7,50 € /Bel/Lux : 8 €/Italie/Port.Cont : 8,40 €/Suisse : 12,70 CHF/Dom : 8,40 €/Can. 11,99 CAD/Andorre : 7,50 €/Polynésie : 1080 CFP
HERVÉ DI ROSA L’ARTISTE-MONDE
104 JANVIER/FÉVRIER 2015
de cigare
L’Amateur de Cigare • N° 104 • JANVIER/FÉVRIER 20145
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L’EUROPE CONTRE LE CIGARE ? RÉPUBLIQUE DOMINICAINE SANTIAGO, CAPITALE MONDIALE DU CIGARE DÉGUSTATION LE HONDURAS SE RÉVEILLE !
HAVANOPHILIE ÉDITIONS LIMITÉES 2014 ET CADEAUX POUR LES FÊTES
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L’AMATEUR DE CIGARE ď ť N° 104 JANVIER/FÉVRIER 2015
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PHOTO DE COUVERTURE
uand l’Europe s’y met et que la France en rajoute, les amateurs risquent de payer les pots cassĂŠs. Pourtant, ils contribuent peu aux profits des groupes tabacoles, dont le cigare ne reprĂŠsente qu’un pourcentage dĂŠrisoire du chiffre d’affaires. Ces amateurs ne sont pas non plus responsables du ÂŤÂ trou de la SĂŠcu  car ils fument en ĂŠpicuriens et donc de façon raisonnable. Ils ne sont pas davantage des prosĂŠlytes car ils n’ont cure de faire des adeptes, prĂŠfĂŠrant discuter entre initiĂŠs des vitoles qu’ils dĂŠgustent. Mais l’Europe rĂŠpugne toujours Ă considĂŠrer la singularitĂŠ du cigare fait main et la France en est Ă envisager d’en doubler le prix de vente. Sans parler des procès rĂŠitĂŠrĂŠs intentĂŠs Ă notre revue par des pourfendeurs du tabac dont l’argument numĂŠro un est que le cigare est l’apanage des riches. Une vieille antienne dĂŠmagogique dĂŠmentie pourtant par la rĂŠalitĂŠ : le cigare est un ĂŠlĂŠment important, voire crucial de l’Êconomie de pays producteurs pauvres, il est Ă la portĂŠe de tous ceux qui prĂŠfèrent fumer peu mais bon et il offre une gamme de prix très large. Conclusion ? L’amateur de cigare doit payer.ď ť ANNIE LORENZO
PATRICK ARTINIAN
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petit journal mon premier cigare vu par RĂŠmi MalingrĂŤy
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28 Briquets Zippo
Et le cigare ? par Jean-Pascal Grosso 30 Histoire
shopping
Ma rencontre avec Henry Clay
par Bertrand de Lajugie
32 Jorge PĂŠrez Martell
Jean-Charles Hue S’offrir l’aristocratie 14 le grand entretien
HervĂŠ Di Rosa ÂŤ Je veux tout ! Âť
Haute couture
MĂŠtamorphoses par HervĂŠ Gallet
Les tubes pour gros modules
cigare 18 RĂŠpublique dominicaine
par Jacques Chevalier et RĂŠgis Colinet
Santiago, capitale mondiale du cigare
38 tendances
par Thierry Dussard
40 le dossier
Le gourou de CAO
de l’amateur L’Europe anti-cigare
par Gabriel Valentin
par Jean Quatremer
24 Rick Rodriguez
26 Rendez-vous
Quoi de neuf, Sam Leccia ?
par Jacques Chevalier
par Laurent Mimouni
saveurs Vins et alcools 46 De l’eau dans mon cigare par Bernard Burtschy
culture 58 Livres Leonardo Padura par Thierry Dussard 61 Les livres de L’Amateur par BÊatrice Sarrot
Musique 62 Les CD de L’Amateur par Jean-Claude Perrier
ď ť
Directeur de la publication : Alain Scemama Directeur de la rĂŠdaction: Louis de Torrès ď ť RĂŠdactrice en chef: Annie Lorenzo ď ť Correspondants : La Havane: StĂŠphane Ferrux – Rio de Janeiro : Élodie Touchard Los Angeles : Armelle Vincent – New York : Mervyn Rothstein ď ť ComitĂŠ ĂŠditorial: Jean-Paul Kauffmann, Thierry Dussard, Una Liutkus, Annie Lorenzo, Louis MesplĂŠ, Jean-Claude Perrier, Jean-Alphonse Richard, Jean-Pierre Saccani ď ť ComitĂŠ de dĂŠgustation, sous la direction de Jean-Alphonse Richard: Arthur Adam, Jacques Chevalier, Alban Cordier, Philippe Dupont, Jean-Paul Kauffmann, Una Liutkus, Gabriel Valentin ď ť
II dĂŠgustation Le Honduras se rĂŠveille ! par Jean-Alphonse Richard, Jacques Chevalier, Una Liutkus, Arthur Adam, Gabriel Valentin, Alban Cordier et Philippe Dupont IV havanophilie
CinÊma 53 Les films de L’Amateur par BÊatrice Sarrot 64 une de plus
48 Open Bar par Philippe Hupp
L’Amateur de Cigare 2, avenue du GÊnÊral-Leclerc, 75014 Paris TÊl.: 01 45 87 14 88 – Fax: 01 47 07 50 47 Commission paritaire: 0717K89270 – ISSN: 1254-6798 E-mail: redaction@amateurdecigare.com Internet: www.amateurdecigare.com
duel à cuba Monte by Montecristo Jacopo N° 2 versus Romeo by Romeo y Julieta Piramide par Jean-Alphonse Richard
56 Montres
36 test
par Jean-Claude Perrier
I
Mercedes SL 63 AMG
par Camille Sifer 34 Élie Bleu
le cigare Ă la une Cumpay VolcĂĄn par Gabriel Valentin et Alban Cordier
styles 52 Voiture
L’OpÊra cubain
par Jean-Pascal Grosso
le grand format I
50 Caviar, un dÊfi français par FÊlix Chiocca
par Catherine Chancerel
12 portrait
par Armelle Vincent
Gastronomie 49 Le chef de la Mancha par Thierry Dussard
La philosophie sans le fumoir par Philippe Lançon ď ť
Administration : Malika FlĂŠau Direction artistique : Eloi Valat ď ť Relecture/rĂŠvision : ValĂŠrie Gautheron ď ť Imprimerie: Lesaffre (Tournai) ď ť Service abonnements: AGIRCOMWEB–L’AMATEUR DE CIGARE, 60, av. Paul-Langevin, 92260 Fontenay-aux-Roses Tarifs 2015 : abonnement 1 an, 6 numĂŠros: 35 â‚Ź (France), 45 â‚Ź (ĂŠtranger) ď ť RĂŠgie publicitaire: CulturĂŠgie – Le Trabendo, 211, av. Jean-Jaurès, 75019 Paris Directeur de rĂŠgie : Arnaud Amiard. TĂŠl. : 01 42 47 83 31 – 06 71 23 91 94. aa@culturegie.fr DĂŠpĂ´t lĂŠgal: 4e trimestre 2014. L’Amateur de Cigare est une publication de la sociĂŠtĂŠ ADC Communication, 2, av. du GĂŠnĂŠral-Leclerc, 75014 Paris. ď ť
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The International Amateur de Cigare Revue numÊrique tÊlÊchargeable gratuitement sur toutes les tablettes via l’application amateur de cigare. À lire aussi sur le site www.internationalamateurdecigare.com
Fumer nuit gravement Ă la santĂŠ, loi n° 9132. 3ď ťl’amateur de cigare
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PETIT JOURNAL BRÈVES Nouveautés République
dominicaine
VegaFina Sumum (Édition limitée 2014) Cape : Nicaragua ; sous-cape : Rép. dominicaine ; tripe : Nicaragua, Rép. dominicaine, Pérou. Grand robusto – 152 mm × 54 (21,43 mm) – 9,50 € Un cigare profond, expressif et très généreux. Une vraie réussite.
puis sur des tables de café… qu’il retrouve, hors de prix, chez un antiquaire. Il va donc supprimer les intermédiaires, chiner aux Puces, farfouiller à Drouot pour acheter des meubles, les couvrir de bouts de miroir, de verres colorés, de paillettes. Avec l’obstination obsessionnelle qui caractérisait le Facteur Cheval ou Raymond Isidore, tout y passe : canapés, chaises,
Le prix de vos cigares Le 23 octobre dernier, dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale, vingt-cinq députés de l’Assemblée nationale ont voté (contre l’avis de la commission des affaires sociales et celui du gouvernement) un amendement alignant la fiscalité des cigares et cigarillos sur celle des cigarettes. Une telle augmentation des taxes, si les producteurs conservent leur marge actuelle, multiplierait par 2,5 le prix de vente public des cigares. Vous aimez le Robustos de Cohiba à 16,50 euros ? Vous allez l’adorer à 41,25 euros ! Le 13 novembre, cependant, le Sénat a rejeté cet amendement manifestement voté à la va-vite et l’Assemblée nationale ne l’a pas retenu en deuxième lecture le 24 novembre. Toutefois, même si l’alignement des taxes est repoussé dans l’immédiat, il reste pour les amateurs à redouter les législations futures. Nous avons interrogé à ce sujet François Dutreil, président de l’Association des fournisseurs de cigares en France : « Au regard d’un tel niveau d’augmentation des prix, il est à craindre que le marché disparaisse au profit du commerce transfrontalier, de la contrebande et de la contrefaçon. Ainsi, l’État aura non seulement organisé un trafic mais il aura aussi perdu des recettes au profit des pays voisins. »
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© DR
Les « bêtises de Davidoff » Ami de Jouhandeau, admirateur du Facteur Cheval, Daniel Clément couvre des meubles de mosaïques faites de minuscules bouts de verre. Il a réalisé une trentaine de caves à cigares pour Davidoff : ses « petites bêtises ». Né en 1940, une ressemblance avec Jean Genet (il aime qu’on la remarque), un narcissisme revendiqué (« Je me flatte moimême quand je me regarde dans un miroir, c’est mon miroir aux alouettes »), Daniel Clément a commencé boutiquier (apprenti quincaillier chez son oncle) : vocation avortée. On le retrouve au Lido à escalader les marches quand les vedettes les descendent : d’abord groom, puis accessoiriste, puis assistant du jongleur… Quand vient la guerre d’Algérie, il est engagé volontaire (un truc pour éviter le bled) et cantonné dans des activités bureaucratiques à Clermont-Ferrand. Mais en guerre ouverte avec les galonnés qui n’aiment pas son comportement, son allure, ses fréquentations. Libéré, rentré à Paris dans une chambrette, il tape une autobiographie sur une antique Olivetti, avec un seul doigt. Marcel Jouhandeau en aimera le côté bad boy (mais
ne la fera pas publier). L’apprenti écrivain devient un familier du couple infernal Jouhandeau-Élise (il garde de l’auteur de Tirésias cinquante-deux lettres et de nombreux livres dédicacés). Daniel Clément continue à se débrouiller de petits boulots : des chantiers (l’occasion de toucher au cigare, « pour faire mon Jules »), de la barbouille, une entreprise avortée de moules à carreaux de plâtre… Jusqu’au déclic. Pour aider un copain à faire sa vitrine, il colle des petits carreaux de miroir sur des mannequins de couture (« Je m’inspirais des vieux pavés parisiens »),
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Daniel Clément et ses mosaïques.
divans, paravents, têtes de lit, cercueils, cages à oiseaux*, affublés de noms décoiffants : Au comptoir enivrant, Un petit coup et on y va, Piano folie Pigalle, Table corrida… Daniel Clément a habillé de trois mille morceaux de verre 45 grandes caves (190 à 250 cigares) commandées par Davidoff. Elles seront vendues à des collectionneurs à Hongkong, Genève, Londres ou New York. Six d’entre elles ont entamé début octobre une tournée européenne chez les dépositaires Davidoff. Début décembre, deux – qui n’ont pas trouvé preneur à Paris seront exposées à Bruxelles, deux à Genève et deux en Autriche. Leur prix : 17 500 euros. Cela ne changera pas le mode de vie de Daniel Clément : se lever à quatre heures et demie, passer deux heures dans son bain en lisant (Boulgakov, Roth, Hamsun, Green…) et retourner à son atelier pour faire de nouvelles « bêtises »… Dominique Couvreur * Voir le catalogue Daniel Clément, Glassmöbel, Éditions Patrick Cramer, Verleger GENF, 1996.
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une union anti-cigare ?
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l’europe aseptisée À la Commission comme au Parlement, mieux vaut se cacher pour PAR JEAN QUATREMER
fumer. Même le cigare.
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a question suscite immédiatement une réaction de méfiance : « Si je fume ? Pourquoi me demandez-vous ça ? » La question suivante n’est pas mieux accueillie : « Le cigare ? Vous cherchez quoi exactement ? » Le journaliste qui s’aventure sur ce terrain miné doit savoir que dans les institutions européennes, fumer, c’est mal. À Bruxelles, on lutte contre cet opium du peuple pour la plus grande gloire des 500 millions de citoyens européens. Et fumer le cigare, surtout si on n’est pas de droite assumée, c’est prendre le risque d’être dépeint comme un eurocrate – forcément – grassement payé qui méprise le peuple… Mieux vaut s’enquérir de la fortune personnelle des dirigeants européens que de leurs habitudes tabagiques. Il est loin le temps où les fumeurs de cigares arboraient fièrement leur puro ou, à tout le moins, ne le cachaient pas honteusement.
Un exemple venu de l’Irlande rebelle
années, le « tobacco free » est devenu, comme l’anglais, la marque de fabrique de l’Union. Pourtant, ce n’est pas de ces pays qu’est venu l’exemple qui allait devenir la norme, mais de l’Irlande : en mars 2004, la verte Eire a été le premier pays à bannir totalement l’usage du tabac dans les lieux publics. Pour l’anecdote, les Européens ont vécu ce grand tournant en direct, car cette interdiction est entrée en vigueur alors que se déroulait dans ce pays, qui présidait alors l’Union, une réunion informelle des ministres des Finances. Personne n’en a cru ses yeux : dans l’Irlande rebelle, à minuit tapante, les gens ont appliqué sans regimber la nouvelle règle. Mais personne n’avait prévu que l’interdiction s’étendrait comme une traînée de poudre à travers l’Union, à tel point que dix ans plus tard, on ne signale plus que quelques lieux de résistance sporadiques, en Allemagne, en Grèce ou en Belgique… Pour fumer un cigare au restaurant, il est conseillé d’aller à Belgrade ou à Moscou.
Le «tobacco free» est devenu, comme l’anglais, la marque de fabrique de l’Union.
Il y a dix-huit ans de cela, en 1996, Jean-Paul Kauffmann m’avait demandé une enquête sur la place du cigare à Bruxelles et le rôle qu’il jouait dans les négociations interminables qui rythmaient une construction communautaire toujours en crise. De fait, le puro avait alors une place dans l’univers européen, même si elle se réduisait déjà comme peau de chagrin, lutte sans merci contre le tabac oblige. Ainsi, dès 1987-1988, humidors et alcools avaient été bannis de la salle de réunion de la Commission européenne, les fumeurs étant devenus minoritaires. Le tabac a fait davantage de résistance au Conseil des ministres: « Beaucoup de négociations se terminaient dans les vapeurs de cigares et d’alcool, se souvient un fonctionnaire européen. Ça aidait au consensus. » Nombre d’observateurs datent de l’élargissement de 1995 à la Suède, à la Finlande et à l’Autriche, le basculement de l’Union dans un « politiquement correct » qui a fait du tabac l’ennemi public, bien avant les autres sources de pollution ou de maladie (la voiture, au hasard). En quelques
Arracher un cigare de la bouche d’un chef de gouvernement ferait désordre
Dans les institutions elles-mêmes, l’interdiction du tabac est devenue générale au tournant des années 2000. Néanmoins, quelques salles ont été installées pour les fumeurs au Parlement européen et au Conseil des ministres (l’enceinte où siègent les représentants des États), notamment pour les journalistes. Un bref sursis : elles ont depuis été supprimées. Aujourd’hui, le traitement des fumeurs varie d’une institution à l’autre. Au Conseil, ils ont droit, dans le bâtiment lui-même, à des espaces miclos dotés d’une hotte aspirante où l’on peut fumer debout. Au Parlement européen et à la Commission, on n’a pas ces préventions : le fumeur doit aller dehors, point, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il neige. Devant chaque bâtiment communautaire, on a ainsi droit au spectacle désolant de fonctionnaires tapant du pied pour se réchauffer, tirant nerveusement sur leur clope au milieu d’un cimetière de filtres écrasés. Et, bien sûr, il n’y a là que des fumeurs de 41l’amateur de cigare
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SAVEURS GASTRONOMIE ALBERTO HERRÁIZ
LE CHEF DE LA MANCHA Plus qu’un cuisinier, cet Espagnol est un poète du goût. Maître incontesté PAR THIERRY DUSSARD
des riz en paella, il est aussi fumeur de… cervantes.
L
a gastronomie campe parfois dans les faubourgs de l’art : Alberto Herráiz en fait midi et soir la démonstration au Fogón (“fourneau” en espagnol) . Ses menus inspirés des grands peintres en sont la preuve éclatante. Ainsi, en octobre, il proposait une carte élaborée d’après un tableau de Velázquez, El aguador de Sevilla. À partir de ce « Porteur d’eau » peint en 1620, il a imaginé des plats tout en transparence, clairs comme de l’eau de source, mais pas insipides pour autant. Et si tous les vins servis sont blancs, la manzanilla des Bodegas Argüeso, vive et iodée, installe d’emblée la scène sur des tréteaux sévillans.
Luis Borges, « dans une paella bien faite, chaque grain de riz garde son individualité ». Les lecteurs gourmands qui voudraient aller plus loin resteront sur leur faim, car le coffret Fogón, paru aux éditions de l’Épure en 2007 avec dix petits volumes, est épuisé. Il faut donc aller au Fogón goûter au riz en paella à l’encre de seiche, au calamar et à la lotte, qu’aurait adoré Zurbarán, autre peintre du Siècle d’or. En décembre, le menu élaboré par le chef autour de Miquel Barceló – en attendant Miró, puis Picasso en juin – promet des sommets.
En décembre, Miquel Barceló
Un rideau de fumée
Mais puisque le vin est un voyage, dans l’espace et dans le temps, le périple se poursuit en Galice avec un Attis cépage albariño des Rías Baixas, qui sont à la pointe de l’Espagne ce que les abers sont à la Bretagne – la vigne en plus, donc –, puis en Catalogne avec un Marfil d’Alella, assemblage de pansa blanca, grenache blanc et chardonnay. Au milieu de ce triangle d’or translucide, qui servira de cadre frais et subtil à tout le repas, le chef commence par poser quelques tapas. De fines rondelles de radis noir, des grosses larmes de poutargue, des tranches de chinchard et des lamelles de cèpes recouvertes d’un voile de lard… : l’ensemble est absolument parfait, savoureux et léger. Le riz en paella (le mot paella désigne la grande poêle à anses où l’on fait cuire le riz) peut débarquer. Il est blanc, comme la manche du Porteur d’eau de Velázquez, et plein de surprises, de poissons, de poulpes ou de champignons. Gratiné sur les bords, il reste imprégné de bouillon au centre de la poêle, c’est tout l’art du paellero. Alberto Herráiz met un point d’honneur à n’utiliser que du riz bomba bio de Tarragone, capable d’absorber deux fois son volume de jus. Afin que les grains ne collent pas, ils sont d’abord nacrés avec une huile parfumée (à l’ail, au gingembre ou aux agrumes) et au sofrito (un fond de braisage à base de tomate fraîche, de piment, d’oignon et d’huile d’olive). Selon Jorge
Alberto Herráiz, cinquante-trois ans, a deux toques au Gault & Millau, mais plus rien au Guide Michelin, qui croit encore que le Fogón n’est qu’une arrocería qui se cantonne à la charcuterie et aux paellas. À cela, le maestro répond par une maxime : « Les gens ne viennent pas au restaurant pour manger, ils viennent pour partager des émotions et un moment de réalité poétique. » On croirait entendre Dalí. Alberto Herráiz parle de la même façon du cigare, « qui isole derrière un rideau de fumée autant qu’il relie aux autres par le partage de ce moment de plaisir ». Après une initiation avec des Don Julian des Canaries, ses préférences vont au robusto de Ramon Allones et au Montecristo N° 1, un lonsdale ou… cervantes. Il aime les accompagner d’un amontillado, un vin muté du cépage pedro ximenes, de l’appellation montillamoriles en Andalousie. « C’est la poêle de l’Espagne, tellement il y fait chaud », sourit-il, amusé de se laisser rattraper par son ustensile favori, lui, dont les trois frère, tous cuisiniers, sont restés à Cuenca.
PHOTO © THIERRY DUSSARD/CABOCHON D’APRÈS DAUMIER
les gens ne viennent pas au restaurant pour manger.
Fogón. Cinq riz en paella différents chaque jour. Menu des peintres : 51 € par personne. 45, quai des Grands-Augustins, Paris 6e. Tél. : 01 43 54 31 33. www.restaurantfogon.com 49l’amateur de cigare