Réflexions au bord de l’Histoire Cornelia Cannier – 21/12/18
Critique: Ambiances_Esthétique
Cornelia Cannier – 21/12/18
Place Anatole France_rue Nationale_Tours par Mathieu de Bayeux, Jean-Cadet de Limay, Camille Lefèvre, Pierre Patout, Ivars&Ballet architectes.
Introduction_ La première fois que je suis venue à Tours je n’ai pas visité le centre-ville. Ce n’est qu’au printemps dernier, lors d’un entretien pour un stage dans une agence d’architecture orientée sur le patrimoine que j’ai découvert la ville. J’étais arrivée tôt avec ma mère qui m’accompagnait. Garées à l’Est de la ville vers la cathédrale Saint-Gatien nous étions à la recherche d’un restaurant. Traversant la ville d’Est en Ouest, à pieds, jusqu’à trouver «un» centre historique. Ce détail est important, car Tours en compte trois.
Cet article s’attachera à dresser un portrait subjectif de l’état actuel de la place Anatole France et de la rue Nationale au XXIè siècle au travers des trois volets de l’analyse selon la théorie de l’esthétique de Hans-Robert Jauss. Jauss qualifie l’expérience esthétique comme l’articulation entre l’auteur, le spectateur et l’objet. Ainsi la première partie de cette théorie met en évidence le regard et les intentions premières de l’auteur, elle explicite les méthodes de production de celle-ci, ce qui la compose: c’est la poiesis. La seconde partie est l’aesthesis, elle renvoie à l’expérience faite par le spectateur in situ: sa réception vis-à-vis de l’objet. Enfin, la catharsis, a pour vertu la communication. Elle nous permet d’envisager les nouvelles valeurs transmises par l’objet que nous expérimentons.
Fig.2/ Plan représentant la ville de Tours au XIIè siècle. On distingue très clairement deux centres historiques: à l’Est le centre bourgeois et sa cathédrale, à l’Ouest le centre religieux de Châteauneuf et sa basilique. En rouge le tracé de la rue Nationale ou rue royale, futur troisième centre historique de la ville. `
La partie poiesis de cet article nous permettra de comprendre les grandes mutations à travers l’Histoire, de cette place et de cette rue aux multiples visages. L’aesthesis quant à elle ajoutera une dimension plus personnelle basée sur mes passages quotidiens l’été dernier. Dans la dernière partie, nous aborderons la catharsis de ces espaces publics qui nous permettra d’appréhender le rôle unificateur premier de ces espaces à travers le temps et leur désertion progressive à partir de la seconde moitié du XXè siècle. Lors de cette dernière partie nous pourrons également nous interroger sur les aménagements futurs qui tendent à redonner un caractère vivant et des usages à la place Anatole France.
En effet, les deux premiers sont les plus anciens et existent depuis le XIIè siècle, le troisième a émergé à partir du XVIIè siècle. Arpenter la ville d’Est en Ouest nous a inévitablement fait franchir la rue Nationale ainsi que la place Anatole France. Le franchissement de cette séparation m’a laissé une impression étrange, je voyais au Sud de cet axe, des bâtiments de style haussmannien et au Nord un vieux pont de pierre ouvragé. Entre les deux, les bâtiments semblaient dater de l’époque moderne. Le mélange de tous ces styles m’a questionné. L’été, ainsi que mon stage, vinrent éclaircir mes interrogations et davantage contraster le ressenti de ma première visite. La rue Nationale et la place Anatole France furent de tous temps les objets de convoitise des puissants qui apportèrent, chacun, leur pierre à l’édifice. Outre ces étapes de transformation successives de la rue et de la place, Tours ne fut pas épargnée par les bombes de la seconde Guerre Mondiale. Après la paix, vint le temps de la Reconstruction.
Fig.4/Vue de la place Anatole France dans son état actuel depuis la bibliothèque municipale.
pont Wilson
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Bibliothèq
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Rue Natio
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Avenue An
Saint-Julien Rue Colbert
Fig.3/Vue aérienne des rues principales et des lieux fréquemment évoqués dans cet article.
Fig.5/Photo du haut de la rue Nationale en direction du Sud et de l’avenue de Grammont.
Poiesis - palimpseste_ Jauss qualifie la poiesis comme d’étape nécéssaire à la compréhension de l’objet par le spectateur. L’auteur y met en lumière ses intentions premières ainsi que les méthodes de production de son oeuvre à la destination de la compréhension du spectateur. Ainsi dans cette partie, au regard de tous ses concepteurs, nous pourrons comprendre quelles ont été les étapes clef dans l’histoire de la ville de Tours, qui ont donné à la rue Nationale et à la place Anatole France les qualités et imperfections que nous leur constatons aujourd’hui. Transformations du tissu urbain_ Comme énoncé précédemment, la ville de Tours telle que nous la connaissons aujourd’hui présente trois centres-ville. Les deux plus anciens sont situés à l’Est aux alentours de l’ancienne cité romaine et à l’Ouest dans le quartier de la basilique SaintMartin. Au Vè siècle, la ville de Tours - alors concentrée dans le quartier de l’actuelle cathédrale Saint-Gatien - accueille la dépouille de Saint-Martin de Tours. Un tombeau fut construit dans le quartier Ouest - à l’emplacement de la basilique - pour l’abriter. Dès lors, la fréquentation de la ville ne fit qu’augmenter. Elle explosa au XIè siècle lorsqu’il fut décidé de transformer le tombeau en basilique pour accueillir toujours plus de pèlerins faisant étape sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle. Le quartier de la basilique se développa grâce au « tourisme religieux » et pris le nom de Châteauneuf. Au XIVè siècle, la guerre de Cent Ans eut pour effet de réunifier les deux centres par de grands axes et fortifications. L’entrée dans la ville se fait alors sur le tracé de la route de Paris, par le pont d’Eudes menant directement au château de Tours et à la cathédrale Saint-Gatien.
Il faut attendre la fin du XVIIè siècle et le début du XVIIIè siècle pour que l’axe de développement de la ville s’inverse et passe de l’Est-Ouest au Nord-Sud. Cet inversement permet à la ville de développer son troisième centre historique, se situant autour de l’église Saint-Julien. Les entrées se feront désormais par cet axe Nord-Sud sur le tracé de l’actuelle rue Nationale. Cet axe NordSud sera renforcé par l’achèvement de la construction du Pont de Sanitas au Sud de la ville en 1751 s’incrivant dans la continuité de l’actuelle rue Nationale. Le milieu du XVIIIè siècle devient le moment charnière de la ville qui investit alors de grandes infrastructures urbaines. En effet, l’ingénieur Mathieu de Bayeux commence alors en 1752, le chantier de l’actuel pont Wilson - qui durera 27 ans - prolongeant la rue Nationale. Ce pont fut le début de la modification de l’emplacement de l’entrée de la ville de Tours. L’axe Nord-Sud depuis le pont de Sanitas est alors prolongé au Nord du pont Wilson pour relier les coteaux de Saint-Cyr à la route commerciale d’Espagne: c’est la création de la Tranchée.
Fig.8/Peinture de Tours en 1779, le pont d’Eudes tombe en désuétude, les travaux du nouveau pont de pierre ( futur pont Wilson) s’achèvent.
En 1779, à l’ouverture du pont, des pavillons d’octroi, péages, et leur place respective sont construits: place Choiseul côté Saint-Cyr, place Royale côté Tours. Le pont devient alors un péage pour les commerçants, et l’entrée de ville principale.
Fig.6/Plan de la ville au XVIè siècle, achèvement des fortifications. En rouge l’emplacement de l’actuel perçée de la rue Nationale-Avenue de Grammont. En bleu le pont d’Eudes.
Fig.9/Panorama de Tours depuis la Tranchée et Saint-Cyr à la toute fin du XVIIIè siècle, le pont est ouvert à la circulation, les pavillons d’octroi côté Tranchée sont ouverts.
À la mort de Mathieu de Bayeux, son successeur, Jean-Cadet de Limay achève de donner son caractère monumental à l’entrée de la ville. Commence alors l’ex-propriation de tous les habitants de la rue Nationale en vue de son élargissement au Nord et de son élongation vers le Sud pour renforçer son apparence grandiose. La volonté du surintendant des généralités François-Pierre du Cluzel est à l’époque, de doter Tours d’une entrée pensée pour impressionner les voyageurs ainsi que la Cour en provenance du Nord et notamment de Versailles.
Fig.7/Gravure de Tours au XVè siècle, pont d’Eudes et entrée fortifiée.
Édifices et matérialités_ En parallèle des grands travaux d’aménagement de son territoire, la ville de Tours commença à se transformer, passant du Moyen-Âge, ses fortifications et ses rues étroites, à un decorum plus classique et des rues élargies davantage en accord avec l’idée de grandeur apportée par la Renaissance. C’est en 1688 que s’amorçe la métamorphose de la ville de Tours avec la construction d’un Arc de Triomphe en pierre richement décoré, par HardouinMansart - alors architecte du roi - à la gloire de Louis XIV. Cet arc se tenait sur l’actuelle place Anatole France. S’il reste aujourd’hui très peu de documents attestant de son esthétique, on sait en revanche qu’il fut détruit en 1774. C’est 5 ans plus tard, en 1779, que le pont de pierre ou pont Wilson est achevé. Sa construction longue de 27 ans fut compliquée et mobilisa plusieurs ingénieurs et soldats, notamment pour détruire l’île Saint-Jacques sous le pont qui faisait obstruction à la crue de la Loire. Dans un souci d’assurer une parfaite stabilité du pont et la continuité entre la rue Nationale, la place Anatole France et le pont, l’île Saint-Jacques servit de remblai pour le réhaussement de la place, alors bien trop basse par rapport à l’entrée du pont Wilson. Long de 431 mètres et large de 21 mètres, le pont Wilson est particulièrement remarquable. En effet, il présente un total de 15 arches de 25 mètres de portée chacunes. Sa construction fut très laborieuse. Par souci d’économie - au lieu de fabriquer un cintre par arche - les cintres précédemment utilisés furent systématiquement mobilisés pour les arches suivantes. En conséquence de la trop grande fragilité des cintres en bois, le pont s’effondra une première fois en 1777. Il s’effondrera de nouveau en 1789 pris dans la glace, puis en 1830. Enfin il sera partiellement détruit en 1840 par l’armée française, et en 1944 par l’armée allemande, avant de s’effondrer une ultime fois en 1978. La pont Wilson était devenu le symbôle de l’entrée de ville monumentale de Tours et fut inscrit aux monuments historiques en 1926, il était donc impensable de ne pas le reconstruire à nouveau. Sans le pont, c’est la raison d’être de la perçée de la rue Nationale qui n’existe plus.
classique, communiquant aux visiteurs la grandeur et la richesse de Tours.
Fig.11/Photographie de la place Anatole France et de ses façades classiques fin XIXè siècle, avant aménagement de la place.
Ses belles façades ordonnancées seront détruites pendant les bombardements de la seconde Guerre Mondiale. C’est la période de la Reconstruction. L’architecte et prix de Rome, Camille Lefèvre propose en 1942 de reconstruire les bâtiments dans un style néo-classique, en élargissant le haut de la rue Nationale et en ouvrant deux voies transversales partant de l’entrée du pont pour desservir l’Est et l’Ouest de la ville. C’est finalement l’architecte Pierre Patout qui conduira les travaux à partir de 1951. Il reprend les idées de Camille Lefèvre dans les grandes lignes: les rues transversales ( future avenue André Malraux), la rue Nationale sera élargie pour davantage ouvrir la ville sur le fleuve. Pierre Patout décidera de rompre avec le néo-classique pour proposer une architecture moderne, empreinte d’une nostalgie classique. Ainsi les façades seront symétriques, blanches en plaquis, dans un ordonnancement minimaliste, sans cadres de fenêtre. Les toits, témoins de sa nostalgie, reprennent les codes des toitures en ardoises de Mansart. La bibliothèque municipale est alors construite en surplomb de la Loire à l’Est de la place. Un pavillon identique était à l’origine, prévu, en symétrie de la bibliothèque. Il ne fut pas réalisé par manque de trésorerie: ce qui ne manquera pas d’après l’avis des tourangeaux eux-même, de faire penser à un projet «bâclé».
Fig.12/Photographie de la place Anatole France et de la rue Nationale en 1945 après les bombardements. Fig.10/Gravure de 1802 montrant la reconstruction du pont après l’effondrement de 1789, il sera de nouveau ré-ouvert en 1810.
En cette fin de XVIIIè siècle, alors que le pont est achevé, ce sont désormais les bâtiments qui bordent l’entrée de la rue Royale ( rue Nationale ) ainsi que la place Royale ( place Anatole France) qui sont garants de son caractère majestueux. L’ingénieur Jean-Cadet de Limay réalise des travaux d’élargissement et d’alignement de la rue Royale, composée à l’époque de trois rues différentes. Ses bâtiments ainsi que ceux bordant la place royale seront réalisés en pierre de taille, dans une symétrie parfaite digne de l’ordre
Fig.13/Plan masse et élévation de l’entrée Nord par Pierre Patout, 10 septembre 1947.
Vides et espaces publics_ Après la destruction de l’arc de Triomphe situé sur la place Royale, celle-ci fut agençée de manière symétrique pour renforçer la symétrie des bâtiments classiques ainsi que la percée Tranchée-pont Wilson-rue Nationale. Désertée et endommagée par la Révolution Française, la place Royale renommée place Neuve, reste sans le moindre usage jusqu’à 1850. C’est à ce moment que deux squares sont aménagés avec leur statue respective: le square Rabelais et le square Descartes de part et d’autre de la place. Ces squares redonnent un usage et renouvellent la majesté du lieu, laissé à l’abandon depuis 1789.
La poiesis nous a permis de comprendre - en voyageant à travers les siècles - les étapes de transformation du tissu urbain de la ville de Tours. Ces transformations nous ont également éclairés sur le dessein premier de tous ses concepteurs: montrer le rayonnement de la ville de Tours en terme de richesse architecturale. L’aesthesis dans une seconde partie, me permettra de corroborer la perdition de l’usage de cette place en y ajoutant une dimension plus personnelle, celle de ma propre expérience.
Fig.15/Photographie de la gare de Tours début du XXè siècle. Sa construction par Phidias Vestier à débuté en 1846 avec l’essor du chemin de fer. Victor Laloux donne, à la gare son aspect que nous lui connaissons aujourd’hui, à partir de 1846.
Fig.14/Photographie du square et de la statue de François Rabelais, 1915.
Fin XIXè siècle, le chemin de fer fait son apparition à Tours et signe le déclin progressif de la place Anatole France. La municipalité tente tant bien que mal de conserver la vitalité de cette place. Des foires, des marchés, des manifestations culturelles y prendront régulièrement place. Un cirque permanent sera même construit à l’emplacement de l’actuelle fontaine dédiée à la mémoire des soldats américains. Malgré le développement économique et administratif fulgurant au Sud de la ville, il s’agissait d’un espace public vivant s’adressant à toutes les classes de la société tourangelle. En 1951, et avec l’intervention de Pierre Patout, la place Anatole France se réduit, deux bâtiments de commerces à toitures terrasses furent construit sur la place, prolongeant la rue Nationale. Ces bâtiments ont été détruits début 2018 pour accueillir un nouveau projet de requalification, la construction du Centre de Création Contemporaine Olivier Debré ainsi que le désenclavement de l’église Saint-Julien. L’aménagement des guinguettes sur les berges de la Loire en contrebas de la place ainsi que l’inauguration de la ligne A de tramway remontant la rue Nationale et le pont Wilson jusqu’à la Tranchée en 2013, vinrent sortir cet emplacement stratégique de sa torpeur. L’aménagement de la rue Nationale fut confié à l’agence d’architecture tourangelle Ivars&Ballet. Le parti-pris fut de donner une unité avec les façades claires de Pierre Patout et d’ouvrir la perspective sur le fleuve et la Tranchée au moyen notamment d’un traitement de sol en pierres blanches. La prochaine étape de transformation de ce quartier est la requalification de la place Anatole France. Le projet de logements et hôtel d’Eiffage Immobilier est à l’arrêt depuis plusieurs mois et des architectes et historiens se sont d’ores et déjà emparés du sujet: par quels moyen redonner un sens, des usages et sa splendeur passée à la place Anatole France ?
Fig.16/Plan masse définitif de Pierre Patout, 1952. En rouge les deux bâtiments longiligne en RDC et toits terrasse accessibles par escaliers monumentaux. En bleu la bibliothèque et son pavillon jumeau non réalisé.
Fig.17/Photographie de la place Anatole France et de la rue Nationale en 1960 après le projet de recontruction de Pierre Patout. On peut voir les bâtiments aux toits terrasse accessible par escaliers monumentaux. La rue Nationale n’est alors pas encore piétonne mais le lieu de passage de la nationale 10.
Aesthesis - collage_ La théorie de l’esthétique selon Jauss propose trois critères liés de manière indéfectible les uns aux autres. Ainsi l’objet ne peut pleinement exprimer sa beauté sans que le spectateur soit libre d’en juger en l’expérimentant in situ. Dans mon cas, mon regard aurait été biaisé sans l’ombre d’un doute si j’avais simplement observé des photos et des plans de la place Anatole France et de la rue Nationale sans même m’y rendre. Remonter la rue Nationale du Sud au Nord, traverser la place Anatole France à pieds, en plein été, sous un soleil de plomb par 30 degrés, à 13h30, pour atteindre la Loire et manger à l’ombre de ses arbres est la définition même de trouver son bonheur dans la souffrance. Nos sens n’en sont que plus exacerbés. En effet, une fois la place - aux souffles chauds des gazs des voitures, brûlante et aveuglante- traversée, l’accès aux bords de Loire et ses guinguettes se fait par des escaliers monumentaux qui nous permettent de descendre entre 6 à 7 mètres en contrebas de la place. C’est la clef du voyage, la récompense tant convoitée de centaines de tourangeaux chaque midi. Tout le monde s’assoie par terre face à l’eau calme et miroitante de la Loire et mange, en musique pour certains, entre collègues pour d’autres, en silence pour moi, face à la beauté des arches du pont, et des oiseaux attroupés sur les bancs de sable inaccessibles. La lumière se fait douce, à l’ombre des platanes. Au loin, on perçoit le murmure des voitures, le tramway passe sur le pont Wilson et la brise souffle dans les arbres. Certains jours, lorsque la Loire est très basse et que les bancs de sable timides se transforment en îles , un courant d’air venant de l’océan ramène une odeur de sel ajoutant ainsi une atmosphère de vacances à ce décor de sable et d’eau. Cette expérience est cependant, difficile à saisir en quelques lignes. Après avoir explicité le paysage ligérien comme dénouement de mon voyage, il me semble important de revenir sur ses étapes, qui contrastent plus finement mon expérience.
Fig.18/Photographie des berges de Loire, un midi de juillet.
Temporalités Sortir de la rue Colbert en venant de la place Foire-le-Roi c’est côtoyer le quartier historique du vieux Tours avec ses maisons à colombages. C’est également longer l’église Saint-Julien datant du Moyen-Âge et les bâtiments de Pierre Patout datant de 1950. C’est déboucher sur la rue Nationale, vaste et blanche par son sol en pierre polie et contempler de l’autre côté de celle-ci, le tout aussi minéral, blanc et nouveau, Centre de Création Contemporaine Olivier Debré signé Aires Mateus. Toutes ces époques traversées en seulement 200 mètres.
Fig.19/Photographie des maisons à colombages de la Place Foire-le-Roi.
Continuité_ La rue Nationale et son unique tramway flambant neuffierté des tourangeaux et inauguré en 2013- sert de catalyseur à toutes les époques et de lien entres les habitants du Sud, du Nord de Tours et de Saint-Cyr par le pont Wilson. Ainsi par la chaleur écrasante de cette journée de juillet, je pourrais tout à fait choisir d’attendre un tramway en plein soleil, m’y engouffrer pour un arrêt de 200 mètres seulement qui m’amènerait directement à mon sandwich. Je choisis de descendre au sud, sous la chaleur écrasante d’une rue de 23 mètres de largeur, sans un mètre carré d’ombre: dû aux proportions étranges d’une rue plus large que haute. C’est alors que le décor change, au détour d’un carrefour les façades haussmanniennes se font plus proches, le blanc s’efface peu à peu pour des colorimétries plus nuancées et la rue se resserre passant de 23 à 13 mètres de largeur. Mais il faut déjà remonter au Nord et atteindre ma destination finale pour le bord de Loire et ses hauts placides et ses pêcheurs à travers un grand flot lumineux aveuglant, conséquence d’un sol en pierre éblouissant et réverberant. Je commanderai une paire de lunette de soleil de type 3 une fois rentrée, pour affronter la rue Nationale et la place Anatole France sous le soleil d’août.
Fig.20/Tramway arrêt: Nationale, haut de la rue Nationale et bâtiments de Pierre Patout.
Interruptions_ Je débouche donc sur l’extrémité nord de la rue Nationale, en bordure de la place Anatole France, les bulldozers ont depuis quelques mois, fait place nette. Les bâtiments de Pierre Patout ont été détruit en prévision du futur projet de logements dont le chantier a été arrêté entre avril et juillet. Cela donne un caractère d’autant plus vide à cette place déjà immense et sans rôle apparent ( 70m de largeur). Je me souviens m’être demandé: « Peut-on concevoir une place sans ombrage? ». En vérité, si la rue nationale n’a jamais été arborée, la place quant à elle, le fut jusqu’à la seconde guerre mondiale. On y trouvait deux squares notamment, avec des bancs et des massifs de roses. On voudrait forcer le pas jusqu’aux berges, mais la place, vaste et coupée en 4 par le tramway sur son axe Nord-Sud et l’avenue André Malraux sur son axe EstOuest nous freine et nous force à patienter cinq bonnes minutes sous une chaleur de plomb et une odeur d’asphalte réchauffé. L’avenue traversée, on ne voit rien du petit monde des berges de Loire, les hauts platanes les recouvrent et les tiennes à l’écart du monde extérieur. C’est en éprouvant son escalier monumental et ses marches de pierre inégales de 40cm de haut avec précaution, que l’on découvre un lieu préservé du bruit et de la chaleur. Ce jour-là, j’ai grandement apprécié mon déjeuner sous les branches berçées par l’air frais de la Loire.
Fig.21/Photographie de la place Anatole France et de l’avenue André Malraux durant l’été.
Dissymétrie_ La remontée vers une après-midi de travail s’annonçait pleine de promesses avec ses citronnades et la fraîcheur d’une cour intérieure ombragée et végétale. En remontant les berges, la vision d’une symétrie presque parfaite de l’oeuvre de Pierre Patout s’offre à moi. En effet, par manque d’argent à la fin de la guerre, Patout ne put offrir à la ville de Tours, que l’un des deux pavillons prévus en bord de Loire: l’actuelle bibliothèque municipale et son toit emblématique de forme prismatique. Le tout nouveau CCCOD d’Aires Mateus reprend les codes de la bibliothèque en termes de matérialité et de volume mais il ne se trouve pas à l’emplacement du deuxième pavillon initialement prévu par Patout. À l’inverse le CCCOD est placé en symétrie de l’église Saint Julien, faisant face à sa voisine et boudant la bibliothèque, son ancêtre esseulé face à la Loire. Il est déjà temps pour moi de finir ma traversée et de m’engouffrer à nouveau dans les rues étroites du vieux Tours.
Fig.22/Photographie du pont et de la rue Nationale au loin depuis l’avenue de la Tranchée.
Catharsis - catalyseur_ Cette dernière partie, la catharsis va nous permettre de comprendre les valeurs induites et véhiculées de manière non voulues initialement par les concepteurs de la place Anatole France et de la rue Nationale. La seule notion qui témoigne de chaque époque et qui subsiste depuis la période de la Reconstruction c’est le caractère hautement fréquenté de la place Anatole France et de la rue Nationale. Ce sont des lieux de passage. On peut également retrouver des points communs entre les usages durant les différentes époques: leur rôle culturel et politique. Cette entrée de ville monumentale a, de tout temps, été, un lieu de détente des tourangeaux. Un lieu qui vise à unifier tous les quartiers en les réunissant architecturalement et urbanistiquement. Ce rôle s’est perdu depuis la Reconstruction. Ces lieux ne communiquent plus l’envie à l’habitant d’être retenu mais uniquement de traverser. Aujourd’hui, l’idée d’entrée monumentale de la ville existe toujours bel et bien, notamment grâce au tramway qui descend de Saint-Cyr et nous permet d’admirer les époques successives, la Loire depuis le pont, la rue Nationale jusqu’à l’avenue de Grammont au Sud. Socialement et du point de vue de l’usage de ces lieux, le constat de l’entrée monumentale, peut cependant, être légèrement nuancé. Finalement, le manque de trésorerie de la ville de Tours ne permettant pas de construire le pavillon miroir de la bibliothèque aura eu des effets positifs et durables dans le temps. L’avis de la municipalité, des habitants et de Pierre Patout lui-même était celui d’une reconstruction post-bombardement faite à la va-vite. Néanmoins en lieu et place du second pavillon, vint s’installer en 1969, l’université François Rabelais ( clin d’oeil à la statue de l’écrivain érigée à l’Ouest de la place Anatole France avant la guerre ). Cette population étudiante ne manqua pas, depuis, d’investir autant que faire se peut, les berges de la Loire, midis et soirs. En 2018, est inauguré le CCCOD, nouveau centre d’art contemporain, qui permet de maintenir un équilibre périlleux entre l’attractivité des berges, et la désertion de la place Anatole France.
Fig.23/Un jour comme un autre aux guinguettes de Tours, en été, un soir après le travail.
Paradoxalement, au caractère profondément bourgeois enveloppant le quartier de la place Anatole France depuis la création de la rue Nationale et de l’ex-propriation des classes populaires, les loyers baissent peu à peu dû à la baisse d’attractivité de la place. Les classes populaires et étudiants parviennent à nouveau à s’y loger et entretiennent les commerces de la rue Nationale tandis que les classes les plus aisées descendent sur l’avenue de Grammont et
ses boutiques luxueuses. étonnament, les opérations immobilières réalisées en bord de Loire de l’autre côté du pont Wilson sont inaccessibles aux classes les plus modestes.
Fig.24/Place Jean Jaurès, à la jonction entre l’avenue Nationale et l’avenue de Grammont. Elle accueille le marché de noël, preuve supplémentaire de la tombée en désuétude de l’utilisation de la place Anatole France.
Ce regard que je porte après de nombreuses visites sur ce site me permet d’envisager différemment mon premier ressenti. En effet, c’est par la désertion de cette place et son puissant contraste que je peux apprécier d’autant plus les berges. C’est également la désertion de la place qui confère aux berges ce pouvoir magnétique. Au terme de la concertation entre architectes, urbanistes, historiens et instances publiques, sur le devenir de la place Anatole France, ne faudrait-il pas garantir ce pouvoir attracteur propres aux bords de Loire? Un projet qui laisse le choix au visiteur de rester sur la place comme d’empreinter les escaliers monumentaux - vestiges du XVIIIè siècle - afin de s’asseoir à la guinguette du bord de Loire. en été, et tout simplement de s’y promener l’hiver et s’asseoir sur un banc au bord de l’eau et regarder la faune sauvage à travers la brume. La désertion de la place permet dans un sens de faire vivre les berges et donc de rendre attractif le haut de la rue Nationale. Un réaménagement de la place re-définissant ces usages permettrait d’augmenter la fréquentation des berges dû à l’attachement profond des tourangeaux pour la Loire.
Fig.25/Perspective de concours du projet «Portes de Loire» et de la requalifiction de la place Anatole France par l’agence Arte-Charpentier.
Si les berges n’étaient pas aménagées, les salariés iraient sans l’ombre d’un doute, davantage déjeuner sur l’avenue de Grammont, au Sud de la rue Nationale, pour profiter des squares et terrasses ombragées ou à l’abris des rues étroites du vieux Tours.
Conclusion_ Mon expérience esthétique de la place Anatole France et de la rue Nationale n’était pas celle que j’avais initialement prévu d’évoquer dans mon article. Je devais, évoquer la chapelle de Tadao Ando au Château La Coste. Cependant, elle la surpasse de loin grâce à son caractère quotidien qui m’a permis de faire mûrir mon regard. En effet, cette expérience est intervenue au moment charnière de mon stage de Master. C’est grâce à l’écriture de cet article que j’ai compris l’affection que je porte au patrimoine ancien. L’analyse ultérieure de cette expérience m’a permis de mieux décrire ce qui m’avait déplu le premier jour et par la suite de nuancer mon propos par mes visites quotidiennes. J’ai fini par apprendre que l’agence d’architectes du patrimoine dans laquelle je travaillais s’était justement saisie de la place Anatole France et est actuellement en discussion avec la municipalité, sur son devenir. La curiosité pour le passé de la ville de Tours s’est éveillée à ce moment là. Je fus notamment suprise d’apprendre l’existence de pieux dans la Loire, vestiges des nombreux ponts antiques de Tours ou Caesarodunum ( la colline de César). Cet article m’aura permis de traiter le lien entre transformations urbaines, et intentions politiques et de comprendre qu’en 2018, la place Anatole France malgré son aspect délaissé, est encore une place forte à conquérir - qui aura fait couler beaucoup d’encre - par les instances municipales. Je porte aujourd’hui un regard bien plus critique sur ce qui m’entoure, tout d’abord parce qu’une expérience contrastée, déplaisante ou banale au premier regard peu devenir très surprenante dès lors que l’on prend le temps d’observer. Je me souviens que ce qui me déroutait avant de connaître assez bien le centre-ville, c’était de me promener et de passer d’un style architectural à l’autre sans préambule, sans transition. J’ai compris que ce qui fait la force de Tours, c’est pouvoir deviner, les différentes époques dans son architecture. C’est pouvoir flâner et découvrir les restes d’une façade richement décorée ayant survécue aux bombardements de 1944. C’est pouvoir saisir de manière fugace en y prêtant un peu l’attention, les indices des différents calques qui composent son palimpseste.
Bibliographie_
Fig.13/ Patrimoine et Inventaire de la Région Centre Val de Loire
JAUSS Hans Robert, Petite apologie de l’expérience estétique, éditions Allia, 1972, Traduit de l’allemand par Claude Maillard, 78p.
Fig.14/ Patrimoine et Inventaire de la Région Centre Val de Loire
PLUM Gilles, L’architecture de la Reconstruction, éditions NICOLA, 2011, 288 p. Agence d’Urbanisme de l’agglomération de Tours, Le Haut de la rue Nationale: deux ou trois choses que nous savons de lui, Tome 1: histoire de la place, ATU, 2010, 51p. Agence d’Urbanisme de l’agglomération de Tours, Le Haut de la rue Nationale: deux ou trois choses que nous savons de lui, Tome 2: destruction et reconstruction, ATU, 2010, 15p.
Internet_ http://www.cc37.org/a-decouverte-ponts-de-tours/ https://patrimoine.regioncentre.fr/gertrude-diffusion/dossier/ entree-de-ville-monumentale
Fig.15/ wikipedia.org/wiki/Fichier:gare de tours.jpg Fig.16/ Patrimoine et Inventaire de la Région Centre Val de Loire Fig.17/ www.francebleu.fr/emissions/histoire-en-touraine/touraine/ une-nouvelle-rue-nationale-a-tours Fig.18/ Photographie personnelle. Fig.19/tours-metropole.fr/agenda/rendez-vous-tours-les-maisonsen-pans-de-bois Fig.20/chris59132.canalblog.com/archives/2015/05/10/32031209. html Fig.21/www.google.com/imgres?imgurl=https://c1.staticflickr. com/6/5470/9478618002_2af57cdf22_b.jpg&imgrefurl=http:// zalischyky.info/info/petit-tour-dans-la-grande-roue&h=680&w=1 024&tbnid=lP0X0Ak4zNVHwM&tbnh=183&tbnw=276&usg=K _5qTXa5wqKkm1GIONIR9gcpUM708=&hl=fr&docid=rCmsdO QglKVx2M
http://www.portedeloire-tours.fr/le-projet-urbain-du-haut-de-larue-nationale/un-lieu-dhistoire/
Fig.22/ papayo.canalblog.com/archives/2013/05/29/27278226.html
Iconographie_
Fig.23/ www.le-petit-monde.com/projets-phares/la-guinguette-detours-sur-loire/
Fig.1/ Couverture, photographie personnelle. Fig.2/ Le Haut de la rue Nationale: deux ou trois choses que nous savons de lui , Tome 1: Histoire de la place. Fig.3/ Vue aérienne extraite de Google Earth Pro Fig.4/www.info-tours.fr/articles/tours/2018/03/30/8458/quelprojet-pour-les-bords-de-loire-a-tours/ Fig.5/ wikipedia.org/wiki/Fichier:Rue_National_(Tours).jpg Fig.6/ Le Haut de la rue Nationale: deux ou trois choses que nous savons de lui , Tome 1: Histoire de la place. Fig.7/ Le Haut de la rue Nationale: deux ou trois choses que nous savons de lui , Tome 1: Histoire de la place. Fig.8/ wikipedia.org/wiki/Fichier:Demachy_-_vue_panoramique_ de_Tours.jpg Fig.9/ Le Haut de la rue Nationale: deux ou trois choses que nous savons de lui , Tome 1: Histoire de la place. Fig.10/ papayo.canalblog.com/archives/2008/10/09/19206729.html Fig.11/ tourainissime.blogspot.com/2013/03/tours-disparu.html Fig.12/ www.francebleu.fr/emissions/histoire-en-touraine/touraine/ etat-des-lieux
Fig.24/ www.istockphoto.com/be/photos/tours-france?sort=most popular&mediatype=photography&phrase=tours%20france Fig.25/ www.arte-charpentier.com/fr/