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Les romans Indécence: mensonges et calculs

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les romans Indécence mensonges et calculs

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et si l’anarChiste maKhno, Calomnié par Kessel, avait déCidé de se venger ? C’est la fiCtion imaginée par miKaël hirsCh. quant À fiodor sologoub, il livre un Conte Cruel sur un homme petit dans tous les sens du terme

Nestor Makhno. Qui est donc ce Makhno? Né en 1889 dans une pauvre famille pay-

sanne en Ukraine, il fut garçon de ferme, puis ouvrier. La révolution de 1905 lui apporta une conscience politique telle qu’avec quelques anarchistes du cru, il s’impliqua dans des « expropriations ». Un gendarme fut tué. Condamné à la prison à perpétuité, il fut libéré par la révolution de 1917. De retour en Ukraine, il cofonda un soviet, anima la résistance contre les troupes d’occupation austro-allemandes, puis contre les armées blanches, comptant jusqu’à 50000 partisans sous sa direction. Mais l’alliance tactique entre l’armée insurgée de Makhno et l’Armée rouge ne dura pas. Accusé d’activités terroristes, il dut fuir. Installé à Paris en 1925, il vécut pauvrement, souffrant de ses vieilles blessures, seulement auréolé de sa légende. Un auteur, cependant, le calomnia publiquement pour produire de la littérature: en 1926, Joseph Kessel publia, dans Les Cœurs purs, la nouvelle Makhno et sa juive. L’auteur y décrivait un Makhno sanguinaire, ultraviolent, tyrannique et viscéralement antisémite. Il s’inspirait du récit d’un officier blanc du nom de Guérassimenko, et d’un article du journaliste monarchiste Abatov. Or en 1926, Makhno vit rue de la Jarry, à Vincennes. Kessel connaît sa présence, mais ne cherche pas à le rencontrer. En 2021 paraît le roman de Mikaël Hirsch L’Assassinat de Joseph Kessel. Il imagine un Makhno revanchard, qui exige réparation : «L’idéal qu’il avait incarné devait continuer à vivre» et un écrivain, prétendument homme d’action, juste armé de mots, lui retire toute postérité. Il part à sa recherche dans les basfonds parisiens, où survit la diaspora russe. Au cœur de Pigalle, et plus précisément au Matriochka, où Kessel a ses entrées et ses habitudes de noctambule, Makhno, pistolet en poche, rencontre sa cible : « Ce soir de juin 1926, ce n’était pas un procureur que Makhno s’apprêtait à tuer, pas même un juif en réalité, mais seulement un écrivain, un intellectuel prompt à juger et à théoriser ce qui, en réalité ne pouvait relever de la langue.» Sauf que… «On ne devrait jamais boire avec les gens qu’on va tuer.» D’autant plus s’ils sont accompagnés par quelques intellectuels de l’époque, comme Cocteau («dandy pâle assis en bout de table, portant un col cassé et une pochette rouge qui fumait sans discontinuer de fines cigarettes blanches ») et Malraux (« totalement décoiffé, chemise ouverte, cravate dénoué »), le tout dans les vapeurs d’opium. Cette passe d’arme entre Kessel et Makhno ne saurait résumer le lien tumultueux entre littérature et action, une question sensible tant pour un Kessel que pour un Malraux. Mais le fond du roman se tapit dans cette phrase : « Pour Makhno, comme pour beaucoup de ses contemporains, écrire était bien pire que tuer, car les livres étaient plus beaux, plus laids, et en tout cas plus intenses que la vraie vie, pas le pâle reflet d’un monde aux couleurs chatoyantes, mais bien la vérité dont le monde ne serait en définitive qu’une reproduction délavée et privée de sens. Voilà certainement pourquoi Ulysse de Joyce paraissait plus obscène au lecteur de 1926 que coucher pour de bon avec n’importe quelle putain.» L’Assassinat de Joseph Kessel est passionnant, aventureux, amusant, lettré mais surtout, il ne cesse de questionner la place et le rôle de la littérature dans notre monde. C’est un digne descendant du Procès de Kafka : les mots de Mikaël Hirsch ne peuvent-ils pas tuer, eux aussi? Un petit homme de Fiodor Sologoub est lui aussi sympathiquement Kafkaïen. « Iakov Alexeievitch Saranine était d’une taille inférieure à la moyenne ; sa femme, Aglaïa Nikiforovna, d’une famille de marchands, était grande et fort volumineuse.» Vite, elle devient une géante. Et bien qu’il se fût marié par amour pour elle autant que pour sa dot, il ne peut s’empêcher de penser: «Et si jamais elle grossit encore ? » L’idée lui vient de réduire sa femme à sa propre toise, afin qu’une mesure commune soit établie. Mais rien ne se passe comme il l’avait prévu, et de petit, il devient minuscule. Un petit homme est un petit conte acide, acerbe, railleur et moqueur. Et fort amusant. Car l’objet livre épouse le propos, le texte s’effile lorsqu’il est question de rétrécissement, se dilate si la taille d’une personne semble enfler… Et que dire des pages, qui n’ont bien évidemment pas la même largeur? Forme et fond, un petit livre surprenant, au talent rare et indéniable. ▼

Jean-Marie oZAnne

BIBLIOGRAPHIE • MiKaël HirSCH, L’assassinat de joseph kesseL, serge sAFrAn, 2021, 156 pAges, 16,90 euros. • Fiodor SologouB, un petit hoMMe, tendAnce négAtiVe, 2021, 100 pAges, 12 euros.

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