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Exposition
PARiS/ExPOSITION BOTTiCELLi AU PRiNTEMPS DE LA RENAiSSANCE
AU MUSéE JACQUEMART-ANDRé, TABLEAUX, DESSINS ET OBJETS DIVERS ILLUSTRENT LA CARRIèRE HEURTéE D’UN GéNIE PRIS DANS LA TENAILLE DE L’HISTOIRE, ENTRE PLATON, LES MéDICIS, LES PAPES ET SAVONAROLE.
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● JUSQU’AU 24 JANVIER, MUSÉE JACQUEMART-ANDRÉ, 158, BOULEVARD HAUSSMANN, PARIS 8e . WWW.MUSEE-JACQUEMART-ANDRE.COM 58
L’amour de l’art incite à la patience. lui. Vers 1459-1460, il intègre l’atelier de La preuve en est fournie par la longue Fra Filippo Lippi (1406-1469). Ce dernier queue de visiteurs masqués, débor- opère exclusivement dans le registre de dant sur le trottoir devant le 158, bou- la peinture religieuse. On lui doit notamlevard Haussmann, à l’entrée du musée ment les fresques de la cathédrale de Jacquemart-André, où a lieu l’exposi- Prato, achevées en 1465, encore visibles tion «Botticelli artiste et designer». Après de nos jours. avoir montré patte blanche vaccinale, on Vers 1459-1460, Botticelli crée son atepeut enfin accéder au cœur de l’imposant lier de maître indépendant au rez-deédifice où il devient loisible, en se serrant chaussée de la demeure paternelle. Il un peu, au milieu de pratiquants du selfie, y demeurera sa vie durant, dans la de contempler des œuvres de celui dont compagnie nombreuse de ses frères et Giorgio Vasari (1511-1574), parfait exé- de leurs familles. À la mort de Filippo gète en son temps, a pu écrire, dans son Lippi, en 1469, son jeune fils, Filippino, ouvrage Les Vies des meilleurs peintres, rejoint l’atelier de Botticelli, lequel, en sculpteurs et architectes : « Botticelli a montré la concentration, la subtilité aiguë qui est celle des intellectuels constamment absorbés par la réflexion sur les idées les plus hautes et les plus ardues.» Né à Florence, huitième et dernier enfant d’un artisan tanneur, Alessandro di Mariano Filipepi, qui sera connu sous le nom de Sandro Botticelli (14451510), entre en apprentissage chez un orfèvre à l’âge de 13 ans. On estime é E M é T ROPOLE / PHOTOGRAPHIE FRéDéRIC JAULMES que c’est là qu’il acquiert la maîtrise du trait, qui caractérise le dessinateur hors pair qu’on reconnaîtra en D MUSéE FAbRE DE MONTPELLIER Mé I T E R R A N 1477, reçoit commande, par Lorenzo di Pierfrancesco, pupille et petit-cousin de Laurent de Médicis, dit le Magnifique, d’un tableau désormais célèbre entre tous, Le Printemps. Les Médicis, cette famille de despotes et de mécènes éclairés, feront la fortune du peintre.
La Naissance de Vénus», cet immortel chef-d’œuvre
En juillet 1481, Botticelli est à Rome, avec un groupe de peintres incluant Le Pérugin (1448-1523), Domenico Ghirlandaio (1448-1494) et Cosimo Rosselli (14391507). Il s’agit d’exécuter les fresques de la chapelle Sixtine illustrant les vies de Moïse et du Christ, ainsi que plusieurs figures de papes. De 1482 à 1485, Botticelli peint La Naissance de Vénus, cet immortel chef-d’œuvre. Une brutale secousse de l’Histoire fait que, les Médicis ayant été chassés de Florence à la faveur de l’invasion de la ville par le roi de France Charles VIII, le moine fanatique Savonarole y fonde une «république» à teneur religieuse intégriste. «Votre vie est une vie de porcs », assène-t-il aux Florentins et «faites une véritable pénitence, autrement je
La Vierge du magnificat (années 1490), 114,5 cm de diamètre.
Criminaliste et démonologue infaillible (vers 1872-1873), 23×14,2 cm. Le Jugement de Pâris (vers 1482-1485), tempera sur bois, 81×197 cm.
Venus Pudica (vers 1485-1490), huile sur toile, 158,1×68,5 cm.
vous annonce que Dieu vous punira dans votre âme, dans votre corps et dans votre vie ». Des jeunes gens fanatisés vont de porte en porte collecter tous objets profanes : cosmétiques, miroirs, robes de luxe, écrits jugés licencieux, dont ceux de Boccace et Pétrarque, jeux, nus peints sur les couvercles des coffres (cassoni), etc. Le 7 février 1497 est organisé un grand autodafé, baptisé « bûcher des vanités » sur la piazza della Signoria, au cours duquel sont brûlés livres et tableaux jugés impies, dont certains de Botticelli, qu’il aurait apportés lui-même. On ne sait s’il a été un sectateur résolu du
moine théocrate, comme le furent l’un de ses frères et quelques-uns de ses proches. En tout cas, il regrettera publiquement d’avoir «sacrifié au goût du paganisme » et sa peinture, désormais tout uniment religieuse, témoignera, dans son ultime manière, d’une austérité doloriste en rupture avec son sensualisme initial à la gloire de la beauté, qu’Émile Zola a justement louée en ces termes: «La femme de Botticelli… avec son ventre un peu fort sous les draperies minces, avec son allure haute, souple et volante, où tout le corps se livre!» Le pape Alexandre VI et des chefs d’État italiens viendront à bout de la mainmise exercée par le religieux frénétique, au demeurant abandonné par les Florentins, las d’une ascèse excessive. Savonarole, excommunié après un procès à charge sans appel, sera torturé puis brûlé, le 28 mai 1498, sur la piazza della Signoria, naguère théâtre de ses exploits incendiaires. Le peintre Filippino Lippi, ami fidèle, fervent disciple imprégné de la manière du maître – on lui doit maints retables et tableaux d’autel –, s’éteint en avril 1504. Sandro Botticelli, privé de la protection des Médicis, affaibli, meurt en 1510, quasi oublié. Sa misère est telle que ses héritiers refuseront l’héritage. Il sera redécouvert au xviiie siècle. L’exposition du musée Jacquemart-André insiste sur la division du travail dans l’atelier, en un temps où n’existent pas encore les académies. Sous l’autorité du …
…maître s’agite une petite foule affairée. Les assistants de choix, peintres plus ou moins obscurs, ont pour tâche une partie de l’exécution de l’œuvre, tandis que les apprentis, placés là par leurs parents, s’initient au métier en mettant la main à la pâte et préparent les couleurs, qui résultent d’une chimie compliquée. L’historien d’art André Chastel a pu écrire que « le xve siècle est, en Italie, l’âge de la bottega (atelier, boutique), pareille à une firme, organisée en petite usine, avec des directeurs et des assistants». L’élève cherchant à acquérir le style du maître en entraînant son œil et sa main, la copie est monnaie courante. Cela participe d’une stratégie commerciale très au point, dès lors que la demande est forte. On est loin de la conception romantique de l’artiste solitaire. C’est peu dire que les œuvres exposées procurent, à qui sait regarder, un attachement admiratif. Voyez ce fameux tableau de format oblong, Le Jugement de Pâris (Sandro Botticelli, vers 1482-1485). Le thème est un classique de la mythologie grecque, fréquemment abordé dans l’art. Lors d’un concours organisé par Éris, déesse de la discorde, le berger Pâris tend la pomme d’or à Aphrodite (alias Vénus à Rome), la plus belle à ses yeux, au détriment d’Héra (déesse du mariage, épouse de Zeus) et d’Athéna (la sagesse et la guerre). Pâris a donc opté pour une beauté liée à la sexualité, ce que le
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La Belle Simonetta (vers 1485), tempera et huile sur bois de peuplier, 81,8×54 cm.
avec un rien d’or dans les cheveux, laisse entendre qu’elle était destinée à un commanditaire plus fortuné. La main gauche cache délicatement le sexe sous une mèche capillaire blonde. L’autre main est posée près du cœur. Le visage rêveur, à l’ovale parfait, est doucement incliné vers l’épaule droite. Le tour de force est d’avoir jumelé la vénusté (quel autre mot trouver?) désirable et l’attitude chaste. Savonarole ne pouvait goûter ça. Une autre merveille est cette figure allégorique, dite La Bella Simonetta (vers 1485). S’agit-il du profil angélique de l’amante platonique de Julien de Médicis, morte à 23 ans, ou de Minerve, avec un haut de cuirasse ? De Julien de Médicis et de Michele Marullo Tarcaniota, beaux jeunes hommes aux traits fiers, Botticelli a laissé d’admirables portraits.
Même si son âme a connu des soubresauts
philosophe Hubert Damisch, dans son ouvrage justement intitulé Le Jugement de Pâris (Flammarion) assimile à «la version païenne du péché», les déesses négligées par le pâtre personnifiant la force, la sagesse, la souveraineté. On pense que le fond, ainsi que des détails, ne sont pas du maître, qui se sera essentiellement occupé des visages, sans expression perceptible, impassibles, dès lors énigmatiques, qui sont néanmoins d’une extrême finesse d’exécution. L’enchantement pur naît de la vision de nus féminins. Sous le nom de Venus Pudica, Botticelli a peint deux figurations quasi similaires de la déesse de l’amour, inspirées par la Vénus des Médicis, statue grecque conservé à la galerie des Offices. L’une (vers 1485-1490) vient de Turin et l’autre (même date) de Berlin. Celle-ci,
Judith tenant la tête d’Holopherne, fin des années 1490, tempera sur bois, 36,5×20 cm. Ses peintures religieuses, ses Vierges à l’enfant, d’une savante douceur de coloris ineffables, s’assombriront sur le tard – voir sa Judith tenant la tête d’Holopherne (fin des années 1490). L’accent est mis, dans l’exposition, sur le côté manufacturier de l’entrepreneur Botticelli, jusqu’à le définir comme «designer». Il a, de Dante Alighieri, illustré magnifiquement par le dessin La Divine comédie. Au carrefour contradictoire de l’humanisme philosophique de son temps, qui redécouvrait la Grèce de Platon et d’Aristote sous le regard sourcilleux de l’Église romaine, la main de Sandro Botticelli n’a jamais tremblé, même si son âme a connu des soubresauts. La vie de cet homme jamais marié, auteur de sublimes divinisations de la femme, demeure nimbée de mystère. Jugé «malsain» dans son adolescence, était-il, selon le modèle grec ancien, enclin à l’amour des garçons ? Ça le regarde, malgré les vociférations de Savonarole. ▼