examinée à la lumière de ses causes. À y repenser, la folie a tout d’un rendez-vous manqué au carrefour de la lucidité et de la compréhension. Un contretemps en somme. Une opportunité manquée, sans doute à plusieurs reprises, avec le temps de la révolte, avec soi-même peut-être et les autres évidemment. Franco Basaglia avait vu juste : « La souffrance de l’un est le problème de tous ». Jusqu’à ce qu’elle nous frappe à notre tour et pour de bon, cette foutue maladie ! Quitter un délire pour un autre. Celui où il est bon d’être sage et docile. Pour un autre, bien à soi, taillé sur mesure, au fil des aléas d’une vie qu’on jugera nécessairement misérable. Ainsi finit-elle, dans l’absurde déraison. À moins qu’un soupçon de témérité ne suscite la folie, au moins un instant, d’échapper à l’indécence.

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Réfléchir


N°4 Tribal – Fragmentaires © Pascal Maillet-Contoz.


Full Metal Jacket de Stanley Kubrick.

Géniale alchimie/ La folie au cinéma n’est qu’une représentation parmi tant d’autres de ce que peut nous proposer le septième art. Elle est une constante qui alimente les films de créateurs de génie. Alain Laplante – Cinéphile 20


~ cinéma ~

L

e cinéma a toujours entretenu avec la folie des rapports privilégiés. D’abord parce que dès sa création il est apparu comme une invention terriblement folle qui dépassait notre entendement. Et puis parce que, par la suite, il a tout essayé, a exploré des domaines les plus incroyables et les plus fous.

dans un monde qui nous est étranger voire étrange mais en passant d’abord par le réel pour nous faire basculer dans un monde de terreur et de fantasmagories.

Responsabilité.

La folie sur nos écrans prend, après ces années de noirceur et de troubles psychologiques, une nouvelle direction. Il est alors moins question de mettre en scène un individu isolé, devenu Grâce à l’influence de romanciers tels que Marie Shelley ou fou, mais plutôt tout un groupe qui libère ses fantasmes et les Robert Louis Stevenson au XIXème siècle, la folie fantomatique met à exécution. Ici l’influence des faits sociaux (l’assassinat de a fait irruption dans le cinéma dit de genre. Ce fut le cas de Sharon Tate par Charles Manson en Californie en 1969) met en l’expressionisme allemand exergue toute la responsaqui, dès 1920 et jusqu’en bilité d’une société malade 1933, nous donna de vériLe cinéma apparaît alors comme et traumatisée. C’est le cas tables chefs-d’œuvre. C’est du film Orange mécanique par exemple la folie crimiresponsable de cette folie humaine. de Stanley Kubrick qui nelle du Cabinet du docteur illustre cette folie humaine Caligari de Robert Wiene, Il doit la montrer. en mettant en scène des jusqu’à l’ombre menaçante tueurs fous qui se sont du Testament du docteur introduits dans une maison Mabuse ou M le Maudit de Fritz Lang. Le cinéma choisit déjà, de riches Américains pour commettre un carnage. Là encore dès le début du siècle, de nous emporter au-delà du réel, le cinéma reste l’art le plus représentatif de nos comportede nous faire voyager en passant de l’autre côté du miroir ments sociaux. Il devient alors militant, dénonçant nos travers et en projetant sur un écran nos fantasmes et nos supersti- et nos folies. tions. Le cinéma fonctionne alors comme un révélateur et le réalisateur comme un génie créateur qui met en scène nos névroses. Alfred Hitchcock en est l’illustre représentant de La maison du docteur Edwards (1945) à Psychose (1960). Le réalisateur a innové avec un cinéma qui fait entrer le fou voire le psychopathe sur nos écrans en créant le thriller psychologique. Ici bien entendu, l’avènement de la psychiatrie a eu une influence croissante sur la production cinématographique. Le cinéma fantastique est devenu un genre à part entière et la création de films sur la folie des hommes est allée croissant dans les années 60 et 70.

Folie créatrice.

Shining de Stanley Kubrick.

Oui, c’est bien le dérèglement de la société et du cerveau humain qui sont mis en scène. Le cinéma apparaît alors comme responsable de cette folie humaine. Il doit la montrer. L’image de la guerre sur nos écrans met à jour notre sauvagerie, notre désir de vengeance ou d’expansionnisme. C’est ce que nous montrent dans les années 70 et 80 des cinéastes inspirés quand ils mettent à l’écran la guerre du Viêt Nam tels que Francis Ford Coppola dans Apocalypse Now (1979) ou Stanley Kubrick dans Full metal jacket (1987). Ici c’est l’humain qui participe à sa propre destruction dans une descente aux enfers psychotique. Tout l’art du cinéaste tient dans cet équilibre entre la responsabilité de l’individu qui donne les ordres et le groupe qui l’influence, le manipule, lui fait oublier son libre arbitre. La folie devient alors collective, elle engendre les pires actes de barbarie envers des populations civiles sans défense. La ligne rouge est franchie et la folie humaine s’installe. Cependant, la folie individuelle ne disparaît pas pour autant, elle continue à cohabiter avec la folie collective. C’est ainsi que dans les années 80, les mêmes réalisateurs, Stanley Kubrick par exemple dans Shining ou d’autres comme Miloš Forman dans

Psychose d’Alfred Hitchcock.

C’est ainsi que des films, aujourd’hui inscrits dans nos mémoires, ont vu le jour. On peut évoquer Répulsion (1965) de Roman Polanski, première étape d’une trilogie (Rose Mary’s Baby, 1969 et le Locataire, 1975), qui a mis en évidence la démence de personnages tout à fait communs mais qui vont passer peu à peu sous l’emprise de névroses ou d’hallucinations, créant à l’écran une tension si forte que le spectateur aura la sensation de vivre cet état psychotique lui-même jusqu’à l’insoutenable. C’est aussi cela la force créatrice du cinéaste : nous faire entrer 21


Vol au-dessus d’un nid de coucou, remettent en scène des individus psychopathes (ou qui apparaissent comme tels) tout en reprenant les codes du film d’horreur ou d’internement, en revisitant le cinéma de genre et en lui donnant une dimension métaphorique.

de Bruno Dumont, elle est internée et sombre lentement dans une psychose irréversible. Ces deux versions nous renvoient à nous-mêmes, à nos folies, à nos névroses et nous questionnent sur ce que nous sommes, fragiles et perdus, isolés parfois du monde qui nous entoure et que nous ne comprenons plus.

Introspection et schizophrénie. Le cinéma aujourd’hui est multiple tant dans sa forme que dans le fond, il est lui-même atteint de schizophrénie, il a longtemps été à la fois une représentation et une projection de nos névroses et de nos fantasmes. Il est devenu cet art qui va fouiller au fond de nos cerveaux, de notre mémoire, pour mieux en restituer les troubles et les abîmes insondables. Si nous nous penchons sur la quantité incroyable de films qui sont produits chaque année et qui nous sont offerts, il y a de quoi devenir fou. Et dans cette offre gigantesque, certains films poursuivent ce filon de la folie, mais d’une nouvelle manière, plus ambiguë, plus mystérieuse et plus complexe. Hollywood a su, bien entendu, s’en emparer pour nous donner le meilleur de sa production cinématographique.

Vol au-dessus d’un nid de coucou de Miloš Forman.

Quête de soi. Les spectateurs que nous sommes attendent que le cinéma nous montre nos semblables dans leur folie ordinaire et c’est cela que nous voyons apparaître sur nos écrans depuis quelques décennies. Le destin de personnalités ou d’artistes pris dans les tourments d’une maladie psychique intéresse le cinéma. Non pas seulement pour en décrire les symptômes, l’évolution et la déchéance, mais surtout pour nous renvoyer à notre propre condition humaine. Là encore le cinéma joue son rôle de miroir de notre psyché. C’est aussi l’occasion de démontrer que l’artiste fou donne à son œuvre une dimension universelle. C’est le cas du film Van Gogh de Maurice Pialat qui nous ouvre les portes de la création à la fois personnelle et picturale du peintre de génie. Sa condition d’artiste est aussi celle d’un homme qui cherche le bonheur mais ne le trouve ni dans sa vie amoureuse ni dans son art. Sa difficulté à être nous le rend proche et nous comprenons alors mieux le drame de sa vie et sa fin tragique.

Mulholland Drive de David Lynch.

C’est le cas de l’œuvre magnifique de David Lynch et en particulier de son film culte Mulholland Drive (2001). De quoi est-il question ? Que nous propose le cinéaste dans la rencontre de deux actrices dont l’une a perdu la mémoire ? Voilà une œuvre complexe, ouverte, si ouverte qu’il y a de quoi devenir fou. C’est une nouvelle fois le cinéma lui-même qui se met en scène, qui au travers de ses deux personnages féminins, se regarde, s’introspecte et se perd. Tout y est à la fois construit et déconstruit à l’image de notre subconscient et Lynch joue avec nos nerfs et notre mémoire. On atteint alors un sommet dans la schizophrénie du cinéma. Nous sommes au cœur d’une expérience limite du cinéma en matière de folie et si nous nous perdons, si nous ne retrouvons plus le chemin que nous avons cru limpide, nous prenons en même temps un plaisir jouissif à suivre les méandres de la pensée lynchienne. Tout est fait ici pour que la schizophrénie créée par le cinéaste devienne notre propre schizophrénie et que nous ressortions de la salle de cinéma sans explication tangible et sans certitude.

Camille Claudel de Bruno Dumont.

Il est question également de cela dans les deux versions de Camille Claudel. La première, celle de Bruno Nuytten, met en scène une artiste folle amoureuse de Rodin. Dans la version 22



Le Monde dans une tête de fou – Anomyne (vers 1590) © BNF, Département des cartes et plans.

Taisez ce trouble que je ne saurais ou ïr/ Il n’est de fou que perçu comme tel. Faites taire les fous, et vous les rendez sains d’esprit. Timothée Premat – Étudiant en lettres et linguistique 24


~ littérature ~

L

a société, mue par de puissantes forces de conservation de l’ordre établi, passe le plus clair de son temps à exclure tout élément qui pourrait la déstabiliser : l’étranger, le pauvre, le doux rêveur, le drogué et le fou. Montrez un signe de folie et, aussitôt, vous serez pris en charge.

toutes les grossièretés dont vous aimeriez gratifier votre patron, votre jury de thèse, votre petit(e) ami(e) décevant(e) ou le conducteur de l’autobus.

Si ce phénomène de rétention des informations impropres est psychologique, son équivalent neurologique et intérieur L’huître et le mutisme des grains de sable. existe. Derrière votre front est située une aire cérébrale chargée d’évaluer, à chaque seconde, un nombre très élevé de Tel un mollusque bivalve solidement amarré dans le bassin possibilités. « Si j’arrêtais de lire ce Carnet d’Art et que j’allais me d’Arcachon, nous ne voulons pas être importunés par l’ori- brosser les dents avec une carotte ? Si je plaquais mon travail ginalité d’un grain de sable mal venu. Si celui-ci s’installe pour apprendre le gascon landais ? Oh, un joli précipice ! Et si durablement dans notre je sautais ? ». Ayant évalué environnement intérieur, il toutes ces possibilités, cette faut l’isoler, et, ne pouvant Pour ne pas être exclus, masquons aire cérébrale sur-vitaminée l’expulser faute de muscle fait le tri et ne communique adapté, le recouvrir de notre folie, et dissimulons tous à votre conscient que les carbonate de calcium. Une hypothèses validées par fois l’importun transformé les signes qui nous trahiraient. l’expérience et les instincts en perle, nous pouvons primordiaux, comme celui reprendre notre inlassable de la survie. Mais, quand cycle de filtration de l’eau du laca d’Arcaishon – émettons l’hy- vous êtes infectés par la toxoplasmose ou que les mouvepothèse que les mollusques gascons parlent l’occitan. ments qui agitent votre inconscient sont trop forts, c’est la mauvaise information qui vous est transmise. Si vous entenCe phénomène, analogue à toute réaction immunitaire dez des voix, c’est probablement que vous entendez, comme humaine, est aussi semblable aux réflexes d’exclusion que venant d’une tierce personne, cette aire qui pense en vous – et montrent toutes les sociétés. Les cibles varient selon le qui raconte, le plus souvent, des choses absurdes. Parfois, sans contexte idéologique, politique, économique, mais toute avoir besoin de passer par l’illusion auditive, votre jugement société tient de l’huître et du lymphocyte. Dans son Histoire est trompé par une défaillance de cette petite aire cérébrale, de la folie à l’âge classique, Michel Foucault expose que des qui vous propose comme possibilité rationnelle la carotte léproseries médiévales aux premiers hôpitaux psychiatriques, brosse-à-dents, le gascon professionnel ou la figure aérienne une même logique demeure : parquer à l’écart celui qui un peu trop acrobatique. Dans les deux cas, vous ne savez pas nous dérange, qu’il soit malade et contagieux, fou, criminel, vous démêler de la pluralité qui est en vous, et faîtes l’expéou pauvre. Banlieue paupérisée réservée à l’immigration du rience troublante du ça qui pense en moi, de l’aliénation qui siècle passé ou établissement sanitaire sécurisé, il faut mettre ne vient pourtant que de vous. les éléments qui dérangent à l’écart. Homo sapiens, quand il est bien portant, surveille donc tout ce qu’il dit et fait, pour ne pas être pris pour fou. Si, depuis les travaux de Sigmund Freud, la gestion de la folie est passée de la simple marginalisation à la prise en charge clinique, la logique d’exclusion reste à l’œuvre. Pour ne pas être exclus, masquons notre folie, et dissimulons tous les signes qui nous trahiraient. Si l’huître ne sait pas que le grain de sable est là, elle ne lui confectionnera pas de sarcophage précieux. Si le fou se tait, personne ne le mettra à l’écart.

Tourner sept fois son huître dans sa bouche avant de déglutir. Fort heureusement pour nous, Homo sapiens est doté, dans sa psyché comme dans son cerveau, de structures qui lui permettent de surveiller les messages qu’il émet à destination des autres – ce dont ne dispose pas le grain de sable, bien vite en-sarcophagé. Si, de temps en temps, un lapsus vous échappe, c’est que des centaines d’autres auront été retenus par vous – ou, du moins, par une partie psychique et physique de vous. Cette capacité est dite « surveillance » : c’est elle qui vous permet, à l’oral, d’accorder les participes passés passifs dont l’auxiliaire avoir n’est pas antéposé – si vous les accordez encore, en bon grammairien amateur. C’est elle, également, qui vous permet d’adapter votre langage à la situation dans laquelle vous vous trouvez, en refoulant consciencieusement

Crâne déformé – Vieille femme © Muséum de Toulouse.

Artaud est un drag-queen. Parfois, certains individus – que l’on qualifiera, si possible post-mortem, de génies – choisissent d’assumer pleinement leur différence, leur rapport à la réalité fait de rationalité biaisée, ou plutôt : différente. Ils ne vivent pas dans le même monde que nous et ne veulent pour rien au monde se conformer à notre pensée rationnelle et apaisante. 25


Ces individus, parce que leur psychisme est grandement malade ou parce qu’ils ont le courage surprenant d’assumer leur polyphonie interne, se moquent d’être caractérisés comme fous. Opiomanes, prophètes illuminés et futurs suicidés, les génies de la littérature ne sont pas d’une santé mentale rassurante. Bien plus, c’est probablement leur folie qui est à l’origine de ce qu’ils créent. Leur décalage vient rompre l’ordre établi, le déchire dans une jouissance supérieure – l’art.

Dans l’œuvre d’Artaud, la douleur de la syphilis, l’héroïne, la cocaïne, le laudanum et la mégalomanie syncrétique qui lui donnent l’impression de partir en Irlande avec la canne de Confucius et celle de Saint Patrick sont indissociables de sa création. S’il crée un « théâtre de la cruauté » fou, fait de corps palpitant à en mourir, c’est à l’image de son propre corps et de son propre esprit. S’il met en avant Le Théâtre et son double, c’est qu’il fait face, héros solitaire, à la duplicité de son être, au lieu de la fuir et de ramener le pluriel à l’unique, comme nous nous efforçons tous de faire. La même radicalité se retrouve aujourd’hui dans l’art contemporain et parfois au théâtre. Sans vouloir préjuger de l’état mental de Romeo Castellucci, celui-ci propose encore, en digne successeur d’Artaud, un théâtre où la folie s’assume comme une réalité au premier degré. Il sait mettre le spectateur au contact d’un régime de réalité différent, qui ne se surveille pas, qui envahit et qui noie. Mais la répression n’est jamais loin, et le performeur Steven Cohen – qui se définit lui-même comme africain, blanc, juif et homosexuel et n’hésite pas à défiler juché sur des talons de plexiglass dans les bidonvilles de Johannesbourg – a été reconnu coupable, en 2014, d’exhibition par le tribunal correctionnel de Paris. Si sa condamnation ne s’est pas accompagnée d’une peine, elle montre bien que la société contemporaine ne sait toujours pas réagir à la radicalité de l’artiste.

Baudelaire, une perle homéopathique dévoyée. Si le décalage brutal entre Steven Cohen et la société le rend condamnable, c’est que la folie de ses créations est trop grande pour être ramenée à la norme et ainsi acceptée par elle. L’enrobage de nacre que l’huître développe autour du grain de sable importun sert à le rendre inoffensif au développement du mollusque. À l’opposé de Steven Cohen et d’Antonin Artaud, il est d’autres fous illuminés qu’on a voulu intégrer, qu’on a ramenés à la norme, qu’on a intégrés – en les dénaturant. Il faut, face à des situations comme celle de la poésie de Charles Baudelaire, se poser la question : la large diffusion de son œuvre dans les programmes scolaires ne s’est-elle pas accompagnée d’une réduction de son potentiel dérangeant ? En construisant une figure du poète extrême, du travailleur de mots fou, on a peutêtre oublié que communiquer sur Baudelaire, ce devrait avant tout être communiquer l’écart, la joie de la transgression et pas l’exercice du commentaire littéraire. La marginalité du poète est un appel à devenir soi-même marginal et ne devrait jamais être, par catharsis, une marginalité à dose homéopathique nous permettant de rentrer dans le rang.

Antonin Artaud – Autoportrait (1946).

Après tout, il a été démontré que le style de Marcel Proust était symptomatique de l’asthme de son auteur. De là à en déduire un lien de causalité, il n’y a qu’un pas – que nous obligent à franchir d’autres auteurs, dont la qualité tient à leur décalage d’avec la société. Au premier rang desquels : Antonin Artaud. Chez lui comme chez peu d’autres, la volonté de faire irruption est manifeste : irruption du fou sur la scène, irruption du malade dans un monde devenu hygiéniste, irruption du dépravé dans une société moralisatrice. La novlangue anglicisée du marketing et des médias dirait : faire disruption. Disrupter le réel. Le faire dérailler, disjoncter, le décaler brutalement, lui imposer la pluralité des approches, faire coïncider les différentes cordes quantiques en un même lieu artistique. L’esthétique de la rupture, de la provocation, du déchirement des conventions que mettent en place ces fous est leur qualité première. Leur poétique est celle de la confrontation sublime. Une poétique à l’image de celle des drag-queens, qui viennent détruire tous nos stéréotypes de genre en assumant simultanément leur corps d’homme et leur genre féminin, imposant dans l’espace public un objet impensable, impossible, révoltant et fascinant.

Joyau de la littérature, Baudelaire en-perlé est devenu un des instruments conformistes de notre société. La nacre l’empêche de respirer, et nous le regardons sagement suffoquer, bien contents de voir un opiomane syphilitique amateur de prostituées voluptueuses servir enfin le bien commun.

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The Beatles © Richard Avedon.

Let it be… crazy/ Un musicien, ça dérange, ça s’impose, ça emmerde. Génie ou maladie ? Qui est le plus fou : le censeur ou le chanteur ? Karine Daviet – Musicienne et Musicologue 28


~ musique ~

C

’est bien connu, un fou a des visions ou entend des voix. Cela fait partie de ces critères bien reconnaissables qui permettent de conclure tout diagnostic sans plus tergiverser – avoir des hallucinations, ce n’est généralement pas bon signe. D’une certaine manière, c’est pourtant indispensable pour un artiste. Un compositeur entend continuellement des voix dans sa tête ! Ce n’est pas chez lui signe de folie mais d’une activité créatrice intense. En effet, créer une œuvre requiert une dose formidable d’imagination et l’imagination, bien sûr, ça se passe dans la tête.

Le réglage était si complexe qu’il fallait souvent être ingénieur pour s’y retrouver. Ajoutez à cela le fait que ces instruments occupaient une pièce entière et l’on comprend mieux pourquoi les pionniers de la musique électronique passaient pour des savants fous ! Par ailleurs, si l’on peut en théorie recréer le timbre de n’importe quel instrument acoustique sur un synthétiseur, le fait est que ce qui en sortait était souvent étrange et déroutant. Ces sons venus du futur permettaient parfaitement d’illustrer un film d’anticipation tel qu’Orange mécanique de Stanley Kubrick (musique de Wendy Carlos), ce qui a contribué à associer les synthétiseurs à la science-fiction et aux événements étranges dans l’imaginaire collectif. Il est également significatif que l’on entende un thérémine dans la bande originale de Vol au-dessus d’un nid de coucou (Miloš Forman), qui se déroule dans un hôpital psychiatrique. Cet instrument composé de deux antennes reliées à un boîtier est un des tout premiers instruments de musique électronique mais également un des rares que l’on joue sans y toucher. Cela lui confère une dimension surnaturelle qui, combinée à son timbre aérien proche d’une scie musicale ou d’une voix humaine (au choix), convient particulièrement à l’expression de la folie.

Bien sûr que ça se passe dans la tête, mais pourquoi faudrait-il en conclure que ce n’est pas réel ?

Quand le compositeur imagine sa future création, il imagine des sons. Certains existent dans le monde réel – il entend par exemple clairement des violons sur tel passage – mais d’autres sont uniquement le fruit de son cerveau dérangé. La création musicale consiste alors à inventer de nouveaux sons en essayant de recréer celui, merveilleux, qui n’existait jusqu’alors que dans la tête du créateur. Ces sons peuvent être mis en œuvre en utilisant des combinaisons d’instruments inédites, qui vont créer un timbre nouveau. Ainsi, dans la musique orchestrale, il est courant de faire jouer un thème par deux pupitres différents, hautbois et violon par exemple, pour Folie dépensière. obtenir une texture nouvelle. Si aujourd’hui cette méthode est plus qu’éculée, elle a permis aux compositeurs qui ne dispo- On le voit, l’invention de nouveaux instruments, particulièresaient pas encore de l’électricité (les pauvres) d’innover quand ment dans les musiques électroniques, a permis l’apparition même un peu. Ils pouvaient également se rapprocher de de sons nouveaux dont les compositeurs se sont emparés. leur luthier favori et imaginer ensemble de nouveaux instru- Ceux-ci ont longtemps fait partie de l’avant-garde. Les pionments. C’est de cette manière qu’Adolphe Sax a développé au niers de la musique électronique – Luigi Russolo, Luciano XIXème siècle toute la famille des saxhorns et des saxophones, Berio, Pierre Schaeffer puis Pierre Boulez, Pierre Henry, qui a ouvert une palette Karlheinz Stockhausen et de timbres entièrement Michel Magne – œuvrent nouvelle avec le succès que Une révolution pour le monde surtout dans le domaine de l’on connaît (et si vous ne la musique contemporaine. connaissez pas, allez écoudu rock, qui hallucine d’avoir laissé Mais ils ne sont pas les seuls ter Charlie Parker). Pour à être branchés sur l’expériHector Berlioz, c’est plus les fous s’emparer des studios. mentation. Des groupes tels simple : « tout corps sonore que les Beatles ou Grateful mis en mouvement par le Dead sont à l’écoute de compositeur est un instrument de musique ». Ainsi, c’est l’or- leurs œuvres et puisent dans leurs inventions de quoi faire chestre symphonique dans son ensemble qui est un instru- entrer le rock dans une nouvelle ère. Alors que le moment de ment sous les doigts du chef, pas la peine de s’embêter à en l’enregistrement, pour des groupes de pop et de rock, consisinventer de nouveaux (c’est sympa pour tous les instrumen- tait jusque dans les années 1960 à graver les versions des tistes qui du coup comptent un peu pour du beurre). chansons jouées en concert, les Beatles appliquent les expérimentations issues de la musique concrètes à leurs séances. Le synthétiseur, cet instrument magique. Avec eux, le studio devient un laboratoire où l’on peut jouer avec les bandes magnétiques pour trouver de nouveaux sons. À partir de la deuxième moitié du XXème siècle, on passe à Les albums Revolver (1966) et Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club la vitesse supérieure. À la faveur de l’industrialisation et du Band (1967) sont une révolution pour le monde du rock et l’indéveloppement technologique, de nouveaux instruments dustrie du disque, qui hallucine d’avoir laissé les fous s’empasont inventés : les synthétiseurs. Plutôt que de faire avec un rer des studios ! À ce titre, la chanson Tomorrow Never Knows instrument existant et d’éventuellement lui apporter des fourmille d’inventions. Alors que quelques jours suffisaient modifications pour trouver de nouveaux sons (comme c’est le pour enregistrer un album dans des conditions live, les expéricas avec le piano préparé), le musicien part de l’onde sonore et mentations des musiciens font grimper le coût de séances qui la travaille pour créer le son dont il a envie. Il a à sa disposition peuvent prendre plusieurs mois. La chanson Good Vibrations une multitude de potentiomètres permettant d’agir sur des des Beach Boys, qui sera un de leurs plus grands succès, a paramètres tels que le nombre d’harmoniques, leur réparti- nécessité quatre-vingt-dix heures d’enregistrement réparties tion dans le spectre, la forme de l’onde et l’enveloppe du son. sur six semaines, pour un budget de cinquante mille dollars. 29


Le procédé de composition par tâtonnement et collage permet de réunir des idées éparses en un ensemble à la fois cohérent et original qui n’aurait pas pu voir le jour autrement et est d’ailleurs la plupart du temps impossible à reproduire en concert. Ce mode de composition deviendra la norme dans les années 70 pour le monde du rock.

en 1986 après des années de tournées trop arrosées. Dans sa chanson Au pavillon des lauriers (1998), il relate le mal-être qu’il éprouve en clinique psychiatrique : « Des toges me toisent / Des érudits m’abreuvent de leurs fioles (…) / Je veux rester fou ». Ces crises épisodiques sont certes marquantes mais elles ne prennent pas le dessus sur sa carrière. Ce n’est pas le cas pour Brian Wilson, des Beach Boys, qui manifeste des signes de troubles mentaux à partir de ses vingt-deux ans. Il renonce à partir en tournée dès 1964 mais continue à composer et enregistrer pour le groupe, accouchant de l’excellent Pet Sounds (1966) avant de sombrer pendant plus de vingt ans dans la dépression et la léthargie.

Quand les drogues s’en mêlent. Cette recherche de nouveaux timbres s’accompagne donc de nouvelles méthodes de composition qui prennent appui sur le développement technologique ayant cours au XXème siècle, notamment par l’usage des synthétiseurs et des bandes magnétiques. Mais plus largement, l’expérimentation s’accompagne d’une remise en cause des valeurs capitalistes. Le courant du rock psychédélique qui s’épanouit sur la côte ouest des États-Unis à partir de 1965 revendique l’usage de drogues diverses (cocaïne, marijuana, LSD, amphétamines, etc.) pour atteindre un niveau de conscience supérieur. Grateful Dead en fait sa marque de fabrique. Les concerts et disques du groupe sont basés sur des improvisations sous acide. Cette méthode risquée, puisque la plupart des membres du groupe y perdront leur santé, leur permet de créer sans se soucier des barrières entre les genres et les amène à fusionner blues, musique concrète, country, rhythm’n’blues ou raga indien. La prise de drogues est tellement courante dans le monde du rock qu’elle en est presque indissociable. La devise « Sexe, Drogue et Rock’n’Roll » le résume bien. Tout ce qui est prohibé dans la vieille Europe comme l’Amérique puritaine est ici revendiqué. Pour la génération née après-guerre, le rock devient une façon d’échapper au modèle terne proposé par les adultes en prônant des valeurs telles que le partage (fais tourner le oinj !) et l’hédonisme. La mort par overdose de musiciens entrés dans la légende est hélas monnaie courante dans l’histoire de ce mouvement mais elle renforce la mystique entourant la prise de drogues.

Fantaisie militaire d’Alain Bashung © Laurent Seroussi.

Ces musiciens, qu’ils soient cliniquement malades ou connaissent seulement quelques crises, nous amènent à reconsidérer la frontière ténue entre santé mentale et folie. L’originalité de leur démarche artistique et de leur personnalité les éloigne parfois du grand public mais ouvre également à celui-ci des fenêtres vers la fantaisie. L’image de la chanteuse Brigitte Fontaine est à ce titre parlante. Excentrique, elle fait souvent le clown sur les plateaux télévisés et joue de son originalité. Son premier album, déjà, associait son inventivité à une certaine forme de folie – le titre Brigitte Fontaine est… ? (1968), est souvent complété par le mot « folle ». Pourtant, elle souffre de cette image qui lui colle à la peau, allant même jusqu’à répondre aux moqueries dans la chanson Folie dans l’album Rue Saint-Louis en l’île (2004). Le groupe de rock Feu ! Chatterton propose quant à lui un rapport plus apaisé à la folie. La peur de devenir fou est source d’images venues d’une conscience altérée par la prise de drogues dans le titre Fou à lier dans l’album Ici le jour a tout enseveli (2015) : « Que les voix se taisent / Après la tempête / Je flotte dessus mes hantises / Dessus la peur d’être fou à lier / Marteau comme ici les requins / Que j’ai dans la coloquinte / Au fond du bocal / Fêlé ». Accepter le fou qui dort en nous, le laisser sortir quand la vie manque de fantaisie mais ne pas le laisser nous dominer, tel est peut-être l’enseignement que l’on peut tirer de tout cela. Car après tout, comme dit Michel Audiard, « Heureux soient les fêlés, ils laisseront passer la lumière. »

Quasiment dès leur apparition, les drogues deviennent illégales et les gouvernements mènent une politique répressive féroce qui renforce la marginalisation des individus qui en consomment. Ajoutez à cela l’instabilité financière caractéristique de la vie de musicien et il n’est pas étonnant qu’il faille être un peu fou pour vouloir faire ce métier ! La pauvreté, l’errance, l’usage excessif de drogue et d’alcool ne sont bien sûr pas le lot de tous et sont loin d’être l’apanage des seuls artistes. Cependant, le fait de devoir partir régulièrement en tournée est souvent éprouvant, ce qui amène beaucoup d’entre eux à consommer drogues et alcool pour tenir le coup.

Faire face à la pression. Par ailleurs, la création artistique oblige à l’introspection et au dépassement de soi. Cette mise à nu de l’individu, l’exigence liée à l’envie que chaque album soit meilleur que le précédent, les attentes grandissantes du public quand vient le succès et les pressions diverses exercées par les maisons de disques peuvent être difficiles à vivre. Alain Bashung, qui a connu le succès en 1980 après quinze ans d’errance professionnelle, est sonné. Il vivra deux crises majeures qui nécessiteront isolement et repos ainsi qu’une cure de désintoxication drastique 30



Madre e Hija de Plaza de Mayo (1982) © Adriana Lestido.

Soyez vous/ La folie, comme le soleil, se promène autour du globe, elle brille partout. Lilia El Golli – Photographe 32


~ photographie ~

E

n fouillant dans les archives de l’iconographie photographique de la Salpêtrière, un fait omniprésent, répétitif, s’est avéré troublant : une grande partie de ces archives, de cette documentation sur les troubles psychiatriques se focalisent essentiellement sur les femmes. Pourquoi et en quoi la folie des femmes serait-elle différente ? En quoi serait-elle plus symptomatique et permettraitelle de sonder plus en profondeur les différents troubles questionnés ? L’écorce corporelle féminine rendrait-elle plus visible l’invisible ?

la femme, vêtue d’un smoking, à l’apogée de l’esthétique du noir et blanc. Aujourd’hui, les tenants de la marque offrent des visuels de corps dont l’anorexie saute aux yeux. Balayant d’un revers de main le simple fait que l’anorexie puisse être une maladie physique et psychique, la maison de couture surexploite cette douleur exprimée. Sans un clignement d’œil sur l’image colportée et assumée, ainsi que son incidence sur un jeune public, Yves Saint Laurent a vu ses campagnes interdites et n’a commenté à aucun moment, donnant une explication ou un quelconque sens à cette volonté dégradante affichée. Où réside la folie dans ce cas ? Dans ces corps d’une maigreur extrême, vrai cri d’alarme sur certains diktats vécus ? Dans l’insouciance et la course à la surexploitation médiatique auxquelles cette maison ne nous avait pas habitués, en rupture avec tout le travail réalisé par le créateur ? Ou dans ces magazines et diffuseurs qui n’ont pas bronché à relayer « l’exploit » ? Partout à la fois me direz-vous.

Le corps féminin.

Plusieurs clichés sont fascinants, les auteurs, eux-mêmes semblent être captivés par la forme et ce qu’il s’en dégage. Leur regard, miroir ou voyeur, donne à penser qu’il existe un jeu entre la malade et l’observateur. Une société du spectacle se dessine. Le corps féminin, dans cette représentation, semblait contester ou déranger la société de laquelle il tentait L’acte militant. de s’exclure. Cette exclusion n’était que peu acceptable, peu acceptée. Comme une interdiction d’entrer en communion En contre-champ de ce type d’expression, plusieurs figures ont avec sa propre folie. Aujourd’hui, dans l’ère du numérique, tout osé utiliser leurs corps et voix, créer des images fortes et inouest affiché à travers les réseaux sociaux, tout est déballé, on ne bliables, pour arracher leur droit à la parole, que le dessein soit manque rien des miettes du quotidien que chacun jette dans politique ou purement artistique. Des actes courageux pour la fosse aux lions du voyeurisme. Tout. Sauf les corps dénudés certains, revendicatifs pour d’autres, permettant quoi qu’il en des femmes, qu’il s’agisse soit d’élargir et enrichir le du célèbre tableau de débat. Durant les années 80 Gustave Courbet L’Origine Leurs rondes, vues comme une folie, en Argentine, « les folles de du monde jusqu’au plus Mai » ont osé sortir de leurs anonyme téton. Censurés leur ont permis d’extérioriser la tragédie foyers, et ont tourné inlaspar l’ordre moral desdits sablement, autour d’une réseaux sociaux. D’un autre vécue sur un plan national. place, dans le sens contraire côté, la presse féminine, des aiguilles d’une montre. telle une construction Elles étaient voilées d’un panoptique, observe, dissèque et traque l’image de ce corps, foulard blanc, symbole du lange de leur enfant disparu. Outre le sujet, qui devient un bien commun. Sans universalité, sans leur demande de retrouver leurs disparus, elles désiraient individualité. Un enjeu bien extérieur, dont la beauté se doit gagner leur droit à se rencontrer dans la dignité. Les images d’être normée, stéréotypée. Est-ce que les femmes ont le droit étaient bouleversantes. Les visages de ces mères et grandsd’exister en dehors des obsessions, des croyances, du regard mères étaient défigurés par la douleur et la colère, on y décèlait intrusif d’autrui ? Toute cette agitation semble inexorable- surtout une détermination sans faille, avec le bras vers le ciel, la ment être un rempart à l’introspection. bouche tordue et le front soucieux, le poids de l’âge semblait s’être envolé. Des corps flottant entre un enracinement charnel et une transcendance spirituelle vaine. Nul slogan n’était nécessaire pour comprendre la douleur vécue, une douleur mélangée à de la peur au ventre de ne plus revoir sa chair. Leurs rondes, vues comme une folie à l’époque, la folie de braver l’autorité et les armes, leur ont permis d’extérioriser la tragédie vécue sur un plan national. Les meurtriers qui tenaient le pouvoir à cette époque ne virent aucunement que c’étaient eux les fous, corsetés dans leur machisme le plus primaire. Sur le plan artistique, La Ribot, chorégraphe et artiste multidisciplinaire, a créé des images brutes et hautement symboliques en mettant son corps à nu, créant dans les années 90, une série de pièces courtes, 13 Piezas distinguidas, dont le principe est simple : un corps, une posture, un message. Les images et poses sont intenses dans ce qu’elles révèlent, ce qu’elles interrogent dans le regard du spectateur. La folie de La Ribot se déploie dans l’externalisation de ces chorégraphies hors du traditionnel théâtre, performant dans des

Yves Saint Laurent – rue Aubriot, Paris (1975) © Helmut Newton.

Une forme de folie s’invite allègrement dans les campagnes de publicité telles que les deux derniers bad buzz réalisés par la très prestigieuse marque Yves Saint Laurent. Ce dernier, amateur de provocation – bien avant qu’elle ne devienne un atout marketing – s’appuyait, courant année 1975, sur l’élégance et la sobriété des images d’Helmut Newton, portant 33


Nous ne sommes plus face à la tyrannie du paraître mais bel et bien face à l’expression de l’être. Une expression ou une mise en scène de l’être. D’ailleurs, ce même progrès allant plus rapidement que ce que nous sommes capables d’absorber à taille humaine, le selfie, tel qu’il est fabriqué et utilisé aujourd’hui, sera bientôt dépassé, tombera dans l’oubli et sera remplacé par une autre méthode, qui permettrait éventuellement d’en dire plus sur l’être et ce qui l’anime, donner de soi, différemment. Hologramme, photo 3D, réalité augmentée : les pistes semblent être sérieuses et à notre portée. Le selfie intrigue et laisse un sentiment mitigé sur la réalité qu’il engendre. Cette toute petite part de réalité projetée semble manquer d’honnêteté, d’authenticité. Il n’existe pas de vis-à-vis, d’interaction, d’échange, de rencontre ou de partage. Le portrait – en studio ou en extérieur – est un exercice non anodin. Il demande de part et d’autre une implication non négligeable, qui prend du temps, comme a pu le dire Henri Cartier-Bresson à Simone de Beauvoir : « Cela prendra un peu plus de temps que chez le dentiste, un peu moins que chez le psychanalyste ».

La Ribot © Carol Parodi.

galeries prestigieuses, bousculant les normes de son art. Dans Outsized baggage, elle s’affiche nue, immobilisée par des cordes, affublée d’un sticker de valise et prête à l’envoi. Saisissant. Le monde de l’image avance, s’aventure loin de la surveillance ambiante, et est en pleine mutation, permettant d’offrir non plus une seule et unique vérité, mais une multitude d’images proclamées comme vraies et d’affirmations de vérités possibles.

Le miroir de la réalité. Le selfie en est le meilleur exemple. Le réseau social Instagram compte 500 millions d’utilisateurs à ce jour. Les hashtags « #selfie » et « #me » représentent respectivement 293 millions et 315 millions de publications, soit quasi la moitié de la population utilisant cet outil, affichant ce qui doit ressembler à du bien-être. Simple photographie, narcissisme ou socialisation ? En 2013, l’incontournable Times Magazine réalisait un numéro entier sur la « Me, Me, Me Generation », présentant la jeunesse, grande utilisatrice de selfie, comme une population ayant trois fois plus de désordres narcissiques que ses aînés. Le regard est affûté, la plume acerbe, avec quelques nuages de tendresse pour cette génération égocentrée. Cette opinion, très tranchée, est partagée par nombre de psychologues et psychiatres. Le selfie, dans sa plus simple production de cliché, est apparenté à un ego-trip où chacun crache son simulé bonheur au visage d’autrui. Narcisse, miroir, « dis-moi si je suis beau / belle ? ». La tyrannie du paraître est partie prenante, et nous faisons face à des images sans créativité, seul le génie de la retouche qu’offrent les applications en ligne prévaut, seule l’appétence pour un nombre élevé de likes gère la frénétique capacité à changer continuellement l’image de soi.

Narcisse – Le Caravage (1597 - 1599) © Palais Barberini, Rome.

Quand l’on tire le portrait, il s’agit d’avoir cet échange où l’on accompagne les gens à aller au plus profond de soi, à laisser surgir l’authentique en eux, ce moment fugace, d’un quart de huitième de seconde où ils acceptent de se livrer. Livrer, délivrer, se libérer de l’objectif, du regard de l’autre et offrir leur réel visage, cette infime fibre que l’on appelle l’âme, leur réalité intime, aussi riche. Il existe dans cet exercice une force du dépassement de soi, de ses peurs et de sa propre folie en acceptant de plonger, d’extraire et de déterrer une substance unique, un portrait réussi. De toutes les façons, au final, la réalité est une vision d’optique.

Pour autant, l’autoportrait existe depuis la nuit des temps. Le progrès technologique a permis de le rendre accessible à tous. En observant les comptes de personnes – anonymes ou proches – sur les différents réseaux sociaux, l’utilisation du selfie reflète un besoin d’être aimé de plus en plus accru. Mieux, il aide à s’aimer un peu plus, à avoir une meilleure image de soi. La reconnaissance extérieure devient un vecteur de renforcement des valeurs personnelles, un tremplin de l’intériorité. 34



Saturne dévorant un de ses fils – Francisco de Goya (1819 - 1823) © Musée du Prado, Madrid.

Le faiseur de lumière/ Comme tant d’autres faits humains dont le théâtre est le relais, la folie s’alimente des aléas d’une histoire aux visages fluctuants, voire contradictoires. Dominique Oriol – Spectatrice avertie 36


~ théâtre ~

F

olie. Diabolisée lorsque l’observation de la raison, ou l’espace pictural chez les artistes de la folie, est alors le lieu autre diktat dominant l’emporte sur les passions que où se manifeste et s’exerce l’emprise des symptômes les plus l’on veut réprimer ou refouler. Encensée lorsque sont violents, cruels et douloureux des comportements marqués mis en lumière l’enthousiasme créateur et sa capacité à faire au coin de l’altération, la démesure, l’excès débordant les bondir ou rebondir le génie humain. Donc à faire sauter les frontières des normes établies, comportements proscrits de verrous des univers trop étriqués. Mais dans ce cas, la folie l’espace social. créatrice et sa reconnaissance sont rarement concomitants. Il faut un laps de temps plus ou moins long pour que nous Transgresser la raison. prenions la vraie mesure de ce que la folie, soi-disant, d’un Rabelais, d’un Goya, d’un Artaud, d’une Kane, nous a ouvert Cette folie qui a partie liée avec la morbidité, met face à l’inen approfondissement ou mieux en plongée dans la connais- soutenable, l’insupportable, l’insensé et prend une dimensance de nous-mêmes, du monde, de ses délices et de ses sion de violence qui peut mener au désespoir ou pire. Alors supplices. Alors que, de leur vivant, cette même folie a mené l’art en général, le théâtre surtout, se doivent de faire éclaces artistes vers l’enfermement – réel via l’asile à Rodez pour ter au grand jour les pulsions les plus dévastatrices qui nous Antonin Artaud – ou la mort effraient depuis toujours. pour tous – par suicide En renvoyant sur scène pour Sarah Kane et peutLe théâtre du monde déroule le fil l’image de la folie, c’est à être même l’assassinat la fonction cathartique pour Rabelais. La folie a de l’errance humaine dans la perte de soi du théâtre que le plateau l’art de distiller l’inquiétude sacrifie. Il multiplie à l’envie car elle génère de l’étranaux confins de la mort et de l’oubli. des figures chaotiques qui, geté au sein de l’univers dans l’imaginaire collecdes faits et des choses qui tif, représentent ces êtres nous sont familiers. Étrangeté qui peut – et elle le fait souvent qui versent sur l’autre côté du monde avec toutes les conséau théâtre – déboucher sur un espace tragique nourri d’un quences fatales qu’ils drainent derrière eux. Ces êtres qui nous désespoir intensifié, face au monde tel qu’il va. La folie, de près fascinent autant qu’ils nous effraient, car le plus souvent, leur ou de loin, a toujours quelque chose à voir avec une mise à folie n’est que la traduction des mouvements de folie qui mort, réelle ou fictive, symbolique ou sacrificielle. secouent les sociétés.

Au-delà des normes établies.

Comment une société peut-elle mieux saisir ce qui la traverse dans ses recoins les plus obscurs qu’au travers de ces personnages que le théâtre, selon Antonin Artaud, se doit « d’afficher et de mettre au monde ». Et le théâtre de dérouler, sous les yeux ébahis, révulsés ou compatissants des spectateurs, l’infini cortège des figures et situations porteuses d’une humanité hors normes. Marquées au coin, non du bon sens, mais de la déraison, du délire, ces situations nous entrainent dans une descente aux enfers ouvrant la voie aux désirs, pulsions, instincts les plus obscurs, les plus obscènes. Frisant souvent la déshumanisation ou tombant carrément dans l’animalité, les personnages de fous rongés par les pensées obsessionnelles, prisonniers d’une conscience qui s’est détachée de la réalité, transgressent toutes les limites et mettent constamment sous tension le rapport entre la folie exhibée et les exigences de la raison.

Aller au théâtre voir Hamlet, Le Misanthrope ou Tartuffe, ce n’est pas, ce ne devrait pas être, pour confirmer que nos classiques ont la vie dure et que décidément, Shakespeare ou Molière sont vraiment universels. Non, cela nous le savons ; nous connaissons cet alibi sans surprise. D’autant plus s’il s’agit de servir une sempiternelle antienne de valeurs, conformes de préférence, que ces chefs-d’œuvre sont censés receler. En revanche, si c’est pour découvrir quels monstres on va me révéler cette fois ; par quel monde, quels affects les corps furieusement présents sur scène vont être traversés et me traverser en retour, alors je me relie à ce dialogue sans fin, sans cesse renouvelé que fabrique le théâtre et dans lequel la folie fait son lit. Et dans ce lit, les personnages qui ne sombrent pas dans les supplices souvent grotesques de ce monde où la folie se substitue à la raison, sombrent dans la mort et l’anéantissement. « La folie, c’est le déjà-là de la mort » dit Michel Foucault dans son Histoire de la folie à l’âge classique où, entre autres pistes sur les rapports conflictuels et polémiques des fous et de l’ordre social, il démontre très clairement le lien qui doit être établi entre la folie et le sentiment d’anéantissement, l’anticipation de la fin inéluctable. Et le théâtre du monde – en peinture ou sur scène – déroule sur tous les tons, de la tragédie la plus noire et cynique au rire le plus énorme, le fil de l’errance humaine dans la perte de soi aux confins de la mort et de l’oubli.

Aux prises antiques. Poussée à l’extrême, ce dont témoignent les œuvres picturales – Francisco de Goya avec Le préau des fous ou Saturne dévorant un de ses fils, épouvantable tableau de la période dite « noire » du peintre – ou théâtrales – Les Bacchantes d’Euripide ou Thyeste de Sénèque, la folie apparait liée aux formes suprêmes du scandale et du mal. La tragédie antique en particulier s’intéresse de près à toutes les manifestations de la fureur. Cette forme de folie consacre la domination des hommes par des forces – celles de Saturne ou Bacchus – qui les livrent à l’outrance et la perte de tout jugement critique. Toutes les limites marquant les frontières entre l’humain et l’animal peuvent être franchies.

De ses origines antiques à aujourd’hui et sans doute pour encore de longues périodes, le théâtre ouvre son espace à la déflagration que provoque la folie sur scène. La scène comme 37


Deux Bacchantes et un taureau – Origine romaine inconnue © Musées du Vatican, Rome.

Le délire comme punition ou le délire au détriment de la vie s’expriment dans les aveuglements furieux d’Oreste, Achille, Médée, Ajax, Agavé, Atrée et tant d’autres. Et derrière, autant d’histoires de cruautés, de vengeances, de haines, de jalousies, de pouvoirs. Autant d’histoires d’infanticides, matricides, parricides, régicides… Et dans la foulée, autant de récits de démembrements, écartèlements, ingestions, anthropophagies. Face à l’acte de création, la folie est un moteur pour mener les personnages, bien au-delà ou en-deçà de leur identité normale, à pulvériser tous les verrous, convier sur le plateau, livrées à l’imaginaire collectif, toutes les violences, les horreurs de notre histoire. La parole du fou au théâtre n’estelle pas souvent une parole forte, brutale, libre, qui dit à voix haute ce qui est censé être tu, occulté ? Une parole de déconstruction ou mieux de dé-création destinée à faire scandale.

relais et miroir de comportements irrationnels ? Certes non. Cela voudrait dire que nous ne sommes plus que raison, santé « luxe, calme et volupté »… ! La folie est toujours partie prenante de la création théâtrale et des dramaturgies du XXème et du XXIème siècle. Et comme par le passé, c’est la folie du monde et en particulier ce qui relève de ses faces obscures, de sa cruauté, de ses manques, de ses crises et de ses aberrations qui projette sur le plateau les figures et situations emblématiques aujourd’hui. Les pièces, les spectacles multiplient la présence de ces êtres porteurs d’une énergie hors cadre de l’humaine condition ordinaire. À la différence des personnages monstres de la tragédie grecque ou latine, eux ne sombrent pas dans la folie par punition divine ou nécessité politico-religieuse. Les dieux aujourd’hui ont perdu leur pouvoir de distribution de la folie ou de la santé mentale. Le monde, l’histoire, la politique, la société s’en chargent maintenant.

Atrée chez Sénèque, comme Médée ou Agavé dans Les Bacchantes viennent nourrir la lignée de ces personnages parvenus au paroxysme de la cruauté et de ses jouissances. Et chez chacun des dramaturges au sein de leur poétique, il s’agit non seulement d’explorer des situations extrêmes (infanticide, cannibalisme) où le désir de vengeance brouille la raison et justifie la démesure, mais aussi d’excéder les limites de l’imaginable et du dicible. Chez Sénèque ou Euripide, le crime et sa préparation puis sa réalisation donnent lieu à des détails qui poussent très loin l’art de l’exagération. Telles les Bacchantes, dans la fureur provoquée par le Dieu Bacchus. Et à leur tête, Agavé, mère de Penthée, écumante, révulsée, possédée, ne reconnaît plus son fils et le démembre. La tragédie antique regorge de ces personnages monstrueux, qui par ailleurs ne sont pas fous à priori mais sombrent dans la démence, l’extravagance, le délire. La liste pourrait s’allonger à l’infini de ces exemples de « théâtre de la cruauté » et de la démence. Est-ce à dire qu’il n’y a que dans ce temps-là que le théâtre se fait

Le côté obscur. Le plus souvent les personnages ne perdent pas leurs facultés mentales et le rapport rationnel ou réel sous le coup d’une péripétie. La folie a déjà pris possession de leur être. La catastrophe a déjà eu lieu avant le début de la pièce. La présence de fous ou de personnages considérés comme tels n’est pas prétexte à gloser sur les notions de victimes, de martyrs ou de boucs émissaires associées à la nature humaine. Mais elle est, et parfois au premier plan d’une œuvre, signe d’un monde qui est donné à penser. Et par sa faculté d’inquiéter et de déranger, elle est la force de subversion qui permet aux dramaturges et metteurs en scène de creuser très profond au cœur d’une réalité si complexe en particulier dans les périodes inquiétantes de menaces sociales, politiques, morales.

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~ théâtre ~ Le fou est celui qui échappe aux impératifs en cours qui automatiques incessamment réitérés (typique des asiles tendent à museler paroles et gestes. Il est le personnage d’une d’aliénés), mais dans le vrai monde, celui des 27% obtenus parole libérée, une parole forte qui peut se dresser face à la en Autriche par l’extrême-droite en 2000 et son entrée dans parole du pouvoir et son alliée, la raison. Pour reprendre les le gouvernement ? mots de Jean-Louis Martinelli à propos de Lars Norén – auteur de Kliniken ou de Le 20 novembre sur le passage à l’acte d’un Faire face au monde. jeune lycéen dans un établissement scolaire, Sébastien Bosse dit : « C’est quelqu’un qui donne de grands coups de pied au À l’image du théâtre de Thomas Bernhard lui-même nourcul de la marche du monde ». Et Lars Norén dont le théâtre ri du théâtre de l’absurde de Samuel Beckett, la folie, dans se frotte justement aux comportements hors norme et aux tous ses états, du tragique au grotesque, de l’angoissant au univers des misères et dérisoire, oscillant entre tragédies de nos sociétés et le sublime et le ridicule, des oubliés de ces mondes Tant que le théâtre aura cette est une matrice à laquelle est bien placé pour témoipuisent bon nombre de gner « avec une économie capacité de regarder de biais le réel, grands créateurs. Au bout de moyens qui génère une du compte, elle renvoie poétique surprenante ». il nous sera possible d’espérer. à une forme de lucidité à Poétique non moins surpreavoir sur le monde, sa vaninante chez Angélica Liddell té, ses horreurs, ses aspects qui dresse dans Que ferai-je, moi, de cette épée ? – un tableau tragi-comiques ou franchement épouvantables. Grâce à elle, halluciné et hallucinant des instincts cannibales et homicides le théâtre – comme toute forme d’art – s’affranchit des limites, de notre monde à travers des faits particulièrement brûlants se permet toutes sortes de violation des normes sociales ou emblématiques de formes de démence : les attentats de Paris morales. Ce qui peut expliquer certaines réactions de rejet de novembre 2015 ou l’histoire de l’étudiant japonais qui tua radical, au nom de la bienséance, du bon goût. Il s’agit peutune étudiante et la mangea. être alors d’une frange de public qui n’est pas prête à accueillir les œuvres qui drainent tout un imaginaire monstrueux. Alors que ces artistes font spectacles de la folie pour la capacité qu’elle offre, entre autres, de faire scandale, de produire un choc. Et de ce choc ils font une arme de réflexion et d’éveil. C’était déjà le cas chez Shakespeare, grand chantre dans ses tragédies, de ces personnages aux prises avec toutes les formes de lubies, impulsions ou déviances plus ou moins meurtrières. Pensons à Richard III, à Caliban l’anthropophage, Lady Macbeth… Mais à chaque fois l’œuvre ne peut que nous amener à nous interroger nous-mêmes sur notre propre rapport aux monstres, à l’horrible. Elle ouvre à une réflexion sur le pouvoir, la domination, le rapport bourreau-victime, l’esclavage. Autant de thèmes traités largement par le théâtre européen, mais aussi africain, du XXème ou du XXIème siècle. À travers ses multiples facettes, l’intérêt du thème de la folie au théâtre n’est pas dans l’illustration d’un processus de victimisation, mais dans la force de révélation qu’il ouvre. Il participe de la mise en lumière susceptible d’ouvrir nos consciences, de nous détourner des alibis et faux-semblants, de nous rapprocher de la lucidité. Lorsque le monde est fou, le fou est l’accoucheur de la folie dont nous avons besoin pour exister mieux et faire front.

Que ferai-je, moi, de cette épee ? d’Angélica Liddell © Luca del Pia.

Autant d’exemples auxquels on peut rattacher bien d’autres dramaturges ou gens de théâtre comme Thomas Bernhard qui multiplie, tout au long de son théâtre et avec une préférence affichée pour une parole d’imprécation et de ressassement délivrée par des personnages souvent obsessionnels ou monomaniaques, les accusations à l’égard de l’Autriche. À travers ces accusations, c’est à une constante mise en garde contre les menaces qu’il ressent, toujours vivaces d’idéologies nazies, qu’il nous invite. Alors, où est la folie ? Chez ses personnages qui cherchent obsessionnellement à perpétuer un temps atrocement fou dans des rituels de commémorations ou de fêtes et festins absurdes ? Chez ceux qui, ayant perdu tout lien avec l’action véritable, et représentatifs d’une humanité en pleine perdition et errance mentale, s’enferment dans un isolement qui les mène au suicide ou à la mort ? Ou bien, la véritable folie se trouve-t-elle non dans la logorrhée ou les ingestions outrancières, ou les gestes et paroles

Tant que le théâtre aura cette capacité de regarder de biais et de tous les angles possibles le réel, il nous sera possible d’espérer. Nous nous raccrocherons avec un plaisir toujours renouvelé à toutes les nefs des fous qui occupent les scènes qu’elles subliment par les forces de résistance et de refus, mais aussi de proposition et de poésie qu’elles recèlent. Nous nous réjouirons de l’humanité qui se dégage des corps des acteurs, danseurs, performeurs qui incarnent des personnages horsnormes en toute vérité et générosité.

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Dossier


N°17 Tetenoian, la Mère des Dieux Corruption – Fragmentaires III – Squelette © Pascal 3/3Maillet-Contoz. © Lilia El Golli.


En sursis/

On se plaint du quotidien, mais il est supportable. Se lever pour manger et travailler, puis se coucher et recommencer jusqu’à la fin de ses jours, tout répétitif que cela soit, n’est pas difficile. Ann Qaz – Auteur Photographie de Grégory Dargent

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O

n s’habitue à tout, pourquoi pas à vivre ? D’autant qu’il y a les week-ends, les vacances et les loisirs comme le cinéma, la télévision, la lecture, la musique, le sport… qui contrebalancent. Mettez un écran entre vous et le monde, tout ira bien, vous verrez. Non vraiment, pour peu qu’on s’en donne les moyens, on peut mener une existence très variée et relativement heureuse. Il faut remercier la société occidentale d’offrir un mode de vie qui nous apporte le bonheur de satisfaire des désirs qu’elle a elle-même suscités. Que ces derniers puissent être futiles et leur satisfaction fondée sur la consommation, quelle importance ? Grâce à elle, nous sommes partis pour vivre heureux, pour toujours, dans le meilleur des mondes. Quelques-uns cependant, butés, n’acceptent pas la réalité. Ils voudraient un autre quotidien, un autre mode de vie, moins… et plus… Les qualificatifs varient. Ces gens-là, si tant est que leur démarche soit sincère (car on ne compte plus ceux qui critiquent en théorie un système au sein duquel ils vivent épanouis comme leurs voisins), ces gens-là, disais-je, doivent être malheureux. Aucun fait ne va dans leur sens, ils restent toujours en colère ou chargés de mélancolie, ils culpabilisent de profiter des avantages de ce qu’ils dénigrent, puis ils savent bien qu’ils sont trop peu, trop faibles, trop désorganisés pour espérer qu’advienne un jour un monde qui leur convienne et dont ils ignorent, du reste, si, vraiment, il les comblerait. Ces gens-là souffrent d’un mal contracté dès la naissance par tous les hommes, mais qui chez eux s’est développé comme une tumeur maligne et qu’on appelle la raison.

L’homme qui souffre de cette hypertrophie de la raison n’a en vérité qu’une seule échappatoire : la création d’une structure alternative, génératrice de nouveaux mondes. La raison est une faculté dont l’homme ne peut profiter qu’à condition de ne pas l’exploiter entièrement, de l’exercer à demi. Il vous sera possible, par exemple, de douter de vos choix, mais pas trop car vaille que vaille il faut bien aller de l’avant. Il vous sera possible aussi de vous poser des questions sur le sens de l’existence, mais pas trop car vous auriez des réponses qui vous figeraient d’effroi. Il vous sera possible encore de remettre en cause le dogme contemporain de la jouissance, mais pas trop car vous jouissez vous aussi et que, peut-être le premier, vous êtes à condamner (vous le savez bien). Raisonnez donc et il vous en coûtera. Les autres vous le feront remarquer, pendant la pub : « Lâche-nous, tu penses trop » ; ou bien simplement cesseront de vous parler. Si vous vous entêtez, d’aucuns n’hésiteront pas à vous haïr. Faut-il être borné pour refuser le monde tel qu’il est ? Tenez, c’est comme si je souhaitais revenir sur l’usage de l’électricité pour m’être fait la réflexion que nous aliènent les inventions qui en sont issues. Aller ainsi contre le sens de l’histoire, et en souffrir, pour rien : hérésie. Pourquoi pas la fin des grandes surfaces ou celle de MacDonald tant qu’on y est ? L’homme qui souffre de cette hypertrophie de la raison n’a en vérité qu’une seule échappatoire : la création d’une structure alternative, génératrice de nouveaux mondes. Sans elle, il est fichu. Soit il se laisse rattraper par le système, soit jusqu’au bout il lui tient tête, mais alors il lui forge un adversaire. — Tu dois user de ta raison avec raison, mon ami, si tu ne veux pas seul dans ton phare qu’on te prenne pour un sauvage et te croie fou. — Alors c’est ça, vous me conseillez de brider ma conscience, d’être tout à fait bête ? — Si tu souhaites conserver un semblant de bonheur, en effet. L’inconscience et la bêtise seront toujours tes tentations. Qui ne voudrait dans ton cas devenir un chat ou même une pierre ? — Et si je refuse ? Si je ne veux pas jouir avec les autres ? — Eh bien, comme moi tu t’engageras dans un cycle malheureux. Tu vivras dans ta tête, sans but et sans chemin, tout seul et pour l’éternité, avec la Vérité. — Non, pas maintenant. Non, il faudrait-être fou pour… — Alors jouis. Jouis encore un peu, paie-toi un sursis. Mais plus longtemps tu attendras, plus difficile il te sera de t’abstraire de ce monde. Lotophage incorrigible ! Ta folie égale la mienne.

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Ephata/

La folie m’apparaît comme une sorte d’hydre à têtes variées et changeantes, qui gravite, s’insinue, serpente le long du tronc des hommes et les possède parfois. Clément Claude – Ouvrier manutentionnaire Photographie de Grégory Dargent

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L

a folie en tant que germe pathologique inné, présent en chacun, selon des degrés d’intensité et de représentation différents, exacerbe et alimente entre autres la dualité et les troubles mimétiques chez la personne. Elle est source de vie, d’énergie et de mort, à dompter à l’intérieur de soi. La réduire à l’aliéniation, aux actes insensés, aux troubles mentaux, serait simplifier abusivement une réalité complexe, et par ce fait, peut constituer chez certains une tentative un peu foireuse d’immunisation. La folie de notre époque, visuellement flagrante, qui pointe dès l’aube et se couche tard dans la nuit, est une folie assez inédite, excitée par les connexions, exacerbée par le matérialisme, l’égocentrisme et l’athéisme, elle véhicule cependant la vieille idée sempiternelle de l’homme affranchi de dieu, mais ajoutant à ses données, l’ajout phare, épatant, majeur, éclatant : l’homme désormais affranchi de la pensée et de la réflexion. Je vois des êtres connectés au vide éloquent de leur anus et de leur visage voilé d’écran se déclarer sains d’esprit et de corps… Un long silence règne. Cette folie qui domine et prévaut sur les âmes d’Occident, les rendant ainsi de plus en plus mesquines, fourbes, démentes et tracassières. L’époque moderne englobe d’aliénant tout ce qui éloigne en somme l’homme de l’homme, l’homme de son visage. La liste est longue et bien futile, de Facebook aux pornos des écrans. La folie qui loge dans le cœur vide des hommes déspiritualisés, exclut tout lien de parenté avec la folie créatrice, celle de l’acte créateur, dans lequel jadis l’artiste y puisait son art, y éjaculait sa trajectoire en champ d’émotion, son itinéraire intérieur devenu Art.

La folie, c’est t’aimer comme on aime l’Océan, Attendre fébrile ton retour, un long mois d’aliéné, Pour absoudre cet amour en suspens. La folie, si je dus en effleurer le détail, C’est ce bateau conçu sans gouvernail, Qui dérive sur les rails d’un Océan en pagaille. C’est l’oiseau d’hiver transi, quand le froid sévit et s’étend, Qui picore morceau de gras, quand de glace est l’étang, Dans une petite cage grise à l’abri d’un auvent, Qu’humain avait attaché pour lui, Le cœur content, la faim disparue, Son chant qui reprend. La folie, c’est t’aimer comme on aime l’Océan, Attendre fébrile ton retour, un long mois d’aliéné, Pour absoudre cet amour en suspens, mon amour, cet amour gênant, Pour s’en arracher, entre tes reins noirs, le soir des retrouvailles, Où palpite la musique de tes entrailles, où palpite la musique de tes entrailles. La folie, c’est avancer dans sa vie, sans but défini, avec ses quelques livres De solitude, ne demander rien à personne, n’être jamais redevable, las et indifférent, Attendre la mort en s’oubliant, attendre la mort en battant la campagne, En échappant aux hommes, en suivant ruisseau chantant, comme on suit une odeur plaisante, D’amasser pour soi des trésors inestimables, la découverte de l’art en soi, qui sert à que dalle, qui augmente malheur, accroît nos peines, qu’on est bon qu’à crever oui monsieur mais avec éloquence ! Quand viendra l’heure folle du départ vers les profondeurs montantes qui dépasse L’imagination de tous les horizons. Enfin, c’est ce prêtre étendu tué, gisant son aube tachée de sang, Dont le souffle fut ôté, d’avoir trop aimé, d’avoir trop aimé.

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Frère/

« Perdre la raison ». « Devenir fou ». « Être cinglé ». Nous avons construit puis agencé des mots, tordu notre langue pour décrire l’indescriptible : cet instant où l’un d’entre nous quitte la mer-matrice, et entre dans l’air chaud et sec de la douleur sans fond ni forme. La folie est d’abord séparation. Najet Youssef-Aïssa – Auteur Photographie de Grégory Dargent

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J

e me souviens encore de certains plans de la séquence. Le moment où le père descend dans le cellier qui abrite la réserve de viande. Des femmes et des hommes entièrement nus, entassés, certains ayant encore la force de bouger un membre. Vu leur état de crasse, cela doit faire plusieurs semaines qu’ils servent de nourriture aux braconniers qui ont investi la demeure abandonnée ; un petit groupe de femmes et d’hommes entièrement armés, commissures des lèvres tirées vers le bas, sourcils froncés, regard sans âme. Ce fut une chance, m’a-t-on dit, d’avoir eu affaire à cette adaptation du bestseller La Route avant de le lire. Version discrète, posée, loin du tissu spectaculaire de tout bon film post-apocalyptique. Le réalisateur John Hillcoat avait, paraît-il, fait le pari d’abandonner les codes cinématographiques habituels, c’est-à-dire la distraction par stimuli, au profit d’une véritable interrogation du spectateur sur son humanité et son sens de la vie. Car après tout, rien n’a jamais dit qu’un portrait de la survivance devait être cacophonique et agité de soubresauts. Il est même d’autant plus puissant qu’il est narré doucement. Version discrète, posée, « allégée » – Hillcoat l’a avoué plus tard – d’une scène encore plus insoutenable que celle du cellier et de ses hommes-provisions : la découverte d’un nouveau-né dépecé et rôti au-dessus d’un feu. La scène passait à peine à l’écrit, alors à l’écran… Mais je ne l’ai pas vu, ce bébé. Je n’ai pas pu lire l’histoire.

À nous les autres lointains de veiller sur l’amour dans nos vies comme une mère sur son nourrisson. Le cellier visité au cinéma a hanté mes rêves plusieurs nuits durant. La perte progressive d’humanité chez le père ; l’irréfragable et affolante déréliction des hommes ; le combat sans fin pour espérer sauver l’espoir de pouvoir encore espérer. Un combat où chaque inspiration vaut une année de guerre. Pendant que je vous parle, le livre prend l’humidité contre un mur de pierre derrière mon lit, encore ceinturé de son bandeau vendeur. Cet objet-là – l’ouvrage non encore ouvert mais déjà dévoilé – ne renferme à mes yeux ni traversée, ni réflexion, ni langue. Seulement un petit groupe de femmes et d’hommes entièrement armés, commissures des lèvres tirées vers le bas, sourcils froncés, regard sans âme. Je dors près de ces monstres depuis 2008, année de la sortie du roman en France. Je sais qu’ils sont le contraire de moi, et inversement.

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Qu’ils sont fous et que je ne le suis pas, tout est parfaitement clair. Même si mon âme renferme le secret que mon corps, dans une situation hautement critique, n’aurait peut-être aucun seuil de tolérance et pourrait mâchouiller un morceau du ventre de ma mère – la partie de son corps la plus dodue, pour le moment je dis « plutôt crever ». J’ajoute que si en disant cela je me trompe, si une part de moi se ment à elle-même sans que je le sache, alors oui, j’ai de nombreuses chances de perdre un jour la raison. À l’instar des autorités tchétchènes qui persécutent puis torturent des êtres humains homosexuels dans des camps de concentration de l’an 2000 – j’ai découvert cela hier. Ou que les passeurs en Libye vendant entre deux cents et trois cents dollars des centaines de migrants en provenance d’Afrique de l’Ouest – découvert ce matin. Des femmes et des hommes entièrement décapés de toute trace d’humanité, soumis au travail forcé et à l’exploitation sexuelle, là, dans des marchés aux esclaves. Pour produire de telles atrocités, il faut être nombreux, ligués, et résistants – car contrairement à ce que l’on entend parfois, détruire la vie demande autant de travail et de patience que l’encenser. Mais pourquoi des individus capables, dans les grandes lignes, des mêmes atrocités se regroupent-ils ? En l’absence d’une étiquette arborée, d’un signe distinctif, comment se reconnaissent-ils ? D’où naît la complicité, aussi pratique que mentale, dans ce complet renversement de la morale ? Mettons de côté l’appât du gain et le soulagement plus ou moins conscientisé que procure un acte de barbarie à son auteur. Reste la volonté de se lier à ses semblables. Aujourd’hui, en psychiatrie, la folie comme pathologie n’existe plus. On parle plus volontiers d’un manque d’outils de compréhension de notre part, à nous, les autres. Cette conséquente évolution de pensée signifie deux choses : est fou celui qui est incompris ; est souffrant celui qui est fou. Souffrant, c’està-dire accablé d’une douleur morale extrême. De fait, inimaginable. Si l’on étend cette nouvelle perception à l’acception sociétale du terme, le « fou » serait donc, malgré les apparences, celui qui a trop souffert, qui ne peut

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désormais habiter que le trop-plein du monde, et surtout, dont nul n’a reconnu la souffrance. On sait par ailleurs qu’en physique quantique, une particule mise en mouvement ne se comporte pas de la même façon selon qu’elle est observée ou non. C’est-à-dire que, pour une raison encore mystérieuse à ce jour – et que d’aucuns appelleront Dieu –, elle est influencée par le regard que l’on porte sur elle. Transposé à l’échelle des hommes, ce principe n’est pas moins valable. Il semblerait que quelque chose dans le regard du passeur, au moment de fourguer les humains au marchand sur la place, contacte tout ce qui, en ce dernier, a été défiguré, pour lui dire « je sais », catalysant par ricochet sa déshumanisation qui n’était encore qu’un potentiel enfoui. Il en va de même pour tous les autres. Dans La Route, les cannibales sont aussi colocataires ; c’est ensemble qu’ils capturent, entreposent, rôtissent et dégustent – voire font l’amour ensuite, une fois la caméra éteinte. Les tortionnaires tchétchènes, eux, se confient peut-être en ce moment-même des souvenirs d’enfance noirs, entre deux hurlements d’agonie parcourant les couloirs. Peut-être que si chacun d’entre eux s’adonne à une telle cruauté, c’est parce que les autres, par une fibre fraternelle insondable, l’y autorisent. Oui, peut-être que pris isolément, beaucoup parmi nous que l’on pourrait qualifier de « fous » ne le seront jamais ; que c’est seulement dans un bain collectif que leur folie validée s’affirmerait enfin, parce qu’elle serait objet de consolation. « Je sais que quelqu’un a tué ton âme. » « Je sais de quoi ton cœur a manqué. » « Je sais qu’ils n’auraient pas dû te faire ça, mais il est trop tard. Viens plutôt célébrer avec moi l’absurdité de n’y pouvoir plus rien. » Voilà ce que j’entends, derrière la folie de ces femmes et de ces hommes. Derrière notre choc et notre dégoût primesautiers. Il est possible que mon exemplaire de La Route, là, contre son mur de pierre, n’attende pas vraiment d’être lu, et que ses cannibales passent encore de nombreuses et longues nuits à mon côté. Il est possible qu’en réalité ils soient là, comme les passeurs et les tortionnaires, pour nous rappeler, à nous les autres lointains de veiller chaque instant de chaque journée et de chaque nuitée, sur l’amour dans nos vies comme une mère sur son nourrisson.

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Rencontrer


N°6 Depth – Fragmentaires © Pascal Maillet-Contoz.


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Marlene Monteiro Freitas/ L’imaginaire

Dans ses créations, les métamorphoses succèdent aux transformations. Interrogeant l’endroit de la fiction, elle est une danseuse et chorégraphe arrivant à plonger le public dans un voyage où le dialogue et l’imagination prennent le pas dans un échange relevant de l’irrationnel et du mystère.

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Marlene Monteiro Freitas © Hervé Véronèse.


C’est de la rencontre entre notre imagination et celle du public que va se créer l’endroit de la fiction.

Pouvez-vous nous parler votre création, Bacchantes ? Bacchantes vient dans la séquence de mes autres pièces, c’est un projet qui me permet de poursuivre la recherche dans laquelle je suis depuis quelques années. Nous sommes treize sur scène avec des performeurs, des danseurs, des trompettistes et des percussionnistes (qui étaient déjà présents sur D’ivoire et chair, les statues souffrent aussi). Je travaille avec une équipe qui se connait, où chacun aborde différents axes : certains jouent, d’autres dansent ou chantent, la personne qui conçoit les lumières collabore aussi sur la mise en espace, l’administration apporte un regard critique extérieur. La manière dont nous travaillons une création est une métaphore de ce qui peut se passer sur scène. Il ne s’agit pas de prendre Bacchantes comme une pièce théâtrale, dans le sens où il y a des personnages et de la narration, mais comme une pièce qui est possible chorégraphiquement. Dans ma lecture, il y a des états qui sont attachés à des émotions, et c’est cela qui est intéressant : pouvoir ramener des situations qui renvoient à un

projet intérieur. Sur n’importe quel travail, je me pose toujours la question de l’endroit de la recherche par rapport aux thématiques abordées. Dans ce spectacle, il y a l’irrationnel, la folie, le délire, la magie, la danse et le mystère. On pourrait résumer Bacchantes à une pièce de danse et de mystère. Il y a aussi quelque chose de l’ordre de la démesure et de la tragédie. L’idée de la tragédie m’intéresse dans un sens musical avec de l’immédiateté, des vibrations qui peuvent être non seulement ressenties mais aussi vues.

Qu’est ce qui vous propulse dans un projet ? Ce qui me propulse dans un projet est une curiosité envers quelque chose qui m’est étrange. Je ne suis jamais dans l’idée de créer une forme nouvelle par transgression, par exemple. Ce qui m’est essentiel va me mener dans un voyage envers la nature même du projet, entre ce qui va être présenté et la manière dont il va être travaillé avec les personnes. Ce que l’on fabrique sur le plateau est toujours une idée de fiction qui est partagée avec le public – une entité vivante à

mille têtes – c’est là où le spectacle se passe. Je travaille toujours un projet en considérant le public, en pensant à un dialogue où l’intensité physique et émotionnelle va circuler entre la salle et la scène. Cela s’associe au fait que je sois vraiment curieuse car si je ne l’étais pas, je n’aurais pas le courage de porter un projet.

Est-ce que vous vous inscrivez dans un certain courant de la danse ? J’avance projet par projet, au fil des rencontres, et je ne réfléchis pas vraiment à ces notions de nouveaux courants ou de nouvelle génération. Je pense que la danse contemporaine est faite de découvertes, de recherches et d’inventions. Ceci est propre à n’importe quel projet, à chaque corps.

Quel est votre rapport à l’école ? PARTS fut une école très importante car, auparavant, je n’avais jamais pratiqué la danse de façon académique. En intégrant cette formation, il m’a fallu un certain temps pour comprendre de nouvelles façons d’apprendre. Il me fallait pratiquer, me lancer, imiter et avancer d’une façon presque inconsciente. Je suivais un désir de danser. Ce rapport à l’école est très important car c’est l’endroit où l’on appréhende des outils pour pouvoir fabriquer par la suite. L’autonomie apportée par ces outils est essentielle, libératrice ; cela ouvre l’imagination.

Avez-vous des rituels ?

Guintche © João Figueira.

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J’aime commencer la journée avec le corps bien chaud. Tous les jours, même si nous sommes fatigués, toute l’équipe s’échauffe ensemble, c’est notre rituel avant de travailler. Pendant la journée, chacun travaille seul ou en petits groupes, et je sautille


~ danse ~ de l’un à l’autre. Je passe finalement très peu de temps avec le groupe dans son intégralité mais il est essentiel de travailler par séquences pour arriver à un tout.

Est-ce que vous invitez au voyage ? En travaillant sur certaines images, l’important est de savoir comment les situations vont être mises en scène et dans quelle mesure la personne qui est en face va projeter sa propre imagination. C’est de la rencontre entre notre imagination et celle du public que va se créer l’endroit de la fiction et du spectacle. Sur le plateau, la fiction est libre. Parfois, il y a des images multiples ou surdéterminées avec différentes lectures possibles qui peuvent mettre le public dans une projection avec une énergie physique transmise. Chacun peut alors voyager selon ses peurs et ses désirs. C’est ce que je peux ressentir sur le plan artistique, la peur et le désir de faire, mais c’est le désir qui prend souvent le dessus et qui devient un moteur.

Que représente le Cap-Vert ? Je suis originaire du Cap-Vert et je retourne là-bas une à deux fois par an. Ce pays est toujours très présent, c’est un espace qui existe et qui m’appartient ; même si je suis loin, il fait partie de moi. Avoir cet espace de projection, de manque, d’absence, est important. Ma passion pour la danse est née là-bas, tout comme mes premières expériences scéniques ou chorégraphiques. Nous étions un groupe de jeunes qui pratiquaient toutes sortes de danses : hip-hop, ragga, salsa, samba. Nous faisions tout, nous choisissions des musiques que nous aimions, nous cherchions des financements pour confectionner les costumes ou les décors. Nous n’avions pas d’éducation en danse car il n’y avait pas encore d’école dans le pays. Au Cap-Vert, la danse fait partie du quotidien, c’est quelque chose que tout le monde pratique, exerce. Nous nous entraînions en créant une danse, en rejoignant tel mouvement avec tel autre, sans forcément avoir une maitrise technique, mais cela constituait un tout en fonction de chacun selon ses capacités et ses imaginations. Le jour où j’ai vu le travail d’une chorégraphe portugaise avec un danseur capverdien, ce fut mon premier choc.

(M)imosa © Paula Court.

Je n’avais jamais rien vu de tel et je me suis dit que je pourrais aussi faire cela. J’étais totalement bouleversée, il n’y avait pas besoin de comprendre pour aimer, pour être touchée, et je suis encore comme ça. C’est quelque chose qui est resté dans ma tête et dans mon corps.

Vos origines ont-elles été un marqueur dans votre parcours ? À l’époque, nous n’avions pas d’université au Cap-Vert. Nous grandissions avec l’idée qu’il fallait travailler pour avoir une bourse d’études et partir en dehors du pays ; c’est quelque chose qui est incarné dans tous les jeunes. Dans les formulaires à remplir, nous devons choisir entre trois options – nous ne sommes pas maitres du choix qui va être fait puisque cela dépend de l’État et des opportunités – et moi, j’ai choisi danse, danse et danse. J’ai obtenu ce que je désirais et je suis partie au Portugal dans une école qui n’était pas vraiment tournée vers ce que je voulais. Une de mes professeurs a compris très clairement que je n’étais pas au bon endroit (beaucoup d’éducation physique et peu de danse), et elle m’a poussé pour que je puisse intégrer une école qui me corresponde mieux. Mon parcours est fait de choix et de rencontres, de choses positives et négatives. Ce qui relève du négatif est aussi important car cela donne des réponses à ce que l’on peut réellement désirer. Ce qui est mauvais ne l’est en fait que pour soi, tout est question de perception et nous ne pouvons regarder le monde qu’avec nos propres yeux. 55

En quoi l’état du monde actuel vous impacte-t-il ? Je le ressens et le comprends. Quand je suis dans un processus de création, je suis un peu comme une éponge, tout s’imprègne et tout peut plus ou moins se connecter. Je pense qu’il y a quelque chose de l’ordre du rêve, le soir quand on dort, la vie continue, les images continuent, elles viennent et sont placées d’une façon assez libre, fictionnelle. Nous devons laisser exister cette liberté de déplacement vers les situations, vers les objets, et c’est l’art qui en a la capacité. Par exemple, l’art est dans une zone où je peux regarder une table et mourir, et je ne sais pas pourquoi. Certaines situations nous encombrent beaucoup et il faut qu’un espace, où les choses sont placées autrement, existe et nous donne la liberté de projeter des vides, des réorganisations. Dans mon cas, certaines situations me touchent. Il y a des chocs sur des images qui déclenchent des réactions en chaîne ; ces images ont une action qui peut être transformée, multipliée, elles ont une longévité différente. Par exemple, je ne pense jamais au fait que je vais parler de la xénophobie, du féminisme, ou de tel ou tel autre sujet, ce n’est pas cela concrètement. Mais je sais que ces sujets vont ressortir d’une certaine façon sur le plateau. La combinaison des images peut avoir la puissance de déclencher quelque chose de la nature de ces grands termes. C’est là où je pense être, dans l’espace du rêve et de l’ouverture.


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Vincent Macaigne/ Le furieux

Il trace le chemin d’une quête de la beauté à travers un langage commun qui dit avec force, toutes les colères, les doutes, les peurs, les mélancolies mais aussi toutes les joies et tous les espoirs, afin de rêver à nouveau.

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Vincent Macaigne © Agathe Poupeney / PhotoScene.fr.


On travaille pour marquer les gens à l’endroit de leur mémoire, le spectacle devrait être un accident.

Est-ce que vous vous sentez dans une sorte de mouvance ? Théâtralement, je ne suis pas sûr d’être dans une mouvance. Mon travail se situerait dans un théâtre d’avant-guerre avec la sensation qu’une explosion va arriver. Il est assez rare que je réussisse à entendre ce que je fais. Quand je travaille j’essaye de mettre de l’intime, de voir comment faire au mieux avec ce que je ressens sur le moment. Il faut ajuster ce que l’on a à dire. Je n’ai pas la notion du monde extérieur, du temps que l’on perd ou que l’on gagne, car le temps qui existe n’est que le temps où l’on est ensemble, où l’on parle le mieux. Il y a un chemin que l’on doit faire, qui n’est pas artistique, qui est presque politique, celui de prendre la parole sur une scène. C’est ce que j’essaie de transmettre. Quelquefois, les gens peuvent oublier cela et se dire que je suis dans un genre de théâtre, alors que je n’ai pas cette impression. Je suis plutôt dans le questionnement de ce que l’on doit faire et de comment on peut le dire. Cela rend tout plus laborieux et rend le chemin plus compliqué, plus affectif, plus étrange. Les gens ont oublié que le temps de vie est du temps de vie. Je suis dans l’étonnement de ce qui arrive, dans celui de la parole et de ce que l’on ressent. Ce que cherchent les acteurs, c’est l’envie d’être au plus précis. Ce n’est pas à moi de les tirer, c’est plutôt à eux d’avoir envie d’être au plus juste avec ce qu’ils doivent faire.

Est-ce que l’on peut encore être dans un étonnement ? Après la guerre, avec André Malraux, il y a eu un engouement vers le théâtre et le cinéma. Il y a une période où je pense que faire du théâtre était un rêve, les gens se mettaient alors à le construire. Rêver était comme une folie mais les

En manque © Mathilda Olmi.

choses se sont altérées. Maintenant, tout est professionnalisé et on est face à une situation qui n’est plus de l’ordre de l’art. C’est comme si l’on essayait de faire croire que l’art est un travail, alors qu’en fait non, on joue notre vie tout le temps. Je trouve cela un peu triste. À tout vouloir professionnaliser et à ne plus être dans l’étonnement de ce qui se passe, le système est en train de perdre et de tuer les artistes. Le théâtre est vivant et il est forcément une folie.

En quoi le théâtre serait-il une folie ? Ce qui est fou, c’est de travailler autant pour si peu de gens. Faire un spectacle est de l’ordre de la mémoire et c’est cela qui est beau dans le théâtre. On ne travaille pas pour faire un spectacle, on travaille pour marquer les gens à l’endroit de leur mémoire, comme si le spectacle devait être un accident. On ne sait pas toujours très bien ce que l’on fait mais on doit être le plus précis pour créer au maximum cet accident tous ensemble. Cela a une très grande valeur car cet accident aura des échos. Le spectacle doit avoir un potentiel à devenir 58

légendaire, sinon il est raté, car il n’y a que cela qui survit au théâtre. Faire un bon spectacle, ce n’est pas de faire vivre un bon moment aux gens, c’est créer un vrai moment, et ce serait dommage de ne le faire qu’à moitié. Je suis un peu énervé car je suis tout le temps ramené vers cela, comme si je voulais trop faire chier les gens. On est souvent face à ce qui n’est pas très beau chez l’homme comme le pouvoir, le manque de curiosité et l’acceptation de la hiérarchie. Mon travail est à l’inverse, il n’y a pas de hiérarchie. Si quelqu’un me dit qu’il n’aime pas quelque chose, je vais retravailler.

Le monde est-il en crise ? En France, on ne peut pas créer de rêves car les gens ne veulent plus rêver, ils veulent simplement protéger leur pré carré. C’est un peu comme les débats politiques, c’est étonnant de voir la variation du plus raciste à celui qui l’est le moins, d’entendre parler de préservation d’un mode de vie, mais personne ne parle de construire quelque chose.


~ théâtre ~ Le problème est qu’il n’y a pas d’énergie donnée. Je pense que cela vient des gens en général, le problème c’est nous. Cependant, il y a toujours des personnes qui en aident d’autres et il y a toujours des gens généreux. Mais on ne devrait pas dire que c’est de la générosité, on devrait dire que l’on travaille et que l’on fait les choses ; on essaie, cela devrait être naturel. L’état du monde fait que les gens ont besoin d’être rassurés, tout le monde a peur de parler. Le monde a finalement toujours été en crise.

Est-ce que votre démarche est en dehors des normes ? Les spectacles vont chercher les gens, mais on ne fait pas totalement confiance au théâtre, au cinéma ou à l’art en général. Tout est en partie lié à la politique et à la propre envie des responsables. Par le passé, on voit que les artistes ont pu être aidés mais c’est de moins en moins le cas. C’est comme un cancer, les gens se tuent tout seuls, ils se disent que si cela coûte de l’argent pour de la magie alors on l’enlève. Je n’ai plus envie de faire du théâtre car il me semble que l’on supprime une partie de son ADN. Il me semble que l’on dit aux artistes pouvant faire des propositions en dehors d’un certain cadre de se calmer. Par exemple, on m’a déjà demandé de rembourser les rangs occultés par une partie de la scénographie. Je trouve cela assez intéressant au final, c’est comme s’il y avait deux façons de faire du théâtre et que l’on me demande de financer ce qui sort de l’ordinaire. Les artistes doivent combler les manques à gagner. Quand on arrive dans le hors norme, il y a une sorte de frontière que je ne connais pas, que je n’arrive pas à jauger.

Quelle est la place du rêve ? Si on remet en cause le rêve alors rien n’existe. Pour faire quelque chose de grand, il faut que les gens soient motivés et comprennent pourquoi il est important de faire au mieux. Il ne s’agit pas de bien jouer mais d’être dans l’émotion du moment ; ce n’est pas parce qu’une scène est triste qu’il faut pleurer. Cela ne peut pas être compris mais doit être vécu. Même si certaines situations peuvent devenir absurdes,

Idiot ! Parce que nous aurions dû nous aimer © Samuel Rubio.

dans un groupe, je ne suis pas un enfant capricieux, je suis en train de travailler comme les autres. Contrairement aux idées reçues, je ne suis pas très dur mais je peux être très déçu humainement parlant et vivre des situations extrêmes. Dans mes spectacles, si les acteurs ne sont pas au bon endroit, le temps de la représentation va seulement être violent pour eux. Durant le travail, cela ne m’intéresse pas que l’on me donne du temps, je n’en ai pas envie. Si l’on commence à tout comptabiliser, on bascule dans un monde libéral où c’est à celui qui fait le mieux son boulot. On a de plus en plus de mal à croire en nos rêves, on rentre dans des cases du système, mais c’est nous qui mettons tout cela en place. Alors on doit continuer à construire des projets par conviction en restant dans un état d’esprit où l’on construit ensemble en se donnant les moyens de faire. Dans le collectif, tout le monde doit donner son énergie pour la même chose et son amour au même endroit. Ce n’est pas normal de bosser comme un fou, mais c’est normal de rêver. Je trouve que l’état ambiant est dur. Quand je vois les débats politiques, je me dis que tout est évidemment compliqué. Un politicien qui commencerait à parler de rêves se ferait démonter tout de suite. Je ne suis pas sûr que les gens l’entendent. Intimement, je pense que tout le monde est en train de se recroqueviller. 59

En ce moment, je n’ai pas beaucoup d’espoir. L’état de crise, c’est la perte d’espoir que l’on puisse faire un monde meilleur pour nos enfants.

Que pensez-vous de la place des théâtres dans la cité ? Les théâtres ont été créés pour être enfermés. Ces lieux ne sont pas assez ouverts au gens. Ils devraient être comme des églises, ouverts presque tout le temps, avec des spectacles, de l’art contemporain, qu’ils soient des lieux de mouvement total et permanent.

Le théâtre est-il fait pour une certaine frange de la population ? Beaucoup de jeunes assistent à mes spectacles mais je vois aussi d’autres propositions complètement mortifères, qui ne transmettent pas d’énergie, et en ce sens je ne vois pas comment cela inciterait les gens à aller au théâtre. Il y a des metteurs en scène qui donnent des rendez-vous sur une bonne facture de théâtre, qui véhiculent une pensée rassurante à un endroit précis. Cela ne me correspond pas et je comprends mieux, par exemple, Claude Régy dans son geste, dans la précision et dans la forme de force de vie. Maintenant, on tend à vouloir de bons directeurs artistiques, on ne veut plus des gens imparfaits qui cherchent et qui tombent.


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Adila Bendimerad/ L’intrépide

Elle est chair et sang, cri de révolte, rage de dire et de faire. Elle est cette auteure qui s’engouffre dans les limbes d’une parole directe et incisive. Elle est cette comédienne qui a urgence à dire, à se transformer en animal qui respire l’instinct d’un cri féministe.

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Adila Bendimerad © Kindil de Damien Ounouri ® Mediacorp.


Il faut du courage, avoir la bravoure de plonger ; ce n’est pas compliqué mais c’est difficile.

Est-ce que l’on peut être libre en ayant peur ? Aujourd’hui, il y a un côté dictatorial en Algérie. Il y a une peur envers les adolescents, car on ne sait pas où ils vont, et il y a une peur envers les comédiens. Quand un comédien commence une pièce, il a plein de maladresses, c’est une sorte de brouillon, un moment qu’il va partager avec une équipe. C’est à cela que sert le travail. Il y a quelque chose qui relève alors du corps politique. Nous ne sommes pas vraiment en démocratie, ni en liberté, il y a une peur de ce qui déborde, de ce qui n’est pas comme cela devrait être. C’est pour cela que j’ai peur de voir mon corps souffrir. Les comédiens sont une force de proposition en Algérie, ce sont eux qui élèvent le niveau des pièces et des films. L’auteur ou le metteur en scène doivent lâcher prise et accepter cette donnée ; ce qu’ils ont du mal à faire.

De quelle manière êtes-vous devenue comédienne ? Je ne savais pas du tout que j’allais devenir comédienne, sinon j’aurais tenté le conservatoire ou organisé mon parcours plus rationnellement. En classe préparatoire, un professeur nous donnait des cours de théâtre et

il m’a incitée à continuer même si ce domaine ne m’attirait pas vraiment voire m’ennuyait ; je préférais la danse. Je me suis néanmoins inscrite à un petit cours privé et cela a été une révélation. Au bout d’un an de cours, j’ai eu un rôle dans une pièce de théâtre de boulevard. La première fois que le public éclate de rire à la suite d’une phrase est presque indescriptible, c’est très jouissif. Ensuite, j’ai renoué avec la littérature et la philosophie, car je viens de ces domaines et je voulais autre chose. Bizarrement, après, j’ai toujours été distribuée comme tragédienne au cinéma, dans Le Repenti ou Les Terrasses, par exemple et encore plus dans Kindil réalisé par Damien Ounouri dernièrement.

Par quel biais abordez-vous votre métier ? Je n’ai pas de frontières. Des choses vont me plaire, d’autres non, mais elles plairont à certains, il faut de tout pour faire un monde. Je prends des rôles en pensant d’abord à l’œuvre et à la démarche, à une aventure qui m’attire. Quand je faisais mes études en France et que j’allais en vacances en Algérie, je ne connaissais personne dans le milieu du cinéma ou du théâtre. J’ai rencontré des gens vraiment par hasard et j’ai compris

Les Terrasses de Merzak Allouache ® JBA Productions.

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qu’en Algérie, il y avait plein de petites villes où des coopératives de théâtres existaient depuis des décennies. Il y a un territoire algérien qui reste méconnu mais où foisonnent des comédiens qui font des choses magnifiques.

Quelle place prend l’écriture dans votre parcours ? À un moment, un réalisateur m’a demandé de lui écrire un scénario. Je me suis acharnée mais je n’arrive pas à écrire pour le théâtre. Écrire et jouer sont deux actes à la fois très importants et très différents. Quand je joue, j’ai des sensations d’existence très courtes car il est rare d’arriver à être vraiment dans le jeu tout le temps. C’est comme une drogue, j’essaye de retrouver ces sensations, pour que dans une prise, ou sur scène, il y ait ce sentiment d’existence total. Dans l’écriture, ce n’est pas pareil, il y a de la réflexion et de la préméditation qui s’allongent dans le temps. J’écris avec une dactylographe, en lui dictant les dialogues que je joue en même temps. J’ai besoin d’entendre les mots, de les sentir dans ma bouche puis de les ajuster et corriger ensuite, seule à ma table.

Est-ce que vous êtes quelqu’un qui est à vif ? Quand je dois interpréter quelque chose auquel je ne m’attends pas, j’ai tendance à aller dans un endroit où je me sens à l’aise mais dont rien ne surgit au final. Si on ne se donne pas à l’expérience ou à l’aventure, cela n’a pas d’intérêt et c’est là où advient la peur, le désert, une impression de ne plus rien savoir. Parfois, je peux voir l’inquiétude chez certains metteurs en scène mais je leur dis de ne pas s’inquiéter, que je suis une tortue. Rencontrer des gens qui me disent de continuer et qui me poussent est rare, mais cela fait du bien.


~ cinéma ~

Les Terrasses de Merzak Allouache ® JBA Productions.

Il faut du courage, avoir la bravoure de plonger ; ce n’est pas compliqué mais c’est difficile. Il ne faut pas hésiter, on a suffisamment de matière, il faut agir et arrêter l’inertie. Il y a un vrai lien entre une scène, un film, la vie politique ou la vie citoyenne. Il y a un engagement à prendre, un mouvement à enclencher même si on ne sait pas où il ira.

Comment recevez-vous les critiques et les réactions du public ? Quand j’avais vingt-six ans, j’ai tourné dans Normal ! de Merzak Allouache, un film sur les révolutions, très expérimental, qui va dans tous les sens, mais que j’adore. Au début de sa carrière, ce réalisateur a fait des films révolutionnaires qui ont marqué l’histoire du cinéma algérien. Après, il y a eu le terrorisme, il est venu en France où il a fait beaucoup de films, avec de nombreuses entrées, et à un moment donné il a dit stop. Il s’est dit qu’il allait faire le film qu’il aurait dû faire quand il avait dix-huit ans. Merzak Allouache est venu me voir au théâtre et il m’a proposé de jouer dans ce long-métrage qui raconte l’histoire d’un groupe de comédiens réunis autour d’un film inachevé. Quand le film a été projeté en Algérie, il y a eu une bataille autour de Normal !, une bataille entre la presse et l’équipe où la police a dû intervenir. J’en ai pleuré pendant des jours et des jours, j’ai même reçu des menaces. Il y a eu un lynchage de la part de la presse, où l’on disait qu’on appelait à déstabiliser la nation, où l’on se faisait traiter de fascistes, de traitres ou de fils de harkis. Trois mois plus tard, je devais tourner Le Repenti. J’étais terrorisée car je pensais

à toute cette presse hyper verrouillée qui allait me lyncher. Cela a donc été toute une lutte pour oublier et ne plus avoir peur. Durant le Festival de Cannes, Le Repenti a eu très bonne presse, il y a eu un engouement de la part du public mais en Algérie, personne n’en a parlé alors que cela faisait quinze ans que le pays n’avait pas participé au festival. J’ai mal vécu cette forme de boycott mais en même temps cela m’a construite.

éléments de ma vie d’adulte qui m’ont emmenée sur la voie du féminisme. Aujourd’hui, dans la logique féministe que je construis, je pense plus aux hommes qu’aux femmes. Je crois que les femmes savent, certains hommes n’ont par contre aucune idée de ce qu’être une femme signifie. C’est le cas avec Une chambre à soi par exemple, de Virginia Woolf. À mon sens ce livre est écrit pour les hommes.

Maintenant on ne nous insulte plus, on ne parle pas de nous, ce qui veut également dire qu’il y a eu un coup de pied dans la fourmilière. Cet état d’esprit est révélateur, il montre où on en est, il ne faut pas dramatiser. Même si cela ne m’atteint pas et ne m’empêche pas de faire mon chemin, cela me rend triste de voir qu’il y a encore beaucoup de gens qui ont peur de quelque chose qui se libère, de ne pas maîtriser ou de ne plus savoir. En fait, c’est juste normal et naturel, c’est un mouvement.

Est-ce que vous seriez prête à faire une révolution ?

Que représentent l’androgynie et le féminisme pour vous ?

En Algérie, ceux qui ont enclenché l’idée de révolution n’étaient pas là pour faire une guerre, mais tout ne s’est pas fait dans un gant de velours. Si les gens avaient eu plus de sagesse, ils auraient lâché leurs privilèges. Le colonialisme est une violence et l’histoire a montré qu’on en est sortis par la violence. On ne peut pas être dans le déni car cela a existé, la violence est une question à se poser. Mais en Algérie ou ailleurs, il y a des comédiens qui ont les mêmes questions, les mêmes envies, les mêmes doutes et il faut dialoguer. D’autant plus que nous sommes dans une période où les choses bougent, même doucement. Il y a un frémissement et nous devons y être attentifs.

Le côté androgyne c’est être comme on est, être les deux. Je ne parle pas de la question du genre mais bien d’être et l’un et l’autre, ou ni l’un ni l’autre. D’être au-dessus du sexe, d’avoir du recul là-dessus. J’ai grandi avec mes frères, mon oncle, dans un monde où il fallait protéger les filles et longtemps j’ai pensé que j’étais un garçon. Je ne me sentais pas concernée par les problèmes des femmes car il me semblait simple de désirer et d’être désirante. Je n’ai jamais eu envie de m’encombrer avec le féminisme et j’ai mis du temps à le comprendre. Ce sont différents 63

Je ne crois pas que ceux possédant un pouvoir ou une force soient prêts à céder. Une révolution pourrait se faire de manière pacifiste mais je n’ai jamais vu d’exemple de cela. Prendre les armes n’est pas quelque chose qui me choque ou qui me paraisse impossible. Je ne dis pas qu’il faille le faire car ce serait terrible, mais c’est un dernier recours auquel il faut penser.


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Daniel Hellmann/ L’alchimiste

Homme aux multiples talents, il est un artiste parfois controversé. Interrogeant les tréfonds de la condition humaine, il nous renvoie face à nos propres contradictions et questionne avec audace les décalages de nos sociétés.

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Daniel Hellmann © Grégory Batardon.


Il est devenu très complexe de comprendre ce que l’on ingère dans son mental, son imaginaire ou son corps.

Comment vivez-vous la déprogrammation d’un de vos spectacles ? La déprogrammation de Requiem for a piece of meat montre qu’il existe un rapport au corps vraiment étrange. Une programmatrice a jugé qu’il y avait, pour elle, des scènes intolérables qui relevaient de la pornographie, sans comprendre le contexte. Pourtant le spectacle parle de la viande, et le non-respect de l’intégrité physique et sexuelle est essentiel dans nos rapports aux animaux. Mais contrairement aux animaux, dans le spectacle ce sont des performeurs professionnels qui ont donné leur consentement pour des actions scéniques qui sont bel et bien contextualisées. Cette annulation est violente à recevoir car ça relève quasiment de la censure. Annuler un spectacle signifie tuer et arrêter la conversation, interdire toute forme de débat, ce que je trouve horrible. Malheureusement, cela montre qu’il y a des relations de pouvoir et une peur de certaines institutions vis-à-vis de potentielles coupes budgétaires ou de scandales dans les médias. Les médias pourraient parler d’un spectacle pervers et gonfler l’histoire, ce qui serait à la fois drôle mais tout aussi effrayant car les sujets de fond ne seraient pas abordés. Mais heureusement la grande majorité du public n’a aucun problème avec ce spectacle.

Est-ce que vous avez besoin d’échanger sur vos créations ? Je sens que les gens ont une grande envie de discuter et j’en ai également besoin. Aujourd’hui, dans l’art, il y a des sujets complexes sur lesquels les artistes travaillent. À mon sens, on ne peut plus regarder un objet deux secondes en essayant de vouloir capter ce qu’un artiste a pu mettre deux ans à construire.

Requiem for a piece of meat © Nelly Rodriguez.

Il est intéressant d’ouvrir la forme d’expression ; avoir un temps d’échange est important car cela peut permettre de mieux comprendre un spectacle et de le faire grandir par la même occasion. Être en dialogue est une sorte d’éthique dans le travail que j’essaie d’avoir avec l’équipe artistique tout en incluant le public car je trouve que cela fait sens. Il faut de la place pour plusieurs opinions, même si c’est quelquefois douloureux.

Au-delà de l’activisme, à quoi renvoie Requiem for a piece of meat ? Requiem for a piece of meat aborde des thèmes complexes et controversés. Depuis quelques décennies, on a énormément appris sur le comportement animal. Au lieu de me poser la question de ce qui nous différenciait, j’ai cherché à savoir ce que nous avions en commun. Ce travail reflète l’énorme décalage entre les valeurs prônées par la société et ce qu’il se passe dans les faits. Notre société est contre la violence, il y a des lois qui protègent les humains tout comme les animaux contre la torture, mais pour eux les lois ne sont 66

pas souvent respectées. Il existe un décalage entre ce que l’on croit savoir, ce que l’on peut s’imaginer et les faits. À travers cette thématique de la considération animale, on interroge également le corps et le rapport au vivant. Avec ce spectacle, j’ai envie de devenir activiste car cela me révolte, mais je suis un artiste et j’ai un rôle différent. Je m’interroge beaucoup sur ce rôle car l’artiste peut avoir des visions très belles mais est-ce qu’il est bien effectif et quel réel impact a-t-il sur la société ?

Quel est votre processus de création ? Je travaille énormément avec les gens, avec ce qu’ils ramènent, tout en ayant déjà une vision pour chacun des interprètes et de là où je veux les emmener, même si cela évolue durant les phases de travail. Je cherche à casser les conventions, à trouver des parts de liberté au sein d’une structure. Sur scène, c’est à chaque fois un nouveau combat. Dans Requiem for a piece of meat, les performeurs ne cherchent pas à être beaux ou vertueux, ils acceptent de ne pas être dans le spectaculaire et


~ théâtre ~ sont là par la seule présence du corps dans un certain état de fragilité. Malgré une forme très écrite et structurée, il y a une part de liberté où chacun peut choisir ce qu’il va faire sur l’instant et de quelle manière il va surprendre les autres. Ce qui est important, c’est l’impulsion qui va être donnée et qui va déclencher d’autres réactions.

Est-ce que l’on peut inscrire vos choix scéniques dans une démarche politique ? Aujourd’hui, en regardant les médias, il est devenu très complexe de savoir d’où vient l’information et de comprendre ce que l’on ingère dans son mental, son imaginaire ou son corps. Je fais des choix qui relèvent du politique notamment par le fait de savoir où l’on place son regard. Il n’est plus possible d’avoir du narratif seul, il faut avoir un point de vue, une perspective. J’essaye de guider le regard mais je ne veux pas imposer de hiérarchie sur ce qui pourrait avoir de l’importance ou pas.

Est-ce que vous vous affranchissez des conventions ? J’ai été chanteur classique et lyrique. Là, le répertoire est fixé et le rôle consiste à interpréter un chant avec justesse et excellence. J’ai ressenti un décalage et je m’ennuyais car il n’y avait pas assez de challenge. J’ai fait deux opéras mis en scène par des chorégraphes et j’étais terriblement jaloux des danseurs car ils pouvaient développer et réfléchir sur le contenu alors que je me sentais seulement cantonné à chanter. Je voulais lier la musique, que j’adore, avec des thèmes qui me sont importants et j’ai commencé à créer mes propres spectacles.

Quelles thématiques se retrouvent dans votre démarche artistique ? Thématiquement, il y a un fort rapport à l’histoire du consentement et savoir qui a le droit d’instrumentaliser quel corps. C’est un mélange entre le désir et le capitalisme, l’exploitation des contradictions et en même temps celle des hypocrisies sociales. Récemment Traumboy, mon solo sur la prostitution masculine, a créé la controverse car certaines personnalités politiques considéraient que l’on ne pouvait pas présenter la prostitution

Traumboy © Till Böcker.

comme un travail mais tout est une question de point de vue et de prise de position par rapport aux différentes législations européennes. J’ai obtenu une bourse pour aller à San Francisco afin de préparer un projet qui interroge sur l’amour en triade – quand un couple se compose de trois personnes. C’est un sujet qui me fascine et je me réjouis de travailler sur l’amour – quoique un peu différent – après cette création sur la viande, un thème imbibé de violence et d'atrocités. La violence est une des choses les plus banales sur Terre mais elle n’est jamais excessive dans mes spectacles. Les différentes formes de domination, que ce soit celle des pays du Nord envers les pays du Sud, celle faite sur les femmes ou les hommes, et les différentes formes de coexistence possibles sont constamment à interroger.

Quelle serait la place de l’artiste dans la société ? Les artistes ont une position dure à tenir. Il y a une sorte d’attente latente où j’ai l’impression qu’un artiste doit avoir des propositions ultra-fortes qui seraient violentes, avec des cris et des hurlements, de la musique forte, comme pour répondre à un besoin de haine, comme si les spectateurs avaient nécessairement besoin d’être secoués. Je ne pense pas que ce soit une bonne solution et je n’ai pas envie de rentrer dans ce jeu uniquement pour avoir de la visibilité. Je ne veux pas répéter les mêmes types de peurs ou dépeindre une société encore plus cauchemardesque qu’elle ne l’est déjà. J’aimerais bien que les artistes, et la culture en général, arrivent à formuler 67

quelque chose de positif en étant à l’écoute dans un endroit juste sans aller jusqu’à des extrêmes. J’ai le privilège d’avoir une certaine visibilité, je me demande ce que cela signifie et quelles responsabilités y sont liées. Je sens une certaine logique capitaliste où il faut avoir la meilleure affiche, un bon prix de vente et la promesse d’une expérience unique. J’aime être totalement bouleversé par un spectacle mais la question est de savoir ce que l’on peut construire. Dans ma vie privée, j’ai des engagements citoyens qui peuvent être difficiles à tenir car il y a des conflits entre ce qu’on veut être et comment on peut agir. Si je reste à la surface des choses, je me sens hypocrite car il y a des engagements personnels qui sont une autre manière d’être acteur de la société. Cela me renvoie aussi à la place qu’occupe le spectacle vivant aujourd’hui. Nous sommes dans un système économique et dans un monde de surconsommation mais il faut faire attention à ne pas reproduire cela dans la culture. Quantifier un spectacle sur la base de chiffres, dire s’il a du succès ou non, qu’est-ce que cela signifierait ? Il faut se méfier du fait d’avoir une stratégie de carrière car on peut très vite en être puni. Je me sens dans un conflit entre le fait d’avoir trop de visibilité et le questionnement constant sur ce que l’on fait et pourquoi on le fait. Je travaille beaucoup sur des thèmes en lien avec la fragilité, et comment on peut rester à un endroit fragile pour ne pas tomber dans un geste un peu machiste qui relèverait du contrôle d’autrui.


Raconter


N°7 Fantasy – Fragmentaires © Pascal Maillet-Contoz.


L’Arbre devant la forêt/ Thomas Denis Lavorel Œuvre de Nazar Bilyk 70


~ nouvelle ~

Une jolie fleur dans une peau de vache Une jolie vache déguisée en fleur Qui fait la belle et qui vous attache Puis qui vous mène par le bout du cœur Georges Brassens, La Jolie fleur.

J

e vous écris de mon exil. J’étais revenu à zéro, avant même le zéro. J’étais parvenu à moins l’infini et me cognais furieusement contre le mur de Plank. Il y avait un arbre qui cachait la forêt. Il avait surgi au milieu de nulle part où je cherchais un accès. Ce n’était pas un peuplier, c’était, je crois, un saule pleureur. Mon désir était pour la forêt profonde dont le cœur battant cognait dans ma poitrine, mais je trouvais auprès de l’arbre une ombre fraîche et dans le balancement de ses branches, au gré des promesses du vent, je m’aliénais un refuge pour les nuits de guerre où je serais revenu vaincu. Je m’étais attaché à l’arbre comme à mes propres racines et j’y nommais tous les liens que ma destinée me chantait. À ses pieds, déposés, mon amour, mes espérances et ma vertu, mon seul bien sur la Terre, mon seul trésor. Mais alors que je goûtais aux voluptés de l’arbre, je sentais battre dans mon ventre la forêt comme un tambour. « Entends-tu cet appel ? C’est bien la forêt, n’est-ce pas ? C’est bien notre seule destination ? ». L’arbre me caressait d’espérances lumineuses Tu es libre mon amour… Je le croyais ! Alors je marchais vers la forêt… Tu veux t’éloigner de moi… À chaque pas pourtant je sentais dans mon cou des morsures… Pourquoi désires-tu la forêt mon amour, mon amour ne te suffit pas… Et chaque pas rendait le suivant plus douloureux… Tu m’abandonnes… Les feuilles aux branches de l’arbre faisaient des larmes, et les larmes tombaient comme les perles de son amour fondu qui s’écrasaient sur mon cœur en faisant des trous. La tristesse de l’arbre me rendait malheureux. Que devenait mon désir ? N’était-il que peine et douleur ? N’était-il que ruine et désolation ? Était-il autre chose que délire ? Un doux rêve, un vertige… L’arbre ou la forêt… Mon amour interdit… Bientôt, le jardin où nous avions fleuri, le magnifique jardin de nos amours adolescentes, se transforma en un sordide marécage. Il n’y eut plus ni nuit ni jour mais un perpétuel enténèbrement. Le ciel devint lourd, crevant d’orages qui ne crevaient jamais. La rose que je tenais jadis entre mes dents devint un mors qui me saignait les lèvres aux commissures. Je vis les longs cheveux des branches semblables à des vipères aux crocs dégoûtant de poison s’acharner dans mes plaies. Pour chacune de mes fêlures il y avait un miroir, un écho… lâche minable… Je m’effondrais… Tu voulais devenir un roi mais tu n’es qu’un esclave… misérable… Je me recroquevillais, je tremblais… Que nous parles-tu de forêt, tu n’es même pas capable de t’éloigner de ton arbre… Imposteur… Impuissant… Je hurlais… Si au moins tu savais me faire jouir… Je hurlais dans la nuit, transi de froid, ivre, je brûlais, j’implorais mais qu’attends-tu de moi, qu’on me libère ou que je cesse de vivre. L’arbre prenait soudain des accents d’innocence, il s’étonnait, comme si tout ce que je ressentais n’existait que dans ma tête… Il savait sur quel clavier jouer sa chanson. Je me calmais. Je regardais autour de moi, les désastres, les champs de ruines… Je me remettais en question, me demandant si ça en valait la peine… Je demandais pardon… Je cherchais dans mes brouillards et dans mes peurs un chemin pour la rédemption, un radeau en partance pour une terre permise… Et quand enfin je croyais pouvoir vivre de nouveau, les lunes noires au-dessus de ma tête recommençaient leur sabbat terrible, et les démons dont je croyais m’être acquitté de nouveau m’entrelaçaient de serpents barbelés. Je devenais un cadavre, un amas de maladies, une déchirure infecte, une erreur, un problème que je ne parvenais pas à résoudre. Cela dura plusieurs années. Je suis descendu aux enfers et je suis mort plusieurs fois avant que d’une main ferme je ne m’attrape par les cheveux et ne m’arrache à la fournaise. Quel impraticable séjour ! Je suis dehors aujourd’hui. Je vous raconterai un jour les montagnes qu’il m’aura fallu déplacer pour y parvenir. Je suis nu, tout nu comme la vérité, j’ai froid, j’ai mal aux os, les poumons me brûlent et je respire mal… Il n’y a plus de ruine autour de moi, il n’y a plus d’arbre, il n’y a même plus de forêt, il n’y a plus rien… Que le champ éternellement libre de la création… la lumière… la lumière même la nuit… si claire que je m’aveugle encore… Mais j’entends mon âme qui chante ! Oh, cette voix ! Elle me revient de loin… mon âme qui chante… mon amour… Ma Liberté. 71


L’hypocondriaque/ Yannick Bouquard Photographie de Philippe Roques

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~ nouvelle ~

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our un hypocondriaque, entendre son cœur battre est source d’angoisse. Lorsque la sourde vigueur frappe aux tempes, il se fait un sang d’encre à tourner septicémique ! Le rythme du muscle ne serait-il pas trop régulier ? Sa tessiture ne serait-elle pas trop aiguë et sa tonalité trop sourde ? Et lorsque, ensuite, cette pulsation s’amenuise, l’hypocondriaque s’inquiète de cette baisse de fréquence ; la décélération est-elle graduelle, en courbe douce ou la systole (au minimum) est-elle à craindre ? Cette veine-ci palpite ! Ne vibre-t-elle pas trop ? Ne serait-ce pas le nœud d’une phlébite ? Et cette aorte, cette artère, ce ventricule ? Quel mal s’y terre ? Quelle fistule s’y étire ! Ce clapet ne manque-t-il pas de régularité ? Voici l’œuvre d’un caillot ! La formation d’une tumeur ! La réplication d’un virus ! Et s’il battait trop fort, le palpitant, parce qu’un plus fourbe dérèglement opérerait ? Ce serait une sournoiserie du corps destinée à la communauté médicale ; plus qu’un défi à la médecine, cette rouerie souillerait la belle science, jusqu’à ridiculiser le nom d’Hippocrate ! Imaginons, oui, qu’une chimie maligne, qu’un processus enfoui dans les entrailles, inspirent au cœur un dysfonctionnement et que cette diversion soit l’œuvre d’un autre organe ? La vessie par exemple ou… admettons, la vésicule biliaire ! Tout organe insoupçonnable. La médecine ne parviendrait pas expliquer cette pathologie. Elle serait mal documentée, un docteur ne la décèlerait pas. Le cas de l’hypocondriaque est toujours le cas du patient Alpha le plus guigneux de l’univers. Si des étudiants en psychologie avaient demandé à un ami de Philip Sequor de le définir – mais Philip Sequor n’avait pas d’amis – il l’aurait qualifié d’hypocondriaque, sans hésitation et avant tout autre qualificatif. Lui-même, davantage lucide sur cette maladie-là que sur ses autres imaginaires n’aurait su se définir autrement. Il aurait pu choisir un traitement à la source, nanotechnologie, lobotomie, impulsions électriques, etc. Il ne le fit pas. Si un ami le lui eut proposé, Phil Sequor aurait argué que le cortex est bien le seul don de sa mère, et le seul organe qu’il respectait, et comme elle fut l’unique personne à lui avoir adressé un peu d’amour, (au risque d’un Œdipe), il était catégorique sur le maintien du cerveau dans son état d’origine. Puis, il avait tendance à croire que son hypocondrie était une sorte d’hypertrophie de son instinct de survie. Ne permettait-elle pas de déceler nombre de pathologies avant même qu’elles n’existent ?

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De surcroît, il corrélait son hypocondrie avec un prétendu « génie ». Il avait bien tenté de le partager en société, ce génie, mais sans succès. Les galeries avaient rejeté ses sculptures moléculaires organiques et éphémères. Son art n’avait jamais rencontré l’engouement espéré. Les formes pourrissantes, mycosées, s’éparpillant en miasmes répugnants, argentées de champignons poilus, écœuraient les galeristes. Ces refus prouvaient qu’on ne comprenait ni l’art, ni l’artiste. Il était un marginal, un poète maudit, un précurseur oppressé, les sorts étaient jetés, l’hypocondrie serait le fardeau équilibrant son génie au déterminisme de la providence. Situation idéale pour justifier une position victimaire acceptable. En conséquence, Sequor entretenait peu de relations sociales ; ni femme, ni homme, ni voisin, ni même animaux – ces organismes « engermés ». « Comment voulez-vous échanger avec qui que ce soit, autres choses que des bactéries ? Les visages des gens sont des ordonnances ! On lit dans une ride mille infections, autant de tares dans une fossette ; et que dire du risque épidémique ! ». Eût-il dit si un ami le lui eut demandé. Parfois, il se risquait jusqu’à l’épicerie automatique, il trouvait l’intelligence artificielle agréable ; il rendait visite à la pharmacienne bien entendu – avec qui il entretenait une rivalité de connaissances. Ses relations s’arrêtaient là. Il y avait néanmoins une exception qui était une évidence. Lorsqu’on est hypocondriaque, il y a grosso-modo deux attitudes envisageables avec le corps médical. Soit le médecin est fui comme un rhume ou la peste, soit les salles d’attente sont prises d’assaut et orviétans sur orviétans sont attendus. Le docteur M. était ce qui se rapprochait le plus d’un ami pour Phil Sequor, sans réduction tarifaire évidemment. Après une considérable anamnèse, que le praticien bonhomme écoutait par commodité, voici ce que Phil déclara : « Depuis que vous êtes entré dans ma vie, mon bon docteur, et que vous fouissez chaque germe de malheur, je me sens beaucoup mieux. D’ailleurs, je suis ravi – quoique je me gourmande gentiment du prix excessif de l’intervention – que vous me changeâtes mes poumons, mon bon docteur. J’espère vous revoir rapidement, le mois prochain si les assistantes sociales le permettent, pour que nous réglions le problème de mon œil. Le droit d’abord. Je le suspecte de perdre la vue, peut-être s’agit-il d’un cancer, un cancer liquide, peut-être la cataracte s’y embusque. Qu’importe ! Ne faut-il pas mieux exérèser que guérir ? Être un précautionneux vivant qu’un téméraire mort ? Les atrabilaires gueules béates, qui le restent pour toujours par manque de circonspection, ne se moquent plus des pusillanimes vivants, leur poussent des lys dans les narines et de la mousse charnue à la place des canines. D’ailleurs pour toute pusillanimité nous devrions parler de stratégie, de prévention ! ».

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~ nouvelle ~

Phil s’acquitta de sa note de frais. Il se remettait admirablement bien de sa dernière opération malgré son foie qui certainement ne tarderait pas à le faire souffrir – une cirrhose en instance – et dans l’attente d’une attaque de goutte, d’autant plus retorse qu’il ne buvait plus depuis qu’il s’était fait retirer les reins, dix ans auparavant. Il se chapeauta, salua bien bas son toubib et s’engouffra dans la moiteur de la City le museau recouvert d’un masque filtrant haute protection. Depuis qu’il s’était « désexé » à cause d’un cancer des testicules et des ovaires indiagnostiquable, il se trouvait extrêmement sensible aux pics de pollution. Phil ne travaillait plus, par peur de l’accident et par inconfort : à chaque courbature c’est un muscle qui rompt, chaque nerf étiré c’est un nerf qui s’ébarbe. Et combien d’infections potentielles quand le soir, fourbu, le système immunitaire est déficient ? Pourtant, ses quatre membres étaient désormais artificiels, fruit de la technologie de la BostonLabInc ; les batteries qui les alimentaient étaient du matériel russe, si bien garanties qu’elles étaient réimplantées après la mort du patient. Des chefs d’entreprises auraient payé cher les services d’un collaborateur si bien augmenté. Lui ôter les poumons l’avait rendu serein. Les neufs, en polycarbone souple, ne provoquaient aucune gêne, ils facilitaient la respiration tout en filtrant les particules fines. C’était la dernière opération en date mais d’autres morceaux du corps allaient défaillir ; déjà les symptômes se multipliaient. Phil espérait changer bientôt d’yeux, de palais, des quelques organes internes encore d’origine et donc dégradables, le pancréas par exemple. Après chaque consultation chez son bon docteur, Sequor regagnait son logement stérile, héritage de sa mère. Il s’allongeait dans la pénombre, coupait tout stimulus, sonore, lumineux, olfactif. Il patientait ainsi, languissant puis angoissé, de plus en plus, parfois jusqu’au malaise vagal ; il s’incarcérait jusqu’à ce que la prochaine maladie, la finale, la foudroyante, incurable, se déclare. Une auto-immune, une inconnue d’ici à Alpha du Centaure car ramenée de l’exploration spatiale, une arme bactériologique fabriquée par l’armée, si maline et radicale qu’elle agirait sans syndrome, sans symptôme ! Mais ça, c’était auparavant, car il n’avait plus peur de tomber malade. 95 % de son corps était artificiel grâce à son bon docteur. Pourtant, sanglotant, il se répétait dorénavant : « Pourvu que je ne tombe pas en panne, pourvu que je ne tombe pas en panne, pourvu que je ne tombe pas panne… ».

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Les murmurations/ Guillaume Cathy Photographie d’Alison McCauley 76


~ poésie ~

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arfois, au détour d’une promenade, lorsque la lumière descend, le monde se pare de nuances chaudes, étalées longuement en doux dégradés, rose, azur, orange et nacre, et soudain la nature pataude prend les airs innocents du sublime en ballade. Un nuage menaçant, qui ne couve aucun orage, trace dans le ciel, à toute vitesse, un parcours indécent : les yeux bientôt reconnaissent une nuée d’hirondelles. C’est une danse de plumes dont on ne saisit le pas, de-ci de-là des mouvements heurtés et par la grâce portés, les virages inouïs de ces êtres en errances.

Bientôt chaque mouvement d’aile singulier compose avec l’autre un mouvement supérieur, et sur la scène du ciel apparaît la silhouette d’un immense danseur. Et le corps volatile de ce géant dont la chair est de grâces, dessine au gré de bizarres gestes et d’étirements fugaces, ce que sont quasiment les convulsions célestes. C’est le ciel amène qui prend alors ses figures humaines. Il a froid et pour chauffer sa carcasse alanguie grelotte ; mais quittant ses estivales chaumières, donne un dernier spectacle avant de fuir l’hiver. Où va ce géant aux mille maquillages ? Pourrait-on suivre ses mille jambes dans leur marche sans âge ?

Haut les murmurations tranquilles sur le chemin difficile des grandes migrations.

Haut les murmurations tranquilles sur le chemin difficile des grandes migrations.

Détaché soudain du fond rosé du soir qui tombe, les piafs en dispersion, répétant leur prochain exercice, s’éparpillent dans de sourdes explosions, comme de noirs feux d’artifices. Et toutes les fleurs de ce bouquet polypétale nous avertissent sans esclandre qu’il fait bon brûler dans l’immense prairie spatiale. Mais une hirondelle s’en va suivre son chemin et se détache de ces mimes pyrotechniques.

Leurs paroles déposées dans l’air chargé du soir l’une sur l’autre s’agrègent, s’entrelacent, se font l’amour. À l’écoute de ce bruissement grandoyant où les gazouillis se mêlent comme violons en concert, on entend derrière les cui-cui la voix de toutes les substances jouant une mélodie mondiale, sur le rythme sourd battu par l’univers. Mais tous ces trissements en suspension, murmures à nos oreilles échappés de la bouche du ciel en son parler calandre, passent loin bien loin de nos compréhensions. L’universel nous parle depuis le firmament sans qu’on le puisse comprendre.

Haut les murmurations tranquilles sur le chemin difficile des grandes migrations. Monde renversé, un instant divague, lorsque la mer percée au ciel répand ses vagues : au lieu de pénétrantes brumes, ondoyant, clapotant, c’est un océan dont les oiseaux font l’écume. Une poignée d’hirondelles jaillit soudain de la foule en mouvement, commando plein de becs, panache plein de plumes. La houle sur un rythme incessant s’enfle et se dégonfle, comme une voile battue par de contraires vents. Et l’on voudrait plonger dans ce bain de délices, où nage la vie mélangée à d’autres matières, parcourir les cieux du même radeau qu’Isis, s’y couler, se noyer dans l’air, explorer jusqu’aux fonds des abysses. Cependant l’immense voûte bleutée à l’air de rondeur, derrière la pellicule de ces flots acrobatiques, dissimule le secret de ses profondeurs.

Haut les murmurations tranquilles sur le chemin difficile des grandes migrations. Tous ces petits êtres en vol sont pareils aux corps stellaires dont ils imitent les courses. Là des astres en orbite tournoyant dans l’absurde, là des trous noirs qui flottent et soudain font une vrille, des comètes tournantes au chaos infini dans les queues desquelles s’élaborent des figures ponctuelles, et, ici, fugitivement la Grande Ourse s’esquisse. Cependant deux volées se percutent à la manière dont le font deux galaxies, et de cette double volute désormais unie s’échappent des essaims de matières noires envolées. Dans le petit ciel sous notre voûte pleine d’énergie sombre, des milliers de minuscules astres noirs rejouent la valse des étoiles. Lorsque je rêvasse le soir à contempler ces figures divines, il me semble que c’est l’histoire des temps que je devine. Et le cortège roule enfin vers d’autres saisons, lovant son corps fluide derrière les chauds horizons.

Haut les murmurations tranquilles sur le chemin difficile des grandes migrations. La nature immortelle sauvage d’hirondelles s’habille ; ses gracieuses jambes langoureusement caressées de bas résilles, s’entrecroisent dans des mirages de pas chassés. Toutes ces pirouettes, toutes ces danses apprises sous nos toits, sont une dernière révérence avant de quitter nos fêtes. Quel est le nid que les frétillantes hirondelles gagnent ? Que vont-elle trouver par-delà la courbe de nos campagnes ?

Haut les murmurations tranquilles sur le chemin difficile des grandes migrations. Peut-être y’a-t-il dans ces drôles de manèges des êtres transis, certains blessés, et même au sol blanchi les corps de ceux qui ont renoncé. Avant que l’on passe de l’autre côté des airs, il faut savoir retirer la beauté de nos soirs, peu importent nos pires misères. Car nous sommes en voyage comme ces hirondelles qui parfois dans le ciel jouent avec les nuages.

Haut les murmurations tranquilles sur le chemin difficile des grandes migrations. 77


DĂŠpouille/ Najet Youssef-AĂŻssa Photographie de Garance Li

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~ nouvelle ~

A

u premier abord, j’ai souri. C’est ce que certaines personnes font quand elles ne comprennent pas d’emblée ce qui se joue sous leurs yeux. Un sourire de gêne face à ma propre bêtise, ou de protection face au cocasse, ou comme souvent les deux. J’aurais préféré que ce soit un sourire d’enfant à l’ouverture d’un tour de magie. Qu’est-ce que ce briquet peut bien faire dans l’enveloppe à la place du bulletin ? Le type se serait-il trompé à ce point ? Est-ce possible, confondre l’enveloppe du vote avec la poche de son jean ? Était-ce même un type qui portait un jean ? Une jeune fille fraîchement majeure qui aurait voulu faire une blague ? Un « cap’ ou pas cap’ ? » enfanté dans l’ennui ? Une vieille dame ? Pas la douce ni la sage d’un quartier paisible, non, plutôt celle un peu sale, visiblement folle, la fameuse. Il est proprement impossible que ce briquet ait pu être glissé ou tomber dedans. Une enveloppe n’est pas un trou dans le sol, un briquet n’est pas un bulletin de vote – je suis moins sûr du contraire. Sans impliquer mon esprit, j’enveloppe ledit briquet de mon poing, dissimule ce dernier sous la table, lève le regard : ni les autres dépouilleurs, ni les délégués ni le secrétaire, ni les électeurs qui se promènent, personne ne m’a vu. Je n’en reviens pas. Je pourrais joindre les deux derniers fils d’une bombe, vérifier encore une fois sa connectique et lentement la déclencher qu’ils ne verraient pas. Certes, ce sont des élections présidentielles, ça occupe l’esprit, ça turlupine, mais sont-ce les premières ? L’ensemble des précédentes ne sert-il pas à les prosaïser toutes ? Les deux dernières fois, en 2012 et 2007, ils semblaient déjà aussi absorbés, s’asticotaient un peu, alors que demain, FN ou Macron, le jour fera en sorte d’être banal. Je n’ai jamais compris pourquoi on trouvait plus naturellement la sensation de vie dans le désordre – auquel elle est bien entendu proportionnelle… « Code 13 ! » sort seul de ma bouche. Je viens d’indiquer que l’enveloppe était vide. Je viens de créer du désordre. Mentir, c’est-à-dire encrasser le réel, fausser le dépouillement, je crois qu’on dit « frauder », je me demande. Ce n’est pas une grande fraude je pense. J’inscris « Code 13 ! » avec le point d’exclamation sur la feuille de pointage, c’est une fraude rigolote, cela ne changera rien, je crois. Il me semble me rappeler une anecdote qui a fait le tour des bureaux de vote de je ne sais quelle commune. Une volontaire avait trouvé dans l’une des enveloppes un morceau de papier hygiénique couvert de merde. Le message de l’électeur était aussi clair que vain. Bien sûr que cette mascarade jusque dans ses paillettes sent la couche pleine. On nous a laissé le droit de vote en échange de notre lucidité, harangués que nous sommes afin que leur profite notre absence à ce qui se déroule. Le pouvoir, seul capable de concurrencer la beauté, ne peut déplaire à personne. Même le moindre, même le plus enfoui, le plus anodin, le plus silencieux. Aller exprimer sa préférence de citoyen. C’est si séduisant que le luxe suprême consiste à y renoncer avec mépris. Mais le luxe me met mal à l’aise. Reste le « vote utile », le cran d’en-dessous, l’ineffable niaiserie, la posture du lion qui se serait lui-même arraché griffes et crocs. Je ne me situe pas là non plus.

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Ma voix d’électeur, j’y tiens parce que mes semblables font de même dans la fange commune. Elle tire sa valeur d’un effet miroir, du besoin de me sentir ensemble. Je sais que l’annonce du prochain président de la République tout à l’heure ne me concernera pas. Je sais que je me suis porté volontaire au dépouillement pour conjurer mon inanité dans ce pays, sur ce territoire dont les frontières ne m’ont toujours été que figuratives, engraissées par mes pastels d’écolier. Ma petitesse d’homme qui vient de caler ledit briquet entre ses deux quadriceps on ne peut plus contractés l’un contre l’autre pour libérer sa main, continuer à ouvrir, dénombrer, pointer, ouvrir, dénombrer, pointer, à voix haute, « Le Pen », « Le Pen », « Le Pen », « Code 12 » – deux bulletins dans la même enveloppe – « Le Pen », ça chie dans la colle. La lumière du plafonnier est devenue blafarde pendant que j’ânonnais. Les scrutateurs sont bleuâtres. Il paraît que « chier dans la colle » est l’équivalent de « chier dans le pot », expression datant du vingtième siècle, et ne contenant visiblement aucun sous-entendu, aucune ironie, pas de symbole, rien, contrairement à beaucoup d’expressions usitées. Sans aucune raison un troupeau d’électeurs a pénétré dans le hall. Les voilà qui rôdent autour de nous, les mains dans le dos ; constatent la véracité du décompte ; s’y attardent – après tout qu’y a-t-il d’autre à faire ici… Personne ne peut encore voir le briquet entre mes pattes brûlantes, petit caillou à l’aura d’un miracle. Une urne ressemble assez à un pot. Nous en avons encore pour une bonne demi-heure, après quoi nous saurons si la France mourra dans les jours à venir. Si la gangrène qu’elle subit depuis plusieurs années est idéalement réversible, ou si elle est le drame à la racine de toute dystopie. Le nombre d’électeurs dans la salle a doublé en quelques minutes. Des vautours. Leurs corps électrisés par la circonstance comblent tout l’espace entre les tables ; ils se murmurent des choses à l’oreille, des commentaires étouffés que ponctuent des sourires, des blancs, ils ne réalisent pas. La lucidité, disait-on. Je dois agir. Les « Le Pen » se succèdent, rien n’en indique encore la majorité, je sais ce que ce briquet signifie, j’ai très bien compris. Et si je n’étais pas le seul à en avoir trouvé un ? Si l’auteur de cette idée avait fait en sorte d’en disperser plusieurs ? Un par bureau de vote de l’arrondissement… de la commune… du département ? Si l’objectif était que nous engendrions un incendie pluriel ? Mettre le drame à l’envers… Nous aurions enfin une vraie chance de tout stopper net, nous asseoir, peut-être converser ensemble, débattre, c’est-à-dire corriger en chœur nos erreurs individuelles ; j’ai appris cela dans un livre. Certains livres vous font gagner du temps. S’il ou elle n’a désigné qu’un dépouilleur par département, cela fait de moi un semihéros. Les gueules des vautours m’écœurent ; j’aimerais croire qu’il y a un phénotype de l’électeur d’extrême-droite. Un teint de peau, une certaine façon qu’ont les pores d’être dilatés, la graisse de courir le long des courbes ; les viscères pesant vers l’avant, les pieds plutôt petits. Tout serait plus simple. Que se passera-t-il si l’un des destinataires de ces briquets ne remplit pas sa mission, par manque de courage, ou parce qu’il n’aura pas compris ? Peut-on ne pas comprendre ce que signifie une conflagration en puissance enfermée dans une petite enveloppe bleue à l’aube de la possible victoire du Front National aux présidentielles ? Être aussi con ?

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~ nouvelle ~

Sur la table, les piles et amas de papier sont nombreux. Je devrai aller vite. Autour, cinq autres grandes tables rectangulaires comme celle-ci soutiennent autant de piles et d’amas, toutes encadrées par la procession immobile des vautours. Je ne pourrai bousculer personne ni courir assez vite. Il ne devait pas avoir les plans du bureau. On n’enflamme pas six grandes tables d’un seul geste, l’ami. Comment fais-je ? Et d’ailleurs à quoi cela servirait-il ? Dans le meilleur des cas, nous recommencerons. Compteurs à zéro, retour à l’urne, enveloppes contenant des noms choisis avec plus ou moins d’esprit, dépouillement… C’est ce qu’on appelle « remuer le couteau dans la plaie », expression du dix-neuvième siècle, je crois, indiquant que les mots sont une arme. Je n’ai pas le choix de l’échec. Il faut que cet incendie ait exactement le même effet qu’un vote blanc national – ce que nous n’avons pas su faire. Devant la non-existence d’un homme plaçant naturellement le bien commun avant ses intérêts propres, devant la non-naissance de ce saint, la réplique aurait été le refus unique, catégorique et sans précédent de 47 millions de femmes et d’hommes décidés à exercer leur véritable pouvoir, celui que nul autre qu’eux-mêmes ne peu leur ôter. Le pouvoir de choisir à quoi doivent ressembler leur vie et leur pays. Ce pouvoir-là. Terrifiant. Mélenchon a peut-être commis l’erreur de paraître un homme stratifié. La pondération par-dessus l’impulsivité ; l’impulsivité par-dessus la mégalomanie, fameuse critique prête-à-porter devant tout homme en cravate. Le peuple n’est pas conçu pour accueillir la complexité dans toutes ses nuances. La multitude ne peut réagir qu’aux représentations planes, schématiques ; aux mots simples et redondants, les mots des livres pour enfants, « ensemble », « espoir », « peur », « en même temps ». Elle mire son reflet sans mal dans les yeux d’un jeune rapace, pour peu qu’il soit identique aux autres… En trente-cinq ans je n’ai pas connu autre chose dans ce fichu pays. Il a peut-être raté son coup, l’homme à strates, le millefeuilles, et me voilà, en passe de saboter les élections présidentielles françaises de l’an 2017 avec un briquet de poche, dans la lumière rose du couchant, coulée sur les plateaux de table. Coucou. Il y a un coupe-papier, là. Manche doré, motifs à la con de petits Vikings devant des bâtisses possiblement en bois. « Code 12. » J’ai minutieusement pointé chaque bulletin pendant que je réfléchissais. « Macron ». La lame n’a pas été affûtée depuis De Gaulle. Dans quelques secondes, je vais donc la porter à mon cou, « Macron », et l’y garderai le temps de bien enflammer chaque putain de bout de papier présent dans cette salle de vote, les vautours s’écarteront, « Le Pen », un homme comme moi aura participé à la majuscule d’une guerre, mais pas n’importe quelle guerre, « Macron », une guerre des esprits, salvatrice, la croisade du Bon Sens. Dans quelques secondes. Au pays.

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Fééries maritimes/ François Roland Goddet Photographie d’Elliott Verdier

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~ nouvelle ~

J

e l’ai rencontré pour la première fois au port. Il venait, comme moi, de se faire embaucher pour un jour. Nous étions deux trimards, un peu paumés, franchement pas convaincus, et les poches bien vides.

Nous nous attelâmes à la tache assez rapidement. Les mailles étaient dans un sale état, la pêche avait dû être rude… Nous fûmes à notre apogée ce soir-là. Trente-cinq filets étaient passés entre nos mains. J’avais la prétention de penser que nous étions un duo qui tournait bien. Nos dialogues monastiques influençaient sans doute notre rendement. On apportait du soin au labeur. C’était important mine de rien, les filets sont les outils principaux du pêcheur, ça donnait un sentiment d’importance.

On avait passé la nuit ensemble à ramender les filets sous la pluie. Ce n’était pas reluisant comme situation. De grosses gouttes me coulaient dans le dos, mes grolles prenaient la flotte, et mes doigts étaient rongés par ces frictions inhabituelles. Je me gelais et le travail ne réchauffe pas, c’est connu.

Je regardais ma montre et vis qu’il ne me restait plus qu’une demi-heure avant l’arrivée des hommes. J’allais m’apprêter à nettoyer ma zone quand Ronin m’arrêta d’un regard interrogateur.

J’ai essayé de lui causer un peu à Ronin au début. Des banalités… Je lui parlais du temps de chien, des heures de nuits qui devraient être majorées à 40 %, et de la merde qui me servait de chaussures. Il avait à peine répondu, se contentant d’essuyer sa barbe ruisselante. Il dégageait une sacrée sérénité. Ses épaules, son buste trapu renvoyaient une solidité certaine. Il tenait droit sur ses jambes et ne vacillait pas. Ses silences étaient éloquents, ses gestes précis et sereins. Sa présence m’apaisait. On sentait qu’il avait essuyé quelques tempêtes, battu un peu le pavé, qu’il avait aimé lors des soirs d’été, quand l’éternité se fait sentir.

— Dis, comment font-ils ? — Ils ?… De qui parles-tu ?… — Tous ceux qui foulent le sol de cette terre, comment fontils, pour vivre sans être fou ? Ils s’usent à courir vers la gloire, à vivre sans penser qu’il y a la grande mort à préparer… — Je ne sais pas… chacun a ses combines… des petits trucs qui font tenir un peu… Tous un délire intérieur qui donne de l’élan, la mort, on préfère l’oublier je pense… — Ah, c’est donc ça, l’oubli pour vivre… je n’en connais qu’une de combine pour ne pas sombrer… La seule de valable selon moi… — Si t’en connais une n’hésite pas, mes agonies n’en finissent plus… — Je n’en connais qu’une… La prière du pèlerin russe… Christ, prends pitié de moi… Christ, prends pitié de moi… Tu respires… Christ, prends pitié de moi… Tu reviens au geste, à sa pureté… Ta main passe dans le filet…

À quatre heures, les premiers pêcheurs arrivèrent. Ils firent le tour des bateaux, vérifiant chaque attache avec minutie. Je sentais qu’ils n’allaient pas à l’usine, qu’il devait y avoir autre chose. Que voguer sur l’océan c’était leur vérité. Nous leurs laissâmes donc la place. C’était à eux maintenant, ça leur appartenait. Un type vint nous voir et nous demanda de rester deux nuits de plus. J’acceptais avec empressement. Ce n’était pas que le turbin m’enchantait plus que ça, mais l’idée de partager un peu de temps avec Ronin me rendait le sourire. Celui-ci se contenta d’un hochement de tête, et me quitta en m’adressant un signe de la main.

Je le fixais, respirant et soufflant avec lui, dans l’abandon le plus total. Je suivais son mouvement, nos corps oraisons chantaient prière, un Ave Maria qui venait des tripes, transpirant les langueurs océanes. Elles s’envolaient au large, nos cantiques, bien loin, là-bas…

Le lendemain fut la même cérémonie. Les conditions étaient cependant un peu meilleures. Un ciré acheté la veille au « Pêcheur mon capitaine ! » me parait d’éventuelle rincée. J’en étais fier. Ce fut une nuit somme toute semblable à la précédente, excepté qu’un chien vint nous rendre visite. Il s’asseya et nous regarda, peinard. Ronin lui lança à deux ou trois reprises un regard compatissant, puis sortit de son sac un reste de sandwich, et lui donna. Le chien le renifla, le mordit puis le mangea. Il semblait heureux. Quand les premiers échos humains se firent entendre, il nous laissa. Il nous précéda de peu. Sur les quais, la brume commençait à se dissiper.

Les premières voix extérieures résonnèrent. Il me regarda un instant, puis se leva. Le silence nocturne laissa place aux balbutiements naissants de l’aube. Il s’approcha, me serra la main et me remercia. Je le regardais s’éloigner, sans mot dire, la démarche souple, son sac sur le dos. Il partit et plus jamais je le revis. Et quand parfois les jours sous ciel gris me laissent sur le côté, quand dans mon âme plus rien ne brûle, je repense à lui, et dans la nuit, dans le ciel ou rien ne luit, j’interroge le Russe, et lui demande où il se trouve…

Le jour suivant, je vins avec un peu d’avance. La ponctualité n’était pas forcement récompensée, mais je n’arrivais pas à dormir. Un vent d’ouest venait se fracasser sur les volets, emportant avec lui mes derniers rêves. Je pris donc le chemin du port. En marchant je songeais au fait que c’était la der avec Ronin. Il n’y pensait sûrement pas de son côté mais moi ça me chagrinait un peu. Ce fut avec une certaine mélancolie que débuta la nuit.

À Clément Claude.

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Je me souviens/ Demetrio Trunfio Photographie de LoĂŻc Mazalrey 84


~ poésie ~

P

ourquoi avoir ouvert la porte, Avoir franchi le seuil Et mettre mes pas sur la route Qui allait du rêve au cauchemar ? Toi penchée à la fenêtre, Tu pleurais. Larmes en écho De mes pas mal assurés ! Je me souviens, oui je me souviens ! Je me souviens en ces années-là Des folies poétiques milleriennes Qui bâtissaient une grammaire d’amour Pour une nouvelle lecture du monde. Je me souviens des éclairs qui brûlaient ma cervelle Lorsque le Coq chantait en Attique Pour réveiller les Dieux de l’Olympe Déçus par les hommes mortels ! Je me souviens de ces musiques funestes S’incrustant dans les fibres de mon âme, Squattant mes danses neuronales, Renforçant mes ennemis, chevaliers féroces. Je me souviens de mon errance au Quartier latin Ébloui et charrié par une foule fleuve À qui je voulais révéler ma vraie identité En défense de mes rêves fragiles ! Je me souviens, oui je me souviens Que parmi mes pages jaunies On trouve encore quelques bijoux Et des éclats de diamant ! Je me souviens de la folie qui fut la mienne De vouloir mettre en équations poétiques Mon enfance dans les jardins d’Éden. Mais tu n’es plus penchée à ta fenêtre ! Je me souviens de la folie qui fut la mienne De vouloir mettre en équation de rebelle Toute mon adolescence déjà aux portes de l’Enfer. Mais tu n’es plus penchée à ta fenêtre ! J’irais me reposer sous la tonnelle, M’oublier au cœur de la nuit Si l’été daignait nous revenir. Mais tu n’es plus penchée à ta fenêtre ! Mes pas n’ont plus d’écho ! 85


Les Autres/ Benjamin Lecouturier Photographie de ClĂŠmentine Belhomme

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~ nouvelle ~

S

eule dans la nuit noire, une silhouette inquiétante s’agite en silence. Du visage émacié de l’homme qui se trouve là, on ne distingue que quelques traits, déformés par la rage. Sa main droite s’escrime frénétiquement à coucher sur le papier de sombres pensées. De temps à autre, une larme scintille à la lumière de la lune et vient s’écraser sur la feuille… Julie, Je ne sais par où commencer. Je suis parti parce que je ne peux plus te faire subir ça. Seul face à mes démons, je ne peux plus me battre comme avant. Les idées noires m’étouffent, les peurs du passé ressurgissent. Je regrette, Julie. Les cris, les coups, les pleurs. Les Autres m’ont sans cesse rassuré sur le fait que tu le méritais, mais je me rends compte que toutes ces années, je n’ai été que l’ombre de l’homme que tu as un jour aimé. Comment as-tu pu d’ailleurs ? Pourquoi n’estu pas partie dès que tu as pu expérimenter cette folie qui me parasite ? Je t’aime Julie. Je t’ai toujours aimée. Ave Maria interprétée par Barbara Bonney tourne en boucle dans ma tête depuis que je suis parti. Tu te souviens de notre toute première danse sur cet air ? Il est si apaisant. Assez ! Ils ne cessent de me tourmenter ! Partez ! Oh, Julie, je suis si fatigué… Je n’ai plus de répit à cause d’eux et pourtant, j’ai besoin de me concentrer pour te parler. Je dois te parler d’elles : Natacha, Florence, Nicole, Sidonie, Amandine, Chloé, Justine, Céline, Agathe, Lætitia, Pascale, Marion, Sophie, Lorène, Angélique, Charlotte, Joëlle. Tu as toujours pensé à d’anciennes conquêtes, mais en vérité ce sont les noms de toutes mes proies. Je ne suis pas celui que tu crois Julie. Je suis bien pire que celui qui passe parfois ses nerfs sur toi. Les Autres ont toujours fait partie de moi, me chuchotant constamment à l’oreille leur malveillance. J’ai longtemps résisté, mais seul face à ma fragilité, j’ai fini par perdre pied. Je suis faible, mais que pouvais-je faire d’autre que de tenter d’apaiser les cris ? Ce sont les Autres qui se sont acharnés, Julie, pas moi. Grâce à ces petits accidents de parcours, j’avais la possibilité de m’affirmer dans un monde que je n’ai pas choisi et qui ne m’a apporté que de la souffrance… Je n’ai pas défiguré ces sous-êtres à l’acide pendant que je les violais, je n’ai pas découpé leurs sexes au rasoir et tailladé leurs poitrines. Tout ça c’est la faute des Autres. Ce sont eux aussi qui se sont nourris du lait maternel mêlé de sang, pas moi. Ils se justifiaient en disant qu’il ne fallait pas gâcher, puisque l’immonde parasite qu’elles avaient en elles n’en avait plus besoin. J’étais à chaque fois terrifié devant ce tableau cauchemardesque que j’avais créé à cause d’eux, alors à ces petites choses qui n’avaient pas eu l’occasion de vivre, j’aménageais un cocon d’éternité dans les entrailles encore chaudes de ces femmes indignes de les porter. Les Autres me répètent sans cesse qu’il faut purifier ce monde… C’est vrai qu’ils ont raison. Ces chiennes prenaient du plaisir à être considérées comme des bouts de viande reproducteurs, et tout d’un coup, parce que je leur enseignais la droiture par la lame et le vitriol, elles estimaient avoir le droit d’exister ? La vérité, c’est que les Autres savent qui doit vivre ou mourir et me le chuchotent depuis l’enfance. Dans le sombre couloir de mes pensées, je n’ai toujours eu qu’eux pour m’aider à avancer. Et toi alors ? Tu sais, tu étais différente des autres. Je suis tombé amoureux de nos bribes de discussions, alors que nous n’étions que de vagues connaissances. Il y avait une aura qui se dégageait de toi, mélangeant prestance, beauté et intelligence rare. Tu fais définitivement partie de celles qui méritent de vivre et ils étaient d’accord avec mon jugement… Enfin, jusqu’à il y a peu. Il y a deux jours, je suis resté au-dessus de toi toute la nuit, à t’observer et à ruminer parce qu’ils n’étaient plus d’accord. Avec notre fille à venir, tu étais devenue impure. Ils n’ont pas cessé de me le répéter ces derniers mois, mais là, les Autres hurlaient. Au bout d’un long combat, j’ai trouvé les ressources pour arrêter la lame à quelques millimètres de ton si beau visage. Je n’ai pu me résoudre au fait qu’ils considéraient que tu étais au même niveau que ces souillons, alors j’ai fui. Maintenant, ils sont furieux, vraiment furieux… Julie, je ne reviendrai pas. Aujourd’hui, personne ne sait qui est « Le boucher de Paris », parce que j’ai toujours pris un soin extrême à cacher l’œuvre des Autres. Quand tu donneras cette lettre à la police, ils me chercheront… Mais je ne serai plus là et je suis désolé pour tous les petits tracas qui vont t’arriver. Mon amour, avant que l’on ne se quitte, promets moi de dire à notre fille qu’un jour dans sa vie, son père aura été quelqu’un de bien. Le jour où il a écrit cette lettre après lui avoir sauvé la vie. Ma bien-aimée… Ne pleure pas sur mon sort, je suis déjà mort. 87


Prescriptions


N°29 Mystery – Fragmentaires © Pascal Maillet-Contoz.



~ exposition . annecy ~

Antonella Lucarella/ Par leur démarche empreinte de la Renaissance italienne, les figures féminines gracieuses et silencieuses à l’apparente fragilité révèlent une force mystérieuse. Comment définiriez-vous les figures féminines que vous représentez ? Je crois que la nécessité de dialoguer avec sa propre ombre est un leitmotiv pour chaque artiste. J’ai toujours été obsédée par la beauté en tant que refuge, comme un antidote à l’angoisse, à la mort ; le regard qui pointe le réel comme un mystère indéchiffrable. D’où la représentation de figures féminines soustraites à la marchandisation et à la mise en série pour leur restituer leur caractère sacré et leur extraordinaire pouvoir de séduction.

féminine, souvent inconsciente, imposée quelquefois par la simple position d’une main ou par les regards complices de deux jeunes filles, ou bien voulue, construite comme une trame théâtrale complexe. Voilà qu’une boucle d’oreille, aux délicats entrelacs, devient la protagoniste absolue d’un visage. À d’autres moments la scène est capturée par le mystérieux artifice d’un vêtement. Étant une artiste italienne, je mélange plus ou moins consciemment la mémoire historique qui m’est propre, la Renaissance, avec mon récit personnel. De temps en temps le miracle se produit. Les figures acquièrent une identité propre que les spectateurs, derniers maillons de la chaine, perçoivent par empathie et ainsi la boucle est bouclée. C’est le mystère de l’art.

Comment mariez-vous l’utilisation de différentes techniques ? Nudo di schiena – Antonella Lucarella. Technique mixte sur toile (120 x 75 cm).

Les femmes, leur âme, leur sexualité, ce mariage complexe de spiritualité et d’érotisme qui les caractérise. J’ai toujours été intriguée par l’identité féminine, par cette apparente fragilité qui cache le plus souvent une force extraordinaire, une habileté à tisser en même temps de multiples trames affectives comme mille et un fils rouges qui s’entrecroisent au cours d’une vie. Il est probable que je peigne ce que d’instinct je connais le mieux, étant moi-même une femme. J’aime représenter dans mes œuvres la lancinante capacité de séduction

Comme je suis autodidacte, je ne me sens entravée par aucune technique en particulier. J’aime mélanger, utiliser des techniques anciennes et actuelles, en fonction du résultat que je veux obtenir. Ainsi une feuille d’or et de l’encre, de l’acrylique et de la sanguine, peuvent cohabiter à l’intérieur d’un même tableau, donnant lieu à des effets intéressants.

Quels liens feriez-vous entre le figuratif et l’abstrait ? On le sait, en art, tout a été dit et tout a été fait. De multiples codes d’expression, en Occident, se sont succédé, surtout dans les cinquante dernières années, et cela a souvent entraîné l’effacement du 91

Nudo con sfondo a righe – Antonella Lucarella. Technique mixte sur toile (100 x 120 cm).

langage précédent. Depuis toujours, je pense que les artistes, quel que soit le milieu créatif auquel ils appartiennent, doivent se sentir libres de se manifester avec n’importe quel moyen d’expression. C’est la qualité de leur travail qui les différencie et si elle est présente, l’œuvre d’art reflète sa propre musicalité. Chaque artiste, dans son propre parcours, ressent presque toujours la nécessité de se confronter seulement à la matière et à la couleur, en excluant les images reconnaissables qui, inévitablement, absorbent toute sa concentration. Cela coïncide avec l’exigence d’effacement, c’est-à-dire inconsciemment le besoin d’affronter le vide. Identité et absence, images en abondance et raréfaction de la matière, c’est ici l’opposition mais aussi la complémentarité de ces deux langages.



~ exposition . chambéry ~

Lamine Ma ïga/ En sublimant l’art du recyclage pour faire œuvre, les scènes de la vie quotidienne représentées sous une apparente légèreté racontent de profondes préoccupations en prise directe avec le monde. De quelle manière mariez-vous vos approches plastiques et picturales ?

plus jeune. En France, j’ai découvert de grands peintres classiques et cela a nourri ma recherche en me poussant à aller chercher au fond de moi des choses plus personnelles. La rencontre entre les cultures africaines et européennes est un carrefour nécessaire. Nous sommes tous des oiseaux du même monde, il faut créer des rendez-vous où l’on peut donner et recevoir.

Issu d’une famille de plusieurs générations de teinturiers, j’ai commencé par expérimenter le batik qui est une technique particulière d’impression sur des étoffes. J’ai aussi réalisé des enseignes avec des pointes d’humour, des expressions ou des situations qui peuvent faire penser à certaines peintures naïves. Progressivement, j’ai exploré d’autres supports comme les radiographies. Je vis au Burkina Faso qui est un pays aux confins du Sahel, assez pauvre, mais où les gens sont très innovants et arrivent toujours à se débrouiller en faisant de la récupération par exemple. Il y a une préoccupation quotidienne d’être dans la vie malgré les difficultés. En travaillant à partir de radiographies, une de mes premières questions était presque fonctionnelle, celle de savoir comment j’allais transporter mes œuvres pour les amener en France. Sur ce support, j’ai intégré des sacs-poubelle, que l’on peut récupérer un peu partout, afin d’apporter matière et texture à l’œuvre. En les laissant apparents, ils racontent à eux seuls une partie de la vie burkinabée. Pour fabriquer ma peinture, je cultive des plantes tinctoriales, dont j’ai appris l’utilisation par mes ancêtres, et à partir desquelles j’extrais des pigments. Cela fait donc d’une part sens avec mes origines et il y a d’autre part un aspect

Quelle place prend la transmission dans votre démarche ?

Les amoureux – Lamine Maïga. Technique mixte sur radiographie (40 x 50 cm).

écologique. Avec les pigments naturels, il y a aussi une certaine fragilité contrairement à la peinture de carrosserie que j’utilise par ailleurs.

Quels ponts faites-vous entre les cultures africaines et européennes ? Dans les années 90 au Burkina Faso, il y avait matière à exposer sur place, et plus les expatriés ou les coopérants se sont faits rares en Afrique, plus j’ai cherché à développer mon savoir-faire à l’étranger et notamment en France avec laquelle j’ai des liens particuliers. Je suis un autodidacte et j’ai dû me battre pour développer ma démarche artistique car ce n’était pas l’avenir que l’on imaginait pour moi quand j’étais 93

Je fais des interventions dans des écoles ou auprès de personnes âgées car le relationnel est très important pour moi ; j’aime expliquer ce que je fais et ce qu’est la vie au Burkina Faso. L’art devient un médium pour aborder des sujets qui me préoccupent et qui peuvent être difficiles. Dans ce que je peux représenter, il y a aussi bien du figuratif que de la symbolique. Derrière des scènes qui pourraient paraitre presque naïves ou légères, se cachent en fait des préoccupations très profondes comme la montée de l’islamisme intégriste dans le pays, la condition des personnes homosexuelles qui se font battre, ou encore l’excision qui demeure une tradition malgré toutes les controverses. En passant par le support que peut être l’œuvre, cela me permet de créer un lien entre la culture française et burkinabée. C’est un prétexte à ouvrir la discussion, à transmettre, sans être polémique.



~ exposition . aix-les-bains ~

Exposition du Centenaire Auguste Rodin/ Cent ans en cette année 2017 que le maître incontesté de la sculpture moderne est décédé. Le Musée Faure lève le voile sur des aspects méconnus de cet artiste visionnaire. Une collection permanente et une exposition temporaire.

Le Musée Rodin de Paris, grâce à une claire volonté du Ministère de la Culture et de la Communication, pilote cette année les différentes actions de commémoration de l’homme et son œuvre. Le Musée Faure d’Aix-les-Bains jouit de la deuxième plus grande collection publique de l’artiste après celle de Paris. C’est à cette occasion que le label Ville d’Art et d’Histoire a installé une exposition dans le jardin du musée pour suivre le chemin du fascinant destin de l’artiste. La conservation du Musée Faure propose, durant une exposition temporaire, la découverte de vingt-cinq dessins et lithographies originaux de Rodin. La salle d’exposition permanente propose quant à elle plus d’une trentaine de sculptures en bronze, marbre, plâtre ou terre.

tranquille. Colosse aux pieds d’argile, il se nourrissait de ce qu’il voyait, de l’air du temps comme des mythes anciens et fondateurs. Il allait puiser son inspiration autant dans la mythologie grecque ou latine que dans le corps des femmes qu’il se sentait obligé de sublimer. Il cherchait alors dans ces corps l’endroit précis de la respiration, du frémissement. Qu’est-ce qui fait de lui un être vivant ? Qu’est-ce qui l’anime et lui prodigue cette chaleur dont il est indéniablement attiré ? À la recherche de ce souffle de vie, de cette force de lutter naturellement, indéniablement, contre toutes les lois de la raison, contre toutes les forces de la nature, Rodin se hisse au sommet de cet art de la sculpture parce qu’il est un homme qui observe, qui travaille, qui n’a pas peur de se tromper et qui, jusqu’à son dernier souffle aura exploré cet espace vide entre la matière et l’espace.

Rodin, un artiste marqueur du temps.

Une fascination pour les corps.

Rodin, comme son art, était un homme sauvage, solitaire. Il était un de ceux qui portent naturellement en eux une force

Sur les œuvres graphiques, d’un trait d’aquarelle ou de crayon, il capte les courbes du corps des femmes afin de leur donner forme sur le modelage qui deviendra ensuite sculpture de bronze ou de marbre. Il y a dans cette exposition de dessins et lithographies une question de temps, d’instant capté par le maître. Cet instant précis, pas une seconde avant, ni une seconde après, durant lequel, représenté sur papier ou dans la matière, le corps prend vie, le corps respire. Il nous sourit et nous ne pouvons que nous délecter de la plongée dans l’univers humaniste de cet homme qui a décidément encore beaucoup de choses à nous raconter, même cent ans après.

Il y a un grand intérêt à cette exposition de dessins. C’est une véritable occasion de rentrer dans l’intime de ce qu’était l’artiste, souvent qualifié d’homme aux cent femmes. Véritable génie de son temps, qui a marqué l’époque et s’inscrit comme artiste charnière entre le XIXème siècle et le suivant. Il est à raison considéré comme celui qui a pu ouvrir le XXème siècle. D’une modernité insolente, il brise les règles académiques du classicisme en offrant au sujet modelé un mouvement alors inédit. À la période de l’avènement de la photographie, de la naissance du cinéma, il bouscule les propriétés premières de la sculpture pour faire survivre cet art dans le monde nouveau qui voit le jour à travers l’avènement de la Troisième République, la révolution industrielle puis la Première Guerre mondiale.

C’est bien là ce qui nous est proposé dans l’exposition temporaire du Musée Faure, une plongée dans les préoccupations intimes, féminines de l’artiste. Il y a d’ailleurs deux bronzes, un de l’artiste, très romantique, et un de sa maîtresse, sujet de sulfureux fantasmes, Camille Claudel.

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~ exposition . aix-les-bains ~

Rêves de lac/ Figure singulière de l’architecture expérimentale du XXème siècle, Jean-Louis Chanéac est un esthète humaniste. Cette exposition rétrospective éclaire le public sur les fondements de sa démarche. Une période prospective.

À une époque où la conception assistée par ordinateur n’existait pas, Chanéac avait une grande capacité à visionner l’espace tridimensionnel en arrivant à concevoir des modules et mégastructures très complexes. Il s’intéressait très concrètement à la faisabilité pratique et n’avançait rien qui ne soit réalisable. Chanéac était un homme politique dans le sens où il voulait à rendre la ville vivable et agréable pour le plus grand nombre. L’habitat étant également une affaire de sciences humaines et sociales, il s’intéressait à ce domaine ainsi qu’à la philosophie, en autodidacte, autant que son activité prolixe le lui permettait.

De son vrai nom Jean-Louis Rey, Chanéac a œuvré durant toute sa carrière tel un précurseur dans des questionnements étonnamment actuels. Figure majeure de l’architecture prospective des années 60 et 70, il aspirait dans ses recherches à répondre à une demande d’habitat pour le plus grand nombre dans des conditions dignes ; cela dans un contexte marqué par la reconstruction d’après-guerre, l’exode rural, les vagues d’immigration ou encore l’appel de l’abbé Pierre en faveur des mal-logés. En 1965, il adhère au Groupement International d’Architecture Prospective fondé par Michel Ragon. Reconnu par ses pairs comme Louis Kahn ou Jean Prouvé, il a été lauréat du Grand Prix International d’Urbanisme et d’Architecture en 1969, faisant ainsi partie de ceux avec qui il fallait compter.

Un régionalisme syncrétique.

Passé le cap de son architecture industrialisée-poétisée, où il était guidé par des formes généralement inspirées de son travail de peintre, il s’est posé la question de l’appropriation de son lieu de vie. En 1976, il réalisa sa maison à Aix-les-Bains qui est inspirée d’un moment de sa vie où il écossait des petits pois avec son grand-père, un temps heureux lié à un sentiment de plaisir, de sensualité.

En 1971, il fonde l’association Habitat Évolutif avec Pascal Häusermann et Antti Lovag. Tels des frères d’architecture, ils se sont enrichis mutuellement tous trois tout au long de leurs carrières respectives en allant jusqu’à créer des éléments inter-modulaires afin que chacun de leurs propres modules soit compatible entre eux. Il a été admis à l’Ordre des Architectes en 1972. Cette première période prospective correspond à celle où Chanéac a plus projeté que réalisé et où il a pu poser les bases de toutes ses plus grandes idées.

Durant sa deuxième période qu’il qualifiait de régionalisme syncrétique, jusqu’à la fin des années 1980, Chanéac a essayé de raccrocher son architecture, qu’il voulait à valeur universelle, à l’attente traditionnelle des sociétés locales en redécouvrant, réinterprétant et en réalisant. Par la suite, il a plutôt voulu travailler sur la communication, l’inspiration, l’imagination et la transmission aux jeunes générations. Mais cette dernière période fut avortée par un accident de la route en 1993.

Une architecture industrialisée-poétisée.

En comparaison à d’autres architectes expérimentaux, Chanéac pourrait être qualifié d’esthète dans le sens où il souhaitait que son architecture soit à la fois pratique, fonctionnelle, et ingénieuse sur le plan technique. Il se dégage de son œuvre une forme d’élégance. Chanéac prônait une architecture industrialisée-poétisée, terme de ses premières recherches. Il cherchait à concevoir un habitat modulaire qui pouvait aussi bien se construire industriellement, en série, que par tout un chacun, individuellement. Étant contre l’uniformité de la préfabrication, il essayait de faire en sorte que la différente association de ses modules puisse donner des formes originales et agréables.

Un prétexte à la découverte.

L’exposition Rêves de lac est un prétexte à découvrir l’œuvre de Chanéac, non pas à travers un parcours biographique, mais en voyant notamment ses réalisations, équipements publics ou maisons individuelles, sur le territoire d’Aix-les-Bains et de sa proche région. Visites guidées, ateliers pour les plus jeunes ou conférence ponctuent ce temps fort comme un hommage rendu à un humaniste progressiste. 97



~ saison culturelle . annecy ~

Bonlieu Scène nationale/ Dans une programmation foisonnante, reflet de la richesse des démarches artistiques, laissez-vous surprendre par des spectacles qui vous porteront hors des sentiers battus entre septembre et décembre 2017. Mon traître.

l’aventure intérieure d’un homme revenant d’un voyage de tous les dangers est déroulée. Interrogeant la construction d’une personnalité, la réalisation de l’être ou le simple bonheur de retrouver les siens, avec l’histoire antique comme ancrage, le metteur en scène annécien invite à prendre conscience du présent afin de mieux se projeter dans l’avenir.

Emmanuel Meirieu porte sur scène deux romans de Sorj Chalandon, Mon traître et Retour à Killybegs, qui s’inspirent de l’histoire personnelle de l’auteur. Dans l’Irlande du Nord des années 70, Sorj Chalandon rencontre et se lie d’amitié avec Denis Donaldson, un leader de l’IRA et de sa branche politique, le Sinn Féin. Vingt-cinq ans plus tard, ce dernier avouera avoir été un informateur des services britanniques. Dans cette histoire d’un traître et d’un trahi, Emmanuel Meirieu capte les nuances d’une écriture ciselée en portant un témoignage, sans artifices et frontal.

Bacchantes.

Marlene Monteiro Freitas invite le public à voyager en son for intérieur en projetant sa propre imagination pour créer l’endroit de la fiction. Après son solo Guintche, qui transperçait par sa dose de folie et de ses excès assumés, la chorégraphe et interprète poursuit sa recherche avec Bacchantes. En distillant les émotions liées à des situations, elle interroge l’irrationnel, le délire et la magie. Dans cette pièce de danse et de mystère, il est une forme d’immédiateté en proie à une furieuse extase.

Festen.

Faisant suite à Patio, Park ou Nobody, le Collectif MxM et son metteur en scène Cyril Teste continuent l’exploration de la performance filmique, un genre théâtral singulier qui s’appuie sur un dispositif cinématographique en temps réel et à vue créant des images éphémères et uniques. Transposé dans cette forme performative, le film Festen, réalisé en 1998 par Thomas Vinterberg, prend une nouvelle dimension dramaturgique en interrogeant le mensonge collectif et le racisme insidieux au sein d’une famille dont la nature humaine est mise à nu.

Blockbuster.

Sur scène, le Collectif Mensuel et Nicolas Ancion font du mashup, un mélange d’images et de sons, afin de produire en direct leur Blockbuster réalisé à partir de 1400 plans-séquences puisés dans 160 films hollywoodiens. Cette pièce-film inédite et insoumise utilise le rire et l’ironie subversive comme armes principales face au contenu bien souvent dramatique de la société et contre les tendances de la pensée unique. À travers la parodie et l’humour, les concepteurs ne donnent pas de réponse mais permettent à tout un chacun de s’interroger.

Cold Blood.

Poursuivant l’expérience initiée avec Kiss & Cry par la chorégraphe Michèle Anne De Mey et le cinéaste Jaco Van Dormael, Cold Blood signe la revanche des petites mains, la révolution de la technique qui envahit le plateau pour se donner à voir. Sur scène, un ballet de décors miniatures, de grues, de caméras, de projecteurs, de machines à fumée, d’illusionnistes occupés en silence à truquer le réel pour offrir un rêve, un film poétique, comique et sensible. La petite fabrique du cinéma se révèle au bonheur des curieux.

La Fille du collectionneur.

Plasticien et metteur en scène, Théo Mercier déploie son travail en mêlant ces deux pratiques avec La Fille du collectionneur. Les différents interprètes investissent une œuvre plastique, avec autant de danses, chants, musiques et dialogues, en la prolongeant dans un effort qui évoque celui du sculpteur au travail. Dans un lieu hybride, indéfini et pluriel qui pourrait être un espace mental où le chaos rencontre la multiplicité des sens, où les certitudes du monde réel se confrontent aux faux-pas de la mémoire, c’est une plongée au cœur de la recherche artistique qui est proposée.

Le voyage d’Ulysse.

Après avoir donné corps à L’Iliade d’Homère, poème épique qui dresse le portrait de la nature de l’homme, Claude Brozzoni s’attaque à l’Odyssée en créant Le voyage d’Ulysse. Dans un bar-cabaret tel un coffre aux trésors empli de souvenirs, 99



~ saison culturelle . annecy ~

Le Rabelais/ Suivant trois esthétiques artistiques, chanson francophone, humour et jeune public, Le Rabelais propose une programmation ouverte sur la cité. Ça résiste.

Durant la première partie de saison, de métamorphoses en découvertes, la couleur spécifique de la salle de spectacles s’affirme en toute sincérité et avec une pointe d’insolence.

Ça résiste est proposé dans le cadre du festival des Rencontres du film des Résistances. Dans cet éloge de la pensée libre, Luc Chareyron emploie un double vocabulaire sur la résistance : celui qui fait appel au sens politique et philosophique et celui qui renvoie à la science et à l’objet dissipant de l’énergie sous forme de chaleur. En abordant cette thématique avec humour, cette fausse conférence donne du sens et apporte matière à réflexion sur ce que s’engager sur le chemin des résistances peut signifier.

Ouverture de saison.

Moment à part dans l’année, la saison s’ouvre par des propositions à destination de la famille. Le Théâtre Magnétic revisite le célèbre conte populaire des 3 petits cochons dans un théâtre d’objet un peu loufoque et décalé. Dans un autre temps, la fanfare La Chips propose un Quizz spécial musiques de films, ce qui rentre en résonnance directe avec le second volet de la salle de spectacles Le Rabelais, à savoir le cinéma géré par le Centre Départemental de Promotion du Cinéma.

Boîte de Nuits.

Faisant suite à Boîte à gants, Boîte de Nuits est la deuxième partie du triptyque déroulé par La Toute Petite Compagnie. Paul et Michel incarnent des marchands de sable qui, à la nuit tombée, viennent libérer quelques grains et dévoiler les rythmes du sommeil. Explorant un univers musical, sonore et visuel empreint de poésie, d’émotion et d’humour, les interprètes font naître chez les plus jeunes la découverte et l’idée qu’une communication averbale est possible.

Attention les feuilles !

Premier temps fort de la saison, le festival Attention les feuilles ! est tourné vers la découverte des artistes émergents de la scène musicale. La programmation croise des univers variés avec notamment : Kent qui explore tous les champs de la chanson actuelle, du rock électro au piano / voix ; Albin de la Simone, chanteur, auteur et compositeur aux textes parlant avec pudeur et poésie des choses de la vie ; Amélie-les-crayons, artiste multi-facettes créant un univers quasi théâtral sur scène ; ou encore Sarah Mikovski, musicienne poptimiste en constante exploration à travers une écriture moderne et ciselée et un sens incomparable du groove.

La Semaine de l’Insolence.

Autre temps fort de la première partie de saison, la Semaine de l’Insolence mêle humour musical, cabaret et propositions destinées au jeune public. Être insolent pour que les limites de l’acceptable soient à la hauteur des tolérances est un des mots d’ordre. Cette année, focus sur la Grande saga de la Françafrique qui décortique les relations de la France avec les pays africains, anciennes colonies, avec tout ce que cela a supposé comme implications politiques, sous-marins diplomatiques ou ventes d’armes. Entre tragédie, comédie musicale et documentaire, la compagnie Les 3 points de suspension mettent en avant cette partie de l’histoire bien souvent méconnue.

Titi tombe, Titi tombe pas.

Pascal Rousseau et Lola Heude questionnent les déséquilibres à travers l’équilibre des objets et des vies. Lui, est un homme perfectionniste, moitié saltimbanque, moitié clown, ayant des principes où chaque chose doit être rangée. Elle, jeune fille un peu extravagante ou petit oiseau plein d’énergie, vient bouleverser cet univers carré. Dans un équilibre précaire où tout peut s’écrouler à chaque instant, le talent et la force des artistes défient les lois de la physique en rendant possibles des mouvements d’apparence irréalisable. Avec une pointe d’humour et plein de poésie, les deux interprètes montrent avec le simple langage des corps et des objets qu’il suffit souvent d’un rien pour trouver stabilité et harmonie.

Soirée surprise.

Au fil des mois, aucune information ne filtre sur cette soirée qui s’inscrit comme un rendez-vous quasiment incontournable pour le public. La date du 03 mai 2018 est d’ores-et-déjà à réserver, parce que très vite complète en début de saison. Laissez-vous surprendre. 101



~ saison culturelle . chambéry ~

Espace Malraux/ La première partie de saison lève le voile sur des propositions singulières, engagées ou poétiques comme pour ouvrir des chemins qui interrogent notre rapport au monde et à l’autre. La parade moderne.

question de féminisme mais essentiellement des paradoxes qui lient une chose et son contraire ; de la féminité à la virilité, de l’émancipation à la tradition des genres, et de la gravité d’un propos liée à une certaine légèreté parfois, mais qui permet de trouver une juste distance. Un témoignage délivré à vif, touchant aussi bien les hommes que les femmes.

Marquant l’ouverture de la saison, La parade moderne est une œuvre sculpturale et déambulatoire imaginée par un couple fusionnel de plasticiens et performeurs, Yvan Clédat et Coco Petitpierre. À mi-chemin entre un festif défilé de carnaval et un insolite cours d’histoire de l’art en plein air, une dizaine de figures librement inspirées d’artistes de la première moitié du XXème siècle comme Magritte, Ernst, De Chirico, Léger, Munch, Arp, Brauner ou Malevitch prennent vie dans les rues de la ville.

Elle voulait mourir et aller à Paris.

Au sein de la compagnie Oh ! oui…, Joachim Latarjet et Alexandra Feischer s’attachent à créer des spectacles dans lesquels la musique est omniprésente comme une narration complémentaire au texte. À partir de matériaux de l’histoire personnelle de Joachim Latarjet, fils d’une émigrée grecque, Alban Lefranc a écrit un récit, non pas biographique, mais qui explore une archéologie familiale. Parcourant la vie d’anonymes, Elle voulait mourir et aller à Paris interroge la part de légendaire et de multiculturalisme que chacun peut posséder.

Les Os Noirs.

Artiste associée à l’Espace Malraux, Phia Ménard est dans un processus de recherche qui explore les éléments naturels comme l’eau, la terre ou l’air. Dans une approche axée autour de la notion des transformations, ces matières premières sont presque des prétextes à faire jeu pour questionner les comportements humains. Pièce du vent, Les Os Noirs interroge sur ce qu’il peut se passer en amont d’un suicide, dans une rupture de la lumière vers l’obscurité, à travers une série de tableaux achromes.

Andromaque (un amour fou).

Dans sa nouvelle création, Matthieu Cruciani fait se rencontrer deux œuvres, Andromaque de Jean Racine et L’Amour fou de Jacques Rivette. En inscrivant le présent dans une tragédie historique et fictionnelle, Andromaque (un amour fou) soulève les problématiques liées aux mutations sociétales. Dans une énergie émancipatrice, les révolutions personnelles d’une génération vivant dans un monde trouble deviennent les moteurs d’une envie de vivre.

Tordre.

Plus qu’une pièce de danse, Rachid Ouramdane propose le portrait intimiste et pudique de deux femmes, Lora Juodkaite et Annie Hanauer, dans la simple pureté du geste, nourri par des parcours de vie singuliers. Tout en finesse, en délicatesse et en justesse, les interprètes démontrent à travers l’exercice de leur art que les différences, les formes de handicap intimes, visibles ou invisibles peuvent être une force si l’on trouve le moyen s’approprier son corps et son identité.

Le Syndrome de Cassandre.

Cherchant une légitimité dans le regard de l’autre, Yann Frisch est tel un clown désenchanté sur scène qui propose une magie qui n’a rien à voir avec le tour pour le tour ou l’humour pour l’humour. De ses gestes se dégagent différents niveaux de lecture, échos personnels, peurs et fantasmes. Le Syndrome de Cassandre est une expérience plurielle capable de faire rire aux éclats certains spectateurs, d’en plonger d’autres dans une torpeur métaphysique et sensuelle ; chacun se sent fuir, se sent vivre.

King Kong Théorie.

En s’emparant du texte de Virginie Despentes, Émilie Charriot aborde autant de sujets tabous, gardés dans des zones de silence ou évoqués de manière détournée. Dans une parole brute, portée en toute épure sur scène, deux femmes se racontent sans jamais dialoguer. Il n’est pas seulement 103



~ festival . annecy ~

Impérial Live Festival/ Sur les rives du lac d’Annecy, au cœur de la saison estivale, l’Impérial Palace propose un festival éclectique qui mêle musique jazz et classique, théâtre et exposition, afin de fédérer tous les publics. Les Impériales du jazz.

musique classique en 2015. La seconde est un dîner-concert avec Julia Knecht, soprano à la puissance vocale offrant une multitude d’émotions.

Cinq jours consacrés au jazz dans tous ses états séduisent les néophytes tout comme les amateurs. Le festival s’ouvre avec Jazz at Four qui possède un répertoire riche en couleurs alliant tradition et modernité dans la rencontre du swing, de la soul, du blues ou de la bossa nova. Ce quartet est suivi de Frenchment Jazz au phrasé percutant sur des textes et compositions inédites. Le lendemain, rendez-vous au carrefour du jazz de la Nouvelle-Orléans avec Banana Créole Jazz, et du blues de Shanna Waterstown, messagère de la musique noire américaine à la voix chaude et suave. Puis, Sidney Bechet Tribute et Louis Prima Forever rendent hommage à des hommes qui ont marqué les esprits durant le XXème siècle, l’un avec le thème Petite fleur et l’autre avec le légendaire Just a Gigolo. Ensuite, une soirée fait la part belle aux notes de piano d’Alfio Origlio, également compositeur et mélodiste, et celle que l’on surnomme la femme aux pieds nus, Rhoda Scott, organiste, chanteuse et ambassadrice de l’orgue Hammond. C’est Matthieu Boré et son Brass Band qui concluent ces premiers jours consacrés au jazz en transportant le public dans la moiteur du bayou et les chaudes nuits de la Nouvelle-Orléans.

L’Impérial s’amuse.

Quatre soirées apportant des doses d’humour, de poésie et d’impertinence sont au programme. Le ton est donné dès le premier soir avec Barber Shop qui réunit deux hommes et deux femmes dans un spectacle alliant chants a capella, mimes, jeux de scène burlesques et bruitages. Avec des textes ciselés, ces quatre acrobates de la voix, hauts en couleurs, font le show avec des réinterprétations absurdes, des détournements irrévérencieux, des parodies loufoques et des réadaptations de styles musicaux variés. Kamel Isker et Antoine Guiraud forment quant à eux un duo de mimes poétique et burlesque dans Les Loupiotes de la ville. Faisant de la scène leur terrain de jeu, ils inventent un périple ponctué de péripéties où l’humour n’a de cesse de rencontrer l’imaginaire. Ensuite, rendez-vous avec Mad Maths, une conférence en forme de spectacle partant de l’hypothèse que le public est un ensemble composé de fanatiques de mathématiques et de traumatisés des chiffres. Deux professeurs font une démonstration délirante et accessible sur cette science afin de lui redonner ses lettres de noblesse. Enfin, pour clôturer le festival, Christelle Chollet présente son Comic Hall, un subtil mélange des genres avec des sketchs, du chant et de la musique. Au fil des tranches de vies toujours fictionnelles, le public est embarqué dans un univers visuel passant en un claquement de doigts des rues de New York à celles de Montmartre.

Plaisir de musiques.

Au cœur du festival, c’est la musique classique qui est mise à l’honneur durant six jours sous la direction exigeante et bienveillante d’Elizabeth Cooper, pianiste, compositrice et chef d’orchestre de renom. Ce temps s’ouvre avec le piano jazz de Dominique Fillon et le violon classique de Marie Fillon créant ainsi le lien entre les deux univers. Place ensuite aux jeunes prodiges avec une master class puis un concert avec Jan-Jakub Zielinski et Paul Ji, deux pianistes dont le talent est déjà largement salué par leurs pairs. En rendant Hommage à Yves Montand, Lambert Wilson et Elizabeth Cooper ouvrent une voie sur laquelle la poésie des textes est sublimée par les notes de piano. Ces plaisirs de la musique classique s’achèvent par deux soirées accompagnées par Elizabeth Cooper. La première est un récital d’Edgar Moreau, violoncelliste ayant déjà eu de nombreuses récompenses comme celle du soliste instrumental de l’année aux Victoires de la

Exposition Vie’Va.

Visible durant toute la durée du festival, l’exposition Vie’Va est conçue par l’artiste peintre annécienne Isabelle Vougny qui évolue entre le figuratif et l’abstrait en utilisant différentes techniques comme l’acrylique ou le collage. Elle puise inlassablement ses inspirations dans une nature inépuisable et en perpétuelle évolution, et la couche sur ses toiles. Au-delà du paysage, ses œuvres dévoilent des atmosphères à la fois éclatantes de couleurs mais également emprises de sérénité et de poésie. 105



~ festival . annecy ~

Déambule/ Festival des paysages qui s’étend sur le bassin annécien, Déambule prend de l’ampleur avec une vingtaine d’installations plastiques et végétales invitant le public à porter son regard autrement sur l’espace urbain. Révolution verte ou comment jardiner à la volée.

sous l’égide de Bob Verschueren. Une multitude de nichoirs deviennent à la fois habitat éphémère et cité utopique.

Dans le Haras, c’est une œuvre participative que proposent Emmanuel Louisgrand et Marion Darregert. À mi-chemin entre l’exposition et le jardin sauvage, les artistes mettent en place un atelier, sorte de container aux parois vitrées, où la terre ensemencée verra la levée de la végétation jusqu’au début de l’automne.

Nymphéa & Penseur-promeneur.

Deux installations vidéo sont proposées par imagespassages. La première, Nymphéa, réalisée par Ange Leccia prend l’eau comme surface de projection sous le Pont des Amours. Le visage d’une jeune femme se joue des abîmes du lac en invitant l’observateur à se laisser ensorceler. La seconde, Penseur-promeneur, élaborée par Philippe Astorg met en scène un personnage évoquant ceux des contes de l’enfance. Le public est invité à le suivre dans six lieux de la vieille ville.

Théâtre d’ombres.

D’étranges sculptures en acier conçues par Hervé Di Rosa, artiste développant un univers narratif singulier peuplé de personnages récurrents, prennent place dans la carrière du Haras. À la nuit tombée, les silhouettes invitent à rentrer dans l’ombre de la danse.

Bal-ysage & Les lucioles du lac.

La Fondation Salomon présente une exposition monographique consacrée à Lilian Bourgeat. Installées dans le manège du Haras, une quarantaine d’œuvres surprennent par leur démesure. L’artiste détourne des objets du quotidien, du banc public à la brouette, en les transposant à une échelle de géant.

Conçu par deux architectes plasticiens, Nicolas Grun et Pierre Laurent, Bal-ysage invite le public à prendre place sur des balançoires géantes et à se laisser porter, le temps d’une pause face au lac dans les Jardins de l’Europe, à la contemplation des paysages. À la tombée du jour, Les lucioles du lac installées par Érik Samakh prolongent l’expérience dans une forme de rêverie éveillée avec une multitude de douces lueurs.

Urban lights contacts, Pulsations & Nuages solides.

Albedo 0.04.

Lilian Bourgeat.

Scenocosme réunit un couple d’artistes plasticiens, Grégory Lasserre et Anaïs met den Ancxt, qui détourne les technologies afin de mettre les œuvres en interaction avec le corps et les sens des spectateurs. Dans le square des Martyrs, derrière le théâtre, l’installation Urban lights contacts s’illumine et se met en musique à chaque contact, peau à peau, entre humains. Autre expérience sensorielle dans les Jardins de l’Europe avec Pulsations qui invite à une forme de méditation en plaquant son oreille sur le tronc d’un arbre pour mieux l’entendre respirer. Avec plus de distance pour l’observateur, Nuages solides prend place sur le Thiou, le long du quai de l’Île. Telles des nuages posés sur l’eau, des bulles solides se mettent en mouvement au gré des aléas climatiques.

Au niveau du quai du Semnoz, le pouvoir réfléchissant du Thiou est métamorphosé par Wernher Bouwens. Développant un travail autour de la perception de la couleur et de la transparence, l’artiste met en place une installation chromatique à l’image d’un arc-en-ciel arraché aux cieux.

La grande mouette.

Dans la vieille ville, La grande mouette en bois laqué, acier et nylon imaginée par Ghyslain Bertholon se retrouve suspendue au-dessus du fil de l’eau surprenant les passants par son envergure monumentale au détour du square de l’Évêché.

Humus communis.

Appréhendant le paysage dans toutes ses dimensions, le collectif Sensomoto investit la place Notre-Dame et crée un jardin hors-sol contrastant avec la surface minérale et apportant ombre et fraîcheur au cœur de l’été.

Implantations.

Au détour du chemin de leur migration, de mystérieux oiseaux ont érigé une tour de Babel dans les Jardins de l’Europe 107


L'équipe

Jean-Paul Gavard-Perret / Karen Turck / Edmond Guillot / Sylvie Guillot / Pascal Maillet-Contoz / Elliott Verdier Yvette Carton / Timothée Premat / Demetrio Trunfio / Yannick Bouquard / Lilia El Golli Alain Laplante / Dominique Oriol / Souhir Saadaoui / Grégoire Domenach / Kristina D'Agostin

Éditeur Amistad Prod Directeur de publication Antoine Guillot

info@amistadprod.com www.amistadprod.com

Rédactrice en chef Secrétaire de correction & Création graphique Kristina D’Agostin

Média Carnet d’Art contact@carnetdart.com www.carnetdart.com 31 chemin de Saint Pol – BP 70415 73104 Aix-les-Bains – France

Pour ce numéro de Carnet d'Art n°09 – La Folie, nous tenons à adresser des remerciements particuliers à : Marlene Monteiro Freitas, Vincent Macaigne, Adila Bendimerad et Daniel Hellmann pour le temps passé ensemble. Sylvie Guillot pour les retranscriptions ainsi que Pascale et Claude Quénehen pour les traductions. Jean-Pierre Petit pour le partage de la richesse de ses connaissances sur l’œuvre de Jean-Louis Chanéac. Veronika Preobrazhenskaya, photographe kazakh qui signe la couverture avec Apocalypse. Ce magazine est imprimé dans l’Union européenne (en Bulgarie, avec l'étroite collaboration de Lachezar B.) en mai 2017. Il est distribué gratuitement et ne peut être vendu. ISSN  :  2265-2124. Carnet d’Art est une marque déposée à l’INPI par Amistad Prod SAS. La rédaction ne se tient pas pour responsable des propos tenus par les invités faisant l’objet de portraits ou d’articles. La reproduction partielle ou totale des publications est fortement conseillée tant que Carnet d’Art est mentionné. 108


Loïc Mazalrey / François Giraud / Garance Li / Philippe Roques / Clémentine Belhomme / Benjamin Lecouturier Pierre-Paolo Dori / Karine Daviet / Fatène Alsayed Obeid / Julie Pecorino / Thomas Denis Lavorel Antoine Guillot / Najet Youssef-Aïssa / François Roland Goddet / Alison McCauley / Grégory Dargent

Merci à ceux qui font ce magazine : nos rédacteurs, nos photographes, nos partenaires, nos correcteurs, nos lecteurs, nous. Rédacteurs & Auteurs

Photographes

Pascal Maillet-Contoz

Grégoire Domenach Jean-Paul Gavard-Perret François Giraud Souhir Saadaoui Karen Turck Alain Laplante Timothée Premat Karine Daviet Lilia El Golli Dominique Oriol Ann Qaz Clément Claude Najet Youssef-Aïssa Thomas Denis Lavorel Yannick Bouquard Guillaume Cathy François Roland Goddet Demetrio Trunfio Benjamin Lecouturier Antoine Guillot Kristina D’Agostin

Pascal Maillet-Contoz Pierre-Paolo Dori Grégory Dargent Nazar Bilyk Philippes Roques Alison McCauley Garance Li Elliott Verdier Loïc Mazalrey Clémentine Belhomme

En assemblant des photos de fragments, Pascal MailletContoz part d’un détail le plus souvent minéral non naturel, et souvent urbain. Sa technique de composition ou de recomposition puise ses racines dans les différents modes d’expression du street art. Comme en photographie traditionnelle, la seule contrainte est imposée par le cadre, à l’intérieur de celui-ci tout est possible pour chacun. Le fragment est défini comme le morceau d’une chose, brisée, en éclats. Le fragment est une coupure, il ne vient pas suspendre le sens mais creuser des possibilités. Entrer dans le fragmentaire, c’est renoncer à imiter, c’est renverser ce qui serait préalable à l’œuvre (l’harmonie, le beau, le vers, la forme, le canon, etc.). Le fragmentaire expérimente l’incertitude, postule un renversement : l’œuvre déjà terminée avant tout commencement explose. Apparaît alors selon Maurice Blanchot « la souffrance d’un travail apparemment négatif, la douleur d’une dislocation qui n’est pourtant vide de sens que parce qu’elle est promesse de sens, ou insoumise à l’ordre du sens. ».

Relecteurs L’équipe de rédaction & Fatène Alsayed Obeid Yvette Carton Julie Pécorino

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Abonnement/ 3 numéros du magazine 1 livre de la collection Carnet d'Art Éditions & la possibilité de recevoir les anciens numéros. 1/ Je complète ma fiche de renseignements. Société :

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Romans

Génocide mon amour de Antoine Guillot & Killian Salomon.

Les Sublimes de Antoine Guillot & Killian Salomon.

Le Génocide incarné dans une pièce emplie d’humanité.

Le récit d’une soirée dans la sulfureuse Paris qui tourne au cauchemard.

On commence par la fin de Antoine Guillot.

Des débris, des éclats de Loïc Folleat.

La rencontre poignante de deux générations qui se complètent.

Le premier roman d’une plume à la poésie vibrante.

Il vit de Antoine Guillot.

Pysanka de Grégoire Domenach.

L’émouvant adieu à ce monde d’un éternel romantique.

La fabuleuse ironie d’un exil moderne dans les pays de l’Est.

Poésie Les Clameurs de la Ronde de Arthur Yasmine. Un livre dramatique sur l’Action, l’Amour et la Poésie — Prix Spécial Amélie Murat 2016.

3/ Il me manque un magazine, je peux recevoir les anciens numéros.

4/ J'effectue mon règlement. 40€ si j’habite en France. 60€ si j’habite en Europe et en Suisse. 80€ si j’habite hors de l’Union Européenne.

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« L’espérance est la plus grande de nos folies. » Alfred de Vigny


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