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Casablanca, ville-monde

jean-louis cohen Architecte, historien de l’architecture, enseignant à l’Institute of Fine Arts of New York University

La métropole qu’est devenue Casablanca au xx e siècle n’appartient pas à ses seuls habitants. Une affiche touristique des années 1920 lui donnait le visage d’une porte double, ouvrant aux Marocains des campagnes et des petites villes les ressources de la modernisation et une certaine liberté par rapport aux cadres ancestraux, tandis qu’elle offrait, symétriquement, aux étrangers venus d’au-delà des mers l’espoir d’une vie nouvelle, échappant aux hiérarchies sociales et au conservatisme de leurs terres d’origine. Antique cité ruinée à la Renaissance et délaissée jusqu’au xviii e siècle, port de commerce ambitieux, puis tête de pont de l’économie coloniale pendant la première moitié du xx e siècle et foyer de l’essor national depuis, elle a attiré Marocains, Européens, Africains et Américains. Ainsi, Casablanca possède-t-elle depuis un siècle tous les traits de ces «villes-mondes» dans lesquelles l’historien Fernand Braudel a vu dans son grand ouvrage Civilisation matérielle, économie et capitalisme les pôles de la civilisation moderne, notant que « les informations, les marchandises, les capitaux, les crédits, les hommes, les ordres, les lettres marchandes y affluent et en repartent ». Ville-monde, elle l’est par la densité et la ramification de ses réseaux d’échanges avec l’Europe, l’Afrique et les outremers, et par la vitalité que lui apportent ses habitants venus du Maroc et des cinq continents. L’importance des communications matérielles, maritimes, ferroviaires, routières et aériennes, et de celles immatérielles, du télégraphe du xix e siècle à Internet, la confirme dans ce rôle. Ville-monde, Casablanca l’est bien au-delà de son rôle historique et contemporain dans l’essor du capitalisme marocain – et du mouvement ouvrier qui le conteste. Par la rencontre des cultures qui s’y croisent, de la musique au théâtre, et du cinéma à la

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Le monde a scruté, dès les années 1920, l’essor spectaculaire de Casablanca, dont les reportages des journalistes, les récits de voyages et les films ont donné l’image d’un champ d’exercice pour la formation des langages de la modernité architecturale.

littérature, elle donne au Maroc son identité moderne, et la transmet au loin. Ces pratiques s’y diffusent et s’y découvrent, dans le même temps que la métropole inspire sans cesse des créations nouvelles. Ville-monde, Casablanca l’est enfin dans ses paysages urbains et son architecture, conçus dans une négociation incessante entre les expériences du Maroc et celles de l’Europe, comme l’a matérialisé initialement, il y a cent ans, le plan d’urbanisme de Henri Prost, qu’elle habite toujours aujourd’hui. Elle a aussi été façonnée par l’idéal américain, qu’il s’agisse de celui de la ville verticale incarnée par New York, ou celui de la ville-paysage diffuse incarnée par Los Angeles. Inversement, le monde a scruté dès les années 1920 l’essor spectaculaire de Casablanca, dont les reportages des journalistes, les récits de voyages et les films ont donné l’image d’un champ d’exercice pour la formation des langages de la modernité architecturale. Ses grands immeubles d’habitation, ses garages et ses cinémas, dont l’audace reflète encore aujourd’hui les ambitions de ses entrepreneurs aux origines des plus diverses, en ont fait un éloquent récit bâti, rendant compte d’une pulsion continue d’innovation – et de démonstration. Bien que nombre de villas d’exception et quelques grands édifices aient disparu depuis 1980 sous la pression conjuguée de la spéculation immobilière et de la peur que le pouvoir a longtemps éprouvé pour les arènes, les théâtres ou les cinémas, lieux potentiellement dangereux de rassemblement populaire, Casablanca a conservé pour l’essentiel son intégrité et son authenticité. Dans la géographie des métropoles contemporaines, cette villemonde en constant renouvellement offre un aperçu unique du grand projet collectif de la modernité et de la rencontre des cultures, qui la qualifie pour s’inscrire dans la pléiade des sites fondamentaux du patrimoine de l’humanité.

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