Francis Pomponi
VENDETTA, JUSTICE ET POLITIQUE EN CORSE « L’affaire Viterbi » (1789-1821)
Colonna
Édition
Vendetta, justice et politique en Corse « L’affaire Viterbi » (1789-1821)
ISBN : 978-2-915922-32-5 © Colonna édition, 2010 Jean-Jacques Colonna d’Istria La maison bleue – Hameau de San Benedetto 20 167 Alata Tel/fax 04 95 25 30 67 Mail : colonnadistria.jj@wanadoo.fr – Site : www.editeur-corse.com Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction réservés pour tous pays.
Francis Pomponi
Vendetta, justice et politique en Corse « L’affaire Viterbi » (1789-1821)
Colonna
Édition
À Karine Lambert ‌en attendant Fieschi
Prologue En 1823, un voyageur anglais du nom de Robert Benson, appelé à connaître une certaine célébrité dans le monde des lettres au temps de Georges IV, dans l’Angleterre pré-victorienne, accomplit le traditionnel Great Tour qui consiste à se rendre en Italie afin d’y parfaire son éducation et de s’imprégner in situ de la culture de l’Antiquité classique, parée alors de tout son prestige. Il ne se contente pas de visiter la péninsule : les îles l’attirent, et la Corse en particulier exerce sur lui un charme mystérieux, explicable en partie depuis qu’au temps de Pascal Paoli et de l’insurrection anti-génoise, elle a servi de modèle aux idées nouvelles de remise en question de l’absolutisme et d’émancipation des peuples opprimés. Sans doute Benson a-t-il été influencé par le succès de librairie de l’Account of Corsica de Boswell, son illustre prédécesseur qui, après avoir accompli le même périple au siècle précédent, incluant déjà la Corse dans son circuit, avait fait de Pascal Paoli un héros de Plutarque et, de ses compatriotes, l’archétype d’un peuple en lutte pour sa libération 1. Le même type d’engouement devait, un siècle plus tard, conduire en Grèce, lors de la guerre d’indépendance, le grand poète Byron, contemporain de Benson. Comme Byron, celui-ci appartient à la première génération romantique, celle qui fut marquée par les romans de Walter Scott et par la poésie épique du mythique aède Ossian, chantre
1. F. Beretti, Pascal Paoli et l’image de la Corse au dix-huitième siècle, le témoignage des voyageurs britanniques, The Voltaire Foundation, Oxford, 1988.
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des cultures populaires nordiques appréhendées dans leurs langues, leurs traditions et leurs mœurs. Il fait partie de ceux qui élargirent le champ de cette nouvelle forme de curiosité connotée de recherche de pittoresque, d’émotion et d’aventure, dans l’« invention de la Méditerranée » 2. D’autres suivront et, en France, une décennie plus tard, au cours d’une mission conduite en tant qu’inspecteur des Monuments historiques, Mérimée allait profiter de son séjour sur l’île pour recueillir des notes de caractère anthropologique et livrer au grand public, à son retour à Paris, la célèbre Colomba 3. L’île devenait à la mode dans les cercles littéraires à l’échelle européenne 4 et elle se révélait comme une féconde source d’inspiration. Dans son journal de voyage qu’il intitula Sketches of Corsica 5, Benson se montre épris d’histoire et cède à la mode de « la statistique», abordant la Corse sous différents angles qui relèvent encore de la classification des idéologues 6 ; mais il consacre aussi plusieurs pages de son oeuvre à ce qui fait figure d’un simple fait divers,
2. Marie Noëlle Bourguet et B. Lepetit, L’invention scientifique de la Méditerranée, Paris, EPHESC, 1998. 3. Gaston Roger, Prosper Mérimée et la Corse, Alger, ed. Baconnier, 1945 et Pierrette Jeoffroy-Faggianelli, L’image de la Corse dans la littérature romantique française, Paris, P.U.F, 1979. 4. Ajoutons à Benson et Mérimée l’italo-illyrien Tommaseo : cf. « Tommaseo et la Corse » in Niccolo Tommaseo, popolo e nazioni, Italiani, Corsi, Greci, Illirici, atti del convegno internazionale di studi nel bicentenario della nascita di Nicolo Tommaseo, Venezia, 23-25 gennaio 2003. Egalement, un peu plus tard, l’allemand Gregorovius in Corsica, Ollagnier 1883, traduction P. Lucciana. 5. Robert Benson, Sketches of Corsica or journal written during a visit to that island in 1823, London, Longman, 1825. Benson faisait partie de la commission chargée de l’exécution du testament de Pascal Paoli. 6. Dans la foulée de Vérard, La Corse ou résumé des divers écrits relatifs à cette île et à ses habitants depuis leur origine connue jusqu’à la fin de 1815, éd. Alain Piazzola, Ajaccio, 1999 et, en attendant Robiquet, Recherches historiques et statistiques sur la Corse, Paris, 1835, nombre de récits ou d’analyses relatifs à la Corse traitent, au temps des monarchies constitutionnelles, de son histoire, de la botanique,
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comme on dira plus tard. La rumeur publique a en effet attiré son attention sur un événement qui s’est produit deux ans plus tôt à la prison de Bastia : un individu répondant au nom de Luc-Antoine Viterbi, dont il n’avait pas entendu parler jusque-là, s’était suicidé en 1821 dans sa cellule, dans des conditions peuordinaires; à l’issue d’un procès très médiatisé pour l’époque, le condamné à mort, impliqué dans plusieurs affaires de vendetta qui s’entrecroisaient et l’opposaient aux familles Ceccaldi, Frediani et Giannetti, avait délibérément et froidement choisi de se donner la mort, plutôt que de subir la peine infamante de la guillotine et d’offrir en spectacle à ses ennemis privés cette humiliation suprême. Benson y vit un suicide frappé du sceau du stoïcisme sur cette île de contraste, d’apparence archaïque et sauvage, mais qui engendrait périodiquement des héros qui semblaient taillés dans des marbres antiques, tels Paoli façonné par Boswell et Napoléon déjà auréolé par la légende… Lycurgue, César, et maintenant Sénèque, resurgissaient dans son imagination et il voulut en savoir plus. Il enquêta directement auprès des habitants, à Bastia et en Casinca, d’où Viterbi était originaire, recueillit des documents et des éléments de tradition orale, ne s’embarrassa pas d’esprit critique, mais livra à ses lecteurs des données brutes relatives à ce drame, dont le journal intime de Viterbi où celui-ci avait noté, jour après jour, le déroulement de sa tragique et héroïque agonie 7.
du climat et des mœurs de ses habitants. Cela se trouve chez P.-A. Sorbier, Esquisse des mœurs et de l’histoire de la Corse et Dix ans de magistrature en Corse, Jean Pasquier, Agen, 1863 et le baron Beaumont, Observations sur la Corse et ses habitants, Paris, Pelicier, 1822. Également, P.-P. Pompei, État actuel de la Corse, caractère et mœurs de ses habitants, Paris, 1821. 7. Cf. Annexe. 8. Comme représentatifs de cette vogue de littérature pittoresque, voir Robiquet, Sorbier et les grands romanciers du temps, Balzac, Mérimée, Dumas in P. Geoffroy Faggianelli, op. cit.
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Éphémère coup de projecteur porté sur « l’affaire Viterbi » qui retomba vite dans l’oubli, alors qu’elle s’était fait une place dans l’actualité insulaire à la veille et au lendemain immédiat de l’événement. L’audience de Benson n’était pas celle de Boswell et, par ailleurs, Paoli et Viterbi n’avaient pas la même dimension historique et la renommée ne pouvait leur réserver une place équivalente. Pour accéder au rang de la célébrité, il faut avoir marqué l’histoire de son temps et être porté par un contexte favorable ! Non pas que le rôle de Viterbi ait été négligeable, mais l’homme n’a jamais été qu’un « second couteau » lorsque, sous la Révolution française, il s’était engagé en politique, et le summum de son parcours républicain connut son apogée lorsqu’il accéda à la fonction d’accusateur public au tribunal révolutionnaire du département du Golo sous le Directoire, en 1798 plus exactement. De cette période de la Corse républicaine sous la Révolution française émergent plutôt dans les mémoires les noms de Saliceti et des frères Arena, euxmêmes dans l’ombre de Bonaparte. L’histoire personnelle de Viterbi s’est progressivement noyée dans les nombreux récits de vengeances privées qui ont défrayé la chronique insulaire en dépit de l’originalité de l’issue du cycle vendettaire qui a marqué son parcours de vie 8. Il faudra attendre l’époque de la République triomphante, celle des années 1880, en Corse comme sur le continent, pour qu’on parle à nouveau de Viterbi, lors de l’« hommage » que voulut lui rendre un érudit local bien connu des lettrés insulaires, l’Ajaccien Louis Campi qui l’a érigé au rang de héros républicain 9… À la même époque – et la concordance n’est pas 9. Louis Campi, Les grands caractères corses, Luc-Antoine Viterbi ou le vrai stoïcien du XIXe, avec le journal de ses derniers moments, tenu par lui-même, dans la prison de Bastia où il se laissa mourir de faim en 1821, Ajaccio, 1890.
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fortuite – on redécouvrait sous d’autres cieux les sergents de La Rochelle ou encore, à Toulon, le colonel Vallé, autre carbonaro réhabilité en 1890 par Dutesta, homologue de Campi en la matière, ancien maire radical de cette ville 10. Nous y reviendrons. Vendetta et politique sont déjà pris à bras-le-corps et conjointement par Campi dans son opuscule sur la base d’un corpus de sources qui puise dans les données recueillies par Benson et qui les enrichit. Puis, à nouveau plus rien si ce n’est, çà et là, dans la presse locale, quelques lignes relatives à l’affaire et au personnage sous des rubriques consacrées à l’histoire et aux mœurs des insulaires. Rien en revanche dans les productions « classiques » d’histoire régionale où, il faut bien le reconnaître, l’époque de la Restauration n’a jamais vraiment retenu l’attention jusqu’à une date très récente. Que le lecteur se rassure, il ne sera pas question ici d’une nouvelle tentative de réhabilitation de Viterbi, modo Louis Campi, mais d’un essai qui relève d’un courant historiographique dont nous nous réclamons et qui tend à privilégier des études de cas comme révélatrices de pans d’une histoire qui se veut plus structurelle qu’événementielle. Vendetta et politique, nous avons voulu mener les deux approches de front et établir des corrélations, dans un genre ouvert par la microstoria italienne 11, entre des champs qui sont le plus souvent séparés, comme s’ils 10. Henri Dutesta, Le capitaine Vallé ou l’armée sous la Restauration, Toulon, 1883. 11. Se reporter aux maîtres-livres de Giovanni Levi, Le pouvoir au village et de C. Ginzburg, Les benandanti. Dans le genre biographique appliqué aux « déviants », l’ouvrage collectif présenté par Michel Foucault, Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère… a depuis fait école dans une historiographie française vivifiée par l’exploitation des sources judiciaires. 12. Nous faisons ici allusion à la thématique des insorgenze et du sanfédisme de l’époque révolutionnaire en Italie du Sud, dans le royaume de Naples, autour de la république parthénopéenne, du roi Joseph, de Murat… et de Fra Diavolo. Comment interpréter ces mouvements populaires à connotation contre-révo-
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relevaient de domaines distincts, alors qu’ils sont étroitement imbriqués… littérature ou anthropologie d’un côté, histoire et idéologie de l’autre. Les deux bouts de la chaîne sont certes difficiles à tenir et il en résulte des querelles d’école souvent passionnées. Pour n’en citer qu’une, parce qu’elle est encore d’actualité et qu’elle nous rapproche de notre sujet, rappelons, au sein de l’énorme débat suscité par Révolution et Contre-Révolution ou Résistances à la Révolution, les interprétations qui s’opposent à propos du domaine ciblé de l’Italie méridionale, plus précisément du Royaume de Naples en 1799… ou encore en 1806 et au-delà 12. Priorité à donner aux «classiques» affrontements d’ordre idéologique ou aux interprétations localistes de l’école anglo-saxonne qui s’attache à privilégier les phénomènes factionnels qui, à l’occasion des événements, sont réactivés à l’échelle ces communautés villageoises ? La difficulté est de réussir à établir les rapports entre les
lutionnaire et les violences qui les caractérisent (au temps du cardinal Ruffo notamment) ? Quelle part faire entre idéologie et luttes locales dans un système caractérisé par le bipartisme de sociétés segmentaires ? C’est aussi un problème central pour la Corse sous la Révolution que celui de distinguer entre esprit de parti, affrontements entre groupes d’aderenti (clients) suivant leurs capi di partito (chefs de parti) dans les engagements du moment et réelle participation des intéressés aux enjeux idéologiques. Maturation d’une conscience politique ou simple « habillage politique » de rivalités partisanes ? Nous avons déjà rencontré cette question dans « Esprit de parti et esprit public en Corse sous la Révolution », AHRF, XLIII, 1971, ainsi que dans « Structure de classe et structure de clan en Corse » in Pieve è paesi, CNRS, 1978. L’affaire Viterbi est un excellent champ d’observation, un révélateur de cette problématique, une occasion de sortir des schématismes et de mettre en lumière la complexité des problèmes qui sont ceux de la nature humaine. 13. Jacques Revel, Jeux d’échelle, la micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard, 1996. 14. R. Benson publie pour la première fois en appendice de son œuvre le testament de Viterbi et des versi sciolti (poèmes) relatifs à son frère Pietro et son fils Orso Paolo. Voir dans L. Campi ces mêmes textes, des éléments de « factums » et la lettre adressée par Viterbi à sa femme en forme de testament.
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deux niveaux plutôt que de les traiter séparément ou de privilégier l’un par rapport à l’autre. Cela ne peut se faire qu’à l’échelle microhistorique, et à condition d’en avoir les moyens, c’est-à-dire les sources nécessaires, suffisamment denses ou « parlantes » pour pouvoir cheminer à des échelles différentes 13 et établir les interrelations entre les deux approches. Les sources nécessaires… C’est la raison supplémentaire qui nous a amenés à revisiter l’« affaire Viterbi », souhaitant aller audelà, en matière de collecte de documents, des recherches accomplies et publiées par Robert Benson et par Louis Campi 14. Nous avons évidemment utilisé ces textes, tout en les lisant parfois sous un angle différent, et avons élargi ce corpus en recourant principalement aux fonds des Archives nationales 15. Certes il est regrettable qu’en raison de la disparition des actes originaux de la procédure relative aux divers procès qui ont jalonné l’affaire Viterbi, nous ayons dû nous contenter de pièces indirectes ou rapportées, mais nous les avons jugées suffisantes pour tenter l’expérience. Le panel est ouvert: lettres privées, de Viterbi lui-même, de ses adversaires ou de ses amis, correspondance officielle émanant des ministères de la Justice et de l’Intérieur, des autorités publiques, administratives ou judiciaires exerçant leurs fonctions en Corse, rapports, extraits de débats et de jugements, témoignages contemporains… L’énumération n’est pas exhaustive et les références
15. BB18, 1 014 ; BB18, 1 095 et surtout BB18, 243. Egalement F7 3 282 ; F7 9643, 9 644 et 9 645 (rapports Constant.) ; F7 8 559. 16. Compositions sous forme de mémoires ou de plaidoiries, imprimées et publiées par l’imprimeur local Batini à Bastia puis diffusées auprès du « public » par les parties en présence, afin de sensibiliser l’opinion en leur faveur. 17. Jean-Noël Jeanneney, Le passé dans le prétoire, l’historien, le juge et le journaliste, Paris, le Grand livre du mois, 1998. 18. Ancien cadre paroissial remontant au Moyen Âge que l’on retrouve en partie dans le découpage cantonal datant de la Révolution.
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seront données en cours d’étude. Mettons en exergue toutefois les nombreux « factums » 16 des intéressés eux-mêmes qui accompagnent régulièrement le déroulement de l’affaire et ses rebondissements: souvent négligés par les historiens, en raison de la rhétorique et du style ampoulé qui font partie du genre, ou du fait de l’inévitable partialité qui les caractérise, ils n’en sont pas moins précieux et révélateurs des sentiments éprouvés, des stratégies mises en œuvre et ils apportent des informations complémentaires sur le développement de l’affaire. Pas plus que nos prédécesseurs éloignés des préceptes d’une historiographie positiviste et qui, déjà, se révélèrent sensibles aux représentations de l’événement, comme on dit aujourd’hui, notre but n’est pas de « faire la lumière » sur l’affaire Viterbi, de lever les coins de voile et de nous prononcer sur le degré de culpabilité ou d’innocence du personnage ou de ses ennemis. L’historien n’a pas à se suppléer au juge 17 : c’est l’enseignement que l’on peut tirer des travaux effectués dans le cadre de nouvelles approches historiques à partir d’archives judiciaires utilisées avant tout comme indicateurs des mentalités et des comportements. La Justice, c’est là le dernier volet du triptyque dont il sera essentiellement question ici. On peut aisément en connaître les institutions de l’époque concernée, mais c’est seulement en l’examinant « en situation », donc à travers des études de cas, tels que celui de Viterbi, qu’on peut mieux en approcher les mécanismes et les dysfonctionnements.
19. Famille de Carcheto d’Orezza installée à Penta de Casinca au XVIIe siècle. Elle a donné au siècle suivant Giovan Paolo Limperani qui a laissé une Histoire des Révolutions de Corse publiée à Florence et, au XIXe, sous la monarchie de Juillet, le député Joseph Limperani, neveu par alliance des Sebastiani, bel exemple des relations matrimoniales consacrées par le temps entre les principali de Casinca
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L’imbrication entre vendetta et idéologie En Casinca, les familles protagonistes de l’affaire Micro-région au nord-est de la Corse, correspondant à une piève 18 située à proximité de Bastia – la capitale génoise puis française avant qu’elle ne soit détrônée par Ajaccio (1811) –, la Casinca a été tirée en avant dans le sens du développement, mettant très tôt à profit ses potentialités naturelles. Balcon verdoyant dominant une bande littorale étroite mais riche en pacages, en terres labourables et en taillis, cette région, abondante en châtaigniers sur ses hauteurs et en vergers sur ses pentes, combinait avec des cultures céréalières et un élevage diversifié, des ressources propres à lui assurer une précieuse autonomie. Ouverte sur la mer, face aux îles tyrrhéniennes et à la plus lointaine Toscane, elle ne disposait pas de ports maritimes, en dehors du modeste scalo (abri) de San Pellegrino, en raison d’un littoral ensablé et marécageux qui s’y prêtait mal mais, en compensation, elle bénéficiait de cette proximité de Bastia, poumon de la Corse, par où lui arrivaient les produits manufacturés dont elle avait besoin. L’attraction du préside génois lui a permis également de ne pas avoir à souffrir d’un trop-plein de population qui s’est et ceux d’Ampugnani. 20. Dérivé de « seigneur ».
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régulièrement déversé dans la ville, laquelle n’a été souvent qu’une étape vers des migrations plus lointaines, en direction de la « terre ferme », c’est-à-dire de la péninsule italienne. Plus encore, la ville et les possibilités qu’elle offrait déjà au temps de la Sérénissime République de Gênes, et plus encore après l’annexion française, a été un puissant facteur de promotion sociale pour les élites locales, les familles de notables (principali), exploitants ruraux attachés à leur terre mais sachant aussi combiner dans leurs stratégies familiales des alliances urbaines et profiter de débouchés dans le clergé et, après l’installation d’un Conseil Supérieur sous Louis XV, au lendemain de la conquête française, dans le monde du barreau, du notariat et, bientôt, de la magistrature. Une tradition d’affaires en relation avec des entreprises étatiques et des activités commerciales s’y était également bien établie. Dès le XVIe siècle, Anton Pietro Filippini, le plus célèbre des chroniqueurs insulaires, originaire de Vescovato, fournit un exemple emblématique de réussite sociale liée au rayonnement de l’évêché de Mariana au temps de Sampiero Corso. Pietro Ceccaldi, autre chroniqueur célèbre qui l’a précédé, était aussi originaire de Casinca. Tous deux ont été des intermédiaires qui témoignent de l’intense acculturation caractéristique de cette région. Déjà Filippini pouvait s’enorgueillir du stade avancé d’une culture marquée par une intense toscanisation et, bientôt, par la réceptivité aux courants du Baroque sur les plans religieux et artistique. Les confréries s’y multiplient, les édifices religieux s’embellissent. Les gros villages de Venzolasca, Vescovato ou Penta prennent des airs de « bourgs urbanisés » (M. Agulhon) avec des églises aux frontons dans le style du Gésu, finement décorées, crépies et colorées, des clochers élancés, des horloges et des places publiques, des rues pavées et des maisons de notables imposantes par leurs dimensions et leur recherche architecturale L’instruction pro-
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gresse sous l’influence d’un clergé qui multiplie les « petites écoles » et qui draine les élites vers la fréquentation des universités continentales, à Pise, à Rome ou à Padoue, d’où elles reviennent souvent dotées d’un diplôme de droit in utroque jure. Ce processus est plus lent dans les Pieves voisines qui jouxtent la Casinca. Celle-ci s’impose comme zone d’attraction pour les populations qui empruntent la voie naturelle de la vallée du Golo ou qui « descendent » de la proche Castagniccia : des bergers en quête de pâturages à la piaghja (littoral), des laboureurs et des manouvriers qui viennent travailler les terres des principali (notables), garder leurs troupeaux ou s’employer comme fermiers ou métayers. De là « descendront » aussi les Casabianca originaires de l’Ampugnani et, plus tard, les Limperani 19, originaires d’Orezza, qui compteront parmi les grandes familles locales dont la place sera déterminante à l’échelle insulaire. Dans une société où l’inégalité des richesses se creuse avec le temps et qui se clive de plus en plus, quelques familles s’imposent progressivement et étendent un pouvoir qui repose sur les revenus de la terre et sur le savoir. Leur rayonnement, leur autorité et le patronage qu’elles exercent sur de nombreux parenti e aderenti (clients), leur permettent de jouer un rôle historique. Familles de sgio 20, fières parfois d’une ascendance caporalice 21 ou de prétentions nobiliaires, elles affichent volontiers leur supériorité sociale et parfois l’imposent brutalement, ce qui leur vaut d’être qualifiées 21. Du nom des « chefs » du peuple vers la fin du Moyen Âge. 22. Bien connu dans le cas des Buttafoco, cf. notre Essai sur les notables ruraux en Corse, La Pensée Universitaire, Aix en Provence, 1962. 23. Ces deux groupes familiaux opérant en bandes se déchirèrent au temps de Sampiero Corso en Ampugnani et en Casinca où les Casabianca étaient déjà installés, se livrant entre eux à de véritables faide (razzias), faites de représailles, destructions de récoltes, de tours et de maisons fortes, comme à Casabianca et à Castellare di Casinca, arrachages d’arbres fruitiers, massacres de troupeaux. Voir la chronique de Filippini, reprise par Salvatore Viale dans son chapitre sur
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de caporioni (chefs de bandes) ou de prepotenti (tout puissants) par les plus pauvres qui sont sous leur coupe 22 . Comme en Balagne et comme dans le Sartenais, la prégnance d’une structure sociale marquée par des solidarités verticales entre patrons et clients laisse une place aussi à des tensions entre riches et pauvres, dominants et dominés. Ces conflits entre classes sociales, le plus souvent latents, sont occultés par des affrontements plus violents et récurrents entre factions (partiti) dirigées par les principali dans des luttes pour « le pouvoir au village » (Gioanni Levi) empruntant la voie de vendettas sanglantes qui déciment les familles. Certaines sont célèbres du temps des Génois et la chronique de Filippini s’est fait l’écho de l’opposition sans cesse renaissante entre les Rossi et les Neri qui désignaient deux branches différenciées et « en inimitié » de la même famille des Casabianca 23 . Là s’affrontèrent aussi les Gavini et les Vinciguerra à la veille de la révolte anti-génoise dans les années 1720 24 et, sous l’Ancien Régime, le pays a encore été divisé entre le parti des Buttafoco et celui des Casabianca 25. Terre de civililes fazioni (qu’il appelle également leghe) en Corse in Usi e costumi dei Corsi, p. 18. 24. Avant que n’éclate la révolte contre les Génois en 1730, Penta et l’ensemble de la piève étaient perturbés par la vendetta qui opposait les Gavini aux Vinciguerra au temps des gouverneurs Saluzzo, Pinelli et Veneroso qui jouaient de ces rivalités, prenant parti tantôt pour l’une tantôt pour l’autre des forces en présence. Fabio Vinciguerra, comme chef de bande, participa au mouvement insurrectionnel et fut même héroïsé par les gazettes du temps sous le nom de Pompiliani. Cf. notre article « Émeutes populaires et insurrection en Corse au temps de la domination génoise », Annales du Midi, 1972, d’après Felice Pinelli, Relazione dei tumulti di Corsica et le fonds de l’Archivio di Stato di Corsica de Gênes. À propos de la dangerosité de la vie en Casinca au XVIe siècle, S. Viale dans son bel essai sur « les mœurs des Corses » évoque l’habitat avec les maisons fortes, les machicoulis aux terrasses, les portes bardées de fer, les puits et les fours intérieurs, les fenêtres murées. Parlant de Vescovato à l’époque du chroniqueur Filippini, il écrit : « J’ai entendu raconter qu’autour d’un jardin du village de Vescovato on voyait encore de hauts murs qui protégeaient l’archidiacre Filippini des menaces de ses ennemis, alors même qu’il écrivait
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sation avancée, avons-nous dit de la Casinca, mais aussi terre de violence sur fond de vendettas récurrentes.
Les Ceccaldi Dépassons les généralités de cette approche introductive en cernant de plus près les familles protagonistes de l’« affaire Viterbi », et tout d’abord les Ceccaldi, déjà cités à propos du chroniqueur portant ce nom, et qui seront, avec les Frediani, les « tombeurs » des Viterbi 26.
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L’affaire Viterbi… plus le temps passe et plus elle s’estompe dans la mémoire collective insulaire où seuls les historiens et les érudits locaux en conservent le souvenir. Au premier abord, un fait divers tragique et exceptionnel dans les annales judiciaires de la Corse : un homme qui, condamné à mort (1821) pour meurtre accompli dans le cadre d’une vendetta, se laisse mourir de faim en prison pour éviter l’opprobre d’une mort violente et publique, déshonorante pour « les siens ». Geste très tôt interprété comme une marque de stoïcisme « à l’antique » d’un personnage exceptionnel qui prit soin de narrer jour après jour sa lente agonie et de régler sa propre mort. L’auteur, adepte de la microstoria, a rouvert le dossier sous l’angle propre à ce genre historique qui consiste à suivre l’affaire « au ras-du-sol » (Jacques Revel) et à relire une tranche d’histoire où les données interfèrent à des échelles différentes entre vendetta, politique et justice. À travers ce prisme s’éclairent des thèmes généraux concernant l’histoire de la Corse durant la Révolution et l’Empire. Progressivement la violence régresse et, sous la Restauration, l’heure est au règlement de l’affaire devant le prétoire. Alors, signe de « la civilisation des mœurs », les familles ennemies ne s’affrontent plus par les armes mais interpellent l’opinion publique afin de faire pencher le plateau de la balance d’une justice qui révèle en ces temps de graves dysfonctionnements.
Francis Pomponi a été professeur des universités et a notamment exercé ses fonctions d’enseignant à la Faculté des Lettres d’Aix-en-Provence et de recherche à la Maison des Sciences Humaines de la Méditerranée. Il est l’auteur d’une Histoire de la Corse (chez Hachette), a dirigé la collection du Mémorial des Corses et rédigé de nombreux essais ou articles sur la Corse replacée dans son horizon méditerranéen, dans des revues spécialisées, parfois malheureusement difficiles d’accès. En couverture : Le Vocero, d’après un tableau de Pierre Colonna d’Istria (1824-1904)
17 € ISBN : 978-2-915922-32-5