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extrait du catalogue
christian berst art brut présente presents in abstracto #3
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christian berst avant-propos raphaël koenig préface texts in english œuvres works
in abstracto #3
christian berst avant-propos
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in abstracto #3
Jusqu’ici, la notion d’art brut abstrait relevait, au mieux, de l’oxymore, et au pire, de l’antinomie.
Chez Momoko Nakagawa et José Manuel Egea, quelque chose advient et se meut, par la grâce du geste, alors que Rudolf Limberger trace nerveusement ce qui s’échappe, déjà. Quant à Ramon Losa, la scansion de ses mots oscille entre l’écriture asémique et la notation lyrique. Plus ostensibles dans leur démonstration nous apparaissent Anibal Brizuela, Karel Pajma et Bruno BuissonAinsi, l’art brut abstrait, selon le mouvement net, qui confient tous trois à la géométrie profond dont il procède, revêt les formes les et à des compositions savamment strucplus diverses et ce ne sont pas moins d’une turées le pouvoir d’évoquer la spiritualité, vingtaine d’artistes qui illustrent ce troivoire l’ésotérisme. Quand Michel Nedjar sième volet d’in abstracto. Ainsi, exposés renoue avec une grammaire plus surréapour la première fois, les graphiques curalisante avec ses pipes enchevêtrées dans tifs du croate Stjepan Vrbanec contrastent un tissu carminé, Hideaki Yoshikawa met avec la beauté vénéneuse de dessins anoen fusion la multitude de ses yeux, nez et nymes tchèques des années 1940. Tandis bouches dans un solennel totem d’argile. que les entités surgies des volutes de café de Marcello Cammi font écho à celles, plus Toutes ces manifestations plastiques nous cosmiques, de Madge Gill et celles encore, renvoient au sens même de l’abstraction, à résolument ectoplasmiques, de Raphaël l’action d’extraire, d’isoler, qui convoquent Lonné. Et là où les gouaches de Jacque- en nous la nécessité d’imaginer. Car « l’imaline B. exsudent une folle vitalité, les pas- gination n’est rien d’autre que le sujet transtels d’Anton Hirschfeld forment un manteau porté dans les choses », comme l’écrivait irréel à la trame de noms qu’ils recouvrent. Gaston Bachelard. Or, pour peu que l’on accepte de regarder les œuvres, plutôt que d’admettre aveuglément les exclusions sur lesquelles Jean Dubuffet a fondé sa théorie, il faut bien se rendre à l’évidence : nombre d’œuvres d’art brut échappent de bien des façons à la figuration dans laquelle on croyait pouvoir tenir enfermé ce champ.
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raphaël koenig peut-on parler d’art brut abstrait ?
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Raphaël Koenig enseigne la littérature comparée en tant qu’ATER à l’Université de Toulouse II, où il est également membre du laboratoire Lettres, Langages et Arts. Il a bénéficié de la bourse de recherche postdoctorale Leonard A. Lauder du Metropolitan Museum of Art, et a soutenu une thèse de doctorat à l’Université de Harvard intitulée Art Beyond the Norms: Art of the Insane, Art Brut, and the Avant-Garde from Prinzhorn to Dubuffet (2018). Il a récemment coédité le volume L’art brut, objet inclassable ? (Presses universitaires de Bordeaux, 2021).
in abstracto
Art brut et abstraction : on ne penserait pas d’emblée à associer les deux termes, qui pourraient même paraître antithétiques.
L’art brut est généralement conçu comme le résultat d’un processus expressif spontané, dont la valeur tiendrait justement au fait qu’il ne serait pas « filtré » par les normes culturelles, et plus spécifiquement par un savoir-faire artistique conventionnel. À l’inverse, l’art abstrait est le plus souvent décrit comme l’aboutissement d’un lent processus de maturation. Des artistes comme Kandinsky, Mondrian, ou Malevitch, se seraient progressivement dégagés du carcan de la figuration pour faire advenir un type d’art nouveau, entièrement consacré au choc des formes et des couleurs, se détournant résolument de la mimésis et de la narration. Néanmoins, il convient de se demander si une telle opposition résiste véritablement à l’examen. Et ce d’autant plus qu’une exposition comme in abstracto nous confronte à un ensemble d’œuvres « brutes » dont le caractère abstrait ne fait guère de doute. Mais avant de se consacrer à l’examen des œuvres, il pourrait être utile
de s’interroger plus avant sur les causes du préjugé qui ferait de « l’art brut abstrait » un terme gênant, à la sonorité désagréable, et posant d’insurmontables problèmes taxinomiques. Cette gêne semble d’abord liée à une sorte de flottement sémantique entre les deux acceptions du terme d’abstraction. Au sens large, la notion d’œuvre « abstraite » ne peut se définir que par la négative : l’œuvre abstraite serait non-figurative, nonmimétique, non-réaliste. Cette définition peut s’appliquer à un grand nombre d’œuvres : à la limite, un vase à décor géométrique, un tapis de type « Holbein », ou encore la fameuse arabesque citée comme exemple de la « beauté libre » (pulchritudo vaga) par Kant dans la Critique de la faculté de juger pourraient faire figure d’œuvres abstraites, tout autant qu’une sculpture de Donald Judd ou de Richard Serra. On pourrait arguer que les compositions géométriques de la peinture tantrique ou d’artistes comme Hilma af Klint ou John Uhro Kemp se réclament d’une
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foreword christian berst
Until now, the notion of abstract Art Brut amounted to oxymoron at best, antinomy at worst.
something happens and moves, by the grace of the gesture, while Rudolf Limberger nervously traces what is already escaping. As for Ramon Losa, the scansion of his motifs oscillates between asemic writing and lyrical notation. More ostensible in their demonstration appear Anibal Brizuela, Karel Pajma and Bruno Buissonnet, who Thus, abstract Art Brut, according to the all three entrust to geometry and to skilfuldeep movement from which it proceeds, ly-structured compositions the power to takes on the most diverse forms and there evoke spirituality, even esotericism. When are no less than twenty artists to illustrate Michel Nedjar returns to a more surrealistic this third part of in abstracto. Hence, exhi- grammar with his pipes entangled in a carbited for the first time, the curative graphics mine fabric, Hideaki Yoshikawa fuses the of the Croatian Stjepan Vrbanec contrast multitude of his eyes, noses and mouths in with the venenous beauty of anonymous a solemn clay totem. Czech drawings from the 1940s, while the entities emanating from Marcello Cammi’s All these plastic manifestations bring us coffee curls echo Madge Gill’s more cos- to the very meaning of abstraction, to the mic ones and Raphaël Lonné’s decidedly actions of extracting, of isolating, which ectoplasm ic ones. And where Jacqueline summon the necessity to imagine. Because B. ‘s gouaches exude a crazy vitality, Anton “imagination is nothing else than subject Hirschfeld’s pastels form an unreal cloak transported in things”, as Gaston Bacheto the weft of names they cover. With Mo- lard wrote it.Néanmoins, il convient de se moko Nakagawa and José Manuel Egea, demander si une telle opposition résiste Yet, should we allow ourselves to look at the works rather than blindly admit the exclusions Jean Dubuffet based his theory on, we must accept the evidence: many Art Brut works escape in numerous ways the figuration in which we thought we could keep this domain enclosed.
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in abstracto #3 œuvres works
jacqueline b. 40
sans titre untitled, c. 1975 gouache sur papier gouache on paper, 24.4 x 31.5 cm
in abstracto #3 œuvres works
anonyme tchèque 44
sans titre untitled, 1942 graphite sur papier graphite on paper, 22 x 30 cm
anonyme tchèque sans titre untitled, 1942 graphite sur papier graphite on paper, 22 x 30 cm
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madge gill sans titre untitled, c. 1940 encre sur papier ink on paper, 55.5 x 76 cm
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vue de l’exposition view of the exhibition in abstracto #2, christian berst art brut, 2020.
[...] All these plastic manifestations return us to the very meaning of abstraction, to the action of extracting, of isolating, which summon in us the need to imagine. Because «imagination is nothing else than the subject transported in the things», as Gaston Bachelard wrote it. [...] christian berst
[...] Toutes ces manifestations plastiques nous renvoient au sens même de l’abstraction, à l’action d’extraire, d’isoler, qui convoquent en nous la nécessité d’imaginer. Car « l’imagination n’est rien d’autre que le sujet transporté dans les choses », comme l’écrivait Gaston Bachelard. [...] christian berst
in abstracto #3 œuvres works
anton hirschfeld 70
mon atelier (triptyque) my studio (triptych), 2000 pastel et stylo à bille sur papier pastel and ballpoint on paper, 195 x 50 cm
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26 œuvres works
in abstracto #3
in abstracto #3 œuvres works
stjepan vrbanec 86
sans titre untitled, 2001 marqueur doré sur papier gold marker on paper, 20.8 x 29.7 cm
stjepan vrbanec sans titre (sur la planète ISAB) untitled (on the planet ISAB), 2011 marqueur doré sur papier gold marker on paper, 20.8 x 29.7 cm
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biographies
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Jacqueline B. France 1928 Découverte par Jean Dubuffet, qui fut son premier collectionneur et critique, elle s’est vue consacrer un essai, en 2019, par Philippe Dagen, qui considère que « les difficultés et les énigmes de l’œuvre de Jacqueline B. sont parmi les plus excitantes ». À partir des années 50, et durant les deux décennies de sa production, elle fait preuve d’une inventivité remarquable. Passant avec une maestria déconcertante de la gouache aux crayons de couleur, de la figuration à l’abstraction, de la narration à la contemplation. Celle dont le travail fut exposé dès 1967 au Musée des Arts Décoratifs à Paris, et, en 2019, au Kunstforum de Vienne, fait aujourd’hui figure de classique. Discovered by Jean Dubuffet, who was her first collector and critic, she was the subject of an essay in 2019 by Philippe Dagen, who thought that “the difficulties and enigmas of Jacqueline B.’s work are among the most exciting.” From the 1950s on, and during the two decades of her production, she showed remarkable inventiveness. Passing with a disconcerting mastery from gouache to colored pencils, from figuration to abstraction, from narration to contemplation. The one whose work was exhibited as early as 1967 at the Musée des Arts Décoratifs in Paris, and in 2019 at the Kunstforum in Vienna, is today known as a classic.
Aníbal BRIZUELA Argentine 1935 - 2019 Repéré dans l’institution psychiatrique de Rosario, en Argentine, son travail est présenté pour la première fois en 2005 au salon d’art contemporain ArteBA à Buenos Aires. Si sa démarche relevait initialement du dazibao, les motifs géométriques subtilement décentrés, comme la typographie acérée, relèvent manifestement d’une grammaire formelle plus privée. Homme énigmatique et obsédé par le complot, ses compositions semblent vouloir alerter l’humanité. Présent dans d’importantes collections, son oeuvre a été montré notamment dans les expositions art brut : a story of individual mythologies (Portugal) et Museum of Everything au MoNa (Brierdale). Spotted in Rosario’s psychiatric institution, his work was exhibited for the first time in 2005 at the ArteBA contemporary art fair in Buenos Aires. Although his approach was initially dazibao, subtly off-center geometric patterns and a sharp typography clearly illustrate a more private formal grammar. The compositions of the enigmatic man, fascinated by conspiracy, appear like an attempt to alert humanity. Present in important collections, his works have been shown notably in the art brut exhibitions: a story of individual mythologies (Oliva Creative Factory, Portugal) and in the Museum of Everything by James Brett in MoNa (Australia).
Bruno BUISSONNET France 1962
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Bruno Buissonnet, victime d’un père violent, connait une enfance difficile. Il est retiré de sa famille et alterne entre vie à l’orphelinat et dans des familles d’accueil. C’est à l’adolescence, en pension, qu’il commence à dessiner. Mais sa pratique est interrompue par une vie professionnelle et familiale qui ne lui en laisse plus le loisir ; il fait les 3 x 8 dans une entreprise de travaux publiques, se marie
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