K O U LTO U R A
Le Courrier de Russie
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Du 20 mars au 3 avril 2009
La Demoiselle sauvage La taïga sibérienne se confond, chez Corinna Bille, avec les mélèzes de son Valais natal. Ce n’est que quelques années avant sa mort qu’elle découvre la Russie, mais les paysages aperçus depuis la fenêtre du Transsibérien et les impressions de cet « autre monde » ne la quitteront plus. Trente ans après sa disparition, l’Ambassade de Suisse et le Centre Culturel Français de Moscou rendent hommage à cette figure majeure de la littérature francophone.
L’apprentissage de la liberté
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Son désir d’écrire apparaît tôt, et deviendra vite essentiel. Son mari, l’écrivain Maurice Chappaz, parlait de « sa violence de création qui la faisait écrire toute une nuit, dans les trains, ou encore en convalescence sur son lit d’hôpital. Être à ses côtés, c’est comme vivre au bord de la mer. Comme un phénomène naturel, comme une tempête. À son contact, ma propre création se réveille ». Enfant, Corinna baigne dans un univers artistique et non conventionnel. Son père, Edmond Bille, peintre verrier célèbre, a construit une sorte de château baroque, le Paradou, dans les alpes valaisannes, où il reçoit des personnalités du monde de l’art et dans lequel Corinna passera une enfance créative et joyeuse. À la mort de sa première femme, il
épouse une paysanne, nourrice de ses enfants. Cette jeune femme, la mère de Corinna, sera la lectrice attentive des premiers manuscrits de sa fille encore adolescente, et celle qui lui ouvrira les portes du royaume de la terre. Les récits d’enfance de sa mère prendront vie dans les textes de Corinna, qui se passionne pour les histoires vraies. Son premier roman, Théoda, relate la fin tragique d’un amour adultère, qui fut aussi la dernière exécution capitale que connut le canton du Valais, en 1842.
Le choix des forêts vagabondes Un jour de janvier 1942, après l’échec d’un premier mariage, Corinna rencontre Maurice Chappaz, autre écrivain en devenir. Ses « yeux de chinois », son sourire et son intelligence l’émeuvent. Celle qui avait mené jusque-là une existence de petite princesse dorlotée s’embarque dans une aventure amoureuse et créative particulière et absolue. Une vie libre et marginale, semi-nomade, rythmée par de longs périples à pied à travers le pays et la naissance de trois enfants. Un choix que l’auteure ne regrettera jamais, mais dont elle évoquera les joies autant que les souffrances. Le couple, comme dans un rêve, construit une maisonnette dans la clairière de la forêt qui avait scellé leur amour, s’éclaire à la bougie. Mais rapidement, Corinna doit céder une part de son temps à l’éducation des enfants et aux charges du ménage. « Plus mon temps devenait limité, plus mon besoin d’écrire croissait. J’ai vécu un carnet de notes sous un bras, et sur l’autre, un bébé. J’avoue avoir eu de la chance, j’ai presque toujours été aidée. Mais il m’a souvent fallu vivre “ chez les autres ” et même de mendicité ». Corinna continue d’écrire, mais son oeuvre, pourtant d’une grande richesse, ne trouve pas sa place chez les éditeurs.
« Russie, mon amour endormi » De cette période, Corinna gardera certainement la sensation de toujours courir après le temps. D’autant qu’autour de la cinquantaine, alors que les enfants ont grandi, tout s’enchaîne. Nombre de ses manuscrits – théâtre, poésie, nouvelles – sont enfin publiés, réédités, traduits. En 1975, elle se voit décerner le prix Goncourt de la nouvelle pour La Demoiselle sauvage. Enfin, elle découvre la fièvre du
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Le centre culturel français célèbre Corinna Bille, écrivaine suisse
voyage, du contact avec un monde certes « autre », mais qui, très vite, nourrit et apprivoise son imaginaire. Elle part rejoindre son fils en Afrique, s’enfonce dans la nature du continent noir. Puis c’est le tour du Liban, et enfin la Russie. Une étrange fascination la lie à ce pays, même si une partie de la réalité soviétique lui échappe. « Tout avait de la grandeur et en même temps quelque chose d’enfantin », dirat-elle. Il s’agit d’un monde dont elle ignore les rouages et les lois, mais qui, « par ce qu’il contient d’adorable et de dangereux » exerce sur elle un double empire. Sa première visite sera un voyage officiel, mais Corinna rêve d’en savoir plus. Quelques mois avant son décès, sans se douter de la grave maladie qui l’affecte, elle sillonnera la Russie à bord du Transsibérien avec son mari. Elle est à bout de forces, mais prête à partir au bout du monde. À son retour, sur son lit d’hôpital, entourée des textes inspirés de ses voyages, elle écrit et corrige encore. Des mots de Sibérie : « J’ai vu les sapins de la taïga retomber sur moi, je les prenais dans mes mains, je les jetais en l’air. Le vent m’a soufflée au-delà des marais, il m’a poussée sur la glace ou je glissais plus vite que la télègue. Les fleuves paraissaient rouges et l’autre monde était une île noirâtre. On n’y distinguait ni homme ni maison. Mais je savais que je n’avais plus besoin d’hommes ni de maisons »1. Isabelle Cornaz 1 Tiré de La Rus, Russie !, Éditions Empreintes.
Voir les autres événements des Journées de la Francophonie dans l’agenda culturel de Moscou, page 11.
Exposition Corinna Bille, Le vrai conte de sa vie, du 26 mars au 26 avril à la Médiathèque du Centre Culturel Français de Moscou (Nikoloïamskaïa 1, Tél: 915 79 74). Le 31 mars, une conférence et des lectures auront lieu, et un film documentaire sur sa vie sera projeté.
Nous remercions M. Pierre-François Mettan, enseignant au collège de Saint-Maurice (Suisse), pour son aide précieuse dans la réalisation de cet article.
Livres
Rions à chaudes larmes…
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NTERREZ-MOI sous le carrelage est l’une des rares oeuvres post-soviétiques dont on ne conteste plus la place dans la littérature contemporaine russe. Ce premier roman, écrit à 26 ans par le scénariste et réalisateur Pavel Sanaïev et publié en 1996, fut, malgré une nomination pour le Booker Prize russe, peu remarqué par le public. Depuis quelques années, on assiste pourtant à un véritable boom : le livre bénéficie d’une popularité qui ne faiblit pas après quinze rééditions successives ; une pièce de théâtre est donnée à SaintPétersbourg depuis 2007 et une adaptation cinématographique sortira bientôt sur les écrans. Les éditions Les Allusifs en publient aujourd’hui la première traduction française. « Maudit chouineur, Tatar de malheur ! hurle grand-mère en secouant le radiateur d'un geste belliqueux et en tapotant de son autre main sa jupe fumante. Que le ciel, que Dieu, que la terre, les oiseaux, les poissons, les hommes, les océans, que l'air te maudissent !
C'était la malédiction préférée de grand-mère. » Des malédictions, elle en a plein les poches, la grand-mère de Sacha, pour lui, pour son « traître » de grand-père, pour sa « traînée de mère » et son concubin « nabot buveur de sang ». Petit-fils d’un acteur célèbre et fils adoptif du réalisateur et acteur Roland Bykov, Pavel Sanaïev raconte sa propre enfance, et notamment la période où il habitait chez ses grands-parents, qui refusaient de le rendre à sa mère. Devenu adulte, il n’a rien oublié et dit au monde ce que c’est que d’être enfant. Sacha Savéliev, petit garçon de huit ans, n'a le droit ni de transpirer, ni de quitter son collant de laine bleue, ni de jouer avec de la pâte à modeler… bref, on ne lui autorise rien de ce qu’un garçon de son âge fait sans réfléchir. Car Sacha est malade. Ou, du moins, c’est ce que prétend sa grand-mère, qui le traîne de médecin en médecin pour éviter qu’il ne « crève », même si elle reste persuadée qu’il pourrira à l’âge de seize ans. « J’étais terriblement jaloux de ceux qui
savaient faire ce dont j’étais incapable. Ne sachant rien faire, ma jalousie trouvait de nombreux motifs ». Sacha apprend à vivre dans le carcan de son prétendu handicap, et ce n’est qu’auprès de sa mère, qu’il aime éperdument, qu’il ose grimper aux arbres et braver ses peurs. Ces courtes et rares visites lui permettent de maintenir l’espoir que se réalise, un jour, son rêve le plus doux : vivre avec sa maman. La vie de Sacha paraîtra irréelle, absurde, « ionescienne » à beaucoup de lecteurs français. Et pourtant, Enterrezmoi sous le carrelage est un concentré de ce qu’a connu tout enfant soviétique, ou qui a eu des grands-parents soviétiques, autant dire tout le monde. Dans ce personnage de grand-mère étouffante qui passe du rire aux larmes dans une névrose sans fin, se vengeant inconsciemment sur ceux qu’elle aime pour son destin broyé, ce sont des milliers de visages qui se dessinent. Chaque histoire recèle plusieurs degrés de signification et, au fil des lamentations et des injures de ces personnages burlesques et
monstrueux, on découvre l’histoire d’une famille finalement très ordinaire. Le style infiniment drôle et inventif de Sanaïev ne l’empêche pas d’être lyrique, et c’est à cet équilibre entre le rire et l’émotion que le livre doit son succès. La traduction française de Bernard Kreise, bien que souvent très neutre par rapport à l’original, employant un langage trop adulte pour un enfant de huit ans, parvient néanmoins à transmettre le langage truculent de la grand-mère. Ce roman est souvent qualifié de comique, mais il est avant tout amer : comme les larmes d’un enfant, la gorge serrée, blotti dans un coin de son lit, pleurant d'impuissance face à l'injustice des grands. Enterrez-moi sous le carrelage se lit comme il a, sans doute, été écrit : dans un souffle qui, secoué par des rires, se libère en sanglots. Daria Moudrolioubova Pavel Sanaïev, Enterrez-moi sous le carrelage, Montréal, Editions Les Allusifs, 2009. 265 p.