numéro 03 - l’utopie Carnet d’Art 1
2 Carnet d’Art
l’éditorial/ « Sans utopie, aucune activité véritablement féconde n’est possible. » Mikhaïl Saltykov-Chtchedrine
Je ne suis pas un homme, et je ne serai jamais comme les autres. Cette chose là, qui me ronge de l'intérieur. Qui me pourrit par le milieu… Je n'étais pas moi-même lorsque je l'ai attrapée. Je ne regrette pas. Je hais, simplement. Je crie à l'injustice, au gâchis et à l'échec. Je ne regrette pas. Je ne peux pas vivre avec ça. J'aurais dû mourir la veille de cette nuit là, pour ne pas avoir à vivre ça. Ne pas avoir à affronter ça…vivre la mort. Je le sais depuis toujours, que je vais mourir. Comme tout le monde. La différence c'est qu'aujourd'hui je veux contrôler. Prendre le contrôle de ce que je ne contrôle plus. Je veux décider de l'heure de ma mort. Je la rejoindrai avant qu'elle ne me rattrape. Aujourd'hui je suis condamné à lutter contre moi-même pour goûter à chaque seconde de vie jusqu'à ce que je ne puisse plus. Je veux profiter. Mais je ne sais évidemment pas comment. La tentation est forte de se laisser tomber dans la sombre nuit de son corps en attendant que ce moment arrive. Je n'ai plus de mémoire. Ou presque. Je me souviens d'une chose. De ce que j'ai aimé. L'amour de ma vie. Je me souviens. Je me souviens de ces sensations. Je me souviens de nos peaux qui ne faisaient qu'une. Je me souviens de notre première fois, même si ce n'était la première fois ni pour l'un, ni pour l'autre… Ce moment est pourtant resté gravé comme tel. Pourra t-il rester gravé comme tel sans souvenir ? C'était le début d'une nouvelle vie. C'était une renaissance. Il n'a fallu que quelques mois pour que je l'oublie déjà et que je m'en éloigne assez pour passer cette nuit qui a avorté cette vie naissante. Est-ce que je peux continuer à vivre dans le présent, pour un futur avorté, et laisser le passé où il doit rester, dans la mémoire ? Je n'ai qu'une voix. Je n'ai qu'un corps. Je donnerai mon âme pour changer de corps… Je ne vois que des images, celles de la vie quotidienne qui se transforment en perles rares, puisque si rares. Je me rends compte de ce que je suis aujourd'hui… De ce que j'étais… Mais il est maintenant trop tard. Il est trop tard parce que le moment est arrivé, et je suis étonnamment serein. Je suis là et attends. Comme j'attendrais le bus en fumant une cigarette. J'attends… J'attends que la fin de ma vie vienne me cueillir. Je serai alors celui que j'ai toujours voulu être. Je veux être
un anonyme. Je veux disparaître. Disparaître. Disparaître et devenir celui que je n'ai jamais pu être. Je veux disparaître et devenir moi… Ou ne jamais revenir. Je voudrais que la vie que j'ai vécue ne soit qu'illusion. J'espère que la mort que je rejoins ne sera que fantasme. Trop surréaliste pour n'être que fiction. Idéale rêverie. Illusion perdue. Imaginaire atrophié. Peut-être mythique mirage. Dites moi que ce n'est pas une utopie. Antoine Guillot Directeur de publication Metteur en scène
Carnet d’Art 3
[ Sommaire ]
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Réfléchir
03 03 L’édito
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il vit ce n’est pas qu’un rêve.
4 Carnet d’Art
08
mélodie jazz.
10
les écrivains d’après-guerre.
12
corps et âme
l’aube et la nuit
les utopies ordinaires d’écotopia à égotopia.
Dossier
18
l’utopie aveugle du primitivisme.
22
l’écrivain et l’utopie.
26
quand l’occident de rêve
le romantisme dépucelé
l’autre parole l’alternative vitale.
[ Sommaire ]
32 Rencontrer
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thomas enhco
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sébastien fautrelle
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nicolas lavarenne
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jean-michel rezelman
virtuose des touches nacrées.
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la passion d’un maître chocolatier.
le bronze entre ciel et terre.
quand la peinture devient lumière.
70
Raconter
58
les météores
60
shadow of a doubt
songes aveugles.
énigme du regard.
Galerie
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maja polackova découper la couleur.
galerie ruffieux-bril le partage de deux épicuriens.
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Photo : Jacques Pion
[ Réfléchir ]
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[ Réfléchir ]
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corps et âme
10
l’aube et la nuit
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les utopies ordinaires
mélodie jazz.
les écrivains d’après-guerre.
d’écotopia à égotopia.
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[ Réfléchir - Musique ]
corps et âme/ mélodie jazz. Jean Paul Boutellier - Fondateur du Festival Jazz à Vienne Le Jazz, musique créée par le peuple afro-américain, n’est pas seulement né de la révolte et de la douleur qu’exprimaient les premières manifestations musicales des esclaves débarqués sur le territoire d’Amérique du Nord. On peut même dire que c’est la joie et l’expressivité qui ont présidé à son avènement. C’est certainement ce qui a occasionné sa forte ascension et son rapide développement dans un monde secoué par les guerres et les crises économiques et sociales. Le côté réjouissant et dansant de cette musique nouvelle ont tout de suite séduit une foule d’adeptes. Le cinéma, lui aussi naissant, a été le témoin actif de la popularité de cette musique. Dès les premières œuvres de Duke Ellington, on sentit que cette musique n’était pas seulement un divertissement, mais pouvait aussi évoquer d’autres climats et d’autres émotions. À la fin des années trente, de nombreux musiciens s’employèrent à communiquer une musique s’adressant aux corps et à l’intellect : peut-être est-ce là l’explication du célèbre tube de Coleman Hawkins Body and Soul qui résumait parfaitement ce dilemme : amener une émotion musicale sans oublier un caractère réjouissant où le corps s’exprimait par la danse. Il fallut pourtant attendre les années quarante pour que l’on entre dans un domaine plus élaboré que celui de la simple distraction, avec la révolution bop. Le Jazz, en moins de quarante ans d’existence, a peut-être accompli là le parcours que la musique dite classique a mis quelques siècles à effectuer. Cet itinéraire s’est constitué sans cassure, ni reniement, n’en déplaise à quelques critiques réactionnaires, mais avec le respect exemplaire des origines de cette musique : il n’est d’ailleurs pas étonnant de constater que le Blues ait retrouvé une place privilégiée dans cette musique nouvelle, de même que les références aux chants religieux, qui sont à la source de bien des formations musicales des musiciens afro-américains comme les styles soul, churchy et funky. Si l’expression musicale des afro-américains est essentiellement une démonstration de
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leur propre existence et de leur identité, plus qu’un simple cri de révolte revendiquant un statut social, le Jazz Moderne reste bien ancré dans cette tradition : il y a de la fierté et un besoin vital de reconnaissance et d’identité dans la musique créée par Charlie Parker, Dizzy Gillespie et autres Thelonious Monk. Il y a cette ambition de constituer autre chose qu’une simple musique de danse ou de défilé. Comment faire passer ce message sans pour autant renier les qualités premières de cette musique : sa générosité, sa volonté de partage, son expressivité, sa communicabilité ? Etait-ce une utopie pour ses précurseurs ? Il est vrai que par cette démarche, le Jazz délaissait les grands lieux et médias qui l’avaient propulsé au premier rang des musiques populaires, pour laisser la place au Rock d’Elvis Presley, puis des groupes anglais des années soixante qui allaient avec un grand sens de l’opportunité s’emparer de la chaise vide pour enflammer et faire danser la jeunesse. On put croire à la fin des années cinquante qu’une nouvelle flamme allait ranimer la musique afro-américaine avec le Rhythm 'n' Blues et aussi les musiques différenciées de Art Blakey, Dave Brubeck ou Stan Getz qui suscitèrent un très vif succès parmi les jeunes. Mais la vague du Free Jazz et la récupération systématique du R 'n' B, de la Soul Music par l’industrie phonographique renvoyèrent la musique de Jazz
Charlie Parker - William P. Gottlieb Public domain via Wikimedia Commons
[ Réfléchir - Musique ]
occupe dans les diffusions radiophoniques. De la même façon, bon nombre de musiciens instrumentistes ajoutent à leurs prestations des éléments vocaux pour mieux attirer l’attention de leur public. Dans les grandes messes festivalières le Jazz instrumental issu de l’histoire même de cette musique, des big bands traditionnels aux formations post-coltraniennes, est bien souvent confiné sur des scènes annexes, laissant les hauts lieux historiques à une musique de divertissement. Le fossé souvent se creuse entre jeunes musiciens très qualifiés et doués, qui n’ont plus de lieux adaptés pour exercer leur art (excepté quelques caves sympathiques qui fleurissent çà et là), et un très large public qui se perd dans cette musique qu’il croit toujours populaire, mais dans laquelle il ne retrouve plus ses repères. Certes, cette musique attend son prochain passeur ou une prochaine révolution pour réveiller ce besoin insubmersible d’identité. Il est urgent certainement que cette musique soit de plus en plus jouée par des musiciens qui s’adressent à leur public et à leur auditoire, plutôt que par des musiciens jouant pour eux-mêmes : c’est le défi que le Jazz doit affronter : mais cette musique a connu d’autres crises existentielles et il n’est pas douteux qu’une nouvelle fois elle pourra réconcilier le Corps et l’Ame.
vers une image intellectualisée et élitiste. De la même façon, quelques années plus tard, Miles Davis et d’autres représentants de ce que l’on a appelé le Jazz Rock semblèrent retrouver l’adhésion d’un large public et de la jeunesse ; mais une fois encore, cet élan se trouva récupéré par les musiques dites du monde et d’autres formes de musiques populaires qui refoulèrent le Jazz vers cette image élitiste. Il faut bien admettre cependant que ces mouvements ont été bien souvent accentués, voire provoqués, par les amateurs eux-mêmes et le monde de la critique toujours très méfiant des succès populaires que le Jazz pouvait rencontrer.
plus qu’un simple cri de révolte Qu’en est-il aujourd’hui ? Le Jazz reste très populaire, mais aussi très peu connu et fort incompris. Les festivals et les concerts déplacent un public important, mais sa musique s’en écarte, faisant place à des musiques issues de la pop music ou des musiques du monde. On constate également que le Jazz s’identifie plus à une musique vocale qu’instrumentale : il suffit de constater le succès des vocalistes dans les festivals et aussi la place presqu’exclusive que le vocal
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[ Réfléchir - Littérature ]
l'aube et la nuit/ les écrivains d'après-guerre. Grégoire Domenach - Auteur Il y a dans la France de l’entre-deux-guerres, la naissance d’une littérature ambivalente et audacieuse. À la façon d’un cri de détresse et d’un regard désabusé, elle rend non seulement hommage à ceux qui ne sont pas revenus de l’enfer des tranchées, mais elle est aussi un témoignage plein d’amertume sur les réalités d’une époque. Georges Bernanos en donne le ton, s’attaquant à l’hypocrisie d’une société amnésique : « L’abjecte noce de l’après-guerre emportant pêle-mêle, à la queue de l’immense farandole, les manchots, les béquillards, les cul-de-jatte, et les gazés aux pommettes en fleurs, qui allaient entre deux danses, cracher leurs poumons dans les lavabos, c’est la France qui nous faisait cocus ». L’exil pour exutoire. Bernanos fit le choix de s’exiler, en Espagne d’abord, où il dénoncera la cruauté des franquistes lors de la guerre civile, puis en Amérique du Sud où il ne cessera de rechercher la possibilité d’une écriture dominée par l’espérance, la quête de la vérité, et une liberté féroce que l’on retrouve dans l’ensemble de son œuvre. « Je n’ai pas trouvé là-bas le paradis terrestre », dira-t-il de son séjour au Paraguay, avant de s’installer durablement au Brésil, « mais je sens bien que je n’ai pas fini de chercher […]. Je chercherai toujours cette route perdue, effacée de la mémoire des hommes. » Ses romans du reste, où l’onirisme côtoie une mystérieuse utopie des valeurs, présentent des innocents dénudés devant le malheur et la mort, mais qui se révèlent aussi touchés par la grâce. L’honneur, pour Bernanos, se trouve au sommet de la hiérarchie des principes et c’est ce qui le fera lutter si ardemment au travers de ses pamphlets, dans son exil brésilien, contre le régime de Vichy. Il exhorte sans relâche les hommes à « sauver l’honneur de l’Honneur » et à « faire un monde pour des hommes libres ». Les Conquérants de Malraux est aussi, et sans doute, l’une des œuvres les plus emblématiques de son temps au sujet d’une utopie gravitant autour de l’exil, de l’idéal et de la solitude de la condition humaine. L’auteur de La Voie Royale dessine les contours d’une écriture nouvelle, plus lucide et brûlante encore, rejoignant en cela Blaise Cendrars. Ce dernier,
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amputé du bras droit lors de la bataille de Champagne en 1915, s’en ira bourlinguer selon le titre éponyme de son roman, pour fuir une Europe morose et atteindre le Brésil, d’où il tirera ses poèmes ainsi que le roman L’Or, relatant la gloire et la chute d’un orpailleur. Ce récit semble être l’étrange analogie de toute une époque : celle de l’entredeux-guerres, où des hommes meurtris rêvent d’une impossible prospérité tout en se dirigeant vers un autre charnier. Ses recueils de nouvelles, La vie dangereuse et Le Lotissement du Ciel, offrent des récits rhapsodiques sur l’atrocité des scènes de guerre, l’invitation aux traversées maritimes, la mélancolie des chants d’oiseaux et les rares éclipses fraternelles. La chaleur humaine et la nature vertigineuse du Brésil, pays qu’il nommait affectueusement « Utopialand », semblent panser les plaies de ce poète usé par le conformisme parisien. « Le voyage continue, mais sur les voies du monde intérieur » dira-t-il à son retour, dans une Europe de nouveau déchirée par la guerre… À l’évidence, les grands conteurs de l’aventure humaine comptent aussi Joseph Kessel dans leurs rangs. Des exploits de l’aéropostale (Vent de Sable), à la formation de la Résistance (L’armée des ombres), l’auteur du Lion ne cessera de rendre hommage à l’audace des hommes qu’il a côtoyé. Son écriture épurée s’attache à peindre des hommes controversés, mus par le caractère, la sensibilité ou le génie, et qui partagent tous en commun la faculté de se construire un destin. Les chemins empruntés par ces personnages
Albert Camus
symbolisent bien souvent la puissance d’une utopie politique – Une balle perdue, Des cœurs purs – ou sentimentale – Belle de jour, Makhno et sa Juive, sur laquelle la tragédie vient apposer son point final. Le cimetière des utopies. Nous ne pourrions cependant parler du désenchantement de l’après guerre sans évoquer Louis-Ferdinand Céline. Celui qui abordera l’écriture sous une forme inédite, révolutionnant les codes et bousculant l’orthodoxie littéraire de son temps, est avant tout animé par un désespoir qui l’amènera à disséquer la nature humaine pour n’en montrer que sa vilénie. Chez Céline, après les invalides de guerre, les lois du fordisme créent des invalides de la vie civile. Aussi, si le Voyage au bout de la Nuit est un des plus grands romans de la littérature française, c’est sans doute pour la percussion d’un style et d’une rage inimitables : « Je refuse la guerre, et tout ce qu’il y a dedans… Je ne la déplore pas, moi… Je ne me résigne pas, moi… Je ne pleurniche pas dessus, moi… Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle contient […] C’est eux qui ont tort, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : Je ne veux plus mourir. » Si son lyrisme porte encore les stigmates des traumatismes liés aux combats, l’auteur ébauche surtout une contre-utopie fondée sur la négation de tout espoir. Il se fait le chantre d’une poésie de la pénombre, des excréments, de la désillusion – cajolant parfois un évident cynisme – pour ne voir de seule luminescence chez l’homme que de furtifs instants de renoncement. Dualisme d’après-guerre. La naissance et la fin des grands conflits agissent en effet chez les écrivains comme une cristallisation de leurs idéaux. Du reste, ils aspirent moins à un hypothétique âge d’or de l’histoire humaine qu’à une plénitude de la conscience et de l’engagement. De là va naître l’existentialisme Sartrien,
posant l’homme comme intrinsèquement libre de ses actes et impliquant que nous sommes tous des êtres non déterminés. L’écriture Sartrienne est cimentée par l’idée de responsabilité au sortir de la seconde guerre mondiale : « Nous sommes seuls et sans excuse. […] L’homme est condamné à la liberté. […] Jeté dans ce monde, il est responsable de tout ce qu’il fait ». Pour Sartre, nous sommes abandonnés sur terre, dans un monde qu’il n’appartient qu’à nous de faire, et pour lequel aucun esprit supérieur ne viendra nous tendre la main. Dès lors, l’homme est un projet, un idéal à faire, une utopie nécessaire dans laquelle la violence révolutionnaire s’exerce comme le moyen d’en finir avec la violence de l’Histoire. Cette idée verra toutefois la contradiction d’Albert Camus, qui refuse quant à lui toute justification à la violence du totalitarisme, préférant défendre la figure de l’homme révolté contre l’absurdité du monde. L’œuvre de Camus pose ainsi la question suivante : comment aménager des espaces de liberté authentiques dans un monde figé, tendu entre des idéologies concurrentes qui n’ont de cesse de nier la vie humaine ? Après la découverte des camps d’extermination, l’épreuve de la bombe atomique en 1945, deux guerres mondiales à deux décennies d’intervalle, comment concevoir encore un espoir pour l’homme, une vision idyllique de son avenir ? L’une des phrases fondamentales de son roman La Peste peut sans doute offrir un embryon d’éclaircissement sur le sens de la Résistance, « Mais il faut cependant que je vous le dise : il ne s’agit pas d’héroïsme dans tout cela. Il s’agit d’honnêteté. C’est une idée qui peut faire rire, mais la seule façon de lutter contre la peste, c’est l’honnêteté ». Voilà peut-être, au fond, la plus fervente utopie des écrivains face aux drames et aux bouleversements qui jalonnent leurs époques, et qui vient résonner dans la nôtre : l’homme ne s’en sortira que par une honnêteté sans concession.
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[ Réfléchir - Architecture ]
les utopies ordinaires/ d’ecotopia à egotopia. Jean-Pierre Petit – Conseiller en architecture et urbanisme « L’architecte et l’urbaniste ont trop souvent pensé au bonheur de tous, imposant à chacun des normes et des standards qui ne correspondent à personne, sans jamais se préoccuper du sens même du mot bonheur et encore moins de celui du mot utopie ». (Thierry Paquot, Utopies et utopistes, Edition La Découverte, Paris, 2007) Depuis quelques années, on reparle d’utopie en architecture et en urbanisme principalement pour chercher à répondre au défi écologique mondial qui exigerait un changement radical d’habitat. Mais derrière ce nouveau recours à l’imaginaire se cache aussi une réaction à l’ordre gestionnaire, identitaire et sécuritaire, accusé de banaliser notre cadre de vie, ainsi que, pour les professionnels concernés, la nostalgie d’un âge d’or où l’architecte-urbaniste, de Brunelleschi à Le Corbusier, disposait d’un mandat quasi démiurgique. Reste que le défi n’est pas seulement technique ou artistique, mais sociétal, et sur ce point, le caractère naïf et totalitaire des constructions et planifications idéales, souligné par bon nombre d’observateurs, de Françoise Choay à Thierry Paquot, semble sans appel. Censés en être avertis, nos rêves ordinaires d’habitat s’avèrent-ils moins puérils ? Ecotopia... Bâtie par la main invisible d’une concurrence pure et parfaite, voici d’abord Ecotopia (contraction d’économie et d’Utopia). La loi du marché y tient lieu de règlement d’urbanisme et de style architectural, via la spéculation foncière, la
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rentabilité spatiale, le marketing immobilier et la standardisation industrielle. Sa capitale, Houston, est l’exemple d’une urbanisation avide de valoriser, c’est-à-dire de construire et de commercialiser avec plus-value, tout espace public ou privé. Dans ce monde, l’idéal architectural tend vers une construction du type gratte-ciel de style international, massive et rationaliste en vue de rendement, ou de style organico-hypertech dit Blob (Binary Large Object), spectaculaire en vue de publicité. Malheureusement, cette utopie, entre autres inconvénients, se voit limitée par l’épuisement et la pollution de ses ressources. C’est sans doute pourquoi est née Ecotopia, l’écologique, censée être plus durable. L’homonymie peut prêter à confusion, mais est-elle si différente de la précédente Ecotopia ? Ayant cette fois pour capitale Masdar, ce monde meilleur serait constitué, à ce qu’on dit, d’un réseau d’éco-villages et d’éco-villes, elles-mêmes composées d’éco-quartiers, où vivraient des éco-citoyens aux comportements éco-responsables. La diversité et la mixité urbaines seraient savamment planifiées, et l’habitat soumis à de nouveaux diktats performantiels. Dans la région d’écoFrance, les logements, regroupés en petits collectifs d’échelle intermédiaire entre la maison
Pieter Breugel - Construction of the Tower of Babel, Kunsthistorisches Museum, Vienna, Austria
[ Rencontrer - Sculpture ]
individuelle et le grand ensemble, seraient tous disposés parallèlement et orientés au Sud. Toits et terrasses seraient plantés d’espèces végétales calibrées ; les fenêtres resteraient closes en permanence afin de contrôler le renouvellement d’air ; ainsi que seraient strictement surveillés les déchets et les déplacements ! Ce n’est pas pour demain ? A voir ! Toujours est-il que cette cité idéale ne paraît, par certains côtés, qu’un sursis technique de l’Ecotopia ultra-libérale. Il s’agit toujours d’une utopie progressiste, dont l’espoir technologique reste associé à un marché idéalisé où l’homme reste cible et variable d’ajustement. Erotopia... En alternative se présente Erotopia, dans la lignée des utopies sociales qui, du familistère de Godin à l’architecture alternative de la contre-culture, demandent à l’habitat d’assumer ou d’accompagner des projets non plus de
concurrence, mais de coopération. L’utopie consiste cette fois à organiser un entre-soi, une communauté d’intérêt ou de peur. Ainsi trouvera-t-on, en ce lieu globalement idéal, ici, une ville privée ; là, une communauté à l’accès contrôlé ; là encore : une cité patronale, un ashram, un village-vacance, un kibboutz, un monastère, un camp de gens du voyage, un parc à thème, une cité universitaire, un village amish… Quoi de commun, morphologiquement, entre la spirale symbolique d’Auroville, la stratification d’Arcosanti, ou l’étalement de Sun City en Floride ? Erotopia n’est pas globalement normalisée, ni structurée. Ses avatars peuvent être futuristes, comme le projet Epcot de Walt Disney, ou archaïques, comme dans certaines communautés hippies, mais tous partagent le paradigme ou l’échelle du village, assurant de rester entre gens de connaissance. Deux variantes érotopiques vous sont probablement connues : Trifouillis-les-Oies et le lotissement Les Thuyas, modèles dérivés, plutôt dégradés, du village traditionnel, et de la cité-jardin.
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[ Réfléchir - Architecture ]
L’un, fantasme de solidarité ayant pour emblème le bistrot, je veux dire la place publique, parie sur la culture et entend se conformer à un autrefois mythique en mimant ou momifiant l’architecture du passé, d’autres diraient en dysneylandisant ou muséifiant la cité. Le second, fantasme d’équité ayant pour emblème le potager, issu de modèles historiques tels New Harmony (R. Owen) ou Broadacre City (F.L.Wright), mise sur la nature et finalement, promeut le lotissement pavillonnaire, c’est-à-dire un habitat individuel, en idéal collectif.
dans des unités spatiales, légales et logiques, dites zones d’urbanisme. Les concurrents d’Ecotopia et les coopérants d’Erotopia, y sont admis en tant qu’individus, egos en droit. Comme toute cité idéale, Lœgotopia entend soumettre la géographie à la géométrie, mais la diversité et la complexité croissantes qu’elle s’est donnée de coordonner l’amène à toujours davantage sophistiquer sa figure mathématique. La ségrégation, de systématique, devient systémique ; de la ville cybernétique (N. Schöffer) à la ville augmentée, la cité se fait de plus en plus intelligente et numériquement assistée. Metropolis se meurt, vive Matrix !
l’utopie quasi parfaite, c’est le cyberespace
En définitive, ce qu’il y a de vraiment universel dans nos modèles architecturaux et urbanistiques, paraît être leur caricature à tendance dystopique. Peut-être est-il temps de reconnaître que la participation de ces arts de l’espace à l’avènement d’un monde meilleur, tient moins à la qualité de leurs œuvres, qu’à la capacité de la société à habiter celles-ci, tels les échouages investis par la vie sous-marine ; que sans eux se révèlent davantage l’inconscient collectif et le génie du lieu ; et qu’à vouloir servir une utopie, mieux vaut une utopia povera (J.-C Bailly), échaudée par les désillusions.
Egotopia... Ceci conduit à Egotopia, parachèvement d’Erotopia, car dépassant l’entre-soi ou le chez-nous, est le chez-soi... voire le soi-même ! La maison individuelle, c’était déjà bien, on pouvait y cultiver son pré carré, filtrer les visiteurs, qui plus est au sein d’un lotissement privé surveillé, mais aujourd’hui, le top du top, l’utopie quasi parfaite, c’est le cyberespace. Prédit par Mc Luhan, le village planétaire a pris corps en le village global du Web 2.0, dont la figure urbaine pourrait être Sim City. Enfin une utopie proprement dite, sans lieu, assurant une vie et une compagnie idéales ! Un monde de je et de jeu permanents ! Mieux que la villa Sam’Suffit, voici donc Sim’Suffit, la résidence numérique universelle, pourvu de disposer d’un écran et d’un abonnement internet ! Ainsi, face à la ville-marché sauvage et à la ville durable austère, les cités radieuses des utopies sociales, de la Civitas Solis de Campanella à la Sun City de Del Webb, ne proposent guère qu’une cooptation, en guise de coopération. Quelle que soit leur forme, leur épure vaut épuration, et leur bonheur est contenu. Lœgotopia... Bien souvent opposées, les constructions utopiques évoquées ne sauraient coexister sur un espace se raréfiant... sauf dans Lœgotopia : la cité qui permet leur emboîtement
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Photo : Lucas Dulac - Reflection on New York N°45
[ Dossier ]
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[ Dossier ]
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quand l’occident de rêve l’utopie aveugle du primitivisme.
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le romantisme dépucelé
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l’autre parole
dossier Carnet d’Art 17
[ Dossier - L’utopie ]
quand l’occident se rêve/ l’utopie aveugle du primitivisme. Octave Marsay - Étudiant en histoire de l’art Quand l’Occident projette ses fantasmes sur l’art des autres peuples, le malentendu n’est pas loin, et la blessure béante semble ne jamais devoir se résorber. La faute à une inconsciente utopie collective… “Hyène tordue à la démarche fuyante et bancale ; amateur d’obscurité qui se réjouit des désordres du monde ; hyène de tous les excès, source de malheurs.” Devise Dogon. « Je désespère de pouvoir jamais pénétrer à fond quoi que ce soit. Ne tenir que des bribes d’un tas de choses me met en rage. » Michel Leiris, L’Afrique Fantôme. Cerné par le cri des oiseaux et le son d’un ruisseau, découvrant peu-à-peu le décor de jungle qui nous entoure, en dépassant la végétation buissonnante, c’est en explorateur que l’on parcourt le musée du Quai Branly, musée des Arts Premiers et legs du président Jacques Chirac à la France. De cette mise en scène empreinte de couleur locale, de cette esthétique exotisante qui confine au malaise, déjà s’esquissent notre attitude et notre regard sur l’Autre.
un Occident confronté à l’Autre Car l’Autre a un nom. Arts primitifs, arts lointains, arts nègres, arts premiers, arts primordiaux, arts extra-européens, autant de dénominations pour désigner la différence, l’altérité foncière, l’Autre. Littéralement, ce qui n’est pas nous. Il semblerait pourtant que cet art fondamentalement autre ne soit pas né autrement que par notre propre regard, celui de l’homme occidental sur ce qui l’attire et le dérange, le
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fascine et l’emplit d’effroi. Les arts primitifs ne seraient alors qu’une construction culturelle de l’Occident, une dénomination pratique et rassurante pour englober l’altérité, la tentative d’une civilisation confrontée à un autre modèle. L’art primitif ne désigne rien d’autre que le regard occidental sur l’art extra-occidental. Les utopies, les fantasmes, les normes et les cadres de pensées d’un Occident confronté à l’Autre, ont fabriqué de toute pièce un concept branlant et boiteux, symptomatique d’un malaise profond, d’une terreur réelle. L’évolutionnisme, le mépris occidental. Lorsque l’Europe fait l’expérience première de l’Autre, lorsque la civilisation entre en contact avec ce qui, jusqu’alors, était demeuré inconnu, la première stupeur se change bien vite en volonté de domination, physique comme culturelle. Le fardeau de l’homme blanc, les missions évangélistes, le devoir civilisateur des colons s’accompagnent d’un mépris systématique de l’artefact que l’on découvre. Et ce mépris occidental est cautionné par la doctrine évolutionniste, en vogue à l’époque, selon laquelle la différence entre les groupes humains est lue en termes de position sur une échelle de l’évolution. Au zénith, bien sûr, trône la civilisation occidentale, quand les bas échelons sont tenus par
Les Demoiselles d’Avignon - Pablo Picasso, 1907, Museum Of Modern Art, New-York
ces peuples. L’apparente simplicité des objets, la fonction sociale – et non esthétique – de l’œuvre, sont autant d’indices pour ceux qui veulent nier à l’Autre toute dimension artistique. L’explication semble simple : l’ art de ces peuples est resté à un stade qu’il ne saurait dépasser, l’évolution ne fait point partie de la destinée de ces productions. En 1916, le critique Marius de Zayas, affirme : « Il n’y a pas d’évolution dans l’art nègre ». On voit donc tous les aboutissements d’une telle idéologie, qui au nom d’une doctrine géo-centrée, va fixer dans le temps une société, ses éléments et des productions. Gauguin, Apollinaire, primitivistes…
Picasso,
Artaud,
quelques
Les premières décennies du XXème siècle, des ballades d’Apollinaire dans les travées du musée du Trocadéro, à la redécouverte du théâtre balinais, archaïque, cruel et originel par Artaud, dans un climat teinté de négrophilie mondaine dans les années 1930, exposant triomphalement sans pudeur les signes d’un exotisme fantasmé en la personne de Joséphine Baker, ont été marquées par un enthousiasme des avantgardes artistiques vis-à-vis de la différence, de l’étrange, du neuf, de tous ces masques que porte l’Autre. Le primitivisme des avant-gardes emprunte l’univers idéologique de l’évolutionnisme, mais opère une inversion des valeurs : la différence est exaltée, le renouveau recherché, l’altérité valorisée, dans un refus croissant des normes et des
cadres de pensée dictés par l’Occident, et plus particulièrement par l’Académisme. Mais si primitivisme signifie à la fois son admiration pour un art autre, il le fait au nom de valeurs qui sont siennes, et qui restent totalement étrangères à l’œuvre elle-même, au risque d’entrer en totale contradiction avec elle. Lorsqu’Apollinaire rêve sur la statuaire africaine, il le fait au nom de ses propres considérations esthétiques et ne cherche en rien à comprendre l’essence de cette production qu’il défend. L’art dit primitif devient alors une bannière sous laquelle se rassemblent les défenseurs de l’art non occidental, mais aussi de l’art des fous, de l’art des enfants, des arts des Autres, de toutes ces alternatives à l’art classique érigé en parangon de la tradition académique. C’est au nom de ses propres valeurs esthétiques que l’avant-garde proclame son goût du nouveau. L’art primitif n’est que l’écran sur lequel sont projetées les utopies de ces penseurs d’une nouvelle ère. Picasso, finalement, en ne retenant que la dimension esthétique de l’œuvre d’art africaine, restera peut-être dans l’histoire comme celui qui sera le moins dommageable à ce dont il s’empare : « Tout ce que j’ai besoin de savoir sur l’Afrique se trouve dans ces objets ». Utopie d’une atemporalité, d’un court-circuit à l’histoire. Au nombre de ces fantasmes projetés sur la toile malléable de l’Autre, l’idée d’un fond atemporel enfoui loin des fluctuations de l’Histoire, l’utopie d’une origine commune de l’Humanité, le rêve d’une source isolée et préservée des
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l’éloge de cette « barbarie inévitable, synthétique, enfantine » de l’ailleurs, là où André Salmon ira trouver « dans les ruines grandioses et sauvages de l’ancien art nègre les principes mêmes de l’Art », Tristan Tzara louera ce « frère naïf et bon ».
Le fantasme occidental d’une origine de l’humanité.
La négation de l’Autre.
Tous. Tous ces grands maîtres que l’on vénère comme tutelles d’une culture classique, tous, de Baudelaire à Tzara, d’Artaud à Malraux, sont coupables. Tous, comme expression d’une parole et d’une pensée d’un Occident qui se veut centre du monde civilisé, tous sont responsables de cette irrésorbable méprise qui hante encore aujourd’hui nos représentations et parasite notre regard face aux arts extra-européens. Partout court et s’immisce ce fantasme européen d’une mémoire préservée, intacte, non souillée par les dérives de la modernité, primitive, vierge, naïve en quelque sorte, comme la conscience de l’Humanité. Et là où Baudelaire fera
Mais quel mépris déguisé, quel crachat à la face de celui que l’on feint de comprendre, quel proclamation de supériorité, quel dédain colonialiste que d’imaginer trouver dans l’ailleurs un avant ! Et l’excuse des années n’a pas de prise sur cette accusation : qu’en est-il de ces instincts très profonds promis par une exposition récente au MoMa (Museum of Modern Art) ? Quelle différence avec les propos d’Hamy, conservateur du musée du Trocadéro en 1908 : « du point de vue des arts plastiques […] les sauvages sont de vrais enfants ; ils dessinent, ils pataugent dans la peinture, ils font du modelage comme des enfants » ou encore des
Vairumati - Paul Gauguin, 1897, Musée d’Orsay
dommages de la société moderne, l’utopie d’une civilisation hors du temps, ou plutôt d’une mémoire des premiers hommes. De manière consciente ou inconsciente, l’ensemble des primitivistes, d’Apollinaire à Artaud, ont, à un moment ou à un autre, été tentés par ce mystère mystique, ce voile de rêves, cette chimère originelle, jusqu’à Malraux qui fera, dans L’Intemporel, de l’art primitif l’un de ces arts hors de l’Histoire. Mais si pareille issue est séduisante, on ne tarde pas à voir ressurgir l’idéologie qui la sous-tend, et qui n’est autre qu’un avatar édulcoré de l’évolutionnisme. En le pensant comme isolé, atemporel, on nie à l’art primitif, à l’art premier, toute propension à l’évolution. L’utopie ne tarde pas à se faire nauséabonde.
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les ruines de notre utopie
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Antonin Artaud
En vain, Chirac et ses proclamations de bonne foi : « Les vieux schémas de domination qui ont pu régenter les relations entre la civilisation européenne et les autres n’ont plus cours aujourd’hui » ; qu’elles se fassent au nom d’un néo-humanisme idéalisé ou d’un mea culpa colonialiste bien pensant, nos tentatives de régler notre attitude face à l’Autre seront toujours entachées, encrassées, par cette utopie biaisée et dangereuse, féroce et violente, injuste, profondément injuste. Pour reprendre ce titre de l’ethnologue américaine Sally Price, nous ne ferons jamais que d’imposer nos « regards civilisés » à l’art que nous proclamons « primitif », au mépris de la voix même des peuples dont émane cet art. Les musées que nous inaugurerons à la gloire de l’Autre seront sans doute les musées de nos illusions, les témoins de notre méprise, les ruines de notre utopie.
pestilentiels propos d’Arthur de Gobineau dans son torchon Essai sur l’inégalité des races humaines daté de 1853 : « la source d’où les arts ont jailli est étrangère aux instincts civilisateurs. Elle est cachée dans le sang des Noirs » ? L’utopie primitiviste a un nom, elle a autant de noms que d’artistes illustres, autant de visages que de savants éclairés, autant de masques que de politiques humanistes, elle est le fantasme d’un Occident démuni face à l’Autre, d’une vieille Europe rongée par ses paradoxes, croulant sous son passé et aspirant à renaître, tel un phoenix, de ses cendres, pour s’incarner dans l’Autre. Pour, enfin, rêver une origine inviolée par la civilisation et l’industrie, la corruption du monde moderne. Et si le prix à payer est d’ignorer l’essence de cet art, les mots de l’Autre, tant pis semble-t-il.
Il semble que l’on ait oublié, ou trop tard entendu, la voix de l’anthropologue de l’art Ernst Grosse, dont la pensée s’est pourtant élevée dans un contexte favorable au discours évolutionniste : « On ne saurait excuser un savant qui de notre temps construit des théories sur l’art, sans savoir que l’art européen n’est pas le seul art qui existe, l’art en soi ». L’art primitif – peu importent les manières dont on le nomme, toutes sont caduques – n’est que l’histoire de notre regard sur ce qui n’est pas nous. Il n’est rien d’autre.
L’Autre n’est que cet exutoire, cette terre promise chimérique et intangible, cette poupée dont s’entiche l’Occident en mal d’ailleurs. Et c’est sans doute la prose noirâtre de Conrad qui incarne le plus intensément le malaise d’une époque, le mal d’une civilisation : « Remonter ce fleuve, c’était comme retourner au tout début du monde, quand la végétation envahissait toute la terre, et où les grands arbres étaient rois ». Face à la sainte raison couronnée Mère par la société occidentale, l’Autre permet cette échappatoire utopique, cette promesse d’une nature sauvage où les instincts du corps, les appétits charnels et la violence naturelle ont encore un sens. L’Autre, c’est le Ça de l’Occident.
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le romantisme dépucelé/ l’écrivain et l’utopie. Jean Belmontet - Poète Il est toujours périlleux de mêler aux suprêmes forces littéraires, aux jets de style grandiose, à la supériorité radicale du verbe, les infectes bassesses de la politique qui aplatit et ridiculise tout ce qu’elle effleure. Même la pensée, aussi solide soit-elle, s’avilira toujours plus à manigancer avec les gouvernements et les ambitions gestionnaires qu’à donner dans l’hypocrisie et la satisfaction aristocrate. Parce que la politique, en tant que métier-politikè (et non en tant que discipline-politeia, qui mérite, comme toutes les autres, étude et intérêt), arrache l’individu de lui-même et lui donne l’illusion féroce et mortifère du pouvoir tribal, la littérature en est forcément le contraire, ou, mieux encore, ne la concerne pas. Toutefois, il serait bien malhonnête de nier les communications historiques qu’entretiennent ces deux antipodes ; ces communications, envisagées ici en dehors des considérations sociologiques sur la littérature, sont parfois encombrantes, notamment lorsque les écrivains se permettent de bien douteux soutiens aux régimes, qui sont tous provisoires, ou, en miroir, lorsque ces régimes se réclament de certains écrivains mythifiés (en France républicaine : Voltaire, ou Hugo). L’utopie, dans ce dialogue tendu, tient autant de l’un que de l’autre : plus proche de l’élan créateur que du discours didactique, et en même temps plus concernée par la science politique que par l’esthétique et la poétique, la représentation utopique, qu’elle soit proférée ou non dans des œuvres, peut être, pour l’écrivain, autant la conjugaison tangible et édifiante de sa pensée que l’égarement de ses aspirations partisanes. C’est, comme il en existe peu, un cas limite, une exception raisonnable de l’irréconciliable disharmonie entre les gouvernements et les artistes. Ne refaisons pas la frise : Platon, Xénophon, More, Fénelon, tout est dit sur la vaste histoire de l’utopie, ni sur sa définition, discutées amplement dans les presses universitaires, et impossibles même à résumer. En France, la littérature de l’utopie prérévolutionnaire a une histoire riche et largement étudiée : Thélème de Rabelais, Cyrano de Bergerac et sa
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Lune, Candide et son Eldorado… Le bouleversement intellectuel fondamental que provoque la Révolution Française se trouve moins dans l’évolution des formes et des concepts, qui reprennent régulièrement les mêmes motifs, que dans la prise de conscience soudaine que cela pouvait être autre chose que de la littérature, que cela pouvait pénétrer dans le réel, le contaminer, voire s’y installer.
l’art de l’éternel La Révolution, par une magie soudaine, a incité l’épiphanie des utopies réelles, et par conséquent, le développement brutal et massif des tentatives, hésitations, propositions de réformes ; car, si on avait beaucoup écrit sur les mondes imaginaires et les sociétés parallèles, qu’ils soient des idéaux ou des repoussoirs, on n’avait jamais compris, ni même conçu primitivement, sauf peut-être chez Rousseau, que ces idées pourraient être concrétisées, dans les mains de ceuxlà mêmes qui les avaient formulées. L’effervescence qui a
Photo : Thierry Clech - Hong Kong, 2006
[ Dossier - l’utopie ]
suivi la Révolution, répercutée sur tout le XIXème siècle, que ce soit par progressisme ou par réaction, a permis à toutes les sortes d’utopies de pouvoir, enfin, s’écrire, c’est-à-dire s’incarner, et non plus simplement se rêver comme c’était le cas auparavant. Le fatalisme monarchique révolu, on avait, dans les parlements et les cerveaux politiques, démuré un champ des possibles aussi infini que celui qui s’ouvrait sous la plume. Mais l’ironie est, souvent, le dieu de l’Histoire : à défaut d’expliquer les évènements, elle les soulage. C’est bien plus tard, avec ce que l’on a appelé la génération de 1830, que, de manière historique, l’écrivain et l’utopie ont commencé à se concerner l’un l’autre. Durant les quarante années mouvementées qui suivirent la Révolution, la littérature, mal assise sur une lande dévastée, hantée par la Terreur et ses boucheries, puis sabotée par le fiasco prolongé de la Restauration, se brûla la plume sur le pénible problème politique, qui incitait soit au royalisme débordant et bouchonné, soit au républicanisme aboyeur, avec la passade napoléonienne pour, en apparence, mettre tout le monde d’accord. Evidemment, les prémisses étaient claires : les Méditations poétiques de Lamartine (1820) et la préface de Cromwell de Victor Hugo (1827) annonçaient quelque révolution. Du côté de la philosophie, le comte de Saint-Simon jetait les bases de son utopie socialiste, très élaborée, suivi de sa horde de disciples, qui eut une influence durable. Mais la littérature, renfoncée par les ultras au pouvoir, avait ravalé ses envies de société meilleure. La bataille romantique faisait rage, et
il fallut attendre un revirement politique pour voir éclater le triomphe de cette génération. C’est donc, par une ironie joyeuse, en 1830, à la mise en place de l’hypocrite monarchie de Juillet qui proposait un juste milieu entre royauté et démocratie, que les lions furent lâchés et que, en contraste avec l’effarante niaiserie de ce nouveau régime artificiel, la génération de 1830 put rugir la nouvelle littérature. Souvent teintées d’espoirs politiques (mais pas toujours !), les figures flamboyantes de cette génération furent les héros du Nouveau Monde Mental accouché par les brèches à répétitions creusées dans l’ancienne clameur univoque de la France traditionnelle. Hugo et Lamartine, à l’origine légitimistes, évoluent peu à peu vers un libéralisme (au sens de l’époque) qui finira, pour l’un, dans l’archi-républicanisme vexé, et pour l’autre, dans une approbation forcée du Second Empire pour cause de misère matérielle. Mais ces deux champions du romantisme, dès 1830, et quoique séparés par une différence d’âge notable, mèneront leurs combats autant sur les chaires officielles que dans leurs ouvrages, lyriques, dramatiques et romanesques. La littérature – et c’est ce qu’on leur a, peut-être à juste titre, reproché – devient le vecteur d’un programme, d’une ambition, d’un projet, et même d’une rébellion politique. Hugo, dans son théâtre, scandalise les barbons crispés qui détiennent les clefs du « Beau Bon Vrai », et fait débouler le Peuple sur scène et dans la salle. Lamartine se présente à la
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députation et publie son manifeste pour la Politique rationnelle proposant un ensemble de mesures d’une modernité stupéfiante (abolition de la peine de mort, suppression de la pairie héréditaire, liberté totale de la presse, création d’un véritable enseignement populaire, élargissement du droit de vote, et même séparation de l’Église et de l’Etat). Michelet, historien débraillé, bizarre, partisan, mais passionnant, lâche en 1831 une visionnaire Introduction à l’Histoire universelle, sorte de prélude à son Histoire de France, réhabilitation du Peuple dans le roman national, qu’il écrira à partir de 1833, et pendant trente ans. Même le toujours aussi superbement royaliste Chateaubriand, du haut de sa cervelle de génie total, se met à rêvasser, en 1831, sur un avenir où le peuple vaincrait la misère : « Un temps viendra où l’on ne concevra pas qu’il fut un ordre social dans lequel un homme avait un million de revenus tandis qu’un autre homme n’avait pas de quoi payer son dîner. D’un côté, quelques individus détenant d’immenses richesses, de l’autre, des multitudes sans nom de troupeaux affamés. ».
Photo : Julien Chevallier - Pieds croisés
La rage romantique n’était cependant pas, pour tous, de même nature. Gautier, comme le rapporte une anecdote célèbre, défendit Hernani avec fougue et provocation, mais ne fut que très rarement tenté par les sujets et les revendications politiques. Musset, malgré la profondeur avec laquelle il ironise sur sa condition d’enfant du siècle, et par là même, sur les giboulées politiques ayant traumatisé sa génération, ne se construira jamais en poète engagé, c’est plutôt tout l’inverse. Si la génération de 1830 était animée d’un même
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élan prométhéen, anéantissant, au moment du scandale qu’elle créa, toutes ses divergences internes, celles-ci réapparurent nécessairement plus tard, lorsque l’art romantique fut installé comme l’art européen moderne et suprême. On découvrit alors que l’utopie romantique n’était que l’écheveau compliqué de dizaines de destins différents, aux aspirations et aux poétiques souvent opposées, mais tous arrivés en même temps, avec en commun le désir de proposer un art de demain, résolument recentré sur le sujet, épluché de toutes les croûtes classicistes et débarbouillé des amphigouris humanistoïdes. Deux coups durs abattront avec violence l’utopie romantique de ceux de 1830 : l’un artistique, l’autre politique. En 1843, le drame Les Burgraves de Victor Hugo est un four total ; le poète hier adulé est désormais agoni, répudié, démoli par la presse, et on sonne, à toutes les portes, pour dire que le romantisme est fini, que ce n’était qu’une parenthèse, et que le classicisme renaît sous la forme du (pitoyable) phénix Ponsard, dont l’impayable Lucrèce, la même année, est un triomphe. Cinq ans plus tard, la double révolution de 1848, revers implacable de celle de 1789, acheva le saccage des illusions, et l’utopie soudain ressuscitée en février est enterrée en juin. Baudelaire, dégoûté du socialisme, se dira « dépolitiqué » après le fiasco de la deuxième République, écrasée d’un coup de talon trois ans plus tard par le futur Napoléon III. Utopies en berne : Hugo, outré, s’exile ; le spleen pré-décadent remplace peu à peu l’ennui romantique ; il n’y a plus d’idées nulle part, que des
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partisans ou des dissidents suivant l’humeur et l’argent reçu du gouvernement. Dépucelé, le romantisme est désormais abîmé mais non abattu ; il vit encore, grâce à Baudelaire qui l’a redéfini entre temps comme l’art de l’éternel tiré du transitoire, sauvant ainsi, au moment critique, une notion prête à passer pour ringarde jusqu’à la fin des temps.
la fin de siècle : l’anarchisme adorable du premier Barrès, puis de Mirbeau. Le rayonnement contrarié des utopistes catholiques décadents, dont « le lieu qui n’existe pas » est un paradis perdu, à reconquérir à tout prix, mais toujours trop loin, toujours blessé par le péché originel qui sépare : Barbey d’Aurevilly, Bloy, en un certain sens Baudelaire.
l’utopie littéraire, définitivement, se meurt
À peine le socialisme de Péguy et l’humanisme de Zola brillent-ils aux premiers temps du XXème siècle que l’utopie littéraire, définitivement, se meurt, pour laisser un champ de ruine à son rejeton monstrueux et macabre, l’idéologie ; et désormais, les écrivains qui parlent encore d’utopie ne seront plus jamais pris au sérieux. La science-fiction alimentaire prend le relais, faisant de l’utopie une banale machine à rêves amusés, à déliriums maniaques et à remontrances didactiques. Le XXème siècle n’a gardé, de l’utopie, que ses deux pires utilisations : l’idéologique, et l’onirique. On a oublié qu’avant tout, elle est fièvre et espoir, mécanisme non figé, quête de révolution perpétuelle, exacte frontière où enfin, l’esprit génial peut se confronter, au risque de s’immoler, au démon de la politique.
Il faudra attendre la Commune pour voir ressurgir l’utopie comme vecteur de création littéraire. Après l’humiliation grotesque de 1870, prouvant le ridicule abouti du souverain de cirque Napoléon III, un sursaut fait s’éveiller à nouveau le Peuple. De cette insurrection parisienne résultera une utopie presque réalisée, puisque pendant quelques semaines, on envisagea des inventions concrètes de gestion anarchique pour la capitale. On sait que Rimbaud était sur les barricades, et en a tiré des poèmes évanescents. Jules Vallès, quinze ans plus tard, dans L’Insurgé, racontera l’effervescence sublime et paradoxale de ces jours de révolte. Hélas, la plupart des écrivains, conscients que les manifestants dansent sur le cadavre fumant de toutes les utopies philosophiques du siècle (Saint-Simon, Fourier, Proudhon, Bakounine…), éreintent les participants de cette émeute qu’ils jugent déplacée, violente ; Leconte de Lisle les appellera « incapables, envieux, assassins, voleurs, mauvais poètes, mauvais peintres, journalistes manqués », Daudet les « têtes de pions, collets crasseux, cheveux luisants, les toqués, les éleveurs d'escargots, les sauveurs du peuple, les déclassés, les tristes, les traînards, les incapables », Edmond de Goncourt se réjouissant du massacre des insurgés, Flaubert allant jusqu’à envoyer à George Sand, qui elle aussi méprisait les communards : « Le peuple est un éternel mineur. Je hais la démocratie. ». Ultime coup de grâce porté aux utopies romantiques que cette ligue d’écrivains vociférant contre la jeunesse communarde tentant de refaire 1789. Définitives funérailles d’une génération qui avait cru marier les extrêmes, qui voulait penser une refondation politique de la littérature, avec un panache souvent éblouissant, mais nécessairement périssable, et au bout du compte consternant. Quelques restes utopiques baliseront
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l’autre parole/ l’alternative vitale. Arthur Yasmine - Jean Belmontet - Poètes
Stéphane Mallarmé - Edouard Manet, 1832-1883, Musée d’Orsay
Le désordre phénoménal du XXème siècle, ce fut avant tout le remuement indifférent des politiciens venus corrompre la littérature, qui, déjà depuis 1789, était affaiblie, subissant la torsion entre royalistes et républicains. Par une bizarrerie déplorable, au moment où la question d’un monarque ne se posait quasiment plus, tous les grands écrivains royalistes étant morts avec le XIXème siècle, et où on pouvait espérer une sorte de paix idéologique dans les rangs artistes, on portait le coup fatal à la beauté, en la changeant en gueuse. On dévasta le langage par toutes sortes d’asservissements.
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Il n’était plus simplement question de mettre sa plume au service du régime en cours, comme lorsque autrefois, Bossuet dédiait son Discours sur l’histoire universelle à « monseigneur le Dauphin », défendant ainsi une certaine idée de la monarchie absolue. Il n’était plus question de défendre sa foi politique orgueilleusement et avec la radicalité suprême et consternante des génies, comme Hugo ou Lamartine. Le XXème siècle, chaos remarquable, invente l’écrit-mouchoir, c’est-à-dire le livre qui torche aimablement les systèmes politiciens, et qu’on jette quand on change d’avis – plus exactement, quand l’Etat, aléatoirement vénéré, chute, ou n’est plus à la mode. Faut-il réellement citer des noms ? On ne compte plus les stalinistes repentis, les collabos excusés, les maoïstes qui ne savaient rien, les fascistes en désintoxication. C’est le bouquin à enjeu gouvernemental, le surf sur la dictature en vogue. Contre quel monolithe du moment va-t-on se blottir ? On n’en veut pas aux auteurs : c’est l’époque qui l’impose. Là, l’explication du désintérêt intégral pour le langage littéraire supposément essentiel : la poésie. Devenue passion élitiste et donc méprisée (curieuse mise en place du dénigrement continuel de ce qui nous dépasse), l’expression poétique, pour laquelle il manque une définition, s’est un jour retrouvée dans l’enfer des bibliothèques, reléguée aux sous-étages, adorée par quelques furieux, ignorée par l’ensemble. On admire les morts et les vieux, par une sorte de condescendance polie venue de la tradition exécrable du respect aux anciens. Et encore, on les admire, mais par adhésion théorique : ils font partie de l’Histoire, on n’y comprend pas grand-chose, mais ils ont notre amitié préjugée, notre bienveillance bourgeoise. Les jeunes et les vivants, eux, sont suspects avant tout ; on doute de leur baragouin, on trouve cela prétentieux, trop voyant, et leur famille leur rappelle au dîner qu’il faut être réaliste et préparer sa carrière. On n’arrive ainsi jamais à saisir la force phréatique du poème, son indispensable volcanisme, son sens transhistorique, inactuel. On ne comprend pas la nécessité du poète. On n’y voit trop souvent qu’une curiosité, une anecdote, une fantaisie du passé. En fait, certains croient savoir – ils le disent en murmures – que la poésie, c’est en fait des tas d’alexandrins moulinés, ennuyeux de fond en comble, mais qu’il faut faire semblant de trouver charmants. D’autres tonitruent, parfois pour la louer, parfois pour la mater, que la poésie, c’est le déversement du n’importe quoi, n’importe comment. D’autres encore jurent par tous les dieux que vraiment, ce n’est plus ce que c’était, on a oublié le fameux "Beau Bon Vrai", et que la poésie, c’est Racine exclusivement. En tout cas, tous se mettent d’accord pour ne jamais en lire.
Pourtant, avec un texte aussi obstinément fondateur que Crise de vers, on eût pu croire à un renouveau réel, presque populaire, de la poésie. Il avait en fait déjà existé, c’était le point final. Mallarmé lâche sa bombe en 1886, médusant les ploucs : il entreprend, dans sa langue sibylline, de définir l’exacte métamorphose qui a lieu depuis quelques années dans le rapport du poète à son œuvre. On ne reviendra pas sur le sondage brillant qu’il effectue dans la poésie de son temps. Allons d’un coup à la fin de ces pages, où tout est dit : « Un désir indéniable à mon temps est de séparer comme en vue d'attributions différentes le double état de la parole, brut ou immédiat ici, là essentiel ».
La poésie, parole d’ailleurs Parole brute, parole essentielle : différence à entendre d’urgence, qui éclaire en sourdine tout ce qu’on a lu depuis. Car Mallarmé profère ce qui rampe dans le gouffre de l’art moderne. D’un côté, les bruts, vraiment des brutes, qui narrent, enseignent, même décrivent […] l’universel reportage, petits lampions, et de l’autre, immenses soleils, ceux qui refont un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire. Etranger à la langue : c’est tout ici l’exil du langage ! L’autre parole ! La poésie, parole d’ailleurs, alternative vitale aux spectres pragmatiques, aux niaiseries matérialistes, à la littérature raconteuse ! Contre le mot réifié, contre le déballage maniaque des faits, contre la narration confortable, Mallarmé est ici de plain-pied dans l’effroi symboliste, juste rancune, juste vengeance contre les blablas vidangés de mystère. Disons-le sans frémir, le Maître lapide sans trop le cacher l’hérésie naturaliste, qui a mené, d’un côté, les auteurs dans l’impasse positiviste (en cela, Huysmans avant tout vu avant tout le monde), et de l’autre, le public dans une sorte de débranchement systématique, de soumission aux manigances zoliennes. Car ce n’est désormais plus tellement une énigme : le sol s’est crevé entre les réalistes et les autres, et, en tant qu’auteur, on est soit un fils aimant de Zola, soit un ringard. Mallarmé cristallise la rébellion contre le gourou de l’atavisme, qu’il respecta pourtant – ce qu’on ne lui rendit pas. Il s’écriera dans Brise Marine : « Fuir ! Là-bas fuir ! ».
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Il faut ici mieux saisir ce que le poète dévoile dans Crise de vers. Ce « là-bas » n’est pas exactement une « utopie » du langage, dans le sens où Thomas More a forgé ce mot – un arrièremonde intangible destiné à accomplir certaines chimères politiques. Plus exactement un « exil » du langage : c’est-àdire, un lieu bien terrestre (Mallarmé ne fait pas dans le récit d’anticipation ou le space opera), mais délié de toutes les anomalies d’une parole banale et cousue d’avance. Il s’agit d’extirper le langage du déchargeoir à lieux communs afin d’en réinventer la partition, d’en réinvestir la profondeur. La « parole essentielle » est alors un triple exil : dans l’Histoire, exil contre le naturalisme atmosphérique. Dans la poétique, exil dans un ailleurs cérébral en quête d’une impression concrète du monde. Dans le langage, exil dans une remise en cause sempiternelle des « mots préfabriqués ».
Charles Baudelaire - Étienne Carjat, 1862, British Library
Ceci n’est pas seulement une révolte passagère, ni un caprice de dandy ; Mallarmé touche du doigt l’urgence de braver le Néant par la contemplation dénudée de toute construction linguistique morale. C’est avant tout la fouille de l’absolu : en dehors des représentations, de leur cohérence illusoire, il désire atteindre une cohérence supérieure, celle de l’être. De là découle l’extrême paradoxe de sa poétique : conscience d’une transcendance harmonique de l’être (héritée, probablement, de Baudelaire), constat terrifiant de son inaccessibilité. C’est toute la puissance de la « fonction poétique » du langage, que Roman Jakobson oppose à la « fonction référentielle » : le poète s’approprie le dictionnaire, et le décante de toutes ses aberrations utilitaires, afin de mener la parole dans une limite d’elle-même, infiniment plus proche de l’être que les tartines explicatives.
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L’exil ! Assurément, Mallarmé fit des enfants bien différents. Nous disions : Bonnefoy, qui s’approprie Mallarmé et radicalise sa « notion pure » au profit d’une « poétique de la présence », où l’utopie n’a plus de place. L’exil y vit encore sous la forme d’un refus du langage conceptuel, des idéologies qui caractérisent l’expression moderne. Bonnefoy pratique « l’exil dans la présence » à une époque où la parole se jette de plus en plus loin dans la distance au travers de la production torrentielle de mots. Valéry, lui, retenait de Mallarmé le rejet de la « parole brute » : « La poésie est l’ambition d’un discours qui soit chargé de plus de sens, et mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n’en porte et n’en peut porter », (« Passage de Verlaine » dans Variété II). Claudel va plus loin encore, lorsqu’il fait rétorquer son « Poète » à Jules : « […] les poèmes se font à peu près comme les canons. On prend un trou et on met quelque chose autour » ; désormais, c’est « l’idée d’un poème considéré non plus comme une émersion mais comme une lacune », « un poème qui s’obtiendrait par une espèce de décantation » (« Jules ou l’Homme-aux-deux-cravates », dans L’Oiseau noir dans le soleil levant) qui gagne l’esprit ; le langage poétique ne fait qu’encadrer, il ne fait référence à rien, rien n’y surgit, sauf un seul mot, gavé de sens. La voix poétique se définirait contre, affronterait un même monstre conjugué en visages particuliers : « parole brute » pour Mallarmé, « idéologie » pour Bonnefoy, « langage ordinaire » pour Valéry, « émersion » pour Claudel. À dé-densifier ! – trop plein de références ! Dès lors, tout devient clair : parce que fièrement exilée, fièrement loin des mots livrés crus ou plutôt précuits, des choses bêtement choses, des récits ronflants, du doigt général pointé sur l’objet particulier, la poésie doit être exactement l’inverse du manuel, donc elle est poliment détestée par l’époque terre-à-terre. « Parole essentielle », d’un seul geste sens, symbole, rêve et littérature, exil du langage, la poésie se doit d’exhiber sa différence, se décaler, s’inventer. C’est l’autre parole, celle qui ne décrit pas le monde mais qui le dit, et par conséquent que le monde n’écoute pas ; et c’est sûr qu’il a tort – puisque cette langue le concerne plus que jamais. Dans les librairies, combien de volumes insipides racontant des histoires idiotes dans un style de buffle pour un seul livre de poésie ? Combien de témoignages fétides, d’essais démonstratifs, de romans cancéreux, d’autofictions bovines, d’articles bouffis, pour une seule manifestation de cette parole d’ailleurs ? Combien, enfin, de rires nauséeux lancés aux bouilles des obsédés de poésie ? Infiniment trop ! Qu’importe : l’ailleurs subsiste, quelque part. Baudelaire rugissait déjà aux ricaneurs sociaux, saisi de la furie de l’exil poétique, et nous le suivrons loin des bourbes : « N’importe où, hors du monde ! ».
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Photo : Jacques Pion
[ Rencontrer ]
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[ Rencontrer ]
32 virtuose des touches nacrées. thomas enhco
38 la passion d’un maître chocolatier. sébastien fautrelle
44 le bronze entre ciel et terre. nicolas lavarenne
50 quand la peinture devient lumière. jean-michel rezelman
rencontrer Carnet d’Art 31
[ Rencontrer - Musique ]
thomas enhco/ virtuose des touches nacrées. Entretien issu de l'émission « En attendant la suite » avec Antoine Guillot Certains accords, certaines notes, semblent figées dans l'air, en suspend. Etat d'apesanteur, caresses fragiles, les mains du pianiste volent sur les touches nacrées, sa musique nous transporte. Fermer les yeux et sentir, immobile, l'élévation, croire aux mélodies sans âges, aux âmes vibrantes d'unisson. Et enfin ouvrir les yeux sur cet homme, dont les doigts semblent tout connaître mais dont le visage ne laisse rien paraître. Classique, jazz, hymne du cœur, pureté d'un langage, le but n'est plus de comprendre mais simplement de se laisser surprendre. Il est le musicien de talent qui a joué avec les plus grand, il est le souffle de la jeunesse pour certains, le gamin pour d'autre, mais il est surtout la promesse que le génie n'est pas gage de vieillesse. Cette première présentation vous flatte ? J'ai l'impression que l'on parle de quelqu'un d'autre. C'est très beau, on dirait presque un poème. Elle met la barre très haut ! Votre dernier album, Fireflies, est-il à la hauteur ? C'est un album que j'ai eu la chance de coproduire, ce qui est quelque chose de très important pour un musicien, notamment pour moi. Cela m'a permis de connaître et de maîtriser tous les aspects de la production afin de m'affranchir de toutes contraintes marketing et commerciales pour être le plus libre possible et servir vraiment la musique. Je ne sais pas si c'est un vrai chef d'œuvre mais pour moi il, est réussi. C'est une création très personnelle. Vous voyez votre avenir en autoproduction ? Pas forcément, mais c'est une réelle liberté. J'ai toujours été attaché à cette notion, le besoin de voyager, d'être
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maître de ce que je fais, de la musique que je joue. Au-delà de la musique, c'est pour moi la valeur suprême d'affranchissement et d'épanouissement en tant qu'être humain. Ce n'est pas par hasard que je fais du jazz, qui est une musique basée sur l'improvisation, et donc sur la liberté. Je peux très bien être produit chez un label qui comprendrait et respecterait ce que je veux dire musicalement et ce que je suis. Je n'ai pas envie que l'on me mette dans une boîte qui ne correspondrait pas à mon univers. Vous avez été primé aux Victoires du Jazz au mois de juin 2013. Ces récompenses sont-elles importantes pour vous ? Oui, elles sont importantes. Toute récompense fait plaisir, mais obtenir une Victoire du Jazz est un prix assez spécial car c'est la profession qui vote pour tel ou tel musicien. Il rassemble les producteurs, les journalistes, les programmateurs et d'autres acteurs du métier. C'est une récompense gratifiante et encourageante. Evidemment, ce qui importe le plus est
la reconnaissance du public, c'est en grande partie pour lui que l'on fait de musique. Mais avoir l'aval des spécialistes, qui sont autant de pierres à cet édifice de la musique, c'est très important en fait. Vous faites de la musique pour le public et après pour vous ? Non, je suis bien plus égoïste que ça ! Je fais de la musique déjà parce que j'en ai besoin, c'est mon moyen d'expression. À cela s'ajoute quelque chose de physique, j'ai un rapport très fusionnel avec le piano. J'ai besoin de jouer du piano comme certains ont besoin de faire du surf. Jouer est un moyen pour moi d'exprimer ce que je ne peux dire avec des mots. Il y a beaucoup de choses qu'on ne parvient pas à dire aux autres, parce que l'on n'en est pas capable, parce que l'on n'en a pas l'occasion. Et parfois on ne sait pas très bien ce que l'on veut dire, on ne sait pas non plus à qui. La musique est un langage universel, un langage qui me colle à la peau et avec lequel je m'exprime plus facilement.
j’ai un rapport très fusionnel avec le piano
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[ Rencontrer - Musique ]
Qu'aimez-vous dans votre métier aujourd'hui ? Ce sera plus rapide et plus simple de dire ce que je n'aime pas. Je n'aime pas les aéroports, tourner dans les halls bondés et courir après tel ou tel avion. Je n'aime pas non plus les conflits, qui sont malheureusement assez fréquents dans le milieu. C'est un métier dans lequel il existe de fortes personnalités, ce qui entraîne obligatoirement quelques batailles d'égo. Les enjeux, les carrières, les relations, tout cela contribue à créer une ambiance parfois assez lourde de colère et de rancune que j'ai du mal à accepter. J'ai toujours été un phobique des conflits. Dès qu'il y a une dispute il faut que je sorte, que j'aille courir. Mis à part ça, je ne vois que des avantages. J'aime me lever chaque matin en me disant que je vais faire mon métier et que ce métier est une passion. Il n'y a rien de plus beau, que de pouvoir vivre sa passion. Est-ce-que vous pourriez nous donner une définition de votre jazz ? Je suis très attaché à la mélodie. C'est un des éléments les plus reconnaissables, que ce soit un air de Bach ou un thème de métal. C'est lié à ma
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personnalité, je suis un vieux romantique fleur bleue, ce qui se ressent forcément dans ma musique. Mon jazz est assez accessible, on n'a pas besoin d'être un spécialiste pour l'écouter ou pour l'apprécier. Enfin c'est ce qu'on me dit. C'est une musique que je veux ouverte. Quand je joue en groupe, je choisis des musiciens qui ont eux aussi, une personnalité très forte. Je n'ai donc pas envie de les enfermer dans mes codes et dans ma volonté. Evidemment, en tant que leader d'un groupe, on est capitaine du bateau, mais si on peut se permettre de choisir des musiciens, c'est pour leur son et pour les entendre s'exprimer. Je veux laisser les portes ouvertes pour que mes choix musicaux ne soient pas faits par contrainte mais par envie. J'ai envie de croire que ma musique est interactive, qu'elle change d'un soir sur l'autre. Même quand j'enregistre en studio, quand c'est un son très travaillé, je veux garder cette énergie sincère pour qu'elle s'exprime sur le moment présent. Est-ce-que vous arrivez à imaginer Thomas Enhco dans dix ans ? Je suis dans une période de ma vie où je veux tout faire, tout essayer, jouer avec tout le monde, et partout. C'est
génial mais c'est crevant. Je ne pourrai pas faire ça toute ma vie, il y a certaines choses, notamment dans le domaine de la composition musicale, que j'aimerais approfondir. J'aimerais faire des collaborations avec des artistes issus du milieu électro ou avec des orchestres symphoniques.
tout faire, tout essayer, jouer avec tout le monde Ces projets nécessitent beaucoup de temps, et si dans dix ans je suis assez connu, je pourrai dire non à certaines choses. Me garder ainsi quatre mois de vide dans l'année afin de m'isoler avec un piano et du matériel. Composer, inviter des musiciens, collaborer, passer du temps en studio ou pourquoi pas écrire des paroles de chansons. J'ai plein d'idées et de projets, mais en ce moment je suis un peu débordé.
copain - pas copain Jean-Paul Boutellier. Je ne le connais pas intimement mais disons copain ! J'ai eu la chance de le rencontrer au Festival Jazz à Vienne dont il est le père fondateur. Ce festival est vraiment mythique ! La première fois que j'ai mis les pieds sur la grande scène de Jazz à Vienne, je devais avoir dix ans je crois. Ma mère était dans les coulisses et ma poussé sur scène en disant "Vas-y c'est un ton tour maintenant !". Je me suis retrouvé devant ce mur du théâtre antique avec sept ou huit mille pairs d'yeux braqués sur moi ! J'étais à la foi tétanisé et complètement subjugué par l'énergie qui se dégageait de ce lieu. Mais je me souviens surtout de lui lorsque je suis venu jouer sous mon nom à Vienne. Je ne jouais pas dans le Théâtre Antique mais dans le Club de minuit, ce qui est déjà assez impressionnant. Il y a aussi son fils, John Boutellier, un saxophoniste hors pair.
Tony Allen.
cet organisme, ce qui nous a permis de jouer de nombreuses fois ensemble. On est souvent dans les mêmes programmations dans les festivals. C'est un super trompettiste, un grand compositeur. On s’entend très bien, on va d'ailleurs sûrement être en collocation ensemble à New-York.
Biréli Lagraine.
Ben... copain ! Je suis obligé, c'est une légende ! C'était un honneur de pouvoir jouer avec lui à La Nuit du Jazz à Aix-les-Bains. C'est le pionnier de l'afrobeat, je ne suis pas du tout un spécialiste de cette musique, même si le Jazz y prend ses racines.
Copain ! Je le connais depuis que je suis tout petit. Biréli, est une légende vivante de la guitare manouche. Didier Lockwood m’emmenait souvent sur scène avec lui dans des festivals pour jouer un ou deux morceaux, notamment avec Biréli. Depuis j’ai grandi, mais on se croise encore pour jouer et discuter musique.
Ibrahim Maalouf.
Michel Petrucciani.
Encore un copain ! Moi j'aime tout le monde, après je ne sais pas si tout le monde m'aime bien ! J'ai rencontré Ibrahim en 2006, à l'époque où j'ai été soutenu par le fond d'action SACEM. C'est un organisme qui soutient de jeunes artistes, souvent issus du jazz, pour les aider financièrement à monter leurs projets et à débuter leur carrière. Ce fond m'a permis de sortir mon premier disque et d'importer mon deuxième du Japon où il a été produit. Ibrahim a lui aussi été sélectionné par
C'est particulier... Je l'ai connu dès mon plus jeune âge. C'était un des meilleurs amis de Didier Lockwood. Chaque été on se retrouvait au mois de juin pour le festival de Calvi en Corse. J'avais entre quatre et six ans, l'âge où lui savait déjà jouer du piano comme un professionnel. Michel était là avec son fils Alexandre. Il nous faisait tout le temps rire, toujours prêt à faire des gags, à se moquer de lui-même. Comme il était petit et bossu, il se mettait une serviette sur la tête à la plage et
imitait maître Yoda. J'étais gamin, je ne comprenais pas très bien qui était ce bonhomme bizarre, ce qu'il avait, mais quand j'étais en vacances avec lui, je rigolais beaucoup. À l'époque Michel était déjà mondialement connu, c'était le premier artiste étranger à avoir signé chez Blue Notes. Je n'ai jamais vu un homme si spontané, si jovial et à la fois si brillant. C'était un mec extraordinaire.
Didier Lockwood. Il m'a tellement apporté que j'ai du mal à le décrire. J'ai vécu sous son toit de mes quatre ans à mes dix-sept ans. Que dire... Je viens d'une famille issue majoritairement de la musique classique et c'est ma mère, Caroline Casadesus, chanteuse lyrique, qui m'a ouvert les portes de la musique. En revanche, c'est à Didier que je dois la découverte du Jazz. Il a fait avec moi ce que Stéphane Grappelli a fait avec lui, c'est-à-dire m'initier aux bases du Jazz, d'abord sur le violon puis au piano. Quand j'avais neuf ans, je me souviens de Didier m'emmenant au festival d'Antibes - Juan-les-Pins, il y avait trois mille personnes dans la salle. Il jouait avec d'autres grands musiciens, il m'a regardé et m'a dit : " Voilà, maintenant tu vas faire ta première grosse scène". Je lui dois beaucoup.
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[ Rencontrer - Musique ]
hommage J'ai un hommage à vous proposer, comme ça on pourra le ressortir, le moment venu... L'idée est que vous le validiez, vous le labélisez Thomas Enhco... Pas de problème, c’est une bonne idée. « Née en 1988, il commence le violon à trois ans et le piano à six ans. Il étudie le classique, le jazz, et écrit ses premières compositions qu'il interprète lui-même en concert, à l'âge où l'on joue normalement aux billes... » À cet âge là je crois que je jouais plus aux cartes Dragon Ball Z... « De Peter Erskine à Mike Stern, en passant par Billy Cobham ou encore Martin Taylor, il a joué avec les plus grands. Devenu l'un de ces musiciens prodiges, il a parcouru le monde du bout des doigts. La musique pour transporter les âmes, pour réunir les gens, les âges, sans jamais perdre du vue l'essentiel ; le plaisir de jouer. Convoiter la gloire, construire une légende, consommer la vie avant qu'elle ne s'épuise, voilà le combat auquel il s'est livré. Livré corps et âme à son art, il n'a cessé de jouer, de composer, de vibrer sous les applaudissements d'un public
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déboussolé. Les yeux fixés sur le fantôme du son, ses mains, animées de leur propre vie, modelaient la mesure. La mesure d'un talent dont la rareté n'a eu d'égale que sa fragilité. Etoile montante de son vivant, il est aujourd'hui l'astre regretté que l'on sent briller sur nos peaux, que l'on entend encore murmurer, parfois, lorsqu'un accord familier vient mourir aux creux de nos oreilles. » C'est pas mal, ça donnerait presque envie de mourir ! Mais je rajouterais une blague ou deux. Quel est d'ailleurs la dernière chose que vous souhaiteriez crier au monde cinq minutes avant de mourir ? Dire aux jeunes de trouver leur passion et de s'y accrocher comme une bouée de sauvetage. Trouver sa voie et s'accomplir professionnellement à travers elle est une chose qui peut nous nourrir, nous illuminer et nous transporter toute notre vie. Que ce soit des passions les plus modestes aux plus grandioses, je pense que c'est un vrai chemin vers le bonheur.
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sébastien fautrelle/ la passion d'un maître chocolatier. Propos issus d'une rencontre avec Antoine Guillot Plus vielle boutique de chocolat d'Aix-les-Bains, Sébastien Fautrelle est un amoureux de son métier, du chocolat, et de ce qu'il propose avec douceur et audace à ses clients. J'ai rendez-vous avec un homme timide mais au geste assuré, réservé mais passionné, dans sa boutique de la rue des bains à Aix-les-Bains. Au sous-sol, dans son "laboratoire" comme il dit. Une très belle rencontre qui éveille tous les sens. À part en étant gourmand, comment en arrive-t-on à devenir chocolatier ? Effectivement, avant tout, je suis gourmand. Le chocolat est un produit qui me passionne, avec lui, on peut tout faire, tout reproduire. On peut laisser marcher son imagination, il n’y a pas de limite. Je fais ce métier depuis vingt-quatre ans. J'ai commencé par trois années d'apprentissage en pâtisserie, suivi d'une année en chocolaterie chez Monsieur Meyer, le meilleur chocolatier d'Annecy, ma ville natale. Ensuite, je suis parti suivre une formation dans une école du Vaucluse, et j'ai travaillé en Ardèche avec Joël Patouillard, un M eilleur O uvr ier de France en pâtisserie. Puis durant quatre ans, j'ai été chef de production chez Patrick Chevallot, lui aussi MOF à Val d’Isère. J'ai passé les quatre années suivantes comme chef de production et responsable
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pâtisserie chez Sébastien Brocard, champion de France de dessert, installé dans le pays de Gex. Vous avez donc évolué dans la sphère des MOF et des champions de France, cela vous a-t-il donné envie de passer des concours ? Lorsque je travaillais chez Monsieur Chevallot, je m'étais inscrit au concours de Meilleur Ouvrier de France en chocolaterie. Mais, très sincèrement, je n’avais pas assez de temps à consacrer à cela. Il faut investir quatre ans de sa vie pour préparer ce concours, c’est très éprouvant, il faut apporter quelque chose au métier... Il ne suffit pas de faire une pièce en chocolat... Aujourd'hui, j'ai encore moins le temps qu'à cette époque... Peut-être un jour, mais plus le temps passe, plus d’autres priorités s’installent.
Néanmoins, accordez-vous importance à ces titres ?
une
Oui, ce sont des références dans nos métiers, ce sont des titres honorifiques très respectés. Je possède l'appellation de Maître Artisan attribué par la Chambre des Métiers, titre que j'ai acquis grâce à mon Brevet de Maîtrise en chocolaterie, mon expérience, et mes compétences. Avez-vous des influences ou des références ? Pierre Marcolini qui exerce en Belgique, ou Patrick Roger, un grand chocolatier parisien qui a aussi une boutique à Bruxelles sont des références dans le métier. Mais, je n’ai pas de personne que j’admire particulièrement. Certains m'ont beaucoup apporté mais je n’ai pas d’idole.
[ Rencontrer - Gastronomie ]
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Photo : Christophe Baudot
Derrière chaque chocolat il y a une histoire
[ Rencontrer - Gastronomie ]
Etes-vous plutôt artisan, artiste ou créateur ?
Quand vous créez, écrivez-vous la recette avant ?
Artisan... C’est déjà bien, même si artiste me fait plaisir ! Je passe 80% de mon temps dans la production, et dans les 20% restants, il faut que je gère ma vie de famille et mon emploi de chef d’entreprise. Je suis à la fois chocolatier et pâtissier car je pense que ces deux métiers ne marchent pas l’un sans l'autre. Ne faire que du chocolat c'est très rare. C'est donc une passion aux multiples facettes qui me prend beaucoup de temps, mais c’est ce que j'ai choisi de faire.
Oui, j’ai un petit cahier dans lequel je note chaque nouvelle idée. Après il y a des choses qui se font et d’autres qui ne se font pas, mais au moins, j'ai une trace quelque part.
Durant ces 80% de production, avez-vous le temps de faire de la création ?
Photo : Christophe Baudot
Oui, c’est de la production, mais nous innovons tout le temps, nous avons toujours des nouveautés au magasin pour différentes périodes, Noël, la Saint Valentin, ou encore la fête des mères. Nous faisons des coffrets avec des parfums inédits et en édition limitée.
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il n’y a pas de limite Quels secrets recèlent votre petit cahier ? Des mélanges de saveurs, de textures, de formes ou de produits. Ce qui est intéressant pour nos clients c’est qu’on est toujours à la recherche de nouveautés, de nouveaux produits, de nouveaux goûts... Ne serait-ce que sur la tablette de chocolat. Depuis qu’on l’a en magasin, on peut monter jusqu’à soixante-dix sortes de chocolats en tablettes différents.
Vous fermez les yeux et vous faites le tour du monde. On part au Brésil, on peut parcourir la Papouasie, la Nouvelle Guinée ou encore Madagascar. C'est une aventure tout en douceur. Avec un carreau de chocolat vous voyagez. J’attache une importance au nom de mes chocolats car au travers du nom on sait ce que l’on va retrouver. Par exemple, nous avons, l'Ardéchois, une ganache au marron ; le Dos Brasil, un caramel au citron vert du Brésil avec une coque en chocolat blanc légèrement colorée en vert et un chocolat pur venant du Brésil au-dessous ; le Baccara, une ganache à la banane caramélisée. Dans les noms de nos produits, on essaye de retranscrire quelque chose. Derrière chaque chocolat il y a une histoire. Vous avez donc plus de soixante-dix chocolats différents. Connaissezvous toutes les recettes ? Non je ne connais pas tout ! Notre activité en chocolaterie est très largement majoritaire, mais nous travaillons
[ Rencontrer - Gastronomie ]
Quelle est votre méthodologie de travail ? Nos recettes sont équilibrées pour que ce soit digeste autant en goût qu'en texture. Le résultat est garanti si on suit la recette au pied de la lettre. Ce n’est pas scientifique, mais si on veut approfondir et rentrer dans la composition de chaque ingrédient, cela devient assez complexe. J’ai fait un stage pour comprendre la composition et la conservation de nos chocolats et ce sont des choses qui nous permettent de savoir pourquoi faire le mélange d’une certaine manière et non d’une autre. C’est enrichissant. Quand on fait un gâteau à la maison c’est pour qu’il soit mangé, alors que nous, on va travailler sur des chocolats qui ont entre cinq et huit semaines de durée de vie. Si notre mélange n’est pas fait dans le bon ordre, on peut diviser par deux la durée de vie d'un chocolat. Vous fabriquez tout vous-même ? J’attache une importance à faire tous mes produits. Je sais que certains concurrents achètent des surgelés pour avoir des produits toujours égaux. Chez moi, le produit est toujours pareil, quelle que soit la période d’achat. Quand le client vient à la boutique, il ne veut pas savoir si c’est l’apprenti l’employé ou le chef qui a fait le croissant, je suis donc carré dans ce que j’ai à dire. Nous congelons la pâte crue et tous les jours, on sort nos croissants préparés à l’atelier. Un macaron, est toujours
fabriqué la veille. Le jour même c’est un biscuit très dur qui s’émiette. Il faut donc attendre le lendemain pour le consommer. On descend à moins quarante degrés alors qu’un congélateur c’est moins vingt degrés, donc on surgèle les produits à cœur. Le but c’est de congeler le plus rapidement possible. Tous les jours on a un produit optimal car on le sort le matin du congélateur et dans la journée il est vendu. Avec l’expérience, on sait les quantités qu’il faut gérer en vitrine. Avez-vous une spécialité ? Au début, quand j’ai repris l’affaire il y a six ans, les gens étaient à la recherche de spécialités. À Aix les bains, il y a le biscuit de Savoie, par exemple. Mais il n’y a pas de produits phares comme le calisson d'Aix-en-Provence ou encore la bêtise de Cambrai. On a donc créé nos propres spécialités comme le ptiou pavé. Nous nous sommes inspirés des pavés de la rue piétonne dans laquelle nous nous situons pour inventer un chocolat un peu irrégulier avec un praliné très croustillant, noisette pour le lait, et amande pour le noir. Au fil du temps, nous avons apporté d'autres nouveautés comme la Croquette d'Aix, une petite meringuette café noisette, au nom quelque peu ludique. C'est devenu un produit phare de la maison qui marche très bien. Et la différence avec le bon vieux Kinder dans tout cela ? Le Kinder est plus cher au kilo ! La coquille fait cinq grammes et le reste c'est de la matière grasse ou la surprise ! C’est un produit que l’on appelle chocolaté car ce n’est pas du chocolat. Vous achetez du sucre et de la matière grasse au prix d’un chocolat, de l’industriel, très gras et très sucré. Dans ma chocolaterie,
Photo : Christophe Baudot
également les pâtisseries, viennoiseries, macarons et autres gourmandises sucrées. Il y a les macarons que nous faisons régulièrement dont je connais les recettes par coeur, mais pour le reste, nous avons des classeurs où tout est consigné.
nous ne travaillons qu’avec du beurre de cacao. J’aime à dire manger moins, mais du meilleur chocolat. Quand on discute avec des cuisiniers, il y a une attache très forte au territoire sur lequel ils sont, car ils travaillent avec les herbes et les produits locaux. Est-ce qu'il y a cet ancrage local quand on est chocolatier ? Je pense avoir cet ancrage local, beaucoup moins que les cuisiniers parce qu’on n’a pas toutes les viandes, ou tous les légumes à mettre en avant. Je crois qu’on a un petit plus dans les pays de Savoie, et nous attachons une réelle importance à travailler avec le territoire dans la mesure du possible, car le chocolat on ne le trouve pas sur le Revard… À partir du moment où on peut le faire, on le fait. 90% des fruits que nous travaillons sont d'ici. Des vergers de la famille ou des amis, et après des fruits qui viennent d’un peu plus loin, comme la Drôme,
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notamment pour la pêche et l’abricot. Au mois de septembre, nous allons ramasser au cours de journées passées en famille, une cinquantaine de kilos de myrtilles qui serviront à l'élaboration de nos confitures. Pour le lait cru, nous travaillons avec le GAEC des Oursons à Saint Ours. On fait un chocolat chaud stérilisé qu’on vend en magasin et des confitures de lait. Nous n'en passons pas mille litres par semaine, mais nous faisons une petite gamme de produits élaborée avec des produits très locaux. Nous cueillons également de la reine des prés au mois d’août, pour notre chocolat à base de cette plante. Nous faisons des poches sous vide que nous congelons pour en avoir toute l’année. Nous ramassons aussi des pousses de sapin au mois de mai pour notre macaron au sapin. Quand on n’est ni cuisinier, ni pâtissier et que l’on est gourmand ; est-il possible de faire des bons chocolats et des bons gâteaux ? Oui, tout est possible ! Depuis quelques mois, je donne des cours de pâtisserie certains samedis, et j’enseigne que ce sont les matières première qui sont importantes. Toutes les recettes que l'on donne sont simples et réalisables à la maison, même si à la fin la présentation est différente de ce que l'on a appris en cours, le goût est là, c'est tout ce qui compte. Les gens ont une relation particulière avec le chocolat, c’est presque intime, un moment de douceur, d'apaisement et de calme. Pensezvous rentrer dans l’intimité de vos clients ? Tout à fait. J'ai reçu un courrier d’un client habitué des grandes tables qui nous félicitait pour notre travail, reconnaissant qu'il était assez difficile, et
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Photo : Christophe Baudot
[ Rencontrer - Gastronomie ]
qu’on était peu nombreux à travailler comme ça. Cela m'a beaucoup touché de recevoir un témoignage si personnel et spontané. S'il y avait une musique ou une chanson pour illustrer votre métier et vos chocolats, ce serait laquelle ? Je dirais Talk to me de Yodelice car derrière mon côté réservé, j’ai de la sensibilité. Il faut avoir de la finesse et de la délicatesse pour une telle approche de mon métier. Dans les métiers de bouche, on a tendance à retranscrire ce que l’on aime. Mais mes goûts varient suivant les jours... Parfois, sur des commandes de clients, je suis amené à travailler des produits avec lesquels je n'aurais pas créé ou je ne me serais pas lancé au premier abord... J'ai tout de même plaisir à les essayer et à les garder dans ma gamme. Après vingt-cinq ans de pratique du métier qu’est-ce qui vous donne la force de vous lever le matin ? On travaille tous pour la même chose, le nerf de la guerre c’est quand même l’argent. Mon métier me permet de vivre correctement car je n’ai pas
d'exigence, et si je voulais être riche je ne serais pas chocolatier. Je vis une passion. On vend du rêve, du plaisir, et faire plaisir c'est ce qui me motive réellement. Quand les gens reviennent en disant que leurs chocolats étaient délicieux, je n’ai pas besoin de plus. Je fais mon travail correctement. Le matin je peux me regarder dans la glace en sachant ce que je vends à mes clients. Sébastien Fautrelle, dans dix ans, où serez-vous ? Toujours à Aix-les-Bains, j’espère. Nous avons le projet de transférer toute la fabrication du chocolat dans le local qui se trouve à coté de la boutique, dans un laboratoire avec vue sur la rue. Nous pensons également à développer une autre boutique sur Annecy, mais je veux continuer à produire sur place, c'est important pour moi. Je tiens à cette ambiance aixoise, où parfois lorsque je sors incognito dans la rue pour me rendre à notre espace de stockage, j'entends des personnes dire que ma chocolaterie est la meilleure. Cela me fait plaisir et m'amuse à la fois car je n'ai pas la prétention d'être le meilleur, mais juste de faire mon boulot pour le plaisir des autres.
Le Festival des Voix du Prieuré - La Voix dans tous ses états Depuis sa création en 2003, le Festival des Voix du Prieuré expose la voix, instrument universel par excellence, sous toutes ses formes, auprès d’un public sans cesse élargi.
La Voix dans tous ses états
La Voix est un formidable vecteur d’émotions, un extraordinaire moyen d’expression, un précieux outil de communication. La Voix est non seulement un instrument de rencontres mais aussi un activateur de partages et d’expériences au-delà de toutes frontières.
Du chœur au soliste, de l’amateur éclairé au virtuose aguerri, le Festival des Voix du Prieuré est un lieu de rencontres, d’expérimentations, de partage où l’on ne s’interdit pas de croiser les regards, les cultures, les époques, les genres et les publics. De mai à juin, entre lac et montagnes, la Voix se met dans tous ses états au Bourget-du-Lac. Tandis que le Festival ne fait alors qu’un avec un lieu extraordinaire en soi de par son patrimoine architectural et historique, son acoustique et sa magie intrinsèque si captivante.
La qualité artistique pour tous
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La voix chuchotée, clamée, chantée…
Loin d’être élitiste, ce Festival qui privilégie l’excellence des propositions artistiques en invitant de prestigieux ensembles, artistes professionnels et compositeurs, s’emploie à ce que même les publics les plus improbables puissent s’inviter dans les rangs des spectateurs et parfois même partager la scène avec des artistes professionnels. L’accessibilité à travers des tarifs volontairement réduits, l’accès libre et gratuit aux répétitions, la multiplication des propositions avant, entre ou autour des concerts eux-mêmes, la place réservée à la pratique amateur permettent d’aborder la musique vocale de bien des manières pour se donner toutes les chances d’une appropriation personnelle sur mesure.
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[ Rencontrer - Sculpture ]
nicolas lavarenne/ le bronze entre ciel et terre. Entretien issu de l'émission « En attendant la suite » avec Antoine Guillot
Suspendus au-dessus du sol, portés par le vide, les êtres de bronze s’élèvent et si le regard de l’œuvre semble chercher un horizon lointain, celui du spectateur, lui, tente de suivre ses lignes qui montent vers le ciel, tout n’est que mouvement, forme figée dans un geste infini, courbes dorées, muscles noués. Les sculptures sont là pour le beau, pour être regardées, convoitées, parfois aimées. La géométrie des lignes se perd dans le brut des formes, les détails n’en sont plus, ils deviennent prolongement. Prolongement, de la pensée aérienne de l’artiste. Modelé, effleuré, s’envolé, c’est le tripode qui soutient la démarche de l’auteur. Trois phases indissociables de sa volonté de sculpter pour lui, puis, pour les autres. Est-ce que cette première présentation de vous, vous flatte ?
Vous avez des modèles ou des pères dans la sculpture ?
Elle me fait grand plaisir, c’est ce que je vois aussi dans mon travail, c’est ce qu’il me raconte donc ça me fait plaisir que ça passe. Quelles sont vos influences dans la sculpture, la peinture, ou la musique ?
Je suis autodidacte, mais en même temps ce n’est pas tout à fait vrai parce que mon père peignait dans son atelier et ma mère était prof de dessin. Dans la maison familiale, il y avait la présence de peintures. À table, mes parents parlaient d’art, mais ça ne m’intéressait pas du tout.
Ce n’est pas à moi de le dire. En ce moment, je suis en train de faire une pièce, et dedans, j’y vois Antony Gormley par exemple. J’ai un copain qui fait l’antithèse de mon travail, mais je vois là-dedans un parallèle avec mon propre travail. Il fait des personnages obèses et complètement dégoulinant de plis et de replis, mais qui sont dans la même attitude, pour sortir de ce carcan charnel que je trouve génial. Depuis que l'homme a commencé à se poser des questions, il a toujours rêvé de sortir de son état animal, pour essayer d’être un pur esprit, et symboliquement pour atteindre le ciel. Pour l’instant on n’a pas trouvé mieux que de voler !
À quinze ans, quand je me suis demandé ce que je voulais faire plus tard, je ne pouvais surtout pas me dire artiste, je n’arriverai jamais à la cheville de mon père, j’ai donc tiré un trait dessus. Par contre, à trente ans, l’art m’est tombé dessus, je me suis rendu compte que je connaissais l'histoire de l’art, les grands artistes… J’en avais été imprégné inconsciemment. Je suis parti pendant dix ans pour être sculpteur sur bois d’ornement. Je sculptais des meubles pour les ébénistes. Dix heures par jour, j’étais devant un établi à sculpter des petites fleurs d’acanthe, des volutes, et tout l’ornement sur le meuble. Je me souviens avoir rencontré un collègue, sculpteur sur bois, qui m’a dit
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que son rêve était de faire des statues, je lui ai dit : "Ah bon, pourquoi faire ?". C'était un an avant que je fasse ma première petite sculpture qui m’a bouleversée et qui m’a aidée tout au long de ma vie. Est-ce que la notoriété ou la reconnaissance de vos pairs est importante pour vous ? Oui, je pense que j’ai besoin de reconnaissance. Récemment je me suis rendu compte qu’à l’école on m’a toujours dit dans quoi j’étais mauvais, mais jamais dans quoi j’étais bon. Donc je pense qu’on m’a traité de bon à rien pendant toute ma scolarité. Ce qui est dramatique parce que lorsqu’on est gamin, on enregistre tout. On construit sa vie. On ne m’a jamais dit que j’étais bon à faire de la trois dimensions, on ne m’a jamais dit que j’étais bon en dessin. Je pense que lorsqu’on a été nul comme ça toute une partie de sa vie, on cherche la reconnaissance. Je pense que c’est une conséquence. La reconnaissance du public me réconforte.
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Photo : R. Matthey
éviter le socle classique, qui sacralise, qui bloque, qui fait devenir statue
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de l’artiste ou du créateur. La sculpture est un choix permanent, on propose quelque chose et on se dit, c’est bon ou ce n’est pas bon. On est tous, avant tout, seul. Même si on est des êtres sociables, on essaye de se débrouiller et de faire quelque chose de cohérent. Apparemment, ça fonctionne quand même, on est toujours là malgré toute la construction catastrophiste des médias. Je regarde dans la rue et partout, je vois que ça ne va pas que mal. Quand on regarde votre travail, ce sont des hommes et des femmes au corps d’athlète, vous ne sculptez jamais de personnes disgracieuses ?
Le Songeur, Photo : A. Driancourt
Je n’en suis pas encore là, je pense que c’est parce que je crée des êtres un peu fougueux, un peu speeds, un peu énergiques, et pour moi, ça pourrait être marrant de mettre un personnage au physique complètement décalé dans une attitude qui ne lui correspond pas mais c’est pas mon truc, car je bosse dans une forme de réalisme anatomique et une espèce de mise en scène qui fait que ces corps ont tendance à bondir. Quel est le meilleur aspect de votre métier ? Tout est bon dans la vie d’artiste, j’entretiens le mythe. Avec l'art, on essaie d’enrichir l’humanité, on essaie d’avancer dans la réflexion et l’inconscient collectif…qu’est-ce qu’on fait là et où va-t-on ? L’art pose des questions. L’artiste est victime de l’art. Peut-on vivre aujourd’hui ?
de
la
sculpture
Oui, je vis de la sculpture. Je n’ai jamais imaginé être artiste en étant gamin, et je n’ai jamais imaginé vivre de la sculpture, et là j’en vis. Je suis fier d’être un artiste qui vit de son œuvre. On est en
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France donc c’est un peu difficile d’en parler. Dans un sens, je suis fier d’être français, car c’est un beau pays, une belle culture, sauf qu’en France toute réussite devient un pêcher. Quand j’étais jeune sculpteur et mon copain jeune architecte, une amie nous a posé cette question : "De quoi avez-vous le plus peur ? De la réussite ou de l’échec ?". Nous avons tous les deux répondu de la réussite. Car l'échec, on le connaît, alors qu'avec la réussite on se demande ce qui va nous tomber sur la tête... Qu’à cela ne tienne, j’aime ma vie. C’est mon expérience. Quand on est face au doute de la création, on est tout seul, et j’adore ça. Il y a une solitude immense du sculpteur,
La mise en scène est-elle aussi importante que le sujet en lui-même ? Je pense que mon travail m’a amené à cette mise en scène extrêmement simple par ces trois tiges qui font un tripode qui permettent à la sculpture de tenir debout. La recherche première était d’éviter le socle classique, le truc qui lie à la terre, qui plombe, qui sacralise, qui bloque, qui fait devenir statue. Depuis le début je me dis que le socle m’ennuie. Les premières pièces ont été sur de la corde, sur des vitres transparentes, des structures qui me permettaient d’éviter ce phénomène du socle. Et puis, un jour, sans que je comprenne pourquoi, ma main a dessiné un phénomène sur trois tiges et je me suis
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Cette mise en scène est importante, car elle m’évite l’apesanteur du socle. En plus quand on l’a vu une fois, c’est reconnaissable, c’est une identité. C’est une mise en scène minimaliste, qui contraste avec la complexité du corps et qui rend le bronze céleste. On dirait qu’il s’envole ce qui est paradoxal et puisque je suis un gros paresseux, c’est vachement simple de mettre trois tubes mais le plus important c’est que ça me permet d’offrir trois ou quatre mètres de vide. On peut être sculpteur et paresseux ? Oui, car pour moi, la paresse pousse à l’intelligence, c’est la loi du moindre effort. Moi, je me fixe un objectif, mais j’essaye d’en faire le moins possible. Le fainéant, ne va rien faire, mais le paresseux va trouver la solution pour en faire le moins possible pour un résultat donné. Après il y a le laborieux qui va donner le maximum de lui-même, il va essayer tous les chemins possibles pour y arriver, moi je préfère attendre pour trouver la solution qui fait que je vais y aller de la façon la plus simple et la plus efficace. Pour moi c’est ça la paresse. Comment faites-vous pour que vos sculptures tiennent en équilibre, notamment le Funambule ? D’abord je fais une maquette, ensuite je tends une corde pour voir si c’est envisageable, car ce n’est pas une position facile. Ce qui me plait c’est ce paradoxe. En tant que sculpteur, je suis en recherche permanente d’équilibre. On rêve tous du funambule, tous les sculpteurs l’on tenté, moi, je suis technique et
j’aime les trucs qui tiennent et qui sont réalisables et techniquement irréprochables. Un jour ma main a dessiné ça, donc je me suis dit, voilà le funambule, il s’allonge sur son fil dans une position totalement inconfortable mais qui évoque pleins de choses. En même temps, ce n’est qu’un fil et ce ne sont pas deux tiges, ce sont deux lignes, je suis passé à cette pièce qui est facilement interprétable. Donnez-vous des noms à chacune de vos œuvres ?
est paru sur trois tiges, et c’est lui qui m’a mis en phase de ce phénomène autour duquel j’ai tourné par la suite. Vous avez la réponse de savoir à quoi ça sert ? Ça sert à tenter d’avoir une relation avec le divin, avec l’esprit le questionnement de l’art c’est justement un questionnement permanent avec des réponses très diverses, puisque en face d’une œuvre d’art, chacun à ses réponses, l’œuvre d’art est une auberge espagnole.
la complexité du corps qui rend le bronze céleste Oui car il faut un nom de référence. Après il y en a qui sont un peu plus poétiques que d’autres, et d’autres qui sont seulement des références. IlyaleSerin,commeunpetitoiseausursonfil. La Fluide, qui a fait une jolie polémique... Quand j’ai installé cette pièce à Cagnes sur mer, face à la mer et embrassant l’horizon des gens m'ont dit : "Oh putain , con, elle a les tiges qui lui rentre dans le ventre". Dans le Nice matin, il était marqué "Les barres de fer lui rentre dans le vagin, [...] sodomisée par des hallebardes". J’ai eu des coups de fil à Seyssel qui me disaient que je sodomisais mes statues avec des barres de fer. Ils ne voulaient pas voir le petit siège tripode, j’ai demandé à la municipalité s’il fallait que j’enlève la statue, mais ils n’ont pas voulu. J’ai remercié tous ces gens qui sont de bons attachés de presse, car je n’ai jamais eu autant d’articles dans toutes les expos que j’ai fait. Et aussi, le Guetteur, c’est le premier qui
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La Fluide, Photo : S. Parisi
demandé ce que c’était car je n’avais jamais vu ça nul part, donc j’ai fait ce truc en me disant, bizarre, marrant... Et puis d’un tripode, je suis passé à un phénomène d’échasses.
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copain - pas copain Je ne la connais pas, car je n’ai pas la télé ! Je l’ai entendu dans une émission radio sur France Inter, elle paraît assez sympa. Je ne me sens pas trop concerné par les institutions culturelles, car les hommes nus passent mal dans ces lieux, je travaille avec le privé. Depuis la nuit des temps, les statues sont nues, mais ce nu n’est toujours pas politiquement correct aujourd’hui. Mais j’imagine que tôt ou tard, ça le deviendra. Tout est vivant, donc on
passe d’un extrême à l’autre. J’espère qu’on arrive vers un extrême et que l’on va retrouver quelque chose de plus sympa.
d’une très grande générosité et j’ai vraiment eu beaucoup de plaisir à bosser avec lui et ça m’a fait beaucoup avancer.
Arman.
Faber.
J’adore. J’ai eu de la chance de côtoyer ce personnage pendant un an et demi, c’est un exemple artistique. Arman était quelqu'un d’une immense culture qui a mis la société en face de ses excès ou plutôt qui a utilisé intelligemment les excès de la société. C’est quelqu’un
J’aime beaucoup son travail ainsi que le bonhomme, il nous met en face de nous-mêmes. Lui en tant que personnage, est dans une vérité crue qui peut faire peur mais qui est belle. Dans une de ces chansons, Léo Ferré disait "La vérité c’est dégueulasse".
notre propre force, figées dans le bronze, de notre propre fragilité, soulignées par l'équilibre dangereux de ses hampes plantées dans le sol. Ces êtres muets sont maintenant les derniers garants de sa mémoire. Quels secrets leur a-t-il confié ? A quelle caresses aimantes s'est-il abandonné ? Nous ne le saurons sans soute jamais. L'unique certitude reste ce sentiment d'éternel qui anime leurs traits. Et bien sûr, leur regard qui se perd dans le lointain, comme s'ils apercevaient la silhouette de leur maître, comme s'il était encore là, quelque part, perdu entre ciel et terre. »
pièces, je me pose un tas de questions depuis que l’art m’est tombé sur la tête. Pourquoi je me permets de faire ça avec tous les doutes qui vont avec, et quelque part, la petite histoire qui me rassure c’est celle que vous venez de me raconter. Le reste est un vertige permanent. À un moment, je m’étais fait une carte de visite, sur lequel il était marqué "Doutes et incertitudes, gros, demigros, détail, livraison à domicile" !
C’est beau et ça me plait. Je vis dans mon atelier, au milieu de toutes mes
Soyez libre !
N. Lavarenne
Aurélie Filipetti.
hommage Je vous propose un hommage que l’on pourrait vous faire comme ça vous le validez maintenant et on sera tranquille le moment venu... « Né le 2 octobre 1953, fils d'un artiste peintre, Nicolas Lavarenne est un sculpteur autodidacte. Assistant d'Arman, sculpteur et mouleur de prototypes industriels, il commence à récolter les prix du public et l'attention du monde de l'art dès 1984. Ses sculptures en suspend traversent le monde, plantent leurs échasses un peu partout, tout en restant inaccessibles. Les lignes, le mouvement, la précision du geste, la grandeur des courbes... Ses œuvres nous suggèrent un voyage, nous imposent la vision de
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Une dernière chose que vous auriez envie de crier au monde ?
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jean michel rezelman/ quand la peinture devient lumière. Propos issus d’une rencontre avec Antoine Guillot La toile est blanche, miroir de lumière elle semble intouchable, prête à aspirer les couleurs, à figer les pensées. Pourtant, un mouvement s'esquisse au-dessus de la surface immaculée. Des contours prennent vie, les odeurs prennent forme et la danse commence. À l'ombre d'un regard sans lumière, l'artiste ne contemple plus son œuvre, il la ressent. Conception unique de la matière, perception obscure de la peinture, une conversation secrète commence entre les pigments et cet homme, dont le regard balaye le royaume des ombres. Une tâche, insignifiante, fragile, trou noir de l'inspiration, devient la passerelle de sa perception. Il est le peintre sans vision qui évolue dans un univers mystérieux, où chaque fragment de lumière, chaque éclat, aussi infime soit-il, est la promesse d'un changement, d'une œuvre unique, véritable, car les limbes ne connaissent pas de mensonge. Reste alors une question : Que ce passe-t-il dans l'opacité des songes ? Cette première présentation vous correspond ? Oui, un peu. Entre les ombres et les ondes il y a une petite différence. Je préfère les ondes car on les sent contrairement aux ombres. Vous avez une particularité qui n’est pas anodine, vous êtes aveugle et vous êtes peintre. Comment en êtesvous arrivé à la peinture ? Je ne suis pas arrivé à la peinture, elle m’a pris en passant, elle était là pour que je l’active, ou qu’elle m’active. J’ai toujours eu l’impression de peindre depuis ma naissance. Plus jeune, vous possédiez votre sens de la vue. Est-ce que vous pouvez nous parler de cette période de transition ? La transition a commencé à la fin des années quatre-vingt. Je n’étais pas en France à cette époque-là, et j’ai
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commencé à avoir des petits incidents. C’était plutôt anodin, mais ces signes me montraient que je devais arrêter de partir à droite à gauche, il fallait que je fasse attention. Je suis donc revenu en France et puis, l'évidence est apparue d' elle-même. Il a fallu que je me mette en tête que je devais me transformer, transformer ma façon de vivre, de percevoir les choses. J’ai quand même mis un certain temps avant de m' adapter, cinq à six ans. C’était dur, et j'ai dû travailler sur moi-même. J'ai revu ma façon de peindre, de transmettre les choses, et je me suis organisé autrement. A cette époque-là, vous ne vous êtes jamais dit qu’il fallait que vous arrêtiez la peinture ? Non, cela ne m’a jamais traversé l'esprit. À vrai dire, à la fin des années fin cinquante, début des années soixante, j’étais allé voir un ophtalmologue assez réputé à Paris qui m’a dit qu’il fallait que j’arrête ce que je faisais pour que
ça corresponde mieux à mon état. Ma cécité a été une maladie progressive, elle a avancé doucement, insidieusement. J’ai tout fait pour devenir ce que je suis aujourd’hui. Dans la peinture que vous faites aujourd’hui, avez-vous des influences ou des grands maîtres ? Il y a les maîtres anciens qui nous ont apporté beaucoup de choses comme Rubens, Rembrandt, et tant d'autres... Il y en a une multitude, mais je ne les ai pas tous en tête. Ça me revient de temps en temps selon ce que je fais, je me dis que c’est untel qui m’a transmis des choses pour le futur, c’est ce qui est intéressant. Pour vous la importante ?
transmission
est
La transmission est très importante, c’est une continuité dont on ne se rend pas forcément compte…
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Photo : Emmanuel Moreaux
Je ne suis pas arrivé à la peinture, elle m’a pris en passant
[ Rencontrer - Sculpture ]
Photo : Emmanuel Moreaux
suive, elles prennent sa force. C’est très difficile à exprimer, c’est tellement mouvant et émouvant... J'aime jouer avec les mots également.
Qu’est-ce que vous aimez dans votre métier ?
Pourriez-vous donner une définition de votre peinture ?
La présence et la fluidité des choses. J’aime quand les choses ne sont pas statiques, quand ça bouge, quand il y a de la transformation au fur et à mesure que l’on travaille.
Il y aurait deux mots : transformation et dilution. On se transforme tout le temps, on se dilue dans le temps dans l’espace, on a un corps palpable. Mais, en même temps, on est en dehors de ce corps et on fait parti du vent, on fait partie des choses du temps, des choses de la vie, des fluides d’énergies qui passent.
Vous dites "Je n’étais pas très convaincu par ce que je faisais, j’allais dans tous les sens, abstraction, surréalisme, je me cherchais". Est-ce toujours le cas ? Je me cherche toujours. C’est dans les années 70 que je réagissais comme ça, mais on change petit à petit. Heureusement que la situation évolue. Pour créer une nouvelle forme, il y a constamment une idée de mouvement. Est-ce que la reconnaissance de vos pairs ainsi que celle des critiques est importante pour vous ? Non, car le regard ne se porte que par rapport à ce que l’on apprend, c’est très limité. C'est par rapport à moi-même que je me dis ces choses-là. Vous peignez d’abord pour vousmême et après pour le public ? Je ne me pose pas la question, je peins, c’est tout. Je suis dans le mélange des couleurs, dans la vision que j’ai intérieurement.
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Tous les matins, vous projetez l’humeur du jour sur un carnet, est-ce un peu comme votre journal intime ? Tous les matins je fais des essais. Un jour j’ai envie du rouge, du jaune ou du bleu. Je choisis une première couleur et cette couleur me donnera la tonalité de ce que je ferai dans la journée. Dans certains temples, il y a des peintres qui créent pour amener des pensées. Ils font des prières ou des dessins qui sont dédiés à tel ou tel ordre de Dieu. Ce que je fais est un peu similaire finalement. Quelle est votre méthode pour peindre ? Il y a une image qui me vient, une vague infinie. Quand on la regarde, on rentre plus profondément, on découvre qu’il y a une multitude de petites vagues qui accompagnent cette grande vague mère et les petites la
Vous aimez jouer avec les mots mais avec les couleurs aussi ? Vous parlez de mouvements, de lumières et de couleurs que vous jetez sur la toile, est-ce une énergie concentrée sur la toile à un moment donné ? Une goutte de peinture est une goutte de lumière, de couleur et d’énergie en même temps. Elle va s’écraser ou s’étaler sur la toile et elle crée une illusion ou une force. Une forme c'est toujours un peu visqueux, ça bouge, ça ne reste pas inerte. La couleur est au bout du pinceau, dans cet acte je transmets une énergie à la toile. Il y a quelque chose dans mes tableaux de très géométrique. Je me trace un cadre avant de commencer à peindre. Cela ne veut pas dire que je me mets une limite, mais cet espace a une forme par laquelle passe les énergies. Quelle est la conception la plus importante pour vous dans la vie et dans votre peinture ? La lumière pleine, l’éclat lumineux plein de souffle. Le rire est lui aussi primordial, un grand éclat de rire de la vie, c’est une sorte de jouissance, on rejoint le plaisir, c’est l’engouement de la vie. C'est en trouvant son plaisir que l’on trouve sa liberté ? Sa libération plutôt, car la liberté c'est autre chose. On se libère de tous les carcans dans lesquels chacun de nous se met. Cela permet de percevoir, autre chose au-delà, qui permet de se projeter en avant.
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Il me sert à avoir des points de repères car tout seul, c’est difficile ; même si avec la main je peux arriver à me débrouiller, je ne suis pas toujours très assuré. Le pendule, lui, me rassure, il me dit : "ok, ok, vas-y", ou il me dit : "non, non tu arrêtes ce n’est pas ça, tu te trompes là". Il me stabilise, il me donne une ligne de conduite avec laquelle je peux être sûr d’aller là où je le dois, c’est mon fil conducteur.
Il y a une image , une vague infinie Le pendule me sert aussi à me situer dans chacune de mes toiles, je lui pose des questions par exemple, si la couleur que j’ai mise convient avec l’autre que j’ai mise avant, ou si la forme donnée correspond à la masse de couleur, le pendule me dit : "oui ou non". C’est toujours "oui ou non", il n’y a pas d’autres réponses. J’attends toujours un "oui" et quand je suis en accord, je suis content, je suis heureux. Mais de temps en temps, il n’est pas d’accord avec moi, donc j’essaie de comprendre, et je lui pose les questions pour savoir pourquoi il, n'est pas d’accord avec moi. Mais il a toujours raison, il me dit où je me suis trompé, me fait revenir en arrière et je me rends compte qu’il a raison, que je me suis trompé et que je dois refaire les choses telles que mon pendule me l’indique et effectivement à la fin c’est juste, c’est correct.
Quand vous peignez est-ce que vous avez la vision de ce que sera le tableau terminé ? Quand je commence j’ai le schéma principal, on appelle ça un squelette. Au fur et à mesure que je peins, il y a une foule de choses qui apparaissent mais je ne les perçois pas toutes, c’est là que le pendule intervient. Je dois m’adapter. Vous mettez combien de temps pour faire une toile ? Quand je peins le temps n’existe plus. Certaines toiles me prennent une journée, d’autres une semaine, d’autres un mois, c’est très variable. Il y a des fois où je m’acharne jusqu’à ce que ça aille. Puisque chaque jour a sa couleur, son humeur, qui est différente de la veille, comment faites-vous pour peindre une toile pendant une semaine ? Cela veut-il dire que cette toile porte l’humeur des sept jours de la semaine ? Elle a l’humeur du premier jour, mais elle doit s’adapter à l’humeur de la fin. C'est la toile qui me dit : "là tu t’arrêtes".
C’est elle qui me dit quand c’est terminé, que je dois arrêter et ne rien rajouter. Si j’ai le malheur de continuer, c’est que je passe à côté de ce qui donnait quelque chose d’essentiel à la toile. Est-ce que cela vous est déjà arrivé de terminer une toile et de vous dire que vous auriez dû vous arrêter la veille ? Oui, oui, car je suis très désobéissant, je suis curieux et j’ai tendance à surcharger et je me rends compte que j’en fais toujours un peu trop et que ce n’est pas utile. Pourtant vous avez la toile et le pendule qui vous donne vos indications pour arrêter... Je ne veux pas toujours écouter le pendule, car c’est lui ou moi. Mon pendule a une présence, je l’ai toujours dans la main ou dans la poche. Celui que j'ai en ce moment est celui que j’utilise le plus souvent... Le pauvre, il a lutté, il s’est cassé, mais il a toujours besoin de moi, quoique c’est peutêtre moi qui ai besoin de lui ! Il y a un échange entre nous. Quelques fois on joue à cache-cache, je ne sais plus où je l’ai posé et je ne le retrouve pas, il doit en avoir marre de moi, car je le fais trop travailler. Un pendule est quelque chose de très vivant, il transmet de l’énergie pure. Pourquoi peignez-vous en définitive ?
Photo : Emmanuel Moreaux
Vous avez un meilleur ami, votre pendule, à quoi vous sert-il ?
Quand j’étais tout petit, j’étais à quatre pattes par terre, et j’aimais tracer des dessins au sol, partout où je passais. Je me faisais toujours gronder mais moi j’aimais dessiner... On me disait : "Cesse de dessiner comme ça, tu crayonnes partout, tu salis les boiseries, et les murs". À l’époque, je devais avoir deux ou trois ans . Quand j’ai eu cinq ou six ans, on m’a demandé ce que je voulais
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Photo : Emmanuel Moreaux
faire plus tard, on me suggérait de faire comme mon père qui était architecte, mais moi je ne voulais pas , et pourtant c’est ce que j’ai fait. J’ai toujours eu envie de laisser une trace partout où je passais. Comment vous voyez-vous ou plutôt comment vous percevez-vous dans dix ans ? Je ne sais pas comment je me vois maintenant, alors ! Il y aura le fardeau du travail que j’aurais fait et puis je verrai plutôt ce que mon travail sera devenu. J’ai toujours envie de me projeter en avant et de faire, c’est un mot tout simple, mais qui veut dire beaucoup de choses.
qui enfle, dans laquelle il y a un souffle qui peut projeter sur l’autre une sensibilité. Oui, Le souffle. Comment travaillez-vous ce souffle dans vos toiles ? Souvent à la fin, je souffle dessus, je leur transmets un petit souffle, un petit sifflement, un petit son, une petite tonalité, c’est mon éclat de rire, mon petit clin d’œil, ma petite signature... Même si je signe toujours mes toiles par derrière. Avez-vous déjà pensé à ce que l’on pourra dire de vous après votre mort ?
Quand on regardera vos toiles dans trente ans, aimeriez-vous qu'elles nous parlent ?
Ce qui me ferait plaisir c’est que mes toiles déclenchent des moments d’hilarité et de vie.
Oui, ça me ferait plaisir, et j’enverrais un grand éclat de rire à la personne qui regardera cette toile. Il y a quelque chose de joyeux là-dedans. Je vois très bien que ça peut provoquer chez l’autre de la joie, de la danse, un cri, une chanson, un texte, une poésie, ça peut générer plein de choses. C’est ce que j’imagine dans le futur. La toile en elle-même c’est quelque chose de banal, mais c’est ce qu’il y a dessus
Je vais vous proposer l'hommage que l'on pourrait faire de vous après...
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Né en 1940, il était de ces personnes qui ont un rêve, qui s'obstine à vivre leur passion, jusqu'au bout, qui brise les entraves. Il était de ces artistes brillants, surprenants, qui ne se contentent pas d'exister, qui font et défont, qui créent parce que l'œuvre est
vitale, parce peindre est primordial. Cette rage de vivre, d'avancer coûte que coûte, ne l'a jamais quittée, elle est restée intacte, s'est même renforcée le jour où il apprit que ces yeux basculeraient dans l'ombre. Étudiant aux Beaux-Arts, à vingt-cinq ans seulement, on lui dit que ses projets sont brisés, que ses rêves s'écroulent, que rien ne peut le sauver. On lui parle de changer, d'arrêter, d'accuser le coup pour se retrier. Il écoute et il sourit. La raison, les carcans, les règles, il fit tout voler en éclat, il prit une décision : rejoindre l'abstraction. Il se fit une promesse : il sera peintre, il sera l'artiste pictural qui évolue dans l'ombre, ou ne sera pas. Lutter contre la cécité pour atteindre une nouvelle acuité. Si la lumière l'ignore, il prendra l'inspiration ailleurs, il écoutera son corps, fera briller son cœur. Il peint les yeux fermés, les yeux éteints, il dessine en suivant ce rythme intérieur, fracas d'un océan de lumières, d'ormes et de couleurs. Une vie paisible, une main sereine qui connait la toile, qui s'y repère seule, un homme tranquille qui cache un tumulte intérieur. Vivre sa passion, rêver que c'est possible, réussir et ne pas regretter, surtout ne pas regretter. Voilà son lègue, son héritage, qu'il aura défendu jusqu'a la fin, lorsque tout s'est éteint.
Carnet d’Art 55
Photo : Camille Stella
[ Raconter ]
56 Carnet d’Art
[ Raconter ]
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les météores songes aveugles.
shadow of a doubt énigme du regard.
Raconter Carnet d’Art 57
Photo : Julien Chevallier - Éclats d’eau
[ Raconter - Nouvelle ]
Abondonnée sous le ciel noir, l’étreinte fut brève, puissante, sans témoins 58 Carnet d’Art
[ Raconter - Nouvelle ]
les météores/ songes aveugles. Killian Salomon - Auteur Au-dessus le vide, en-dessous le creux. Je prends doucement conscience de la réalité. Ecrasé par l'infini, je me sens faible, petit, ridicule. Je projette mes pensées là-haut, vers cette surface muette et scintillante. J'ai le souffle court. Ma main caresse l'herbe humide sur laquelle nous sommes allongés. La fumée de nos cigarettes se dissipe paresseusement dans l'air chaud de l'été. Les volutes se transforment en nuages, elles s'élèvent doucement, se fondent dans la nuit. Tout se dissipe ; la fumée, le sol, le désir, nos paroles. Le silence nous englobe. Ce silence qui semble peser des tonnes, qui plaque ma main sur ma poitrine. J'ai une bombe à la place du cœur. Je la sens vibrer sous mes côtes, son tic-tac résonne dans mes chairs. Mais je suis le seul à l'entendre. Rien n'échappe au tumulte intérieur, je suis une église froide et tremblante. Au loin, le spectre d'un lampadaire éclaire de sa lueur malsaine la route déserte. Nous sommes seuls. Toi, puis moi. Il y a deux minutes nous étions tout. Toi, et moi. Abandonnée sous le ciel noir, l'étreinte fût brève, puissante, sans témoins. Aucune lune pour nous épier, le cyclope nacré a détourné le regard, fuyant notre espoir, imposant à nos êtres l'écrasante vérité de notre solitude. Je me demande si je pourrais m'envoler, là-bas au plus haut du vide. Je me demande si je pourrais te laisser, te voir m'échapper, te contempler à travers le soleil. J'aimerais être un corps céleste, échapper à cette condamnation terrestre. Je me vois déjà dériver dans le noir, les astres blancs courant sur ma peau. Le vide comme voyage, l'absence comme naufrage. Pourtant, je ne bouge pas. Paralysé par la peur je suis cloué au sol. Je respire, tu respires aussi, je crois. Je ne te vois pas mais je sens errer ton regard. Que vois-tu ? Perçois-tu mon reflet dans le ciel ? Ressens-tu l'évaporation de ma conscience, ma non consistance ? Non, tu ne vois rien, car il n'y a rien à voir. Je ne suis pas la lumière que j'espère, je ne suis pas l'élévation,
je ne suis pas la rédemption. Je ne suis ni l'univers, ni le monde. Je suis un espace fini, déterminé, sans failles et sans passerelles. Rien que moi et c'est tout. Un objet qui dérive. C'est ça, je suis l'éclipse de mon âme, une comète qui se désintègre. Je gravite autour de toi, je pénètre ton attraction, je caresse ton atmosphère, je me brûle sur ta chair. L'infini est suspendu au-dessus de nos têtes, attendant de nous aspirer. Instants partagés, lèvres convoitées, caresses épuisées, il ne faut plus penser. Ne plus penser que tout cela est vain, que tout cela n'est rien. Futiles promesses à l'ombre du pêché, nous espérons pourtant survivre, nous essayons d'y croire. Nous sommes nus, nous sommes jeunes, nous sommes beaux sans doute ; frais et vulnérables. Pourtant, nous ne changerons pas le monde, nous ne sommes qu'un fantasme. Un rêve de plus sous la voie lactée. Pourtant, je voudrais hurler. Je voudrais m'exploser la tête contre le bitume. Je voudrais me briser le corps, déglinguer cette salope de conscience, l'éventrer à coup de dents. Je suis un météore prêt à exploser sur ta surface. L'impact sera incroyable, le cratère immense, les dégâts considérables. Je suis un ange décharné, un diable apprivoisé. Je suis mortel, je suis la Terre qui a cessé de tourner. Je suis ici, à tes côtés. Nous avons fait l'amour, rien qu'une seule fois. Le roulis a cessé. Tu regardes les étoiles et tu te demandes si tout cela à un sens, s'il est même nécessaire d'en chercher un. Je suis ici, à tes côtés. Je ne dis rien. Je t'aime.
Aux Lointains Espoirs II
Carnet d’Art 59
shadow of a doubt/ énigme du regard. Alison McCauley - Photographe
Djibouti 60 Carnet d’Art
La photo de rue est pour moi une source d’inspiration infinie et je suis avide de toujours mieux déchiffrer la nature humaine.
Carnet d’Art 61
J’ai intitulé cette série, « shadow of a doubt », ce qui se traduit en français par « l’ombre d’un doute ». Avec cette série, je recherche de forts contrastes, des zones d’ombres profondes et des couleurs saturées.
62 Carnet d’Art
Birmanie Carnet d’Art 63
La Havanne - Cuba 64 Carnet d’Art
J’aime cette théâtralité. J’ai réalisé toutes ces photos en début ou en fin de journée, quand le soleil est bas et que les ombres s’allongent. Je prends ma mesure d’exposition sur les zones ensoleillées, et le reste de l’image est alors plongée dans l’ombre.
Carnet d’Art 65
Cela apporte une part de drame, de complexité et de mystère à des scènes quotidiennes. Nos vies ne sont jamais banales, nous avons juste besoin de regarder les choses avec un œil neuf. www.amcauley.ch 66 Carnet d’Art
Lyon - France Carnet d’Art 67
Photo : Julien Chevallier - Saint Malo
[ Galerie ]
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[ Galerie ]
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maja polackova
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galerie ruffieux-bril
découper la couleur.
le partage de deux épicuriens.
galerie Carnet d’Art 69
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[ Galerie ]
maja polackova/ découper la couleur. Propos issus d’une rencontre avec Antoine Guillot D'origine Slovaque, aujourd'hui installée en Belgique, Maja Polackova revient aux sources d'une expression artistique singulière. Rencontre avec la délicatesse d'une artiste qui n'hésite pas à découper le monde pour nous en livrer une vision sensorielle. Vous découpez des bonhommes dans des papiers journaux, n'est-ce pas une volonté farouche de votre part de rester dans l'enfance ? J’aimerais bien rester au moins un peu dans l’enfance. J’espère d’ailleurs qu’il m’en est resté quelque chose. Mais en ce qui concerne ma création, j’ai l’impression qu’il faut chercher ailleurs. Peut-être qu’il faut descendre dans la préhistoire de l’humanité, vers le moment où naissait la première écriture. Le premier alphabet était en fait composé d’images du monde. L’aspect plastique n’a d’ailleurs jamais quitté l’écriture. Eh bien, ma démarche fait quelque peu le mouvement dans l’autre sens : je prends les morceaux des textes, des graphies et je leur redonne la vie d’images. C’est peut-être un voyage initiatique vers l’enfance de l’humanité. Une page du journal est un matériau intéressant pour cette recherche. Les cubistes ont introduit le journal dans leur travail à partir du 1906 et tout le XXème siècle artistique et non artistique y était confronté. Vous dites "découper la couleur", une arme poétique que vous utilisez pour vous protéger d'un monde violent ? L’expression "découper la couleur" vient de l’écrivain Paul Emond qui m’a regardé travailler et qui livre sa réflexion dans la publication du Musée Faure. Cela m’évoque d’autres
termes à propos de mon travail : "le mouvement immobile" du philosophe belge Jacques Sojcher ou bien l’équation avec la gymnopédie de Satie de Danièle Gillemon, critique d’art également belge. Ici la question reste entière : introduit-on les rythmes musicaux dans les tableaux, engendre-t-on des mouvements pour les arrêter ensuite, découpe-t-on dans la couleur pour se protéger de quelque chose ? Où se trouve la source de la magie d’un langage plastique ? Quel est le cheminement entre l’art verbal vers l’art non verbal ? Quel rapport y-a-t-il entre votre histoire et sensibilité personnelles et ce cri, douloureux ou pacifique, que vous adressez au monde ?
est plus le fruit d’un travail que d’une volonté de livrer un vécu. J’adore aussi bien la création des tableaux que le moment où ils seront livrés aux regards des spectateurs. Car c’est bien le regard de celui qui se met en face de l’œuvre qui y imprime son vrai contenu. Je suis fascinée de voir à quel point un même tableau que j’ai réalisé peut susciter des lectures diamétralement opposées. Ainsi, là où une personne voit la joie, la danse, voire la liberté, une autre peut voir tout le contraire. Les émotions très personnelles et privées des visiteurs prolongent les signes, les formes et les couleurs des tableaux vers des mondes où l’auteur n’a pas d’accès.
Il m’est très difficile, sinon impossible de répondre à cette question d’une façon directe. La création plastique
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[ Dossier - l’utopie ]
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[ Galerie ]
galerie ruffieux-bril/ le partage de deux épicuriens. Propos issus d’un entretien avec Antoine Guillot rien subi mais pleinement assumé. Pas de vedettes médiatiques de l’art aux prix extravagants chez nous, mais des découvertes à partager. Par goût nous sommes loin des artistes sans œuvre et des discours trop théoriques. Notre philosophie est de montrer un travail artistique varié et de qualité à des prix accessibles, et de donner des clés pour découvrir les œuvres, les techniques et les artistes : par des rencontres à la galerie en particulier où le public est invité à dialoguer avec eux. Est-ce que l'on peut assimiler votre action à une forme de résistance ?
Jean-Loup Ruffieux & Emmanuelle Bril www.galerieruffieuxbril.com
Quelles sont les qualités requises pour être galeriste ? Nous avons formé le projet d’ouvrir notre galerie avant de réfléchir explicitement à cette question. Nous nous sentions mûrs et très motivés. Après deux ans de fonctionnement, nous dirions que les qualités requises sont de plusieurs ordres. Tout d'abord, rencontrer et choisir les artistes, élaborer une programmation cohérente demande des compétences en art pour identifier la sincérité, la qualité de réalisation, l’originalité du travail. Il est de la responsabilité de la galerie de monter des œuvres honnêtes de haute qualité. Ensuite, lancer une entreprise
commerciale et culturelle, la faire vivre et durer signifie beaucoup de travail, de méthode, beaucoup d’abnégation et de persévérance ! Pour finir, accueillir tous les publics, gagner la confiance des amateurs exigeants, des collectionneurs et maintenir cette confiance requiert rigueur, patience et écoute. Comment votre galerie se positionne-t-elle sur le marché de l'art contemporain ? Le marché de l’art contemporain est large. Nous avons bien conscience de n’être ni à New-York ou Shanghai, ni à Paris mais bien à Chambéry. Ce choix, qui est aussi un choix de vie, n’est en
Oui, bien-sûr, la formule est juste. Il faut accepter de travailler beaucoup et dans un certain isolement pour simplement viser l’équilibre financier qui nous permettra de durer. La résistance » est aussi engagement pour la qualité et la diversité des artistes et des œuvres, pour l’accueil et l’éducation du public. Les discussions avec nos clients et visiteurs nous apportent énormément, en particulier dans leur lecture des œuvres exposées. Les relations avec les artistes, si elles ne sont pas toujours simples, sont très riches et complètent le bonheur de ce métier. Nous avons maintenant des relations suivies avec d’autres galeries de la région. Un dernier mot ? Poussez la porte de la galerie, les œuvres de visu sont bien plus intéressantes que sur le meilleur des écrans !
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le monde sera dĂŠtruit par ceux qui le regarde sans rien faire Albert Einstein
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