K O U LTO U R A
Le Courrier de Russie
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Du 6 au 20 février 2009
Dina Vierny : l’envol d’une muse
D.R.
Une vie de la pêcheuse de perles
Quel fabuleux destin que celui de muse... Et, lorsqu'elle disparaît, c'est aussi un peintre qui s'éloigne. Dina Vierny, muse et modèle d'Aristide Maillol, s'est éteint le 20 janvier dernier, quelques jours avant son 90ème anniversaire et, jour pour jour, quatorze ans après l'inauguration du Musée Maillol qui fût l'oeuvre de sa vie. Beauté biblique, femme d'un courage rare et d'une perspicacité redoutable, Dina Vierny fut l'un des personnages les plus remarquables du monde artistique du siècle dernier.
Muse en devenir À elle seule, Dina Vierny pourrait écrire l'histoire du XXe siècle, tant sa vie est remplie de grandes tragédies, d'immenses conquêtes et de découvertes extraordinaires. Née dans une famille juive de Kishinev, en Roumanie1, elle quitte rapidement sa terre natale. Son père, Jacob Aibinder, musicien proche des mencheviks, suit avec sa famille le chemin de centaines de milliers de réfugiés politiques : Odessa, Varsovie, Berlin, et enfin Paris. Là, Dina découvre la vie de bohème, étudie la chimie, chante des chansons tziganes, flâne sur les marchés aux puces et dévalise les stands des bouquinistes... Elle a 15 ans en 1934. Un ami de son père, frappé par sa ressemblance avec certaines oeuvres de Renoir et de Maillol, la présente à ce dernier. À 73 ans, l'artiste est loin du sommet de sa gloire et manque d'inspiration... C'est Dina qui la lui rendra. Sa collaboration avec Maillol donnera naissance à une vraie amitié. Pendant dix ans, elle pose pour lui, mais aussi pour Matisse, Bonnard et Raoul Dufy, tous subjugués par sa beauté et son intelligence :
pour la première fois, ils rencontraient un modèle qui avait fait des études, et ils adoraient bavarder avec elle pendant les longues séances de pose.
Dina a la baraka Solitaire et sérieuse, Dina est un bourreau de travail. Parallèlement à ses études, elle chante avec le groupe Octobre créé par Jacques Prévert, joue dans plusieurs films, et... apprend la cuisine avec Clotilde, la femme de Maillol. « Ce que j'aime le plus, c'est l'authenticité dans l'art, la singularité dans l'art, la vérité dans l'art », voici le credo de Dina Vierny. Et c'est ce qu'elle fut : authentique, singulière, vraie. Mais c'est surtout sa soif de liberté et sa témérité qui la caractérisent. Dès le début de la guerre, elle fait partie de la Résistance en aidant des réfugiés à traverser la frontière espagnole. Arrêtée par la police française, elle gagne son procès grâce à un avocat embauché par Maillol. Bravant le danger, elle continue... et est arrêtée par la Gestapo. Après six mois à la prison de Fresnes, Maillol parvient à la faire libérer une deuxième fois, grâce à Arno Brecker, artiste allemand apprécié par Hitler. Une chance inouïe que n'a pas connu le père de Dina, mort à Auschwitz en 1943. En septembre 1944, elle se précipite dans la capitale pour fêter la libération de Paris. « J'aurais mieux fait de rester avec Maillol », explique-t-elle, quand celui-ci meurt dans un accident de voiture. Elle hérite d'une impressionnante collection d'oeuvres de l'artiste à qui elle rêve, un jour, de consacrer un musée.
Collectionnite aiguë Collectionneuse invétérée, Dina Vierny avait contracté le virus en ramassant des
petits morceaux de verre dans les rues d'Odessa. « Je suis une rêveuse éveillée », disait-elle pour expliquer sa passion des objets qu'elle voit comme des personnages, approche qui lui vient des surréalistes longtemps côtoyés. Plus tard, elle collectionnera des poupées (sa collection sera reconnue comme la plus belle au monde), mais aussi des calèches, des autographes... « On peut toujours collectionner – mais à condition de regarder ce que les autres ne voient pas – tout le secret est là. Les meilleures collections ne sont pas toujours faites par des riches, elles sont faites par des gens qui ont du coeur et savent ce qu'ils font ». Elle cherche un local pour héberger ses collections. C'est Matisse qui la persuade de vendre « le plus beau dessin du patron » pour fonder une galerie, qui existe toujours à la même adresse : 46, rue Jacob, à Paris. C'est ainsi que, à 29 ans, elle devient l'une des premières femmes galeristes en Europe. Son caractère et son flair artistique lui permettent de s'imposer rapidement sur le marché de l'art, bien que ses goûts éclectiques choquent le petit monde des galeristes.
Hors des sentiers battus « Aucun parti pris ! Jamais ! » : voici la seule règle artistique que Dina Vierny ait jamais suivie. Elle passe ainsi de Rodin à Kandinsky, des primitivistes aux surréalistes, des peintures abstraites de Polyakov aux oeuvres romantiques de Shemiakine. Alors que tout le monde se passionne pour les jeunes artistes américains, c'est vers les jeunes peintres soviétiques qu'elle se tourne. L'absence totale de liberté en URSS la révolte, l'absence de liberté dans l'art l'horripile... et elle fait tout pour exposer leurs oeuvres à l'étranger. C'est ainsi que, dans les années
1960, elle voyage en URSS et rencontre les grandes figures de l'underground soviétique : les peintres Kabakov, Yankilevsky, Boulatov, Rabine... Quelques années plus tard, elle s'attaque à un autre bastion de la censure soviétique : les chants du Goulag. Ces chansons – pour la plupart oeuvres de poètes anonymes – ne circulaient en URSS que clandestinement. Dina les apprend par coeur et, de retour à Paris, enregistre un disque. En URSS, c'est d’ailleurs surtout comme chanteuse que Dina Vierny est connue : sa voix étrange donne des frissons, son interprétation est un concentré d'énergie, de vie et de force intérieure.
Maillol, toujours Maillol Son travail d’Hercule suivant fut l'ouverture du musée Maillol. Elle habite à l'époque au 59, rue de Grenelle, au dernier étage. Avec la patience d'une fourmi, elle rachète, année après année, appartement par appartement, tout l'im-
meuble de la célèbre fontaine des Quatresaisons, vendant au besoin certaines de ses collections. La reconstruction du musée lui prend dix-huit ans et ce n'est qu'en 1995 qu'ouvre enfin le lieu sans lequel on n'imagine plus Paris : le Musée Maillol. Depuis, ce sont ses deux fils, Bertrand et Olivier Lorquin, qui dirigent la fondation Maillol et le musée. Quant à Dina, elle s'attache à faire revivre sa galerie, exsangue après la donation à la fondation Maillol de la presque totalité des oeuvres qui y étaient exposées. Jusqu'au dernier jour, Dina voyageait à la recherche d'artistes et de clients – au Japon, trois ou quatre fois par an ! – et les affaires ont fini par reprendre. La femme de bronze aux cheveux noir de jais peut enfin se reposer, à moins qu'elle ne soit en train de créer, de l'autre côté du ciel, un nouveau musée. Daria Moudrolioubova 1 Actuelle Moldavie
Danièle Pomey-Rey, dermatologue et psychologue, se souvient de son amie Dina Vierny: « Je ne l'ai jamais entendue dire de bêtises, même en petit comité. Elle disait toujours ce qu'elle pensait, tutoyait tout le monde, et était quelqu'un d'entier. Quand elle riait, c’était à gorge déployée : elle ne connaissait pas le sourire de politesse. Elle était toute d'instinct et ne se trompait jamais, qu’il s’agisse de tableaux ou de gens. Elle s’était entourée de personnes qui l’adoraient et étaient prêts à faire tout ce qu’elle demandait. J’essayais de poser des limites, mais avec elle, c’était très difficile : quand elle avait décidé quelque chose, elle ne reculait devant rien ! Elle me demandait de la recevoir, et lorsque je lui disais avoir trop de patients dans la journée, elle venait quand même ! Elle s’asseyait dans la salle d’attente, et restait jusqu’à ce que je finisse par la voir. Quand elle avait une idée, elle allait toujours jusqu'au bout, même si cela lui prenait des années, comme pour la création du Musée Maillol ! ».
Livres
Retour vers le passé, ou deux voyages aux confins de la poésie
C
omme tout ce qui compte dans la vie, un beau voyage est une oeuvre d’art, disait l’écrivain et voyageur André Suarès. Le voyage d’une poétesse de talent l’est alors doublement. Un beau jour, Olga Sedakova quitte Moscou à la recherche de la fameuse ville N., symbole de la province, des préjugés, de tout ce que l'on tente d'oublier et que l'on relègue aux confins du pays. Sedakova explore ainsi deux lieux emblématiques : Briansk, près de la frontière avec l'Ukraine, vestige d'un empire socialiste en plein marasme des années 1970 ; et Pskov-les-Grottes, à la frontière estonienne, incarnation de l'éclatement de l'empire dans les années 1990. « À ses frontières, la Russie confine à Dieu », dit Sedakova à un voyageur sur le chemin de l’Estonie, au début des années 1990. Ces mots, elle n’aurait pas pu les prononcer vingt ans plus tôt, car alors Dieu n’existait pas. À l’époque, venue à Briansk pour lire ses poèmes devant des pionniers et des ouvriers, Sedakova réalise qu’aucune de ses oeuvres ne passera les mailles de la censure. Alors, elle se lance dans la lecture de « quelques traductions tirées d'Alice [au pays des merveilles] : les pauvres enfants ne riaient pas, ils ne savaient pas de quoi il s'agissait. » Pour les ouvriers, ce sera l'Epître de Pierre Ronsard à Jacques Grévin, mais la mention de Dieu s'y glisse malgré tout. Un auditeur s’enquiert : « Il serait souhaitable de savoir quel pourcentage de vos traductions concerne des thèmes religieux. » Et la poétesse
de se dire : « Il serait souhaitable de savoir pourquoi nous sommes censés avoir les nerfs aussi solides qu’un cosmonaute ou un tabouret ! Il me semble qu’un jour je mourrai d’une question pareille. » Sedakova décrit l'intelligentsia de Briansk qui, contrainte jusque dans ses pensées, évolue dans un milieu kafkaïen : « jouer dans les sovkhozes les Quatuors viennois », joie unique d’un violoniste de province... « Nous ne nous connaissions pas, moi et l’homme venu m’accueillir, mais nous nous reconnûmes immédiatement. Ne pas reconnaître un bon musicien sur le quai de la gare de Briansk ? (…) Ce qui distingue ces visages, c’est en premier lieu la résignation, et ensuite le reflet d’une peur sans objet. De peur non pas pour soi, mais de ce que, soudain, la jungle de la réalité quotidienne soviétique n’écarte le rideau relativement décent qui la recouvre, et ne se montre dans toute sa splendeur. » Cette splendeur, elle n’a aucun mal à la voir à l’oeil nu – l’oeil désarmé, comme on dit en russe. Mais, en URSS, ce regard éclairé est une véritable arme contre le régime qui, plus que toute autre chose, a peur des mots. Même les oeuvres de Bach y circulent dépouillées de paroles… Étrange univers où un poète inquiète autant qu’un terroriste. De fil en aiguille, Olga Sedakova tisse un récit aussi captivant et inégal qu’un collier de perles naturelles : elle plonge la main dans un sac de souvenirs d'où elle sort, au hasard, en vrac, joyaux ou
pacotille. Parfois une perle lui tombe des mains et disparaît, avec un petit tintement, sous un fauteuil. Une autre refuse de prendre sa place, et Olga la suit et dérive, parle d'autre chose, librement. Puis, tout à coup, un éclat précieux nous frappe au détour d'une phrase, et nous restons muets devant le mot juste. Pour Sedakova, rien de pire qu’un homme médiocre. « Il a envie d'être inattentif, envie de se « dissiper » (…), se divertir, se détendre ». Ce n'est pas à ces lecteurs-là qu’elle destine ses livres. D’ailleurs, ses Voyages sont loin d’être une lecture facile : les multiples références poétiques (admirablement relevées dans les commentaires) en effrayeront plus d’un. Mais, après tout, chaque texte choisit luimême ses lecteurs. « Choisit et rassemble », ajoute Sedakova avant de demander : « Rassemblez-vous parfois pour lire ma chronique sincère. » Aux futurs lecteurs de ce texte peu ordinaire, on ne peut que souhaiter bon voyage au « pays natal de la longue patience ». Pour ceux qui en reviennent, ne tardez pas : repartez pour Tartu, pour une expérience de l’autre côté du miroir. Daria Moudrolioubova Olga Sedakova, Voyage à Tartu et retour, Sauve, Editions Clémence Hiver, 2005, Olga Sedakova, Voyage à Briansk, Sauve, Editions Clémence Hiver, 2008