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Le rêve américain de Lyautey
Premier Résident général de France au Maroc, le Maréchal Lyautey a contribué fortement à façonner le visage du Maroc actuel.
Casablanca, capitale économique du royaume, un des plus grand ports d’Afrique, est née de la pensée de ce militaire à la fois esthète, pragmatique et visionnaire.
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Le 27 avril 1912, le général Louis Hubert Gonzalve Lyautey (1854-1935) est nommé Résident général au Maroc. Ayant fait ses armes auprès de Gallieni au Tonkin puis à Madagascar, ce militaire atypique connaît bien le Maghreb, après dix années en poste dans la région d’Oran. Atypique, Lyautey l’est à plus d’un titre. Issu d’un milieu catholique conservateur, il n’en a pas moins été dreyfusard; fidèle serviteur de la République, il ne cache pas ses penchants monarchistes. à Paris, il fréquente assidument le Musée social, un club de réflexion animé par des hommes partisans d’économie et de paix sociale, se revendiquant des théories humanistes – bien que paternalistes – de Frédéric Le Play, auteur de La Réforme sociale (Plon, 1864). En 1911, ce sont des membres de ce même Musée social qui sont à l’initiative de la SFU (Société française des urbanistes). Parmi eux : Jean Claude Nicolas Forestier (1) et Henri Prost (2) .
l proj l pl b x l pl h r Appelé en premier par Lyautey pour une étude sur « Les espaces libres et les jardins à créer », c’est Forestier qui recommande Prost, tout aussitôt chargé par le Résident de « construire et planifier les villes nouvelles » dans cet Empire chérifien fraîchement occupé – nous ne sommes qu’en 1913. Si beaucoup d’historiens considèrent que Rabat, capitale administrative du royaume, est son œuvre la plus aboutie – en tant que matérialisation de sa pensée urbanistique et architecturale –, tous reconnaissent que Casablanca, capitale économique est le projet de Lyautey le plus ambitieux et le plus hardi. Lui-même a écrit: « Quelle place tient Casablanca dans mes préoccupations et mon affection, il est vraiment superflu de le dire, puisque depuis neuf ans, il ne s’y
Vue du port de Casablanca (circa 1925). Un projet ambitieux, surgi de nul part, que Lyautey voulait.
pose un moellon, il ne s’y ouvre pas une voie dont je ne suive la naissance avec, si j’ose dire, un amour paternel». Dans leur conception des villes nouvelles qui vont surgir de terre à une vitesse étonnante, Lyautey et son équipe s’opposent fortement à l’importation de ce style orientaliste dit néo-mauresque (3) , caractérisant les constructions des quartiers neufs de Tunis, Oran ou Alger. À Casablanca, le Résident recommande aux architectes des édifices publics – principalement la place Administrative – la prise en compte du modèle architectural des villes du Makhzen – volumes cubistes, toits-terrasses et façades sobres. Il insiste sur l’intégration systématique d’éléments des arts décoratifs marocains et préconise qu’ils s’inspirent des « grandes ordonnances architecturales de France des xvii e et xviii e siècles» (4) . En prenant livraison d’un des premiers bâtiments de la Place, à savoir la Poste d’Adrien Laforgue (5) , il ordonne qu’on remplace, illico presto, les tuiles rouges recouvrant l’auvent par les tuiles vertes vernissées qu’arborent, depuis des siècles, tous les bâtiments marocains à caractère religieux ou officiel.
UNE VISION À LO NG TERME Dès 1913, Lyautey décide de doter Casablanca du plus grand port d’Afrique et ce, contre l’avis de tous. Pourquoi partir de cette petite rade, bordée d’une houle hostile, plutôt que de Safi, Mogador ou Agadir, ports atlantiques historiques
du pays ? Lyautey voyait loin. Comme l’écrit si bien Daniel Rivet (6) , «cet esthète humaniste conservant le décor du vieux Maroc avec une fidélité d’antiquaire » est aussi ce « réalisateur à l’américaine, transformant la façade atlantique en petite Amérique». En s’entourant des meilleurs (architectes, urbanistes, ingénieurs mais aussi maâllems), en voyant si large et si grand, en se donnant les moyens – matériels mais surtout juridiques – au lancement de cet immense chantier,
Lyautey est, incontestablement, le père fondateur de ce qui deviendra, bien après lui, une des métropoles africaines les plus riches et les plus belles. Lorsqu’en 1925, le désormais maréchal est contraint de quitter son poste de Résident, c’est à bord d’un navire partant du port de Casablanca qu’il décide de faire sa sortie officielle. Sous les vivats d’une immense foule de Marocains reconnaissants.
1. Jean Claude Nicolas Forestier (1861-1930), polytechnicien, chargé des promenades et des plantations de la ville de Paris, est appelé au Maroc par Lyautey en 1913. On lui doit, entre autres, le jardin d’Essais de Rabat. C’est sur ses recommandations qu’ont été introduites et plantées en masse les différentes espèces qui marquent le paysage végétal urbain marocain : bougainvilliers, hibiscus, ficus, etc. 2. Voir page 28. 3. et 4. Voir page 34. 5. Adrien Laforgue (1871-1942). Auteur, entre autres de la Gare Rabat-ville. 6. Daniel Rivet. Le Maroc de Lyautey à Mohammed V, le double visage du Protectorat. Denoël, 1999.
De Prost à écochard, le roman d’une aventure urbaine
Depuis sa création, la ville nouvelle a été mondialement célébrée pour son urbanisme pionnier. Une vérité historique qu’il est bon de rappeler. Récit d’une véritable épopée.
Un an seulement après le débarquement français de 1907, les prémices d’une gestion moderne de la ville apparaissent : l’éclairage public est organisé, les marchés aménagés, un abattoir ouvert, les maisons numérotées, les noms des rues affichés en arabe et en français, un budget municipal est dégagé. Arrivé à Casablanca le 13 mai 1912, Hubert Lyautey porte un intérêt immédiat à la ville blanche et à son atmosphère particulière, qui n’est pas sans rappeler le Far-West. Le Résident a pour Casablanca de grands projets. Bien avant la signature du traité du Protectorat, la ville attire une importante population européenne, en quête de bonnes affaires et d’horizons nouveaux. En 1905, sur 20 000 habitants, on recense 570 européens. Ils seront 31 000 en 1914 ! Auxquels vont bientôt se rajouter d’autres milliers de Marocains, attirés par l’essor du nouveau port, dont la construction est entamée dès 1913.
Le règ l’ rch Très vite la petite cité est débordée. La spéculation sur les terrains extra-muros s’affole : une parcelle achetée 0,05 franc le mètre en 1908, se revend 317 francs en 1913. Les constructions poussent anarchiquement. Il est temps de mettre de l’ordre dans tout ça. Dès 1912, l’ingénieur-géomètre Tardif trace un boulevard circonscrivant un territoire d’un kilomètre de profondeur autour de la ville ancienne et définit les contours d’un quartier résidentiel au lieu-dit Mers-Sultan, non loin de la route de Médiouna. Les services publics minimaux s’organisent tant bien que mal, mais en matière d’urbanisme, l’anarchie continue à régner. Faute d’une politique d’hygiène, le typhus et la variole font des ravages. C’est dans ce contexte que débarque, à l’appel de Lyautey, Henri Prost (1) (1871-1959), membre
de la Société française des architectes urbanistes, récemment créée sous les auspices du Musée social (2) . Nommé directeur du service d’Architecture et des Plans de la ville – administration encore inconnue en France –, en 1914, Prost s’entoure d’une pléiade d’architectes et d’in génieurs de talent, qui sont pour la plupart recrutés au sein de la section d’Hygiène urbaine et rurale dudit Musée social. Sous sa houlette, ils vont élaborer les plans directeurs des prin cipales villes du Maroc (Rabat, Fès, Meknès, Marrakech, …).
U labor o r ’ rb Prost présente son premier plan d’aménagement de Casablanca en 1915. Sur la base du boulevard circulaire de Tardif, l’urbaniste dessine un plan radioconcentrique, basé sur un système hiérarchisé de boulevards reliant les points nodaux de la ville nouvelle. De belles et larges avenues prenant en compte l’avènement de l’automobile, celles-là mêmes qui permettent aujourd’hui encore, un siècle plus tard, une circulation relativement fluide, en tous cas comparativement aux métropoles de même taille de par le monde. S’inspirant des expériences allemandes et américaines en matière de zoning et d’occupation des sols, Prost découpe la ville en parcelles suf fisamment généreuses pour accueillir l’implantation de ces immeubles îlots, dotés de cours intérieures et/ ou de passages couverts, qui feront l’admiration de tous et, offriront tant de cachet à la cité. Tout un arsenal juridique, aussi radical qu’innovant – en ces temps d’urbanisme balbutiant – a dû être élaboré pour permettre les percées des nouveaux boulevards, le remembrement des parcelles, ainsi que les servitudes (alignement, gabarits et autres arcades) prévus dans le plan. Pour ce faire, Prost s’est appuyé sur les compétences d’émi
Henri Prost restera huit ans au Maroc. Il inscrira définitivement Casablanca dans l’histoire des villes modernes.
nents juristes, dont Guillaume de Tarde et ce, bien évidemment, avec la pleine bénédiction de Lyautey. Cette réglementation urbaine, alliant à la fois une sévère rigueur à un esprit de conciliation – il en fallait pour affronter les membres du Syndicat des propriétaires européens – sera bientôt érigée en exemple dans les colloques internationaux, réunissant architectes et urbanistes, qui se multiplient à partir des années trente. On parlera, à propos de Casablanca d’« urbanisme pragmatique». Dans son projet casablancais, Henri Prost n’oubliera pas de mettre en
œuvre les recommandations de son ami Jean Claude Nicolas Forestier, en réservant d’importants emplacements à quelques grands parcs et moult squares, mais surtout en dotant abondamment les avenues d’arbres d’alignement – sachant que dans le cas de Casablanca, l’urbaniste n’a pu donner jour au rêve de cité-jardin, si cher à Forestier. Il se rattrapera avec le succès que l’on sait, sur des villes comme Marrakech et Rabat. La régle mentation établie par Prost restera en vigueur à Casablanca jusqu’à la fin des années quarante, donnant naissance à cette ville blanche, moderne, élégante et aérée qui stupéfiait ses visiteurs, si l’on en croit la littérature de l’époque. Lors d’une conférence, donnée à Paris en 1926, Lyautey – pourtant prompt à s’accaparer les mérites de « son » œuvre marocaine – reconnaîtra que c’était bien «le grand urbaniste M. Prost qui fut réellement l’inspirateur de nos villes nouvelles », et de poursuivre plus loin: «l’urbanisme tel que nous l’apporta le goût des ordonnances harmonieuses, élégantes et vastes, c’est leur conciliation avec les nécessités du xx e siècle, avec les besoins d’une usinerie et d’une circulation qui ne connaissent plus de limites et qu’il faut satisfaire».
U rr ’ xp r o rch c r l En matière d’urbanisme à proprement parler, il ne se passe rien de particulièrement révolutionnairement à Casablanca entre 1930 et 1940. Le plan de remaniement que présente Alexandre Courtois, en 1943, n’est pas avalisé. Il faudra attendre l’arrivée, en 1947, de Michel Écochard pour qu’un nou veau plan d’aménagement soit mis en place. àgé de quarante-et-un ans lorsqu’il débarque à Casablanca, Écochard est déjà une figure connue de l’architecture française. Il a exercé, en tant que directeur du service de l’Urbanisme en Syrie et a réalisé une partie du plan d’aménagement de Beyrouth. Mais c’est au Maroc, en travaillant sur les plans d’aménagement de Rabat, d’Agadir, de Fès, de Port-Lyautey (3) et de Casablanca, qu’il va véritablement pouvoir appliquer ses principes inspirés de Le Corbusier et du groupe CIAM (4) – dont il est le représentant au Maroc. Les temps ont changé. L’objectif n’est plus de créer des
La grande affaire d’Écochard sera de concilier les principes du Mouvement moderne et l’héritage humaniste et culturaliste légué par Lyautey, Forestier, Prost et compagnie.
Michel Ecochard expliquant la trame sanitaire. Il mènera une bataille sans merci du logement social face aux intérêts du grand capital.
Page de gauche : conçu par l’équipe d’ATBAT -Afrique, l’immeuble Sémiramis (1952, Georges Candilis, Shadrach Woods,
Vladimir Bodiansky et Henri Piot) fait partie d’un ensemble de trois immeubles, expérimentant un nouveau concept de logement collectif.
villes nouvelles, mais de répondre à la pénurie de logements qui atteint une nouvelle population : le sous-prolétariat marocain que la modernisation de l’économie et l’exode rurale ont fait naître. N’oublions pas que c’est à Casablanca que le mot « bidonville » a été créé et ce, dès la fin des années vingt. C’est d’ailleurs pour traiter cet aspect d’une question devenue politiquement sensible, qu’Eirik Labonne – un des Résidents des plus « libéraux » qu’est connu le Maroc – fait appel à ses services. La grande affaire d’Écochard sera de concilier les principes – on ne peut plus radicaux – du Mouvement moderne avec l’héritage humaniste et culturaliste légué par Lyautey, Forestier, Prost et compagnie. Il s’y attèlera avec succès. Il commence par engager dans son équipe pas moins de cinq paysagistes diplômés de l’école de Versailles, justifiant ce choix devant l’administration par un manque d’urbanistes de talent. Par ailleurs, il entame son ouvrage par une approche anthropologique sur le mode d’habiter des populations concernées, plus proches des études effectuées par Cadet et Brion pour la réalisation des nouvelles médinas (5) que de celle, utopique et radicale, que préconise Le Corbusier. En dessinant l’actuel Hay Mohammadi selon la trame de 8m sur 8m – qu’on appellera « trame Écochard » - l’urbaniste savait-il qu’il révolutionnerait l’Histoire de l’architecture, chapitre Habitat social ? Nul ne sait. Son idée, simple et frappée de bon sens, est de fournir à chaque famille déshéritée un deuxpièces plus salle d’eau et patio, construit et disposé de manière à se transformer –au fur et à mesure de l’élévation du niveau de vie des concernés – en bâti ment R + 3. Aujourd’hui encore, des dizaines d’étudiants en architecture suisses, allemands ou français, arpentent les rues de Hay Mohammadi – n’hésitant pas à taper à la porte des habitants habitués – pour étudier cette fameuse trame sanitaire 8 x 8. Au centre-ville, Écochard propose, en 1951, dans un rapport sur l’aménagement de Casablanca, un plan d’extension linéaire, le long de la côte, qui reliera les deux pôles portuaires de Casablanca et de Mohammedia, bordé par la création de l’autoroute CasaRabat. Il réalise la percée de l’avenue
des FAR, relançant le projet de quartier d’affaires proche du port, où se construisent « en dents de peigne » de nouveaux bâtiments, dont l’hôtel Marhaba d’é mile Duhon (6) , qui fut pendant longtemps un repère dans le paysage urbain de la ville. Les plans de zoning d’Écochard, approuvés en 1952, resteront en vigueur à Casablanca jusqu’en 1984, date de la publication du nouveau schéma directeur élaboré par le cabinet de Michel Pinseau. Démis de ses fonctions en même temps qu’Eirik Labonne que remplace le Général Guillaume, Écochard exercera une
grande influence sur la nouvelle génération d’architectes qui entre en scène à l’Indépendance. Il décrira son expérience dans un livre, Casablanca, le roman d’une ville. Beau roman, en vérité.
élodie Durieux et jamal ousha a
1. et 2. Voir article précédent. 3. Port-Lyautey, actuelle Kénitra. 4. CIAM: Congrès international d’architecture moderne. Tenu en 1933, à Athènes, il a débouché sur une charte rédigée par Le Corbusier. 5. Voir p. 18. 6. émile Duhon (1911-1983). Associé de Marius Boyer, il reprend son agence en 1948. Il sera l’architecte attitré de Mohammed V.
L’avenue des FAR a été percée dans les années 1950 pour relancer la projet de quartier des Affaires. Cette nouvelle artère a rapidement pris des allures de City avec ses immeubles de grande taille à la pointe du modernisme.