« Chaque comtesse a quelque chose d’une putain,et chaque putain quelquechose d’une comtesse »

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K O U LTO U R A

Du 20 mars au 3 avril 2009

Le Courrier de Russie

« Chaque comtesse a quelque chose d’une putain, et chaque putain quelque chose d’une comtesse »

De façon générale, je trouve que notre époque n’est pas celle de l’art plastique. Aujourd’hui, la mentalité est de plus en plus celle du clip : les romans et les films ne cessent de raccourcir… Pourtant, je ne considère cette tendance ni comme une tragédie, ni comme une nouveauté dans l’histoire de l’art. Seriez-vous capable de citer un compositeur anglais du XIXe siècle ? Entre Purcell et Britten, c’est presque le désert. C’est comme un coeur qui bat : entre deux battements, il y a une pause. Nous nous trouvons précisément dans cette période de transition. En revanche, au cinéma, dans la littérature ou à la télévision, il se passe des choses très importantes. LCDR : A quel peintre consacreriez-vous un livre ? M.G. : Je viens de terminer une monographie sur Chaïm Soutine, la première au monde. C’est la réalisation d’un rêve qui me hante depuis longtemps… Je ne peux penser à personne d’autre. Aujourd’hui, j’aurais plutôt envie d’écrire sur Paris ! LCDR : Même pas Cézanne ? M.G. : Ah ! Là, vous touchez un point sensible. Cézanne m’intéresse énormément, en effet. Mais je sens que je suis encore trop jeune pour écrire sur lui ! Peut-être que si j’habitais à Paris, dans le Vè arrondissement, et que j'y jouissais d’une retraite confortable, je me consacrerais à des écrits sur Paris et me mettrais à songer à Cézanne…

L’historien de l’art Mikhaïl German révèle le secret de la passion des Russes pour Maupassant

Le Courrier de Russie : Vous racontez que votre gallomanie a commencé par la lecture des Trois Mousquetaires. On oublie souvent ses livres d’enfance… Pourquoi celui-ci vous est-il resté en mémoire ? Mikhaïl German : Saint-Exupéry a dit : « Toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants, mais peu d’entre elles s’en souviennent ». Il y a, en effet, beaucoup de gens que le passé n’intéresse pas. Mais, parmi les gens qui écrivent et réfléchissent, nombreux sont ceux qui se nourrissent de leur passé. En ce qui me concerne, il faut rendre au hasard – ou au Destin – ce qui lui appartient : c’est lui qui a fait atterrir un tel livre, dans un village isolé, pendant la guerre, entre les mains de l’enfant que j’étais, sensible aux valeurs d’honneur, de courage, de noblesse et attiré par l’idée de « l’étranger » en général. C’est à travers ce livre qu’est né mon intérêt pour un autre monde, celui de la littérature, parce que le monde réel de l’époque était effrayant, dangereux ou tout simplement soviétique. LCDR : Vous dites qu’avant votre première visite dans la capitale française, vous rêviez si fort d’un tel voyage que vous

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Daria Moudrolioubova

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joutez deux lettres à Paris : c’est le Paradis », s’exclamait Jules Renard dans son Journal. Voilà une phrase qu’aurait pu écrire Mikhaïl German, sans doute l’un des amoureux les plus fidèles de la capitale française. Historien et critique d’art renommé, académicien, universitaire et homme de lettres, il a consacré des dizaines d’ouvrages à la peinture française. Habitant à Saint-Pétersbourg, Mikhaïl German se rend à Paris deux ou trois fois par an, et s’arrête toujours dans le même petit hôtel près du jardin du Luxembourg. Depuis presque quarante ans, il observe Paris et ses habitants, décrit ses bistrots et leurs patrons. Il nous entraîne dans une promenade au coeur du « vrai » Paris : celui des personnages littéraires et des artistes.

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craigniez, s’il se réalisait, de ne plus jamais en avoir d’autres ? De quoi rêvezvous aujourd’hui ? M.G. : L’époque était très différente : dans les années 50, personne n’imaginait pouvoir aller à Paris. Paris, c’était pour les espions, les diplomates et les sportifs ! A l'époque, pour réaliser ce rêve, j’aurais vendu tout ce que je possédais, mes livres et tout le reste ! Aujourd’hui… je rêve d’avoir toujours assez de force – et d’argent – pour continuer à venir ici aussi souvent que possible, et à écrire sur Paris. LCDR : Pourquoi cette fidélité à la France ? M.G. : Je suppose que le fait d’avoir appris le français a changé votre perception de la langue russe : vous avez certainement compris ce qui lui manque et ce qui constitue sa richesse. C’est la même chose pour la France : elle devient… je ne dirais pas une deuxième « patrie », mais du moins un deuxième « pays » où je trouve beaucoup de ce qui me manque chez moi. Je ne parle pas simplement de la politique ou des petites choses du quotidien. La France m’aide à comprendre et à ressentir le monde de façon plus immédiate. Et c’est un pansement pour les blessures et les cicatrices que j’ai héritées de l’époque soviétique. Ne me comprenez pas mal : les Français sont loin d’être parfaits. Il est extrêmement difficile de devenir leur ami et ils laissent rarement les gens entrer plus loin que l’antichambre de leur âme… Les Russes, bien sûr, ont l’âme slave : les relations d’amitié proche, la profondeur… C’est très bien. Mais ce qui nous manque, ce sont les

sourires, la politesse superficielle et la démocratie dans les rapports entre les gens. LCDR : Comment expliquez-vous, d’un côté, la gallomanie russe et, de l’autre, la passion des Français pour l’âme slave et Dostoïevski ? M.G. : Une vieille Parisienne d’origine russe m’a raconté une histoire qui, à mon avis, résume parfaitement la différence entre les Russes et les Français : « Si, en compagnie d’une femme, vous tournez pendant une heure dans un quartier d’hôtels où les chambres se louent à l’heure, puis que vous lui faites une proposition, il y a trois possibilités : elle rira, elle vous donnera une gifle, ou elle partira. Mais si vous vous mettez à lui raconter combien votre vie est dure et dénuée de sens, à quel point le quotidien vous déprime et à quel point vous êtes peu épanoui dans votre travail, et puis que vous lui proposez de monter… elle rira, vous giflera et partira. » Un Français n’est jamais un livre ouvert, alors qu’un Russe, souvent, déballe tout, jusqu’aux abysses les plus freudiennes. Les Français sont gênés par l'intime, mais recherchent cependant des interlocuteurs capables de comprendre les tréfonds de leur âme. Pourtant, pour eux, un autre homme ne peut pas être cet interlocuteur. Dostoïevski, si. Les Russes, eux, lisent plus facilement Maupassant que Dostoïevski. Dans la littérature russe – à part peutêtre chez Bounine – il est rare que l’amour céleste et l’amour terrestre soient unis. Dans la littérature française, en revanche, c’est presque toujours le

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cas. Ainsi, dans Bel-Ami, pendant les quelques instants que Duroy passe avec une femme, il l’aime ! C’est toute la grandeur des émotions françaises. Chaque comtesse a quelque chose d’une putain, et chaque putain quelque chose d’une comtesse. Ce sont des choses indivisibles dans la vie. En lisant Dostoïevski, les Français sont curieux de voir comment et pourquoi on peut séparer ces deux émotions. Un jour, on demanda à Picasso quelle était la différence entre l’art et la sexualité. Il répondit : « Aucune ! ». Prenez la nourriture : quoi de plus terrestre, a priori ? Mais écoutez les Français en parler… LCDR : Vous avez dit que le peintre le plus important de l’école parisienne était Paris lui-même… Qu’est-il advenu de ce peintre aujourd’hui ? Quelle appréciation portezvous sur le monde de l’art parisien ? M.G. : Si l’on regarde les ouvres exposées dans les galeries ou les expositions d’art contemporain, il y a beaucoup de vétilles et de surface. Ce sont des travaux faits avec professionnalisme, avec zèle, mais c’est un art de galerie. Un critique d’art m’a d’ailleurs raconté avoir assisté, à Paris, à une exposition privée d’artistes contemporains qui vendaient directement aux collectionneurs. Et le niveau était exceptionnel.

LCDR : Quel est le peintre français le moins apprécié à sa juste valeur en Russie ? M.G. : J’ai envie de nommer, à nouveau, Soutine. En France, il est considéré comme un peintre français. Mais il faut évidemment prendre en compte la notion russe de « nationalité » (le terme « nationalité » en russe, équivaut, en français, au concept d’« origine ethnique », tandis que la « nationalité » française se traduit littéralement par la notion russe de « citoyenneté », ndlr). En Russie, on connaît Picasso, mais on le comprend mal. On connaît le nom de Georges Braque, mais on sous-estime son importance. Peut-être Antoine Bourdelle… Pour beaucoup de Russes, en effet, la sculpture française du XXe siècle se résume à Rodin. Juan Miró, Jean Tinguely sont parfaitement inconnus ! Encore une fois, on tombe dans le piège de la nationalité : si Miró est Espagnol et Tinguely Suisse, leur activité artistique est profondément liée à Paris. Enfin, on ne connaît pratiquement pas la nouvelle architecture française, en dehors de l’incident malheureux du projet de Dominique Perrault pour le théâtre Mariinsky. Mais qu’est-ce que la nouvelle architecture française ? La pyramide du Louvre a été construite par le sino-américain Leoh Ming Pei. Le Centre Pompidou, par Renzo Piano et Richard Rogers, un Italien et un Anglais. Ce qui unit ces projets, c’est qu’ils ont été commandés et choisis par des Français. LCDR : Comment combattez-vous la nostalgie de Paris ? Trouve-t-on des croissants à Saint-Pétersbourg ? M.G. : Il y a des croissants, mais ils ne sont certainement pas français ! Pour ce qui est de la nostalgie, ce qui m’aide, c’est que tout ce que j’écris est, d’une façon ou d’une autre, lié à la France. Peut-être, d'ailleurs, que, si j’habitais à Paris, j’aurais très peu écrit. Propos recueillis par Daria Moudrolioubova


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