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Comment générer un espace hors-norme?

LA PENSEE QUEER COMME MECANISME POUR DÉCONSTRUIRE LE GENRE

Pour elle·ux le Queer n’est pas seulement hors des normes de la sexualité hétérosexuelle mais c’est [le Queer] « un territoire en tension, défini en opposition au récit dominant du patriarcat blanc-hétéro-monogame, mais aussi en affinité avec touTEs cELLeux qui sont marginaliséEs, exotiséEs et oppriméEs »(Bash Back !, 2011). Iels s’affilient à toutes les victimes de discriminations (raciste, élitiste, validiste, âgiste, etc.) et dénoncent le système social qui perpétuent ces stigmatisations.

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« Le queer, c’est ce qui est anormal, étrange, dangereux. […] Le queer est la cohésion de tout ce qui est en conflit avec le monde hétérosexuel capitaliste. Le queer est un rejet total du régime de la Normalité. » (Bash Back !, 2011)

Le mouvement Queer se différencie donc du mouvement LGBTQ+1 puisqu’il se veut politiquement extrait du système que la normativité représente.

Comment générer un espace hors-norme?

La Théorie Queer et l’architecture

L’architecture est un dispositif qui conduit les corps et engendre des attitudes dans l’espace public considérées dans la norme. Le savoir du/de la concepteur·ice est situé selon ses expériences personnelles communes avec les autres individus qui lui ressemble. Iel pense donc pour et selon son groupe social. Toute cette mécanique rend ainsi possible une certaine architecture. Comme il existe une pensée dominante du concepteur homme blanc, cis genre et hétérosexuel, il existe également une architecture qui en découle. Ce qui nous intéresse ici est de tenter de formuler ce qu’est une architecture, un espace qui ne suit pas les normes.

Muñoz, spécialiste des queer theories dit dans Crosing Utopia que le queer est un horizon idéal de potentialité. «Il nous échappe, c’est une manière de fuir la stabilité» (Muñoz, 2009 : 11). C’est un appel à la vigilance face aux catégorisations qui stabilisent une certaine pensée et en excluent d’autres. Un espace Queer serait donc un espace de possibilités et de remise en question de la stabilité.

L’architecte japonais Riken Yamamoto voit d’un œil critique les hypothèses sur lesquelles les architectures post-industrielles sont construites. Selon lui, si elles sont trop normatives, elles relèvent plus de l’emballage et non du support de vies contemporaines. Elles cristallisent une pensée dans le temps et dans l’espace architectural. Aussi, s’intéresser à ces hypothèses reviendrait à s’intéresser aux normes avec lesquelles on conçoit les espaces. Selon un point de vue Queer, on rend visible des problématiques de représentations de formes de vies dans l’espace public qu’on dessine en tant qu’architecte.

LA PENSEE QUEER COMME MECANISME POUR DÉCONSTRUIRE LE GENRE

Les praticiens et l’architecture Queer

Dans le contexte historique des révolutions industrielles, les innovations techniques ont bouleversé la manière de concevoir l’architecture. Elles avaient, entre autres, pour fonction de reconstruire la société occidentale rapidement dans l’après-guerre. Les manières de mettre en œuvre des matériaux désormais industrialisés ont servi les idéologies de l’époque. Ainsi, le capitalisme, la société de consommation, l’utilisation des ressources de la planète et le colonialisme, même s’ils existaient déjà, ont été installés de manière durable à l’échelle mondiale à une vitesse exponentielle. Au XXe siècle, l’architecture revêt majoritairement un caractère fonctionnel et rationnel guidé par l’idéologie des architectes Modernistes. « Les architectes [...] tendent vers le but inatteignable de la perfection, considérant qu’une bonne conception est celle qui prévoit le pire et qui pourtant reste élégante et sans couture »1. Eloïse Choquette, lors de la table ronde « Là où l’Architecture et les Féminismes se rencontrent » en mais 2015 à Toronto, dénonce une course à la rationalité et à la perfection, oppressant et empêchant des modes de vies différents. Elle critique le masque que posent les architectes sur les imperfections, fixant leurs principes dans la ville, empêchant toute transformation avec le temps et adaptation selon les époques. C’est une idéologie qui s’applique non seulement à l’architecture mais aussi aux modes de vie qui se développent autour et à l’intérieur de celle-ci. Pourtant, « la nature nous montre constamment que la vie prospère à travers ses imperfections et accidents par de constantes et perpétuelles transformations. Les espaces Queer, spontanés, transformables et insaisissables incarnent tout cela »2. D’après elle, il est nécessaire de déconstruire les systèmes de valeurs dans lesquels nous évoluons pour ensuite appliquer le processus à nos environnements bâtis. Elle décrit les espaces Queer comme une autre manière de concevoir, plus proche de la manière dont la nature se développe. Les erreurs ne sont pas à exclure du processus de conception et la perfection ne devrait pas être un concept maîtrisé par celui ou celle qui conçoit. « L’espace ne devrait pas être mesuré selon ce que nous percevons comme parfait mais plutôt à travers la glorifications de ses failles, parce que le design est profondément imprévisible, et finalement défectueux »3. Concevoir un design parfait impose finalement beaucoup d’injonctions qui ne sont pas vraiment réalisables.

1 [en] « Architects also aim for unattainable perfection, by considering that a good design is one that plans for the worst yet remains elegant and seamless » Eloïse Choquette, lors de la table ronde : Where Architecture and Feminisms Intersect (23.05.2015, Toronto) artseverywhere.ca via Where Architecture and Feminisms Intersect · ArtsEverywhere 2 [en] « Nature consistently shows us that life thrives through imperfections and accidents, through constant and never-ending transformation. Queer spaces, as spontaneous, transformative, and elusive spaces, also embody this spirit very well. » Where Architecture and Feminisms Intersect · ArtsEverywhere 3 [en] « Space, therefore, should not be measured through its perceived perfection, but rather through the glorification of its failures, because design is deeply unpredictable and ultimately flawed and this should be embraced. » Where Architecture and Feminisms Intersect · ArtsEverywhere

LA PENSEE QUEER COMME MECANISME POUR DÉCONSTRUIRE LE GENRE

L’architecture fige en grande partie les modes d’habiter et suivre la ligne directrice de la perfection limite la pluralité de designs qui pourraient exister. L’architecture « n’est pas simplement l’art de construire, [elle] n’est pas simplement quelque chose de palpable, elle fabrique des imaginaires » 1. S’il existe une fiction dominante, il s’agit alors d’en inventer des nouvelles et de permettre à d’autres de les modifier.

Comment déformer un lieu, pervertir un espace ?

C’est ainsi qu’Aaron Betsky, critique d’art et d’architecture, explique l’espace queer comme quelque chose d’extrêmement large, comme « un espace de spectacle, de consommation, de danse et d’obscénité. C’est le détournement ou la déformation d’un lieu, une appropriation des bâtiments et des codes de la ville à des fins perverses »2 (Betsky, 1997 : 5). L’obscène et le pervers perturbent les constructions sociales et morales en trouant les limites de la censure du correct et de la pudeur. Beaucoup utilisé dans le discours Queer, cela permet de se soustraire à la norme.

Illustrant ces pratiques perverses, le cruising décrit initialement une pratique de drague issue de la culture homosexuelle masculine qui consiste en une quête de partenaires sexuels occasionnels et anonymes mais cela ne peut être réduit ni au hommes ni aux gays. Cette pratique sexuelle a généralement lieu dans les lieux publics comme les parcs, les toilettes et les parkings, ou dans des établissements dédiés comme les bains et les clubs sexuels. A la 16e biennale de Venise en 2018, le Cruising Pavilion est exposé par Pierre-Alexandre Mateos, Rasmus Myrup, Octave Perrault et Charles Teyssou. L’exposition au public de l’espace de drague intime entre en conflit avec la bienséance. Montrer à quoi ressemble le lieu où l’on drague, c’est le faire connaître à ceux qui ne le pratique pas et c’est faire tomber les frontières de l’intime qui le rendait invisible.

Pour les designers, le cruising est « l’enfant illégitime de la morale hygiéniste. Relégué au domaine de la dépravation, il se construit dans les salles de bains construites pour la propreté et les parcs faits pour la tranquillité. La ville moderne est naviguée, démontée et transformée en une traînée d’elle-même. »3. Le cruising peut être un espace d’opportunité, un espace non programmé et libre. Il y a un échange entre les individu·es et les lieux bâtis qui apparaît, même si ce n’était pas prévu ou dessiné. Les bâtiments partagent les pratiques des personnes qui les habitent longtemps après que l’architecte ait quitté les lieux.

1 PetitJean, Podcast Interférences, épisode Hacking space Acting Queer. 2 [en] : a space of spectacle, consumption, danse, and obscenity. It is a misuse or deformation of a place, an appropriation of the building and the codes of the city for perverse purposes. Betsky Aaron, Queer Space: Architecture and Same-Sex Desire, éd. William Morrow, 1997 3 [en] : « the modern city is cruised, dismantled and made into a drag of itself » Cruising Pavilion 23

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