Jean-Claude Casanova
De la polyphonie corse au chant du monde prĂŠface de Ghjacumu Fusina
Colonna
Édition
ISBN : 978-2-915922-25- 7 Colonna édition, 2008 Jean-Jacques Colonna d’Istria La maison bleue - Hameau de San Benedetto 20 167 Alata – Tel/fax 04 95 25 30 67 Mail : colonnadistria.jj@wanadoo.fr Toutes les photos sont de l’auteur, sauf mention particulière © Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction réservés pour tous pays. En couverture : Concert « Sì di mè », Evreux 2007. ©Photos Jean-Claude Casanova
Jean-Claude Casanova
De la polyphonie corse au chant du monde préface de Ghjacumu Fusina
Colonna Édition
Remerciements
Je remercie chaleureusement tous ceux et celles qui m’ont aidé à réaliser ce livre, tout particulièrement Gerda-Marie Kühn pour avoir mis à ma disposition son abondante documentation, Françoise Coulomb pour ses conseils avisés, et naturellement AnneMarie pour son soutien quotidien.
Un itinéraire polyphonique particulier J’ai rencontré pour la première fois l’auteur Jean-Claude Casanova à l’issue d’une conférence sur la littérature corse que j’avais donnée à la bibliothèque municipale d’Ajaccio et il m’avait aussitôt parlé de son projet d’ouvrage sur le groupe polyphonique A FILeTTA : non que la chose me parût si originale, puisque l’on sait que nos chanteurs et musiciens insulaires ont acquis à présent une large popularité ; il considérait néanmoins qu’il ne fallait pas se contenter d’une simple monographie linéaire mais inscrire plutôt cette belle éclosion dans le mouvement général de renouveau culturel que l’on a appelé « riacquistu ». Si l’on voulait à tout le moins mieux saisir le sens des démarches et des recherches particulières menées par le groupe. C’est donc dans cet esprit qu’il a d’emblée conçu son travail et justement prévu un important chapitre liminaire intitulé « Andati » ou « traces d’un itinéraire » qui tente de restituer avec pertinence les forces créatives d’un cheminement original qui, comme tel, ne manque pas de susciter naturellement commentaires et réflexions. Dans ce foisonnement musical et vocal des années 1970 dont les racines étaient d’ailleurs déjà perceptibles quelques années auparavant, des personnalités, individus ou groupes, marquèrent en effet plus que d’autres ce domaine et s’inscrivirent dans une démarche de longue haleine dont la qualité sut progressivement s’imposer. Le groupe polyphonique A FILeTTA est bien entendu de ceux-là. Ses motivations, ses recherches, ses interrogations font ici l’objet d’une analyse approfondie qui s’appuie longuement sur des entretiens avec Jean-Claude Acquaviva dont on sait qu’il s’exprime volontiers sur ces questions. Les options esthétiques et créatives retenues se sont assez rapidement distinguées de l’évolution d’autres groupes de chant par une démarche qui n’a pas entendu se cantonner dans la seule variété, qu’elle fût reprise d’ancien ou création, mais a tenu à engager des expériences assurément remarquables et novatrices, comme la musique de film ou la création théâtrale, le ballet ou le jazz, des créations de type liturgique (passion ou requiem),
en collaborant efficacement avec des artistes passionnés par les possibilités musicales et vocales que présentait pour eux le groupe corse. Certaines de ces tentatives ont été d’emblée couronnées de succès et applaudies en conséquence, d’autres peuvent paraître plus surprenantes ou moins convaincantes : peu importe en définitive puisque c’est bien le type de démarche, le défrichage de pistes nouvelles par les mélanges musicaux qui paraissent d’abord intéressants. Mais ce faisant, le groupe met forcément en jeu la vieille et récurrente question de l’écart plus ou moins bien accepté par rapport à ce que l’on suppose être la tradition. et cette question ne cesse d‘être débattue, encore aujourd’hui, aussi bien dans les échanges de la rue que dans des colloques plus sérieux, chez nous comme ailleurs.
À preuve, le dernier ouvrage paru sur cette idée de la tradition, recueil des actes d’un colloque récent, qui s’intitule de manière peut-être alarmiste et assurément provocante « La polyphonie corse traditionnelle peut-elle disparaître ? » (dir. D. Salini et M. Guelfucci, éditions Dumane, coll. Hommes et territoires, 187 p., 2008). On nous y explique de nouveau fort doctement que le fonds traditionnel laborieusement reconstitué à partir des enquêtes de Félix Quilici en 1948 demeure fragmentaire et tardif ; que la politique linguistique générale du pays n’a été très favorable ni à la conservation ni à l’épanouissement des formes dialectales ou musicales traditionnelles ; que l’oralité sur laquelle a reposé longtemps la transmission de cette expression particulière présentait, on le sait bien, un caractère de grande fragilité que la singularité des performances vocales et musicales ne pouvait qu’accentuer. Ce sont d’ailleurs les efforts méritoires des musicologues et des militants du mouvement culturel du Riacquistu des années 1970, menant avec une belle efficacité ce vaste projet de « réappropriation » de ce patrimoine, qui ont abouti à la préservation et la remise en pratique de certaines formes de maintenance de la polyphonie traditionnelle profane et sacrée. Mais il est apparu aussi ces dernières années, à cause même du succès populaire du chant corse et particulièrement de la polyphonie, des phénomènes nouveaux qui ne laissent d’inquiéter les milieux le mieux informés de ces questions : le texte de présentation du colloque cité plus haut en désigne quelques-uns : « le tourisme de masse non contrôlé, la folklorisation du fait musical, la décontextualisation et la mise en spectacle, la muséification du patrimoine immatériel ». Cette dernière dénomination nous ramène à un des objets du colloque qui était bien de sensibiliser le public à la demande d’inscription de la polyphonie corse au patrimoine immatériel de l’Humanité déposée auprès de l’UNeSCO à l’initiative de Jean-Paul Poletti et Petru Guelfucci, deux des fondateurs du groupe pionnier CANTA U POPULU COrSU (1973), proposition adoptée à l’unanimité par l’Assemblée de Corse en 2005.
Le contexte et la stratégie expliquent bien entendu le titre et la tonalité de ces discours : quoi qu’il en soit, la pertinence de certains des phénomènes pointés ne fait guère de doute et rien n’empêche bien entendu d’examiner le travail et les résultats des chanteurs d’A FILeTTA sous cet angle critique également. D’ailleurs le titre même du livre de Jean-Claude Casanova complète précisément le nom emblématique du groupe par le double déterminant « tradition et ouverture » : c’est donc bien aussi de cela qu’il est question ici sans que l’auteur ait pour autant esquivé l’habituelle chronologie qui resitue l’histoire du groupe dans son contexte et dans son aire de naissance et d’évolution naturelle, la Balagne. J’ai moi-même, pourquoi n’en pas faire état, réfléchi et écrit sur cette question depuis quelques années. On sait bien que ce que l’on nomme tradition n’existe au fond pas plus que la modernité, puisqu’il n’y a jamais retour à une tradition authentique mais bien invention permanente d’une tradition qui est aussi invention de la modernité. L’une et l’autre des notions ne sont pas grosso modo des données figées, mais bien des constructions de l’esprit, et il suffit de les solliciter en vue d’une meilleure précision de ce qu’elles recouvrent véritablement pour se rendre compte aisément de leurs limites définitoires. Ainsi la modernité peut-elle non seulement revêtir une dimension temporelle mais aussi parfois une dimension spatiale (ainsi les Orientaux l’ont-ils souvent assimilée à des territoires, ceux d’Occident par lesquels cette perception leur arrivait) ou encore simplement un caractère technologique lorsqu’elle intéresse des perfectionnements matériels liés aux inventions techniques. On comprend bien que, même à travers ces simples éléments de caractère historique de la définition, ces précisions ne soient pas superflues, surtout dans le domaine musical. Il suffit d’observer ce qui se passe chez nous en matière de création littéraire, musicale, artistique, plastique ou autre, pour s’apercevoir que nombre d’acteurs cherchent à justifier une légitimité de leur modernité en avançant divers arguments : ceux qui portent, par exemple, sur l’interprétation, sur les moyens, sur les pratiques ; ceux qui insistent sur l’originalité de la démarche, sur les sources, les sujets, la réutilisation du patrimoine, la recherche d‘un public populaire… bref, on peut recenser ainsi toute une riche panoplie et cela est compréhensible puisque l’argumentation est fournie par qui n’est peut-être pas certain de ses choix et voudrait se rassurer, mais elle apparaît comme parfaitement superfétatoire si l’on veut bien considérer que toute expression actuelle, toute tentative de création présente, s’inscrit de facto dans la légitimité sans avoir besoin d’autre justification que celle de son existence même. en revanche, le souci de loyauté culturelle, le questionnement voire l’inquiétude qu’il engendre, risque par ses excès mêmes de conduire au conformisme et à tous les déports
possibles sur les contenus, un repli passéiste, un discours décadentiste ou diverses perversions liées à ces attitudes. C’est un danger réel qu’il ne faut pas sous-estimer car c’est en croyant parfois rester le plus fidèle que l’on copie, imite ou contrefait sans réel bénéfice créatif. (Cf. « Observations sur le thème… » in « Circulation des idées, des hommes, des livres et des cultures », coll., université de Corse, 2005). Certaines des positions personnelles assénées ci-dessus, visant plus généralement certaines appréhensions actuelles d’une situation culturelle, pourront sembler quelque peu abruptes et il convient peut-être de les tempérer par des considérations mieux adaptées au sujet qui nous intéresse particulièrement ici. Car chaque domaine examiné peut présenter un caractère ou des couleurs particulières qui pourraient lui permettre d’échapper en partie aux généralités trop faciles. Par ailleurs, il faut admettre que la question n’est pas de celles que l’on tranche d’ordinaire de manière hâtive ou incomplète : elle est effectivement essentielle et c’est bien le mérite du présent ouvrage que de la bien poser à nouveau, argumentée et courageuse, à travers l’exemple de l’itinéraire réussi de A FILeTTA. Les choix et préférences de l’auteur, sa sensibilité propre, sont en somme comme un guide pour le lecteur et à ce titre respectables dans la mesure où ils se fondent essentiellement sur une adhésion esthétique externe d’auditeur ou de spectateur. J’ajouterais cependant qu’il serait imprudent dans ce type de critique de ne s’éclairer que du grand succès public, car on constate hélas souvent et dans bien des domaines (mais particulièrement dans celui des arts vivants ou de la variété) que les succès publics les plus retentissants, en Corse comme ailleurs, ne sont pas toujours une garantie absolue de qualité culturelle majeure. Autrement plus pertinente me semble être la réflexion sur l’apport du groupe au public, sur cette recherche « de sens » et non pas forcément « d’un sens », cette volonté de faire corps pour exprimer de mille manières une émotion que beaucoup disent ressentir à la fin du concert ou du spectacle, sans pourtant pouvoir décrire plus avant ce sentiment profond, peut-être parce que les mots ont toujours des difficultés à entrer dans l’ordre du musical. À moins que l’on retienne comme leçon et comme explication finale, ainsi que le suggèrent certains des membres de A FILeTTA, ce principe inspiré de leurs amis Géorgiens : « chanter puissamment des choses tendres et tendrement des choses puissantes » Lisez donc cet ouvrage, celui d’un auditeur et observateur fidèle et sincère du chant corse contemporain : il nous permettra de mieux nous repérer dans les riches propositions qui nous sont offertes, à nous public, et il nous aidera naturellement à mieux établir nos choix. Jacques FUSINA
A Claire
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Ils arrivent en file indienne, vêtus de couleurs sombres, Jean, Jean-Claude, Ceccè et Jean-Luc en chemise, Paul, José et Max en pull. Ils s’installent en demi-cercle face au public, de gauche à droite Max, Ceccè, José, Jean, Jean-Claude, Jean-Luc et Paul. Jean-Claude donne la note, et le premier chant – le plus souvent un chant géorgien, « Makharia » ou « Nana » – s’élève. Et l’on est tout de suite fasciné par la ferveur des chanteurs et par la beauté de leurs voix : voix à la fois douce, nasale et rauque de Jean-Claude, voix grave et agile de Max, voix solide et mélodieuse de Ceccè, voix douce et virile de José, voix dense et pleine de Jean, voix pastorale de Jean-Luc, voix de miel, chaude et enveloppante, de Paul. Sur les chants les plus dramatiques, le visage de Jean-Claude est habité. On retient son souffle tellement l’on est concentré sur l’écoute. Ce que l’on perçoit, c’est bien davantage que du son, c’est de l’humanité, la leur et la nôtre, la joie d’appartenir à la même communauté : « sì di mè », tu es des miens. Quand le chant s’arrête, c’est à la fois une libération du souffle longtemps retenu et une frustration que le chant soit fini.
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Je ne suis pas musicologue, ni même musicien. Je ne chante pas, ne pratique aucun instrument, et mes connaissances en solfège sont élémentaires. Autant dire que j’étais a priori peu compétent pour écrire un livre sur un groupe musical. Mais j’écoute de la musique depuis mon plus jeune âge, beaucoup de musiques, car mes goûts sont éclectiques : opéra, jazz, musiques du monde, tous les styles peuvent me passionner. et justement, ce livre est né d’une passion. J’ai entendu A FILeTTA pour la première fois il y a une bonne quinzaine d’années. Je crois que c’était sur la bande-son d’un documentaire télévisé sur la Corse. Si mes origines corses me prédisposaient à m’intéresser au renouveau du chant polyphonique, mes connaissances de l’époque étaient modestes, se résumant à Antoine Ciosi et CANTA U POPULU COrSU. et j’étais alors loin d’être passionné, mes références musicales étant plutôt Miles Davis, John Coltrane et Puccini. Pourtant, immédiatement, le charme a opéré. Ce groupe avait un son à part, et surtout, son chant dégageait une émotion particulière. À l’occasion d’un de leurs trop rares passages à Paris, je suis allé assister dès que je l’ai pu à mon premier concert. C’était en l’église Saint-Médard, le 19 octobre 1995. et ce fut le choc. Depuis ce concert et le suivant à la Conciergerie, je suis devenu, et tous mes proches avec moi, un passionné d’A FILeTTA. Depuis cette année 1995, nous avons assisté à tous les concerts d’A FILeTTA auxquels il nous était possible de nous rendre. en région parisienne (je pense à St-Louis-en-l’Île, au Théâtre de la Ville, à l’église St roch, à Vélizy, à rungis, à Issy-les-Moulineaux, à Montrouge, au Kremlin-Bicêtre, à Nanterre, à la Cité de la musique de la Villette, etc.), en Corse bien sûr. Nous avons suivi le groupe jusqu’en Bretagne, en Bourgogne à Vézelay, à Lille ou en Belgique, à Monaco ou en Allemagne… et non seulement l’émotion est à chaque fois au rendez-vous, mais elle est de plus en plus présente, de plus en plus forte à chaque concert. Chaque rencontre avec ce groupe est inoubliable.
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Tradition et ouverture
J’ai eu la chance de faire la connaissance des membres du groupe, d’échanger avec eux et de devenir leur ami. J’ai plaisir à les retrouver au gré de la programmation des concerts. Ces artistes si talentueux sont des hommes modestes, chaleureux, ouverts et généreux. Alors, l’envie est grande de vouloir faire partager ma passion. Peut-être pour tenter de rendre au groupe une petite parcelle de tout ce qu’il donne. Peut-être aussi pour contribuer modestement à faire un peu plus reconnaître à sa juste valeur ce groupe unique dans la création musicale contemporaine. Mais avant tout pour essayer de communiquer à ceux qui me liront ne serait-ce que quelques bribes du sens de la communion, de la générosité, du partage qu’il transmet.
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I - « Andati »1, traces d’un itinéraire C’est quasiment un miracle qu’a vécu le chant corse. Depuis les années soixante-dix, deux générations de chanteurs et de musiciens se sont dédiées, de diverses manières, à la renaissance du chant et de la musique corses donnés pour moribonds dix ans plus tôt. Cette renaissance a donné lieu à une certaine époque à un énorme engouement médiatique, lié sans doute au phénomène du « Mystère des voix bulgares » et à la participation des Nouvelles polyphonies corses à la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques d’Albertville en 1992. Depuis lors, un certain reflux s’est manifesté, la Corse étant souvent montrée du doigt dans les média et l’étiquette « chant corse » étant jugée peu « vendeuse », trop « folklorique » par les maisons de disques. Pourtant, avec le recul, ce qui s’est produit en Corse – île, ne l’oublions pas, qui ne compte pas plus de 290 000 habitants – est vraiment exceptionnel et la vitalité de la création musicale corse depuis une trentaine d’années est étonnante. Dans des genres très divers, I MUVrINI, TAVAGNA, I CHJAMI AGHJALeSI, CANTA U POPULU COrSU, l’ALBA, LeS NOUVeLLeS POLyPHONIeS COrSeS, VOCe DI COrSICA, PeTrU GUeLFUCCI, JeAN-PAUL POLeTTI eT Le CHœUr De SArTèNe, A CUMPAGNIA, ZAMBALLArANA, ISULATINe, VOCe VeNTU, BArBArA FUrTUNA et d’autres sont appréciés et reconnus dans le monde entier. et à partir d’un répertoire traditionnel, tous ces groupes ont vécu des évolutions très contrastées, certains d’entre eux se cantonnant à la polyphonie traditionnelle, d’autres se rapprochant de la variété, de la « world music » tandis que les plus audacieux se lançaient dans la création polyphonique. Dans ce bouillonnement culturel, le groupe A FILeTTA occupe une place majeure et néanmoins particulière. Loin des grandes machineries, loin des modes, loin des diktats commerciaux, ce groupe trace son chemin depuis trente ans et constitue une référence pour la plupart des artistes corses. Pour bien comprendre ce que représente le groupe et surtout ce qu’il est aujourd’hui, il faut suivre sa piste et remonter aux sources : ce qu’on a appelé le riacquistu (« la réappropriation » en langue corse)
1. Le mot corse « Andatu » désigne un sentier, une sente dans le maquis. Au pluriel (andati), il désigne les traces laissées par un animal ou un humain.
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À l’iniziu c’era u riacquistu 2 Un’isula chì cantava 3 « Au commencement était le Verbe ». Ces mots de la Genèse prennent tout leur sens dans l’Île de Beauté où les premiers textes écrits en langue corse ne sont apparus que vers le XVIIIe siècle. Société de tradition orale, la Corse a toujours manifesté une véritable passion pour toute forme d’expression orale. Cette passion trouve son plus bel aboutissement dans le chant qui, de tout temps, a rythmé la vie quotidienne. « Je fus attirée, en fin d’après-midi, vers un des cafés en planches par les sons d’une musique étrange… J’y découvris, debout au bar, un trio de jeunes gens au visage hâlé et au physique robuste, qui tenaient sous l’envoûtement de leur chant des clients habituellement bruyants. Cette musique ne ressemblait en rien à ce que j’avais entendu auparavant ; pourtant elle répondait à un besoin latent qui sommeillait en moi. Les trois voix puissantes – ténor, baryton et basse – s’élevaient et retombaient en une suite de discordances délibérées. Leur chant, âpre et violent, était bien plus poignant qu’aucun des soli plaintifs que j’avais entendu jusqu’alors, même le voceru : c’était comme un cri, lointain et déchirant, issu de l’enfantement du monde ». 4 Cette découverte de la paghjella par Dorothy Carrington exprime parfaitement l’émotion que ressent toute personne qui découvre ce chant. La polyphonie est maintenant pour le grand public assimilée au chant corse dans son ensemble, et l’image des chanteurs de paghjella disposés en demi-cercle, le bras parfois 2. Au commencement était le « riacquistu » 3. Une île qui chantait 4. Dorothy Carrington, La Corse, île de granit, op. cit.
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Tradition et ouverture
passé sur l’épaule du voisin, la main à l’oreille (soit pour écouter les autres chanteurs, soit pour mieux entendre son propre chant), est désormais connue dans le monde entier. Mais le chant traditionnel corse ne se limite pas à la polyphonie. D’ailleurs le terme corse pulifunia est un néologisme. Le chant était omniprésent dans la société agro-pastorale corse. Tout enfant corse était bercé par les nanne (berceuses). Les enfants chantaient ensemble ronde, filastrocche et ghjiratonde. À l’âge adulte, les chants se différencient. Les hommes chantent des chants de travail comme la tribbiera, la pistera ou des chjami è rispondi, (littéralement : appels et réponses) qui, souvent chantés à l’occasion des foires, mettent essentiellement en valeur les talents d’improvisation et l’esprit d’à-propos des chanteurs qui s’interpellent et se défient, rivalisant en traits d’esprit à l’humour parfois dévastateur. Dans ces véritables joutes oratoires, le fond prime sur la forme musicale, proche de la mélopée du théâtre antique. Chaque moment de la vie, de la naissance à la mort, avait son chant, profane ou sacré et le plus souvent interprété a cappella, même si la musique instrumentale avait également sa place, avec notamment violon et cetera (sistre corse). Ces chants évoquent les travaux et les jours, l’exil, les séparations, l’horreur de la guerre de 14-18 ou reprennent des textes littéraires, notamment La Divine Comédie de Dante. Il faut citer aussi terzetti, madricali, currenti, sirinati, sans oublier les chants d’élections… Les femmes, quant à elles, chantent berceuses et voceri (lamentations funéraires). Mais l’expression la plus représentative et la plus éclatante du chant polyphonique corse est bien la paghjella. Composée en forme de sizain octosyllabique, elle s’interprète toujours à trois voix, ou plutôt trois tessitures car les voix, notamment la basse, sont souvent doublées, et les chanteurs peuvent être quatre, cinq ou six. Les trois voix entrent de manière quasi-immuable. Vient d’abord a seconda qui donne le ton et projette le chant, suivie et soutenue par u bassu — la basse. Cette voix ne doit pas être confondue avec la basse harmonique, bien qu’elle ait évidemment un rôle harmonique ; enfin a terza (la tierce) a un rôle à la fois mélodique et harmonique. Sur le registre de haute-contre, a terza vient compléter l’accord mais aussi improviser à partir des mélismes (fioritures rapides appelées en corse riccucate) de l’ornementation d’a seconda (ou siconda), et en enjolivant d’autres mélismes certains passages du chant d’a seconda. en quelque sorte a terza « tourne autour » de a seconda. et quand la paghjella est bien chantée l’auditeur perçoit parfois la « quintina », note harmonique « sous-entendue » née de la résolution des fondamentales, donnant l’impression d’un plus grand nombre de participants au chant.
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De la polyphonie corse au chant du monde
Bien qu’elle ait ses règles et ses codes, la paghjella est avant tout un chant improvisé. Félix Quilici disait que « la notation graphique ne saurait donner une idée même approximative de la paghjella. » La paghjella fait la part belle à la voix humaine, à l’émotion qu’elle véhicule, bien audelà des mots. en principe, l’harmonie de la paghjella est fixe et déterminée à l’avance, alors que la mélodie et les mélismes de la seconda ainsi que les mélismes de la terza sont improvisés (ou du moins spécifiques à chaque chanteur) tout en restant bien entendu dans une certaine harmonie générale du morceau, un peu comme dans le jazz. La paghjella utilise une gamme qui semble microtonale pour une oreille occidentale et qui fluctue plus ou moins entre majeur et mineur (avec souvent l’utilisation d’une tierce naturelle). La paghjella est un chant d’hommes, même s’il existe actuellement des groupes féminins chantant des paghjelle 5. Tout d’abord pour des raisons sociales : les hommes chantaient naturellement entre eux parce qu’ils travaillaient entre eux aux champs. Mais en outre, on peut également penser que c’est pour des raisons esthétiques qu’il n’y a pas de polyphonie mixte : l’architecture de la polyphonie est telle que le mélange de voix de tessitures différentes annulerait les effets harmoniques. Hommes et femmes ne chantent pas dans les mêmes registres. Hommes et femmes pouvaient chanter ensemble, mais jamais en polyphonie, tout simplement parce qu’il est difficile de trouver un espacement des voix suffisamment important. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, même si c’est a seconda qui généralement démarre le chant, il n’y a pas prépondérance de cette voix sur les autres voix. La paghjella n’est pas constituée d’une voix à laquelle on aurait adjoint une voix haute et une basse. Les trois voix sont d’égale importance. en fait, a seconda est la voix intermédiaire dans l’étagement des trois voix. et s’il devait y avoir une « prima », ce serait plutôt u bassu ! Le terme « paghjella » est dérivé du mot « paghju », paire. est-ce à dire qu’à l’origine elle était chantée à deux voix ? C’est une possibilité, mais l’explication réside plutôt dans le fait que ce chant est constitué de vers octosyllabiques qui se répondent deux à deux :
5. Paghjelle : pluriel de « paghjella » en langue corse
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Tradition et ouverture
« Què so voci muntagnoli/spurgulate di cannella beienu tutte le mani/l’acqua di la funtanella è quand’ella li si pare/intonanu a so paghjella ». 6 L’explication serait donc basée sur le verbe et sa métrique plutôt que sur la musique. C’est là un indice de l’importance primordiale du verbe dans le chant corse. Chant et langue sont en effet intimement liés. Dans cette île bercée par les vers des grands poètes italiens, où même un berger illettré connaît par tradition orale des passages de la Divina Comedia, il y a une grande familiarité avec la musicalité de la poésie. Le chant corse n’est pas mesuré ; la seule rythmique est celle du verbe, de la diction. Les Corses ont développé au cours des siècles un étonnant sens de la parole et du rythme. « Je ne crois pas qu’il y ait un autre peuple en europe chez lequel la pensée s’exprime aussi spontanément dans des formes rythmées », écrivait Paul Bourde à la fin du XIXe siècle. S’il n’y a pas de mesure dans le chant corse, il se caractérise pourtant par l’accentuation, la dilatation des syllabes, le jeu sur le son, sur l’attaque, sur les ornementations, qui n’est pas sans rapport avec la syncope du jazz. 7 Les musicologues ou les chercheurs n’ont pu définir avec précision les origines, le moment d’émergence et le parcours de ce chant, qui ignore toute virtuosité pure comme tous effets sans expressivité. La voix seule n’est pas un but en soi. Ce qui compte, c’est l’émotion et la communion. Les chanteurs se touchent en chantant et vibrent ensemble. « Nous ne savons pas précisément d’où vient cette tradition ; nous ne disposons pas d’éléments écrits probants. La seule chose que nous puissions constater, c’est qu’il existe des ressemblances frappantes avec d’autres traditions orales notamment celles de Géorgie, de Grèce ou d’ALBAnie. Paradoxalement, d’autres musiques polyphoniques géographiquement plus proches (la polyphonie sarde par exemple) s’éloignent de la nôtre, notamment en ce qu’elles utilisent une pulsation rythmique. Pour ce qui est des techniques vocales (ornementation, mélisme, placement et projection de la voix, nasalisation de certains sons), notre chant s’apparente tant au chant berbère qu’à certaines traditions vocales du Proche-Orient (Liban, Syrie...). Cela semble cohérent dans la mesure où la Corse a été une terre de passage où grecs, romains, arabes ont exercé plus ou moins longuement leur domination. Malheureusement, on dispose en Corse de pas ou peu d’archives pouvant attester concrètement de la trajectoire de cette musique et de ses origines ». 8 6. « Ce sont des voix montagnardes/claires de la gorge/elles boivent tous les matins/l’eau de la source/et quand l’envie leur en prend/elles entonnent leur paghjella. » 7. Benedettu Sarocchi, www.paghjella.com 8. Jean-Claude Acquaviva pour Scopre, Marignana, colloque sur l’identité.
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Pour commander cet ouvrage : www.editeur-corse.com
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