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Les romans Adolescentes: aride banlieue
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maryam madjani raConte la diffiCulté À franChir le périphérique, quand la Cité vous Colle À la peau. salomé Kiner, elle, nous emmène en zone pavillonnaire, entre famille en Crise et prostitution juvénile.
Le dernier roman de Maryam Madjani, Pour que je m’aime encore, est une ode à la banlieue: «Je vous écris de Drancy, c’est une ville qui ne frime pas, qui ne fait rêver personne mais ici c’est chez moi», écrit la jeune narratrice. Iranienne, c’est d’abord avec ses cheveux crépus qu’elle tente de régler ses comptes: les raidir à tout prix, les défriser. Puis, ce sont les sourcils (ou plutôt le monosourcil qui lui barre le front). Urgent de braver sa pilosité générale. En découdre avec son attifement, loin d’être une désirable toilette. Se sentir cernée, défiée, invectivée à l’école, malmenée par des profs de zone d’éducation précaire. Franchir la frontière étanche du périphérique. Découvrir que, quoi que l’on fasse, même si on est inscrit à l’hypokhâgne du prestigieux lycée Fénelon, on transpire la pauvreté. Alors, «l’égalité des chances, l’école de la République, le gâteau de l’élite, c’était franchement indigeste. Je n’en mangerais plus. Cet ascenseur dans lequel j’étais monté me donnait le vertige et un hautle-cœur. Je ne le prendrais plus.» Lorsqu’on porte sa différence sur soi, comment grandir dans une banlieue qui «marche en traînant les pieds», où «l’ennui règne sur elle, fait tomber les paupières et ne tient jamais ses promesses » ? Pour que je m’aime encore révèle les liens entre les lieux et l’intime, la géographie et le personnel, liens que seules la langue et l’écriture peuvent transcrire. Grande Couronne est le premier roman de Salomé Kiner. À onze stations de RER du Forum des Halles – le centre consumériste de Paris –, dans une lointaine banlieue pavillonnaire du Val-d’Oise, une adolescente vit dans une famille plutôt pauvre qui tente de cultiver quelques valeurs : «mon père interdisait le maquillage à la maison. À ma sœur Rachel et moi, il disait qu’il y avait un âge pour tout, et que pour la vulgarité, ce serait à 18 ans ». Quant à la mère, elle abonne tout achat aux marques repères. Pour le goûter, ce sont des compotes de pommes, « des berlingots discount que la voisine ramenait par palettes de Picardie pour les revendre aux familles nombreuses du quartier. Impossible d’épuiser le stock avant la date de péremption». Et la mère de préciser: «la date de péremption, c’est une arnaque du marketing». Sa copine Kat Linh, «mauvaise en tout» (elle a redoublé le CM1 et la 6e) a naturellement besoin d’une assistante (rémunérée): «J’étais son cerveau en français, en anglais, en histoire et en maths. En quelques semaines d’amitié, j’avais troqué les jeux d’éveil en bois de mon frère Simon contre les clips de Larusso sur MTV. Mes talents littéraires m’ouvraient les portes du McDo, de Jennifer, du Laser Quest et du cybercafé.» Mais le khôl reste trop cher, comme le «blouson Schott et la trousse Diddl». Pour gagner l’argent qui lui fait défaut, la jeune fille intègre le «réseau Magritte» où elle pratique, sous le nom de Tennessy, des masturbations et des fellations à de jeunes gars qui suintent la misère sexuelle. Des poireaux, des zguègues, «pas plus de trois zguègues par jour, pas plus d’une demi-heure par zguègue: j’ai vu mon premier zguègue au mois d’avril. J’étais en 4e, j’avais eu le tableau d’honneur et ma mère avait augmenté mon argent de poche… C’était la règle pour les mentions». Un dimanche, son père annonce qu’il s’en va (avec une autre femme). La psychologue scolaire explique à l’adolescente que «quand les adultes sont traumatisés par les costumes trop grands pour eux, ils inventent des subterfuges», et précise: «en France, il y a 150000 divorces par an… » La mère déprime, la télé – interdite jusque-là – trône au cœur du pavillon et Rachel, la grande sœur, se tire à Marbella. Les week-ends se passent chez le père, avec les deux petits frères: «Ma mère était désespérée de nous voir partir, mon père était désespéré de nous voir arriver et j’étais la bonne poire qui assurait la liaison.» Plus tard, au lycée, elle relate «toutes les choses qu’elle avait commencé à faire en cachette de sa mère – boire, fumer, donner du sexe tarifé et participer à la société du gâchis». Rare sont les fictions si maîtrisées : celle-ci est armée d’une langue à l’air souvent badin, parfois impertinente et toujours leste, d’une précision scrupuleuse sur les années 1990 en périphérie lointaine. Grande Couronne est un magistral roman sur le besoin d’exister. Comment se remettre de ce désenchantement, de ces mécomptes de la vie? Comment échapper à ces adolescences assignées à résidence? Comment faire exulter les corps en devenir ? Que ce soit dans Pour que je m’aime encore ou dans Grande Couronne, les protagonistes trouvent les chemins pour grandir, souvent sur le fil du rasoir : ce sont des héroïnes modernes. ▼
Jean-Marie oZAnne
BIBLIOGRAPHIE • MaryaM Madjidi, pour que je M’aiMe encore, le nouVel AttilA, 2021, 206 pAges, 18 euros. • SaloMé Kiner, grande couronne, christiAn bourgois, 2021, 288 pAges, 18,50 euros