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Le seul journal francophone de l’université McGill.

Volume 94, numéro 18

Le mardi 1er mars 2005

www.delitfrancais.com

De 0 à 6 depuis 1977.


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Le Délit  1er mars 2005


1er mars 2005  Le Délit

éditorial

Le Délit

Pourquoi pas McGill?

Le journal francophone de l’université McGill

Grève généralisée dans les cégeps et universités mais qu’en est-il dans notre fière institution?

3480, McTavish, bur. B-24 Montréal (Québec) H3A 1X9 Rédaction: (514) 398-6784 Publicité: (514) 398-6790 Télécopieur: (514) 398-8318

Valérie Vézina

M

ercredi soir, coup de fil d’un ami: «Hey Val! T’es-tu en grève?» Non, bon sang! Commence alors une vaine explication pour finalement conclure que, uno, tu es, contrairement aux autres, en relâche, donc, côté mobilisation d’étudiants, c’est plutôt moche et que, secundo, tu vas à McGill. Sans vouloir insinuer qu’on est réellement différent, à part des autres, en un mot reject, il faut se l’admettre: on ne fait rien comme tout le monde ici. Qu’a fait notre association étudiante concernant le problème de la hausse des frais de scolarité? Ah oui! Notre conseiller exécutif, M. Daniel Friedlaender s’est déclaré, en quelque sorte, en faveur d’une telle hausse (on se souviendra de la superbe tarte à la crème qu’il a reçue en guise de protestation). Et puis, quelles démarches a entreprises notre association concernant le problème des prêts et bourses, celui-là même qui fait sortir par un temps hivernal des milliers d’étudiants contestant la décision du gouvernement de couper 103 millions de dollars de bourses et prêts? Ah oui! Une campagne téléphonique. Comment, vous n’étiez pas au courant? Pourtant, si vous cliquez sur le site Web de l’AÉUM, il y a cette initiative de contacter notre Premier ministre afin de lui rappeler ses engagements.Wow! Épatant, vous ne trouvez pas? Oubliez la grève, les cours séchés, il ne vous suffit maintenant que d’un coup de fil et votre vie est changée. Une bonne main d’applaudissement pour l’AÉUM! D’un côté, je peux comprendre «McGill»: institution de renom avec un nombre impressionnant d’étudiants

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rédactrice en chef Valérie Vézina chef de pupitre-nouvelles Philippe G. Lopez chef de pupitre-culture Flora Lê rédacteur-reporteur Eleonore Fournier coordonnateur de la mise en page David Drouin-Lê coordonnateur de la photographie Éric Demers coordonnateur de la correction Julien Vinot chef illustratrice Jany Lemaire collaboration Nazila Bettache François Beaudry Laurence Bich-Carrière Joël Thibert Léa Guez Émilie Beauchamp Agnès Beaudry Marie-Noëlle Bélanger-Lévesque Tracy Robin Dominique Henri David Pufahl Nicholas Bellerose Arnaud Decroix Sébastien Lavoie Borhane Blili-Hamelin Alexandre Vincent webmestre Bruno Angeles couverture Éric Demers

internationaux, institution anglophone de surcroît! Une discussion avec un collègue de classe, originaire du Pakistan, me ramène à la dure réalité: les problèmes de financement, de frais de scolarité, de prêts et bourses, ça ne touche pas ces étudiants venus d’ailleurs. Plus souvent qu’autrement, la plupart ne comprennent pas pourquoi on «chiale». Ce n’est pas qu’ils s’en foutent, cela ne les concerne pas. Pas évident dans ce contexte de

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De la coopérative Vive le Canada à McGill libre!

rassembler, d’unifier clairement d’une voix forte: À la grève! D’un autre côté, il y a certainement en cette belle institution des étudiants qui sont touchés par ces mesures du gouvernement. Il y en a certes des mécontents qui s’indignent devant l’inaction de notre association étudiante. Je le sais, je ne les vois guère par contre. Dans tout système démocratique, où chaque personne a une voix, lorsque le

gouvernement fait des coupures, que ce soit en santé, en éduction, en travaux publics, les gens sortent dans la rue, scandant slogans et chansons, pancartes à la main afin de manifester leur désaccord. À toute mesure de compression gouvernementale, on s’élèvera pour revendiquer équilibre et justice en criant haut et fort: «So-so-so-solidarité!» Je rêve du jour où cette voix résonnera sur le campus mcgillois. 

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Entrevue avec M. Denommée

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Yann Perreau

Tu veux t’impliquer? Tu aimes rire et chanter? Ou encore mieux, écrire? Viens nous visiter! Passe au local du journal, Shatner B-24, le lundi dès 15h. On t’attend.

gérance Pierre Bouillon publicité Boris Shedov photocomposition et publicité Nathalie Fortune le McGill Daily Daniel Cohen

Conseil d’administration de la Société de Publication du Daily: Emily Kingsland, Eugene Nicolov, Alexandre de Lorimier, Rachel Marcuse, Bram Sugarman John Jeffrey Wachsmuth, Daniel Cohen, Valérie Vézina, Joshua Ginsberg L’usage du masculin dans les pages du Délit français vise à alléger le texte et ne se veut nullement discriminatoire. Le Délit français est publié par la Société de publications du Daily. Il encourage la reproduction de ses articles originaux à condition d’en mentionner la source (sauf dans le cas d’articles et illustrations dont les droits avaient été auparavant réservés, incluant les articles de la CUP). Les opinions exprimées dans ces pages ne reflètent pas nécessairement celles de l’Université McGill. L’équipe du Délit n’endosse pas nécessairement les produits dont la publicité paraît dans ce journal. Imprimé par Imprimerie Quebecor, St-Jean-sur-Richelieu, Québec. Le Délit est membre fondateur de la Canadian University Press (CUP) et de la Presse universitaire indépendante du Québec (PUIQ). Imprimé sur du papier recyclé. ISSN 1192-4608

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04 Le Délit  1er mars 2005 nouvellesinternational

Urbaniste?

Le dictateur et son coiffeur

Peintre?

Où Kim Jong-Il fait deux apparitions publiques sans prononcer le mot «nucléaire»!

Cuisinier?

Laurence Bich-Carrière

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ans le style hermétique, difficile de battre la Corée du Nord et pourtant, fin décembre, quelques réfugiés des camps frontaliers chinois affirmaient que le portrait du «Cher chef» était retiré des places publiques: les médias se mettent immédiatement à spéculer sur sa mort. Janvier: pour dissiper les rumeurs, Kim Jong-Il fait une apparition publique. Divers organismes de surveillance de l’Asie-Pacifique rattrapent leur précipitation en ressortant leurs plans d’attaque en cas de putsch à Pyongyang. Pour David Scofield, de l’Asia Times Online, c’est le temps de penser à l’amnistie: si Kim Jong-Il venait à être renversé, serait-il plus habile politiquement de lui accorder l’asile, comme on l’a fait pour les Jean-Bertrand Aristide, Idi Amin Dada ou Charles Taylor de ce monde, afin d’éviter un bain de sang et de tenter de soustraire des informations sur le programme

nucléaire nord-coréen? Faudrait-il lui tendre la main plutôt que de le voir s’évanouir en Suisse – où ses enfants ont été éduqués et où il doit bien posséder deux ou trois petits milliards –, aux États-Unis (le Monthly Chosun révélait récemment qu’il avait réussi à obtenir des visas américains en 1997 grâce à de faux passeports), ou en Russie? Car bien que l’histoire officielle ait fait de la montagne sacrée de Paektu son lieu de naissance – qui, ne lésinons pas sur les effets spéciaux, aurait également été marquée par l’apparition d’une nouvelle étoile et la conjoncture de deux arcs-enciel –, il semble qu’il soit plutôt né en 1941, lors de l’exil de son père en URSS extrême-orientale. Lorsque Kim Jong-Il avait succédé à son père, Kim Il-Sung, plusieurs analystes avaient prédit la chute de Pyongyang en le traitant de tous les noms: benêt cruel et immature (il possède la plus grande collection privée de figurines Daffy

4th annual Rethink conference presents

Duck), playboy alcoolique (il adore le cognac Hennessy) et vaniteux (ses cheveux seraient permanentés et il porterait des souliers compensés), écrivaillon d’opéras (six en deux ans), mégalomane (voir Team America:World Police), kidnappeur de Japonaises, de Suédoises (comme en témoigne Gérard de Villiers dans le SAS 91 Les amazones de Pyongyang) et de Miss Monde déchues (pour la promotion de l’industrie nordcoréenne du cinéma, qu’alliez-vous penser!). Et pourtant, cela fait à présent dix ans qu’il dirige la Corée du Nord et le dernier régime stalinien tient bon. Et il incarne toujours l’archétype du «pays Tupperware®». Une vidéo intitulée Une révolte populaire gronde, prétendument passée en contrebande, montre une rencontre dont le mot d’ordre semble être «À bas Kim JongIl. Camarades, battons-nous!» et où l’on voit – sacrilège! – les conjurés «graffiter» en rouge un immense portrait d’un Cher

chef rayonnant: «Nous réclamons liberté et démocratie». Pourtant, le flux de réfugiés en Chine n’a pas subi de variation significative et il est difficile de connaître l’étendue du mouvement séditieux. Évidemment, ce ne sont pas les «idiots utiles» (expression du Cher chef) de la toute nouvelle Korea Friendship Association qui vont démentir (via le très éducatif http://www.korea-dpr.com/). Et puis, le 2 février, l’agence de presse sud-coréenne Yonhap annonçait que tout était en place pour la présentation de son plus jeune fils, Kim Jong-Woon, comme héritier. Coup de théâtre! Coupe de cheveux aussi, Kim Jong-Il déclarant du même souffle que les cheveux longs, «c’est bourgeois» et qu’il allait vérifier lui-même que toutes les nuques soient à nu dans ses ministères. Et depuis, comme au bon vieux temps des interminables suspenses du magazine À suivre, silence sur la question... 

Boucheur de trou? Une seule adresse: redaction@delitfrancais.com

Learn about the latest green projects at McGill. Engage in dialogue with the Master Plan Task Force regarding your vision of campus 20 years in the future.

envision

M C GILL 2025

Presentations by Dr. Morty Yalovsky (Vice Principal Administration and Finance), the Sub-Committee on Environment, the Master Plan Task Force, the School of Environment, PGSS, SSMU, Greening McGill and the Sustainable McGill Project.

11:00 Registrants check-in; light lunch served at 11:30. Presentations begin 12:00. Registration REQUIRED (deadline March 4, 2005). Free to register. ($10 penalty charged for no-shows) For full details and registration refer to www.mcgill.ca/rethink/events/ telephone 514.398.6247 e-mail rethink@mcgill.ca

FRIDAY MARCH 11

New Chancellor Day Hall Moot Court


1er mars 2005  Le Délit

nouvellesinternational Joël Thibert, chroniqueur en exil

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n raconte que Bogotá était, il y a quelques années, tout simplement invivable. La plupart des grands boulevards n’avaient pas de trottoirs et, là où il y en avait, les automobiles et les motocyclettes se les accaparaient. Malgré l’étendue de la ville, il n’y avait pas de système de transport en commun efficace – ni métro, ni train de banlieue, ni voie prioritaire pour autobus. Il n’y avait qu’une flotte de plusieurs milliers de vieux bus fonctionnant au diesel, appartenant à dix ou quinze compagnies différentes, se bousculant tous dans un épais nuage de fumée noire pour arriver le premier à ramasser tel ou tel passager, en écrasant parfois un ou deux autres piétons au passage. Pour ce qui est du vélo, c’était à cette époque le moyen de transport des pauvres et des téméraires (l’espérance de vie d’un cycliste à cette époque ne dépassait sûrement pas les quelques mois). Les riches, eux, ne se déplaçaient ni à vélo, ni en bus, ni à pied. Le contact entre riches et pauvres se limitait aux

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L’asphalte et la démocratie

mendiants qui frappaient désespérément aux vitres tintées des véhicules sports utilitaires des gens bien aux feux rouges, leurs enfants dans les bras, risquant leur vie dans la jungle asphaltée pour quelques pesos. Puis, Bogota eut la chance d’avoir deux maires visionnaires de suite qui, en moins de dix ans, ont changé la culture d’une ville de six millions d’habitants «de bord en bord». Ils ont mis sur pied un système d’autobus express carburant au gaz naturel sur voies prioritaires, en se basant sur le célèbre modèle brésilien; en quelques mois, le transport en commun a décongestionné la ville et redonné aux Bogotanos le goût de sortir, d’explorer, d’être ensemble. Ils ont aussi construit des trottoirs, des pistes cyclables, des passages piétons, des parcs et l’un deux a même engagé des clowns et des pantomimes pour détendre les automobilistes pris dans les embouteillages. Ils ont fait comprendre aux riches comme aux pauvres que le bien public appartient à tous et non à personne. Ils ont fait en sorte

que Bogota devienne une ville à vivre, plutôt qu’une ville à fuir. Cependant, l’idée la plus révolutionnaire qui leur soit passée par la tête a sans contredit été de fermer à la circulation automobile les grands boulevards chaque dimanche de 7h00 à 14h00 et de laisser les Bogatanos reprendre possession de l’asphalte et du ciment de leur cité. Ça semble peut-être banal, mais le changement qui s’en suivit fut tout ce qu’il y a de plus radical. Les pauvres du sud, sur leurs bicyclettes de fortune, ont commencé à envahir les rues du nord. Les riches, eux, se sont mis à explorer les quartiers du sud. Puis les cyclistes de toutes les «strates» se sont multipliés, ainsi que les patineurs à roulette, les uni-cyclistes, les coureurs, les joggeurs, les promeneurs de chien, les planchistes à roulette et autres flâneurs de tout genre. Certes, les gadgets du vélo et l’accoutrement de cycliste en spandex distinguent les uns des autres, mais l’asphalte, elle, appartient à tout le monde et ne fait pas la différence entre riches

et pauvres. Le dimanche matin, à Bogotá, l’air est toujours frais et le ciel presque toujours bleu. Pendant quelques heures, les gens se mêlent dans la rue sans aucune gêne, se côtoient, s’approprient les voies publiques. Un peu comme les tam-tams sur le MontRoyal, mais dans toute une ville. Une ville où, habituellement, l’élite et la masse ne se rencontrent nulle part. Où les automobilistes traitent les piétons comme du bétail, où les cyclistes doivent se faufiler entre les bus et les camions. Où la démocratie, c’est d’acheter le plus grand nombre de votes à coup de bouteilles de rhum et d’aguardiente. L’apprentissage de la démocratie, ici, c’est quelques kilomètres d’asphalte. Ce n’est peutêtre pas grand-chose, mais c’est plus efficace et plus concret que les belles paroles en l’air des politiciens et des onusiens.  Joël Thibert fut Rédacteur en chef du Délit en 2003-2004.

courrierdeslecteurs Pour répondre à la question de votre collaboratrice Marika Tremblay: “Rappelez-moi: Pourquoi militonsnous, encore???” (Le Délit, 15 février 2005).

L

a réponse trouve tout son sens dans votre chronique où l’esprit d’argumentation est aussi clair et limpide que celui d’un enfant de quatre ans. Pour que des étudiants universitaires tels que vous puissent user en long et en large de métaphores douteuses, se hasardent avec des jeux de mots et des calembours à l’humour improbable, jugent l’activité intellectuelle d’autres individus et beurrent ce journal du résultat de leurs égarements et divagations. D’ailleurs, dans tout votre article, vous avez omis de préciser les circonstances et le cadre de cette rencontre, probablement car ça vous semble évident. C’est comme écrire un article sur un musicien sans mentionner son instrument. À vos insipides délires, je répondrai qu’il y a présentement des étudiants qui remettent en question la poursuite de leurs études universitaires ou collégiales et ce, suite à des décisions politiques unilatérales prises par un gouvernement qui a fait preuve d’une violence institutionnelle hors du commun. Je ne pense point me tromper en disant que l’enjeu de cette réunion n’était probablement pas la survie de l’espèce humaine pour les cinq prochaines décennies. Je ne pense pas non plus me tromper en disant qu’un Premier ministre qui fuit à plusieurs occasions la population qui l’a élu puisse amener des idées révolutionnaires dans le domaine social ou donner son aval à d’ambitieux projets que ses deux autres interlocuteurs auraient

amenés. Je vous prierai ainsi de voir un certain ordre de priorités et ainsi une certaine logique dans vos idées qui auraient probablement pu être intéressantes si elles émanaient d’une moindre réflexion... Mais je ne m’avancerai pas trop là-dessus. Pour finir, je pense que la paresse intellectuelle réside en fait dans la rédaction de 400 mots sans songer à y inscrire un moindre, un seul, un unique argument soutenu. Mais ironiquement (ou pathétiquement?) les phrases sont classées sous la forme d’un plan organisé et clair qui malheureusement n’est que d’ordre cosmétique. En espérant que votre carrière journalistique soit aussi prolifique que la plume que vous semblez avoir présentement… Anonyme

C

e n’est pas la cause ellemême que je critique, mais la manière dont on a agi dans le cadre de cet événement. On associait tous les participants de la conférence Charest (« Come party with Charest, Desmarais and Chagnon »). Donc, on les condamnait tous, même si ces derniers n’avaient pas de lien avec le Premier ministre. De là, le militantisme aveugle et la paresse. En ce qui concerne le départ des militants durant la conférence, on s’est probablement dit, comme vous nous le démontrez, que «ça ne changera pas le cours des choses pour les cinq prochaines années». Belle et mature stratégie pour participer de façon constructive au débat public, qui enlève, malheureusement, de la crédibilité à certaines démarches de revendication. Il faut prendre le temps, cher inconnu, de considérer la nuance

que je propose. L’objet de ma critique n’est pas de condamner les idéaux ou les causes défendues depuis les dernières semaines. Il m’arrive, effectivement, de lire les journaux et de prendre connaissance des coupures dans les bourses attribuées aux étudiants. Je suis, par contre, sceptique quant aux raisons qui animaient ces militants McGillois. Un certain discours - revendication de gauche - est dominant et omniprésent dans les milieux universitaires, alors vouonslui un culte sans bémol. Je dois accorder le manque de clarté de l’article: la publicité critiquée aurait dû y figurer. Par contre, l’agressivité et l’impulsivité de votre réplique prouvent la présence et la force de ces discours dominants. On lapide sur la place publique ou l’on traite de traîtres les voix qui offrent une position légèrement discordante. Le débat d’idées se fait rare. Je suis peut-être de ces idéalistes qui croient qu’on doit se battre pour une cause passionnément ET intelligemment. Et je trouve triste que l’on croit que le genre de militantisme que j’ai observé lors de cet événement soit la seule façon de faire changer les choses. Marika Tremblay *** l fut un temps où j’espérai que les éditoriaux minables publiés dans vos pages à chaque numéro n’étaient qu’une habile farce postmoderne, une réappropriation du kitsch, de la médiocrité intellectuelle, à des fins humoristiques. Or, le nombre des jours s’étant écoulé dans ma vie va grandissant et le doute m’envahissant fait de même. Se pourrait-il que la rédactrice

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en chef Valérie me conduise vers la litote, en me forçant à dire que ses éditoriaux ne s’avèrent pas être des plus intelligents qui soient? De grâce, ne me le dites pas. Sac hez plutôt que son talent affiché à proférer des inanités de la plus rayonnante espèce, sa vision du monde digne d’une adolescente effarouchée de voir poindre ses seins et couler le sang d’entre ses cuisses, son indignation morale à deux kopecks, la profonde insignifiance de son positivisme que l’on appellera mondain, à défaut même d’avoir la prétention de le nommer «idéologique», nous rappellent à quel point le style journal intime de petite fille est plus approprié aux romans de la Courte Échelle qu’à l’éditorial. Ou bien elle est satiriste chevronnée, auquel cas je lève mon chapeau à son talent, ou bien c’est une lèche-moraliste diplômée, celle que l’on préserve en cage pour l’amusement qu’elle nous procure, à la manière de nos féministes postindustrielles dont les jambes sont tout autant en post-rasage avancé. Mais dans tous les cas, vous ne pouvez vous permettre de la perdre, de grâce ne retirez jamais à vos lecteurs ce plaisir si universel, celui de prendre la température de la bêtise, et d’en parler, et d’en parler, et d’en jouir... et d’en avoir pitié, qui sait? Un lecteur occasionnel de l’Université de Montréal.

C

her lecteur anonyme, Je suis plus que touchée que, semaine après semaine, vous me lisiez en souhaitant jouir devant mes éditoriaux. Désolée que ce temps ne soit pas encore arrivé. Sachez que j’en prends note consciencieusement. J’ai d’ailleurs beaucoup aimé votre style littéraire.

En espérant une rencontre hors de l’ombre. Avec tout mon respect, Valérie Vézina. Rédactrice en chef *** onjour, En cette semaine du 8 février 2005, paraissait dans votre journal un article qui est venu me toucher: Mais où est notre culture? Merci, madame Lê, de donner une voix à ce mouvement pour une radio culturelle au Canada, qui se bat pour redonner aux intellectuels, artistes et créateurs de la francophonie leur espace de diffusion. Lorsque la nouvelle radio de Radio-Canada a été dévoilée, j’ai ressenti un grand vide, comme si on m’avait volé quelque chose... Peut-être était-ce le droit d’être une musicienne classique et d’écouter autre chose que de la musique classique ou baroque qui plaît à tous? D’avoir envie d’entendre des œuvres de compositeurs québécois contemporains? Ou d’entendre des analyses d’œuvres à la radio, précédant les concerts qu’on nous présentait? Cette impression qu’on m’avait enlevé quelque chose, qu’on avait tout simplement censuré la communauté artistique et pensante francophone du Canada, est restée en moi. Pourtant, la chaîne culturelle ne diffusait pas que de la musique, elle était un tremplin pour tous les artistes, gens de lettres, d’arts visuels et plastiques, d’art de la scène, de la danse, de cinéma... Je joins donc ma voix à tous ces intellectuels, ces artistes qui dénoncent cette abolition et vous invite à faire de même, si un tant soit peu notre culture et notre langue vous tiennent à cœur. Méliane Laurier-Cromp, étudiante en théorie musicale

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06 Le Délit  1er mars 2005 nouvellescommentaire

Du coopératisme et des étudiants amorphes Pourquoi n’y a-t-il pas de COOP à McGill? La question m’était venue en tête cet automne alors que j’avais entrepris de dresser un portrait de la situation dans le Délit. Mieux informé, je reviens à la charge. François Beaudry

J

e remets la question à l’ordre du jour parce que je suis frustré contre le Bookstore, parce que les élèves paient beaucoup trop cher leurs livres, parce que l’effet laxatif de payer des sommes quasi-astronomiques pour des photocopies que je ne lirai probablement pas me réduit à une rage déraisonnable. Je m’intéresse à l’absurdité d’une situation dans laquelle les étudiants rêvant de grandes choses improbables vont manifester pour 103 millions de fonds gouvernementaux en prêts et bourses dont il ne leur reviendra probablement rien, mais restent inactifs quand vient le temps de se pencher sur la façon d’acheter leurs livres, qui représentent une vaste portion des dépenses de l’étudiant moyen. Qui a décidé qu’en tant que consommateurs, nous devions être soumis et dociles et que les questions de nature économique n’étaient pas assez «politiques» pour que les associations étudiantes s’en mêlent? Probablement personne, mais tout le monde l’a accepté. Peut-être est-ce plus spectaculaire de choisir une lutte pour laquelle on peut faire la grève, afin de montrer son intention de participer à l’amélioration du système d’éducation québécois. Un peu frustré, comme je le suis souvent contre le comportement irrationnel et stupide de mes confrères et consœurs – qu’ils aient raison ou qu’ils aient tort – j’ai rencontré en décembre dernier le président de Coopsco. Je suis sûr qu’il ne se plaindra pas qu’on l’appelle Maxime. Avec les documents que Maxime m’a donnés, je pourrais vous ensevelir sous une montagne de chiffres mais pour notre bien commun, je ne le ferai pas. Je vais seulement vous dire que la coopérative est une solution qui n’a pas été essayée à McGill, qui reste la seule université québécoise à ne pas posséder une coopérative. Parmi elles, toutes sauf Concordia œuvrent sous la bannière Coopsco. Ces coopératives sont là pour les livres, pour le matériel informatique, mais aussi pour l’alimentation, ce qui est moins connu. Il faut avouer que les sacs à sandwichs Coopsco, s’ils existent,

ne rivalisent pas encore avec ceux de Subway pour orner les poubelles de nos lieux publics. Et pourquoi n’embarquonsnous pas dans le train nous aussi? Avec les récriminations contre Chartwells, devenu le nouvel ennemi public numéro un du campus (à en croire les articles de l’annexe anglophone de ce journal), les soupirs des étudiants devant le coût des livres et la longueur des files du Bookstore, l’angoisse de savoir que le nombre de livres reçu est insuffisant et qu’il faudra attendre deux semaines et reporter ses lectures à plus tard jusqu’à ce que notre livre arrive, n’y aurait-il pas de raison d’essayer une structure d’administration différente? De surcroît, on constate que les réseaux de ventes de livres usagés deviennent de plus en plus complexes et acquièrent une plus grande importance sans toutefois jouir d’une réelle structure alors que les initiatives étudiantes pour acheter un recueil et le photocopier à moindre prix pour plusieurs personnes se multiplient. De telles mesures ne justifient-elles pas un effort collectif pour créer une structure réellement capable de satisfaire les besoins des étudiants et de réduire leurs dépenses relatives à l’achat de livres? Vous connaissez ma réponse, mais je ne souhaite pas vous l’imposer. Il est vrai qu’il y a déjà eu une coopérative à McGill. Elle ne vendait que du matériel informatique et elle n’a pas fait long feu. Pourquoi? L’université n’y croyait pas, il y avait deux boutiques informatiques sur le campus et le bail n’a pas été renouvelé. Cependant, quels arguments subsistent aujourd’hui contre une COOP? L’université souhaite-t-elle à tout prix gérer le bookstore elle-même? Il paraîtrait que non, parce que l’histoire récente de ce magasin n’est que tumulte: administration confiée à Chapters, reprise par l’université, puis à Barnes & Noble, et enfin reprise une autre fois par l’université. Les obstacles sont-ils d’ordre économique? Non. L’ultime raison? Un manque de volonté des étudiants. En effet, aucun groupe n’a appuyé la formation d’une coopérative.

La cohésion étudiante et le désir de créer un projet du genre pour aider à réduire les coûts rapportés aux étudiants ne sont pas assez forts pour justifier un effort concerté et un investissement de temps massif. Mais où sont tous ces étudiants qui aiment se plaindre et qui font les carpes quand vient le temps d’agir, de mettre en place un système qui permettrait à chaque étudiant une tribune de plus où son vote compterait vraiment, une zone de démocratie où l’on pourrait voter avec son portefeuille, mais aussi avec sa part sociale? Apparemment, ils ont déserté. Serions-nous moins investis des valeurs démocratiques que les étudiants de l’Université de Montréal, de Sherbrooke, de l’UQAM, de Concordia, de Laval? Je ne veux pas le croire. Comprendrions-nous moins bien qu’eux les lois du marché qui nous permettraient d’économiser une partie des sommes déraisonnables que nous engloutissons surtout en livres, mais aussi en matériel informatique et en bouffe de cafétéria? Comprendrions-nous les lois du marché moins bien que les étudiants de l’UQAM? Est-ce possible, vraiment! Il ne faudrait quand même pas exagérer! Que dire de notre désir de pouvoir commander des livres par Internet, et pas seulement de la pacotille promotionnelle inutile, désir qui pourrait se concrétiser au sein d’un réseau capable d’offrir le service d’achat en ligne? Je ne voudrais pas jeter la pierre à mes collègues.Cependant, je constate que lorsque la question d’une coopérative étudiante pour améliorer la qualité de vie des étudiants ne se pose même pas dans les multiples tribunes qu’offre notre campus, notamment ses journaux, il ne peut être question de tout imputer à l’attitude des cercles dirigeants de l’institution et au manque de liberté des étudiants de gérer leurs propres affaires. Maxime, impliqué depuis plusieurs années dans le mouvement coopératif étudiant, me l’a fait réaliser. Je transmets le message, en tentant de ne pas trop y ajouter, car ultimement, le vote vous revient. 


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nouvellescommentaire

Que reste-t-il L’Institut d’études canadiennes de McGill s’est donné le mandat d’organiser une conférence annuelle pour «soulever des questions épineuses et encourager une discussion ouverte et non partisane sur un sujet d’actualité». Nazila Bettache

Le Canada dans le monde? Cette année, la conférence s’attaquait au thème certes pompeux mais potentiellement constructif de «la place du Canada – et de ses habitants – dans le monde». Thème passablement nationaliste donc, teinté du vague canevas rouge et blanc de l’auto-congratulation, dont on pouvait craindre qu’il s’étiole en mélopées béates devant la bravoure des compatriotes au service de l’Autre, mais dont on osait espérer une analyse critique et essentielle du rôle qui devrait être celui d’un pays de l’OCDE dans le monde, et donc envers les autres. Quelle déception alors de voir ce vaste débat d’idées réduit au simple exposé démagogique! Ouste le forum public! La salle était convertie en réunion de privilégiés dissertant dans un discours hautement univoque et idéologique, réduit à deviser sur l’incontournable nécessité pour le Canada de s’aligner sans aucune circonvolution sur la politique domestique et étrangère étatsunienne. Paul Celucci, ambassadeur des États-Unis au Canada et ancien gouverneur républicain, dont le discours s’est articulé autour du redondant triptyque: sécurité, libre-échange et exploitation des ressources, est présenté avec forces éloges comme un illustre penseur de la Paix et de la Prospérité, un faiseur de miracles de la trempe de… Jean Béliveau (sic!). Exit le débat: lorsqu’on se lève au micro pour interroger nos distingués dirigeants sur la portée de leurs propos, on est renvoyé s’asseoir faute de temps, lorsqu’un groupe de citoyens tente de distribuer des livrets d’information sur l’implication du Canada en Haïti et en Irak, ils

sont sommairement «escortés» vers la porte de l’hôtel, lorsque certains journalistes consciencieux posent des questions troublantes sur l’implication de la GRC en Haïti, ils font face aux grimaces ma foi réussies d’un Pierre Pettigrew soudain devenu clown.Vous avez dit forum public? Really? Plus la conférence avançait, plus l’atmosphère devenait surréaliste. À la présentation donnée par notre ministre de la coopération internationale, Mme Aileen Carroll s’attarde sur ses visites d’hospices peuplés de patients atteints (et mourants) du SIDA en Afrique sub-saharienne et en Thaïlande, multipliant les anecdotes au potentiel lacrymal indéniable. À ma question sur sa vision du rôle joué par le contexte économique imposé aux pays post-coloniaux dans leur quête d’une infrastructure, outil indispensable à une lutte efficace contre le SIDA, elle fait les yeux ronds. Je précise: pensez-vous que les programmes d’ajustements structurels imposés par le FMI et la Banque Mondiale aux pays du sud interfèrent avec la construction d’une infrastructure nationale forte, nécessaire à l’élargissement des programmes de dépistage et d’accès aux traitements du SIDA? Mouvement de la tête, dubitatif. J’illustre, donc: au Niger, par exemple, ces programmes, imposés par des entités économiques internationales et soutenus par la politique de coopération canadienne, ont prescrit une diminution de la contribution au système public de santé à 5 p. cent du PIB. «Really?», me fais-je répondre, et on m’enjoint de faire parvenir cette information

au ministère afin de les aider dans leur tâche. Face à cette situation on ne peut plus rocambolesque, je me dis qu’il n’y a que deux possibilités. Soit notre ministre fait preuve d’une mauvaise foi indigne de sa fonction ou bien Mme Carroll ignore réellement l’existence et les conséquences des institutions de Bretton-Woods, auquel cas, elle est incompétente et devrait être démise de ses fonctions. Dans les deux cas, je suis atterrée. Que reste-t-il? Que reste-t-il du forum public et du débat d’idées annoncés après deux jours de conférence? Dans le désordre, un garde de sécurité bousculant des citoyens venus s’exprimer, les tapisseries épaisses et feutrées qui étouffent gestes et paroles, Pierre Pettigrew gesticulant et fuyant une foule l’apostrophant sur les limites de la loi C-9, le tintement des coupes de Chardonnay à la cérémonie de clôture, Aileen Carroll affirmant soutenir le projet de bouclier antimissiles, les histoires de pêche en haute mer d’un Paul Celucci raillant les accords de Kyoto. Et puis il y a le reste, le mépris en filigrane, le regard métallique d’un Bill Graham qui se défile, la colère de citoyens rabroués, les larmes de crocodile de Carroll. Et puis il y a la démocratie, mais quelle importance? Il ne s’agit pas de ça. Les salles se vident, les ministres volent vers de nouveaux discours imperméables, les magnats de l’industrie rentrent chez eux un peu grisés par le Château Puligny-Montrachet, les citoyens se recroquevillent dans l’indifférence. Rideau. 


08 Le Délit  1er mars 2005 nouvelleslocal

Une croix, une ville La croix du Mont Royal symbolise l’émancipation québécoise et la religion catholique. A-t-elle vraiment sa place au sommet de Montréal? Eleonore Fournier

- mais ils sont aussi catholiques alors ça ne compte pas - et des arabes. On est ouvert à toutes les religions et toutes les races (…) mais les membres sont majoritairement catholiques. Je n’en connais honnêtement pas qui ne sont pas indépendantistes». Le Québec a longtemps été la province la plus religieuse du Canada et, bien qu’aujourd’hui de moins en moins de Québécois se déclarent pratiquants, l’église catholique semble encore jouer un rôle important dans la mémoire collective. La Croix du Mont-Royal, perchée sur la Colline de la Croix, domine donc la ville en rappelant que Montréal est toujours une ville catholique. Cela reflète-t-il vraiment la société d’aujourd’hui, qui se veut inclusive et multiculturaliste? «Est-ce que vous voulez qu’on détruise toutes les églises du Québec? La croix fait partie du patrimoine québécois!», soutient M. de Brouwer. «On n’a jamais eu de demandes de l’enlever - au contraire - c’est pourquoi elle a été remise à la ville». En effet, la croix, portant avec elle un bagage historique de près de 500 ans, n’est pas prête d’être descendue.

Andrew Bauer

Parc du Mont-Royal, déclaré site historique par la Ville de Montréal en 1987, et prise en charge par la Commission du développement culturel et de la qualité du milieu de vie. «C’est un symbole du peuple québécois; je ne sais pas si j’oserai la comparer à la Tour Eiffel», déclare Daniel de Brouwer,directeur général de la SSJB. «On la donne à la ville parce qu’on a les garanties qu’elle va être préservée». La ville de Montréal paye déjà les frais d’entretiens de la croix depuis longtemps; le transfert de propriétaire devrait donc être seulement fait à titre symbolique. La SSJB a été fondée en 1834 par Ludger Duvernay, qui, en 1833, avait aussi déclaré la Saint-Jean Baptiste, le 24 juin, jour de la fête nationale du Québec. Organisation traditionnellement catholique et francophone, elle soutient le peuple québécois dans sa lutte pour la préservation de la langue française. Encore axée sur l’identité québécoise à travers la langue et la religion, elle reflète plutôt la société québécoise de souche que le multiculturalisme. «On a eu des juifs et des italiens

Andrew Bauer

D

ans quelques semaines, la Ville de Montréal hérite de la Croix du Mont Royal, symbole de l’émancipation québécoise depuis 1534. Dressée par Jacques Cartier lors de son second voyage au Canada, elle est remontée en 1643 par Chomedy de Maisonneuve pour remercier Dieu d’avoir épargné la Ville-Marie lors d’une inondation. Le 24 décembre 1924, la Société Saint-Jean Baptiste (SSJB) érige la croix actuelle en l’honneur de la fierté et de l’émancipation québécoise. L’idée vient du sulpicien Pierre Dupaigne. Elle coûte alors 36 200 $ et illumine la ville de Montréal de ses 240 ampoules, qui sont échangées dans les années 1990 pour de la fibre optique. Elle a quelque fois changé de couleur; brillant bleu en 1975 pour la Fête de la Saint-Jean et rouge dans les années 1980 en soutenant une marche pour vaincre le SIDA. En 2004, la ville accepte finalement le don du SSBJ, qui ne veut plus s’occuper de la croix. L’échange officiel devrait être fait d’ici peu. La croix sera donc intégrée au territoire entourant le

«Rayer la croix, c’est rayer un pan de notre histoire.» (M. de Brouwer)

Mais peut-on vraiment préserver l’intégrité culturelle de notre ville sans donner un message négatif aux nombreux montréalais qui ne sont ni catholiques, ni francophones, ni indépendantistes? Cette croix n’orne pas une église mais la montagne, elle-même au centre de Montréal. Elle ne désigne pas un lieu de prière mais le territoire montréalais lui-même, territoire qui devrait être laïque, car l’église catholique n’a plus le contrôle de l’État. Pourtant, tel un drapeau, elle marque l’appartenance de la ville et du peuple à un passé religieux. Si elle est en effet la Tour Eiffel de Montréal, elle donne l’image mal guidée d’une ville dominée par la

religion catholique. Cela semble injuste pour tous les Québécois qui n’ont pas les mêmes racines que Chomedy de Maisonneuve, et à Montréal, ceux-là forment la majorité. Une ville qui change ne devrait pas nier son passé, mais ne seraitce pas mieux si ses monuments reflétaient une plus grande ouverture? La croix ornera sans doute le Mont Royal pendant longtemps, mais si elle change, espérons que nous pourrons la remplacer par quelque chose qui reflètera la vraie fierté montréalaise, celle de la diversité. 


1er mars 2005  Le Délit

cultureopéra

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Une tempête nous transporte dans une autre réalité

Le TNM nous offre du grand spectacle digne de Shakespeare… à ne pas manquer! Léa Guez

L

gigantesque tempête faisant échouer ses ennemis et autres personnages placés de la cour sur son modeste domaine. Les naufragés sont alors soumis à ses sorts et ne comprennent pas dans quelle île maudite ils sont arrivés. Cette intrigue construite autour d’événements surnaturels aurait Yves Renaud

a Tempête de Shakespeare aurait pu être une pièce ennuyante, compliquée et tordue. C’est l’histoire de Prospéro qui, trahi par son frère, est envoyé avec sa fille Miranda en exil sur une île. Grâce à des pouvoirs magiques, assisté par Ariel et Caliban, esprit de l’air et esclave, il provoque une

La Tempête de Shakespeare est une éblouissante réalisation artistique de la compagnie 4D, alliant différents médias.

culturedanse

difficilement pu être exploitée sur une simple scène avec les seuls voix et corps des acteurs. En faisant appel à la technologie de notre époque, Michel Lemieux, Victor Pilon et Denise Guilbault semblent avoir usé des dons de sorciers de ce Prospéro pour transporter et transformer avec succès et de manière originale cette pièce de 1611 à aujourd’hui. Utilisation de sons électroniques, éclairages, projections en trois dimensions ont parfaitement rendu l’atmosphère mystique, onirique et parfois inquiétante imaginée par Shakespeare. Ce jeu de lumières et de projections fait apparaître des personnages virtuels de différentes échelles, entre esprits et géants, et illustre à merveille les prouesses alchimiques de Prospéro. Cette éblouissante réalisation artistique de la compagnie 4D, alliant différents médias de façon magique, nous captive, émeut, surprend ou impressionne. On y retient son souffle, on y est mis mal à l’aise et on s’extasie sur des apparitions irréelles, dérangeantes ou paradisiaques. Pendant 1h30, nos yeux sont époustouflés, nos oreilles

ravies et notre pensée emportée par un flot de paroles shakespeariennes. Qu’on ne s’y méprenne pas, ces éclats technologiques ne sont ni banals ni destinés à remplacer le jeu des acteurs. Tout au contraire, ils semblent avoir été travaillés jusque dans les moindres détails, pour atteindre un résultat original, artistiquement raffiné et imprévisible, en harmonie avec la pièce elle-même. Les acteurs réels s’accordent très bien avec la performance différée des acteurs virtuels et se fondent parfaitement dans un décor virtuel hors norme. Habillés de merveilleux costumes, Denis Bernard interprète sans faute ce personnage tourmenté par la vengeance. Avec facilité, Pal Ahmarani prend les difficiles et étranges identités de l’esclave difforme et de l’esprit de l’Air. Les gros plans sur les comédiens virtuels transforment leur jeu en bonne performance cinématographique. N’oublions pas de mentionner le texte magistral de cette dernière pièce de Shakespeare, où les thèmes récurrents de son œuvre sont présents: vengeance, complot,

ambition. La dimension des pouvoirs magiques, le côtoiement avec le monde des esprits, même si précédemment évoqués dans d’autres pièces, sont ici centraux. Proche de la mort, Shakespeare aborde aussi le pardon et l’utopie d’un royaume où la fidélité régnerait. Les puritains penseront peutêtre que cette interprétation de La Tempête s’éloigne du théâtre traditionnel par ses exploits visuels et dénature ainsi l’œuvre. Au contraire, ces procédés ne rendent la pièce qu’encore plus intéressante. Shakespeare se retourne peut-être dans sa tombe, mais c’est parce qu’il aimerait sans doute venir profiter avant le 19 mars de ce spectacle où ses rêves deviennent réalité…  La Tempête de Shakespeare est présenté jusqu’au 19 mars au Théâtre du Nouveau Monde, 84, rue SainteCatherine Ouest (métro Place-desArts). Pour réservation: (514) 8668669. Pour plus d’information: www. tnm.qc.ca.

Le bonbon

Le terme «émerveillement» résume la grandeur du corps humain dans le spectacle sur fond ludique Danses Circassiennes, présenté à l’Agora de la danse. Marie-Noëlle Bélanger-Lévesque d’intégrer les deux éléments. Avec succès: une si belle intégration que l’on reconnaît la présence des deux sans les distinguer l’un de l’autre. Ici, dans Danses circassiennes, il se permet même d’y ajouter des saveurs de chant et de théâtre: celui qui à un moment nous impressionnait de ses prouesses physiques, nous baume ensuite le cœur de sa voix. Le résultat est une œuvre métissée réussie! «Sur scène, six artistes issus des arts du cirque campent de singuliers personnages qui font écho à des héros de bandes dessinées, composant une œuvre humaine, ludique et poétique». C’est ce que l’on propose et c’est ce que l’on reçoit. Chaque artiste a sa saveur particulière, chacun a son rôle. Si l’un est un clown modernisé qui sait faire danser un bol, celle-ci est une enfant qui, suspendue dans les airs, dépasse toutes les limites de la flexibilité tout en tenant un couteau par les orteils. Le spectacle m’a rappelé mon enfance. À plusieurs reprises, le mot émerveillement est le seul qui pouvait décrire ce que je vivais et

j’ai vivement regretté que l’on ne puisse plus à cet âge lâcher des oh! et des ah! devant tant d’exploits et de talents. Le décor et les accessoires y étaient pour quelque chose. Que ce soit le cheval à ressort ou les poupées Barbie dans un bol de lait, quelles couleurs! En même temps, loin d’être enfantin, il y avait une profondeur dans les questionnements, bien adultes, révélés par le choix de la musique. Prenons, par exemple, un couple se roulant sur le sol, langoureusement, avant de se séparer péniblement. J’ai aimé comme on aime se pencher sur des souvenirs d’enfance, le sourire nostalgique au coin des lèvres. Facilement accessible, il touche sans déchirer, il questionne sans torturer. Après un bon repas au resto, le ventre bien plein, c’est le bonbon final. Magique.  Pour les présentations futures à l’Agora de la danse, visitez le www.agoradanse. com.Vous pouvez aussi avoir accès à plus d’informations sur la compagnie PPS Danse en visitant le www. ppsdanse.com.

Solomon Krueger

B

on,je dois faire partie des rares étudiants qui font un genre de jeûne en préparation de Pâques: pas de sucreries pour moi avant le 27 mars (maintenant que c’est officialisé dans le journal, j’imagine que j’ai moins d’espace pour tricher… Si je ne suis pas la seule, vous pouvez aussi m’envoyer des mots d’encouragement). «On s’en…», dites-vous avec raison, mes habitudes alimentaires ne méritent pas d’être publiées. Mais voilà, le 18 février, j’ai triché et ici je me repens: le nouveau spectacle de PPS danse est un vrai bonbon! Je vous l’avais promis avant la semaine de «relâche» (le terme est généreux pour ceux qui, comme moi, avaient encore tant à lire et étudier): le spectacle était génial. Du 16 au 26 février, dans le cadre du festival Montréal en lumière, la compagnie PPS Danse nous présentait donc un mariage entre la danse et les arts du cirque. Le chorégraphe Pierre-Paul Savoie, le fameux PPS (bravo à ceux qui ont immédiatement fait le lien!) tente depuis quelques années, en tant que metteur en scène,

Six artistes issus des arts du cirque campent de singuliers personnages de bandes dessinées.


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Le Délit  1er mars 2005

culturethéâtre

Des mots et des femmes

Maxime Denommée signe la mise en scène du dernier texte de Mark O’Rowe, Tête première, qui sera présenté à la Licorne dès cette semaine. Flora Lê

culturebrève

Yannick Macdonald

L

’incroyable succès de Howie le Rookie, premier texte de l’auteur irlandais Mark O’Rowe à être joué chez nous, ne pouvait être laissé sans suite. Et bien il a fait des bébés: maintenant père, le dramaturge s’est remis à l’écriture, et nous a donné un second opus qui sera monté au théâtre de la Licorne. Le plus intéressant est certainement le parcours de Maxime Denommée qui a tant séduit par son interprétation de Rookie Lee (rôle qui lui a valu le Masque de la meilleure interprétation masculine), et qui maintenant se trouve à la barre de la mise en scène de la nouvelle pièce. Le texte est entre de bonnes mains. Tête première, c’est l’histoire de trois femmes pour qui l’arrivée d’un étranger leur petite ville imaginaire sera bouleversante. À tour de rôle, Olive Day, Alison Ellis et Tilly McQuarrie nous en proposent le récit où elles auront à défendre leur famille et leur honneur. «Tête première est la suite et le pendant féminin de Howie le Rookie», nous explique Maxime Denommée. «Cette suite féminine est logique quand on sait que l’auteur a eu un enfant entre les deux pièces, tout comme moi d’ailleurs. Les histoires de gars de bars ont laissé la place aux relations de couples, la maternité et les relations mère-enfant. Cette fois la parole est donnée aux femmes». Le jeune comédien, diplômé du Conservatoire d’art dramatique depuis sept ans déjà, en est à sa première mise en scène. Mais le défi n’est pas trop grand pour le néophyte, puisque le travail selon lui est «moins de la mise en scène que de la direction d’actrices, chose que je connais déjà, et qui m’est familier étant donné ma formation de comédien. Mais cette fois-ci, je me retrouve de l’autre côté de la table. Il fallait que je développe un certain détachement et une vision globale du spectacle, mais ma mise en scène est directement inspirée de la façon dont j’aurais voulu jouer cette pièce moimême». Mais la chose n’en est pas pour autant sans difficultés «parce que lorsque l’on joue, on fait quantité de choses instinctivement, inconsciemment», précise-t-il. Il ajoute que le

Maxime Denommée relève le défi de la mise en scène du dernier texte de Mark O’Rowe, Tête première.

fait de devoir expliquer aux comédiennes ce qu’il veut ne vient pas toujours naturellement: «Ce n’est pas toujours simple de verbaliser ce que l’on a toujours fait sans trop savoir pourquoi ou comment». Ce qui l’a certes obligé à réfléchir sérieusement sur le jeu, et sur les procédés théâtraux, «sur ce qui marche et ce qui ne marche pas». Mais il ne cache pas que ce travail l’a amené à un autre niveau, et lui a notamment fait cadeau de certaines révélations concernant le jeu: «Par exemple, j’ai découvert que l’émotion ne peut pas être à la fois sur la scène et dans la salle. Ou bien l’émotion est jouée par les comédiens, ou bien elle est vécue par le spectateur, mais il ne faut pas s’attendre à ce qu’elle soit simultanément aux deux endroits». Et cette idée est d’autant plus vraie dans le cas des textes de Mark O’Rowe, qui sont conçus comme des récits, des histoires que l’on raconte directement

au public. Il n’y a pas de «quatrième mur» comme l’explique Maxime Denommée, c’està-dire que la pièce ne se joue pas comme si le spectateur était absent et spectateur comme dans la majorité des pièces où l’action se développe en temps réel. Ici, au contraire, le personnage, seul sur scène, raconte une histoire et l’auditoire revit l’anecdote qui est contée. Le jeu n’est pas celui de l’action, c’est celui de la réminiscence du conteur. Le personnage se livre à une sorte de mise à nu en se plongeant dans le souvenir que le spectateur fait plus que regarder: il le vit, mais quant à lui pour la première fois. On comprend donc aisément que pour le metteur en scène, «ce qui est le plus important c’est de ne jamais oublier que l’on raconte une histoire au public, et ce public est lui-même un personnage de la pièce». Il faut donc trouver le dosage et la fluidité de l’émotion qui va permettre le va-et-vient de

cette tension entre la salle et la scène. Mais cette communication est particulière dans le cas de la prose de O’Rowe, qui possède une puissance d’évocation qui avait marqué le comédien avec Howie le Rookie. «Les images naissent des mots, et sont très fortes». Mais la tâche des comédiens est de libérer ces images, ce qui n’est pas toujours facile quand on cherche à jouer le texte. C’est pourquoi Maxime Denommée opte pour un travail singulier: «Pour parvenir à libérer les images, il ne faut pas surcharger le texte d’émotion. C’est plutôt une question de rythme, de ponctuation. Il faut faire confiance au texte, et si on ne fait que dire le texte, c’est là que les images s’élèvent d’elles-mêmes». On dirait là un discours contraire au jeu, mais c’est paradoxalement la façon de conserver au texte sa richesse et sa puissance évocatrice. S’il y a trop de jeu, trop d’émotion, le texte est occulté, et le spectateur cesse d’entendre les mots. Il ne faut pas distraire le regard mais le soutenir, garder tout le temps du monologue le public en haleine afin que les mots glissent de la bouche des comédiens aux oreilles de l’auditoire, car c’est dans la tête des observateurs que le spectacle a véritablement lieu. Maxime Denommée souligne enfin le travail remarquable d’Olivier Choinière, à qui il attribue la réussite des textes de O’Rowe: «Il sait s’approprier carrément les mots de l’auteur, à un point tel qu’on ne dirait plus que c’est une traduction, mais simplement une transcription. Et son travail est remarquable parce que c’est si facile de se mettre le texte en bouche, le langage nous parle, nous rejoint». Et malgré le fait que l’histoire que raconte O’Rowe soit parfois très sombre, Denommée assure que la pièce finit avec beaucoup d’espoir. «La finale est même, je dirais, lumineuse». Pour reprendre les mots d’Olivier Choinière, «c’est comme trouver un diamant dans la boue».  Tête première sera présenté du 1er mars au 9 avril au théâtre de la Licorne 4559, rue Papineau (coin Mont-Royal). Pour réservation: (514) 5232246.

Avis aux designers!

Il ne reste que quelques jours avant la fin du concours de design graphique Onetop sur t-shirt. Ce concours est ouvert à tous et à toutes. Profitez-en pour donner votre version de la société.

O

netop a pour vocation de révéler, de reconnaître et de promouvoir les talents en arts visuels sur un canevas original : le t-shirt. Cette démarche s’inscrit dans une volonté de soutenir le travail des artistes et de développer leur image à travers la richesse de leurs nouvelles créations. Esthétiques, ludiques ou politiques, les messages véhiculés par les artistes sont personnels et uniques. L’entité de Onetop repose sur cette collaboration exclusive. Le thème de l’édition 2005 est la Société. Quelle est votre vision de la société au XXIe siècle? Politique, humoristique ou tout simplement esthétique? Le t-shirt est un véhicule de communication formidable destiné

à tous et à toutes, profitez-en pour sensibiliser le public à une cause ou éblouissez les en leur montrant que les beaux designs sont aussi accessibles au Québec. 40 œuvres vont être exposées dans la gal-

erie [sas] pendant un mois. Les t-shirts seront présentés sur des mannequins en plastic et vendus au public. Pour participer, vous devez remettre les trois projets (maximum) sur CD au plus tard

le lundi 14 mars 2005 à 22h00. Le vernissage de l’exposition a lieu à la galerie [sas] le mardi 7 juin 2005 à partir de 18h00.

Pour plus d’information, consultez le site web: www.onetop.ca.


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Le Délit  1er mars 2005

culturethéâtre

Enfance «impardonnée» Dans sa nouvelle adaptation théâtrale, Dominick Parenteau-Lebeuf explore un thème poignant et obscur, l’infanticide. Se relocalisant à l’Espace Go pour quelque temps, cette réalisation du théâtre PàP jouissait d’une bonne scène, de bons comédiens, d’un bon metteur en scène… Comme quoi, il faut plus pour faire une bonne pièce. Émilie Beauchamp intéressante rencontre de styles se retrouve malheureusement alourdi par des textes trop profonds, métaphoriques et souvent délirants. En effet, l’auteur a tué son œuvre en la surchargeant de symboles et de thématiques qui, alors que devant s’entrecroiser en un parfait ballet, se percutent et retombent en pièce car les discours ne sont pas suivis tout au long de l’histoire. L’auteur a injecté quelques parenthèses par-ci par-là au cours du dénouement, mais ne reprend aucun de ces thèmes une fois discutés. Un personnage s’élance dans une rhétorique richement composée et au vocabulaire copieux (trop même peut-être), pour nous conter un épisode traumatisant de sa vie, et puis ce même exposé n’est plus utilisé pour le reste de l’œuvre… Comme quoi on aurait essayé d’adapter une analyse littéraire au théâtre. Au fond, ce qu’il nous reste de tout cela, ce n’est que l’impression que plusieurs symboles La petite scrap raconte le drame qui a vu deux enfants britanniques de dix éparpillés ont été regroupés ensemble et ans se transformer en meurtriers. présentés à l’Espace Go… et détraqués et que, bien souvent, chacun Et puis il y a cette fascination pour le Encore une fois, l’arrière-plan est celui cache une histoire troublante au fond de soi. morbide. Parmi les motivations de Dominick des trois personnages principaux, dansant Et puis, malgré le fait que je catégoriserais Parenteau-Lebeuf pour la création de son au centre de la scène comme en transe et la pièce «d’attendez qu’elle sorte en vidéo», œuvre se trouvaient ses propres fantasmes chantant un hymne ancien… Belle recréation je lève toutefois mon chapeau à Dominick d’infanticide. En fait, c’est le fait qu’un esprit populaire de meurtriers d’enfant… Ce que l’on retient de la pièce? Tout Parenteau-Lebeuf pour le courage et l’audace sain comme le sien puisse imaginer et se pris pour monter une pièce centrée sur ce combler d’une telle horreur qui l’a poussé premièrement qu’il est supposément normal thème… mais rien de plus.  à mettre en scène de tels personnages. Le de vouloir tuer des bébés… Eh bien! Tout problème est que ses personnages n’ont rien le monde pense à cela! Non, sérieusement, La petite scrap est présenté par le Théâtre PàP d’un esprit sain, de normal ni de commun. on retient premièrement qu’on ne veut à l’Espace Go jusqu’au 19 mars. Pour plus Donc la perspective d’encadrer le thème pas parler d’enfants ni de poupons pour au d’information: www.theatrepap.com. Billets sur de l’infanticide dans une fresque de la moins une semaine. Aussi, on retient que le Admission. vie quotidienne, de le normaliser se perd. monde contient plus que son lot de névrosés Alain Gauvin

Q

ui aurait cru que l’on puisse faire une œuvre complète ayant comme thème omniprésent de tuer des bébés? Eh bien! Certains ont eu cette idée et ont adressé des louanges au projet de Dominick Parenteau-Lebeuf qui, voulant exorciser ses propres fantasmes d’enfance, a désiré découvrir l’univers de l’infanticide. Sur un fond de vérité, soit le drame qui a vu deux enfants britanniques de dix ans se transformer en meurtriers du petit James Bulger, deux ans et demi, l’auteur dresse le portrait des deux gamins maintenant adultes et réhabilités, tentant de refaire leur vie dans la société civilisée. Société qui, en passant, veut leur peau et ne pardonne pas l’irréparable. Mieux encore, les deux sentenciés devenus sérieusement névrosés redécouvrent la vie et s’élancent vers elle par différents chemins, l’un désirant devenir martyr, le deuxième recherchant la perfection et la réparation par la Beauté. Leurs chemins s’entrelaceront avec celui de Minnie, jeune fille un peu folle et colocataire de Jacob qui cache aussi de lourds secrets, ayant perdu un enfant le printemps précédent. Ajoutez à cette recette une mère sexuellement désaxée et fanatique de lapidation et un père boucher et dépendant de sa femme, et voilà l’œuvre résumée. En fait, il s’y entremêle anecdotes et histoires du passé de chacun, qui ont tous un lien en commun: chacun raconte comment il a tué l’innocence de son enfance, comment s’est passé son passage de l’enfance à la majorité, alors que ses rêves ont été écrasés. Ce qui aurait pu faire une

culturefeuilleton

L’Estenceleur - acte final

Tracy Robin {...}

La belle Marie était inquiète. Le maître estenceleur aussi. Lorsque enfin Jacob revint auprès d’eux, personne n’aurait pu deviner l’affaire que l’abbé venait de conclure. Personne. « Jacob, enfin te voilà! Que s’est-il passé avec l’abbé Visconsin, que te voulait-il? » - Jacob, mon fils, reviens-tu avec de fâcheuses nouvelles? Tu as l’air bien sérieux ». - Holà Marie! Holà mon père! Laissezmoi reprendre mon souffle et mes esprits. Je ne suis pas encore revenu de la surprise que m’a causée l’entretien que je viens d’avoir avec l’abbé Visconsin. - Mais enfin que te voulait-il?, insiste Marie. - Voilà j’irai droit au but: l’abbé Visconsin a fini par apprendre que c’était moi qui avais

parachevé votre travail, père. Par je ne sais quel élan de bonté, il reconnaît mon talent et m’offre, ou plutôt m’enjoint de partir sur les routes de Compostelle afin de parfaire mon éducation. Il pourvoira à tous mes besoins. Je deviendrai compagnon et j’apprendrai non seulement l’art de l’estenceleur, mais nombre d’autres arts pour devenir, si Dieu le veut, bâtisseur d’églises ». Ni Marie ni le père de Jacob ne disent mot, figés qu’ils sont par cette nouvelle surprenante. Ils finissent tout de même par articuler: « Combien de temps seras-tu parti? - Quand pars-tu? - Combien de temps est-ce que ça prend pour maîtriser suffisamment un art, avant qu’on se sente prêt à bâtir quelque chose? Dites-moi, père, combien d’années avez-vous été compagnon avant que l’on reconnaisse

vos mérites? Vingt ans? Dans mon cas, il est possible que ça prenne moins, ou davantage. Je ne sais pas combien de temps je serai parti et l’abbé Visconsin a tout arrangé afin que j’accompagne un de ses amis qui prend la route de Compostelle dans sept jours. - Sept jours!, dit une Marie maintenant toute pâle et le souffle coupé en cherchant un banc pour s’asseoir parce que ses jambes ne la portent plus. - Sept jours!, dit maître Ozias, blême lui aussi, de ne pas savoir s’il doit être très fier de son fils, de l’incroyable chance qui se présente ainsi à lui, ou s’il peut montrer son chagrin de voir partir ce fils sur qui il comptait pour prendre la relève de ses affaires lorsque le temps serait venu. - Sept jours! », dit Jacob, les joues rouges et le front chaud, fiévreux de l’émotion qu’il vit actuellement.

Lui sur les routes de Compostelle! Lui qui s’instruirait des connaissances, des pratiques, des savoirs! Lui qui maîtriserait l’intelligence, la science et la compréhension des bâtisseurs d’églises? S’il ne voyait pas l’étonnement sur le visage de son père et le désespoir sur celui de Marie, il croirait qu’il rêve. Comment estce possible qu’une proposition aussi inouïe lui ait été faite? Qu’a-t-il à gagner ou à perdre en disant oui? En disant non? Quel est le prix à payer pour dire oui, pour accepter? Quel est celui à payer en disant non, pour refuser? Jacob est incapable de penser, encore moins de prendre une décision. Lui aussi, sous le poids d’une grande lassitude, soudaine et tellement pesante, s’assoit sur le banc, près de Marie, qui commence à pleurer.  Fin


12 Le Délit  1er mars 2005 culturemagazine

And the Oscar goes to...

Par ordre chronologique, les gagnants des Oscars 2005. David Pufahl 20h44: Halle Berry présente tous les candidats pour la direction artistique avec un petit changement: les candidats sont déjà sur scène au lieu d’être dans l’auditoire. Comme ça, ils n’ont pas l’occasion d’étreindre leurs amis avant de monter sur la scène. C’est ridicule! Gagnant: The Aviator. 20h50: Morgan Freeman gagne l’Oscar du meilleur acteur de soutien pour Million Dollar Baby. Franchement, il le méritait. Il a incarné la voix de la raison à la perfection dans le film de Clint Eastwood. 20h58: Sans aucune surprise, The Incredibles gagne l’Oscar du meilleur dessin animé. 21h01: Une autre «innovation» est présentée pour le meilleur maquillage: on a réuni tous les candidats sur un même coin dans l’auditoire, le présentateur se poste près d’eux et donne l’Oscar aux gagnants sans qu’ils doivent aller sur la scène. Gagnant: Lemony Snicket’s A Series of Unfortunate Events. 21h03: Beyoncé Knowles chante la chanson-thème du film Les choristes en français. Je n’ai rien compris du tout… 21h18: Un personnage animé de The Incredibles vient aider Pierce Brosnan à présenter l’Oscar des meilleurs costumes. Il faudrait que je vois ce film-là… Gagnant: The Aviator 21h22: Cate Blanchett gagne l’Oscar de la meilleure actrice de soutien pour The Aviator. Je deviens opti-

miste pour ce qui est des chances de ce film de raser la cérémonie. Trois Oscars sur une possibilité de quatre, ce n’est pas si mal… 21h26: Un hommage au regretté Johnny Carson, animateur des Oscars pendant plusieurs années, est présenté. 21h31: Vu que Fahrenheit 9/11 n’était pas éligible pour le meilleur documentaire, Born Into Brothels a été choisi. Je ne peux pas vraiment juger ce choix car je n’ai vu aucun des candidats, excepté Super Size Me. 21h33: Voyons donc! Malgré un résultat parfois erratique, Thelma Schoonmaker gagne l’Oscar du meilleur montage pour The Aviator. L’Académie a vraiment adoré ce film. 21h44: Alexander Payne et Jim Taylor gagnent l’Oscar du meilleur scénario adapté pour Sideways. 21h47: Meilleurs effets visuels: Spider-Man 2. 21h50: L’Oscar honorifique est donné cette année au réalisateur Sidney Lumet, qui a réalisé plusieurs classiques du cinéma américain tels que Dog Day Afternoon, Network et Serpico. 22h12: Je pensais m’ennuyer devant les gagnants des courts métrages, mais je dois souligner la victoire de Ryan, un court métrage animé canadien diffusé récemment à Télé-Québec. C’est à propos d’un animateur canadien nommé Ryan Larkin qui a eu beaucoup de succès

culturerétrospective

dans les années 70 et qui vit maintenant dans les rues du centre-ville de Montréal. 22h15: The Aviator gagne son cinquième Oscar en la personne de Robert Richardson, le directeur photo. 22h22:Vu qu’il s’agit du film le plus musical du lot, il est naturel que Ray gagne l’Oscar du meilleur son. 22h25: Meilleur montage d’effets sonores: The Incredibles. 22h40: Meilleure trame sonore: Finding Neverland. Dommage pour Thomas Newman, un de mes compositeurs préférés, qui était en nomination pour Lemony Snicket’s… 23h02: Présenté par Prince, l’Oscar de la meilleure chanson est décerné à Carnets de voyage pour une chanson en espagnol. Chapeau! 23h05: Meilleure actrice: Hilary Swank pour Million Dollar Baby. Deuxième Oscar en six cérémonies… Cette fille-là a beaucoup de chance. 23h14: La Mer intérieure, un autre film en espagnol, gagne l’Oscar du meilleur film étranger. 23h17:Yes! Charlie Kaufman gagne l’Oscar du meilleur scénario original pour Eternal Sunshine of the Spotless Mind, un scénario incroyable! 23h25: Jamie Foxx gagne comme prévu l’Oscar du meilleur acteur pour Ray. 23h33: Déception! Clint Eastwood gagne contre Martin Scorsese pour l’Oscar du meilleur réalisateur. Ça

fait maintenant cinq fois que Scorsese se fait bouder. 23h38: Million Dollar Baby gagne l’Oscar du meilleur film. Alors, le film d’Eastwood a gagné quatre Oscars et The Aviator «suit de près» avec cinq Oscars moins prestigieux. Scorsese recevra uniquement un Oscar honorifique dans un futur proche, à mon avis.

Espérons seulement que ce sera de son vivant… Au moins, Kaufman et Payne sont reconnus du côté du scénario, tout s’est passé comme prévu chez les acteurs et le cinéma hispanophone est à l’honneur. Malgré quelques mesures prises pendant la cérémonie pour gagner du temps, je dois me coucher à minuit tapant pour finir cet article. Adios! 

Rouge cinéma

La Cinémathèque présente du 2 au 30 mars une rétrospective de l’œuvre du cinéaste québécois Arthur Lamothe. Flora Lê C’est son intérêt marqué pour la question des Autochtones au Québec qui lui ont valu son titre de cinéaste engagé. Mais ce n’est pourtant pas une étiquette que l’homme revendique: «Je n’ai pas fait de cinéma engagé, répond-il. J’ai tourné des films qui me tenaient à cœur avec des gens que j’aimais. De nos jours, c’est la même chose. Engagé ou pas, le cinéaste fait des films qu’il aime, un point c’est tout.» Et ce qui le passionne, ce sont les Amérindiens. Il a réalisé 26 films avec eux et sur eux, le premier étant Le Train du Labrador en 1967, puis une œuvre magistrale de 13 documentaires (longs et moyens métrages) réalisés entre 1973 et 1983, intitulée Chronique des Indiens du Nord-est du Québec. Dans cette série, qui trouve son prolongement et son aboutissement dans Mémoire battante (1983), Lamothe impose une conception du cinéma entièrement soumise à une éthique stricte et à une honnêteté morale sans faille qui lui permettent d’approcher la culture amérindienne en évitant les pièges de la mauvaise conscience et du manichéisme. Arrivé au Québec en 1953, Lamothe étudie l’économie politique à l’Université de Montréal et tient des chroniques sur le cinéma

dans plusieurs publications (Cité Libre, Liberté) avant de devenir recherchiste et scénariste à l’Office national du film (ONF). Bûcherons de la Manouane (1962), pour lequel il met à profit une expérience de bûcheron acquise en Abitibi, marque ses débuts de cinéaste. Ce court métrage, devenu un classique de la cinématographie québécoise, démontre que Lamothe considère que le cinéma est un outil d’engagement social. À ce propos,Yvan Patry écrit sur son cinéma qu’il: «témoigne de la présence du regard d’un homme sur d’autres, d’un regard engagé, viril et non point compatissant. » Le Mépris n’aura qu’un temps (1969), commandité par la Centrale des syndicats nationaux (CSN), illustrera de façon éloquente la qualité de ce regard. Le cinéaste y prend comme point de départ la mort de sept ouvriers pour parler de l’exploitation des travailleurs sous toutes ses formes. Et en 40 ans de métiers, la passion de l’homme de terrain n’a rien perdu de son ardeur. Tellement que chez les Montagnais, on l’appelle Maïkan, le grand loup du cinéma. Il n’a jamais vraiment appris la langue, se débrouille avec 300 mots de montagnais, mais est devenu tranquillement des leurs, reçoit les

Amérindiens quand ils passent par Montréal, fasciné par leurs mythes, leurs coutumes, leurs détresses. Le Silence des fusils, qui prend sa source dans un drame vécu sur la réserve de Maliotenam, fut une longue aventure jonglant avec l’histoire récente et l’invention pure. Précisons que le scénario s’inspire de la mort suspecte en 1977 de deux Montagnais sur la rivière Moisie en pleine guerre du saumon. «Noyés», précisait l’enquête expéditive. «Mais sans eau dans les poumons et avec des trous de balles», notaient les témoins révoltés… L’homme se lance donc dans l’aventure de «fictionniser» le réel et développe le nouveau concept de «docufiction». Fiction et réel se côtoieront d’autant plus avec les retombées de ses films : le tournage du Silence des fusils a relancé au printemps dernier l’enquête policière sur les morts douteuses après que l’émission Enjeux eut consacré un reportage à cette affaire. Et du côté amérindien, Le Silence des fusils a été très attendu comme un porte-voix des Montagnais dans cette douteuse affaire, encourageant le conseil de bande de Sept-Îles à y investir 70 000 $. Arthur Lamothe est un homme de passion capable d’émouvoir autant que de convaincre. Son cinéma est un enseignement, un

exemple pour quiconque tourne sa caméra vers une culture qui n’est pas la sienne. Alain Resnais disait qu’un «travelling est affaire de morale.» La phrase a depuis été abondamment citée, mais bien peu de gens l’ont comprise, et encore moins nombreux sont ceux qui l’ont vécue. Arthur Lamothe compte parmi ceuxlà. Le cycle préparé par la Cinémathèque échantillonne le parcours d’Arthur Lamothe en 14 œuvres, des premiers essais conçus au début des années 60 jusqu’aux longs métrages tournés au milieu des années 90. «J’aurais aimé qu’on y présente plus de films, mais il y avait des contraintes de temps. Il faudrait une deuxième rétrospective!» conclut-il avec son enthousiasme légendaire.  La Cinémathèque québécoise présentera la rétrospective d’Arthur Lamothe du 2 au 30 mars. La Cinémathèque est située au 355, boul. de Maisonneuve Est (métro Berri-Uqam). Pour plus d’information, (514) 842-9768 ou visitez le www.cinematheque.qc.ca


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culturecinéma

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Quand les Îles-de-la-Madeleine et ses habitants se racontent...

Le Cinéma ONF présente Le Temps des Madelinots, un film de Richard Lavoie. Dominique Henri

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elui-là descend dans le calme de son sous-sol pour préparer ses cages à homard quand se déchaîne le vent d’hiver. Celle-là ramasse sur la plage des moules qui inspirent les toiles qu’elle recouvre de couleurs. Ceux-ci partagent avec les touristes leur intérêt pour le voyage et les tentes mongoles. Celles-là se réunissent dans une école vide d’enfants pour tisser nappes et napperons. Ce couple aux cheveux blancs prépare un jardin chaque printemps. Cet homme compte les cernes de l’arbre qu’il vient d’abattre. Ce pêcheur parle avec dépit de l’égoïsme des gens de la mer, cet autre de son amour pour la vastitude de l’horizon sans gratte-ciels. Et tout cela, sur un même archipel. Dans un même coin de terre où le cinéaste Richard Lavoie a passé un hiver pour poser l’œil de sa caméra sur le temps et les habitants des Îles-dela-Madeleine. Braquant sa caméra à hauteur humaine, Lavoie nous convie à la rencontre des Madelinots, ces 13 000 Québécois de culture acadienne qui partagent un parler et une culture singuliers, farouchement attachés à leur identité distincte. Tourné hors de l’afflux touristique, Le Temps des Madelinots dévoile un visage méconnu des Îles-de-laMadeleine: celui qui les trouve entièrement livrées aux éléments et aux insulaires. Ce superbe documentaire évoque les difficultés économiques de ce territoire

cultureexposition

éloigné comme la vitalité de sa communauté, le difficile passé des Îles et son avenir incertain. Capturant toute la richesse d’un mode de vie en déclin, le film témoigne d’un monde en transformation. Destination de plus en plus prisée par les touristes,les Îles-de-la-Madeleine paient le prix de leur popularité grandissante. La surenchère immobilière chasse la majorité des insulaires de leurs maisons pendant la belle saison, au profit des estivants, et encourage l’exode des jeunes. Menacés de dépossession, les Madelinots doivent aussi poser un choix déchirant: permettre ou non l’exploitation d’immenses gisements d’hydrocarbure. Or, pour bien des Madelinots, la survie est devenue une seconde nature, tout comme l’indéfectible attachement qu’ils vouent à leur fragile coin de pays. Et quand les visiteurs Lors de la fête de la mi-carême, une Madelinienne tente de découvrir à qui d’une saison repartent pour retrouver le appartient le nez qui se cache sous le masque. confort des villes, les irréductibles insulaires font le choix de rester. À travers son film, insulaires: «Je trouve que les médias charrient impressionniste, Richard Lavoie signe un Lavoie a cherché à illustrer «le caractère plein d’images clichées sur les populations des précieux portrait de ce trésor humain et des Madelinots et les points saillants de îles ou des régions éloignées. On les présente naturel que sont les Îles-de-la-Madeleine. Un leur culture, leur opiniâtreté, leur sens de la généralement comme des gens affligés de gros petit trésor de moins en moins secret, certes, famille, leur côté ludique et festif, également problèmes et qui revendiquent… Il n’y avait mais qui appartient encore, pour un temps du le moment particulier qu’ils vivent: le déclin pas que ça pour moi. J’avais le goût de les moins, aux Madelinots. LeTemps des Madelinots: de l’agriculture et de la pêche, la venue des accompagner dans leur silence, leur beauté, un documentaire à voir absolument.  touristes et les conséquences de tout cela», leur profondeur et leur fierté», explique-t-il. affirme-t-il. Évitant de sombrer dans la peinture Le film Le Temps des Madelinots sera présenté Le projet du cinéaste, qui «aime donner la exotique ou le pittoresque rose bonbon, au Cinéma ONF, situé au 1564, rue Saintparole à ceux qui ne l’ont pas», répond donc à filmant les gens avec chaleur et les paysages Denis, jusqu’au 7 mars, à 21 h, et les 8 et 9 son désir de partager un regard différent sur les avec une poésie digne d’un peintre mars, à 17 h et 19 h.

Bibliothèque centrale de Montréal: Trésors littéraires

En l’honneur du transfert de sa collection, la Bibliothèque centrale de Montréal expose ses trésors au public. Agnès Beaudry En janvier 2004, la Bibliothèque centrale de Montréal (BCM) a vendu sa collection à la Bibliothèque nationale du Québec (BNQ). Le transfert a permis de redécouvrir les richesses oubliées des étagères empoussiérées. La BCM a donc décidé d’en faire profiter le public et tiendra une exposition jusqu’au 25 mars prochain. Entrant dans ce magnifique bâtiment,levant les yeux et observant les effigies en l’honneur des grandes figures de notre littérature, de Dante à Goethe, de Chateaubriand à Descartes, l’on appréhende immédiatement le pourquoi de cette exposition. Malgré la modernisation électronique de la distribution de la connaissance, malgré l’archaïsme du papier, le livre garde sa divinité: il est l’initiateur et le bateau de nos civilisations, plus il est vieux, plus il porte cette noblesse qui nous rappelle que nous ne sommes pas de petits êtres perdus dans un temps fugitif, mais bien le résultat de milliers d’années répertoriées.

Exposition pour ne pas oublier le passé, pour continuer à se reposer sur l’hier afin de mieux appréhender le demain. L’exposition débute avec la présentation d’œuvres peignant les coutumes vestimentaires et l’architecture des deux derniers siècles. La bibliothèque ayant ouvert ses portes en 1844, la plupart des œuvres datent des dix-neuvième et vingtième siècles. Mais à force d’acquisitions et parce que son trésor est né avec l’achat de la bibliothèque de Philias Gagnon en 1910, l’on y trouve aussi plusieurs bijoux des siècles précédents. J’en note un caché dans un recoin du premier étage: Le Philosophe ignorant de Voltaire, édition originale datant de 1766. Un thème récurant de l’exposition est la censure. Le Québec s’étant battu longtemps contre les restrictions de l’église catholique quant à la distribution des œuvres, la BCM a plus d’une fois dû refuser ou retarder des

acquisitions dites immorales ou impies. On y trouve donc plusieurs livres qui, jusqu’en 1920 et plus tard, étaient à l’index. Bien sûr, parlant d’une bibliothèque québécoise et canadienne, la tendance est aux spécimens de ce genre. Dans le coin pour enfant, l’on trouve une magnifique édition des Contes de la lune de Gabrielle Roy (et, évidemment, son Bonheur d’occasion un peu plus loin). Anne Hébert et Kamouraska,Yves Thériault et Contes pour un homme seul, mais encore plus intrigant, Les Phases triptyques de Guy Delahaye, feu médecin d’Émile Nelligan. Sur un pallier entre deux escaliers,semblable à une petite scène, se trouvent les raretés de théâtre et de musique. Le chansonnier a laissé sa place parmi les fouillis de papiers et l’essor du théâtre québécois entre 1940 et 1950 a peuplé les étagères d’un nouveau genre. En plus des classiques de Tremblay, Dubé, Ferron et Garneau, l’on y

trouve la première pièce de théâtre publiée au Québec: Griphon ou la vengeance d’un valet, Comédie en trois actes de Petitclair Pierre. Certains ont sûrement vu le film récent, Un homme et son pêché. Eh bien! Eugène Daigneault, qui jouait le père Ovide dans la série originale, occupe une place privilégiée sur cette scène improvisée. Entre autres, on y trouve les spicilèges de programmes et coupures de presses des événements auxquels il a participé. L’histoire a sa place au sommet de cette exposition: de nombreuses cartes géographiques ne datant pas d’hier, des traités de paix conclus en 1666 entre Sa Majesté le Roy de France et les Iroquois, des premières parutions canadiennes de toutes sortes, tant journaux que catéchismes et la seconde édition de la première description des Amérindiens, donnée par l’évêque de Césarée, datant de 1512. Aussi, un grand livre que, écoutant contre mon gré une conversation perdue entre un gardien et un employé (les

bibliothèques sont trop silencieuses pour les ignorer), j’apprends être estimé à une valeur de plus d’un million de dollars. Je parle de l’Album Viger par Jacques Viger, recueil de souvenirs canadiens, placé sous verre. Je conseille donc au bibliophile d’aller errer près du parc Lafontaine et de se laisser tenter par la vue de ce vieil immeuble nommé BCM avant que cette collection unique ne quitte les murs de pierre pour aller se loger dans le berceau gouvernemental.  L’exposition Les Trésors de la Bibliothèque centrale de Montréal se trouve au 1210, rue Sherbrooke Est jusqu’au 25 mars. La bibliothèque ouvre tous les jours à 13h avec des heures de fermetures variables. L’entrée est libre.


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L’âme d’un cowboy romantique Témoignage de Yann Perreau avant la sortie de son prochain album. Nicholas Bellerose

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’est par un après-midi dans un endroit tranquille de l’avenue Mont-Royal que j’ai eu la chance de rencontrer cet artiste éclectique. Vous avez peut-être eu la chance de savourer son premier album Western Romance, peut-être l’avez-vous croisé lors d’une nuit blanche, dans les rues du Plateau, ou été sous le choc après une de ses prestations scéniques? Peu importe, Yann Perreau mérite d’être connu, d’autant plus que son prochain album sortira le 18 avril prochain.Voici un portrait sensible, pour mieux comprendre à quoi s’attendre. Yann Perreau n’est plus seul à tout faire, il est maintenant bien entouré avec une équipe et des musiciens ayant gagnés sa confiance. Depuis le jour où il remporta le Cégep Rock en 1994, il créa son parcours à travers sa musique et ses expériences humaines. Cela se voit et se ressent à travers ses yeux. Ainsi, en automne dernier, il travaille à la pré-production de son album et décide en janvier d’enregistrer les 11 titres attendus avec impatience. Tout a été mis en place pour donner une suite logique à Western Romance, nous dit-il: «On peut s’attendre à un peu plus de groove, mais sans prendre un virage radical. Cela doit rester une chanson où la musique laisse porter le texte». On entendra sûrement des influences musicales européennes, car il a été appuyé par Matthieu Ballet (mixage et programmation)

Yann Perreau prévoit la sortie de son prochain album au printemps.

et Joseph Racaille (arrangements des cordes), deux Français ayant déjà travaillés avec Alain Bashung. L’exploration sonore, les ambiances sensuelles et les douces mélodies seront

toujours au rendez-vous. En me rappelant qu’il compose ses chansons au piano, cela ajoute une touche posée et intimiste. Au niveau des textes, on peut s’attendre à l’exploration de plusieurs sujets tirés des relations humaines. Il dit actualiser son passé. On peut donc appréhender un côté profond et personnel. Cependant, il insiste: «Des thèmes denses, mais abordés avec une certaine légèreté». Par exemple, il a vécu une peine d’amour lui permettant de canaliser et d’aller creuser dans le fond de ses tripes. Comme il le mentionne, «cet événement m’a poussé à focuser de manière saine et d’alimenter ma création». Cette création l’aida aussi à guérir, à évoluer et simplement à effectuer un lâcherprise. Sa poésie est très importante dans son œuvre, car elle démontre la profondeur et la sensibilité de l’individu. Sur scène, il est très sexuel, jouant avec l’espace et la foule pour établir une communication directe. Par contre, il veut être reconnu pour plus qu’une image comme il l’explique: «J’aime sentir que je fais du bien aux gens à travers mes concerts, mais lorsque des personnes sont touchées par mes textes, cela a beaucoup d’importance». Ayant beaucoup voyagé à travers les États-Unis, l’Amérique du Sud ou l’Europe, il a vécu diverses expériences. Il acquiert sa connaissance dans les différentes cultures et

rencontres enrichissantes pour mieux prendre conscience de son environnement. C’est alors évident que nous aurons droit à des textes évoquant la liberté, l’amour, la vulgarité ou le raffinement. Les paradoxes de l’humanité nous habitant tous un peu, à différents niveaux, on pourra s’y rattacher. Finalement,Yann Perreau me fait réaliser combien il est beau d’être un artiste. Suivant les traces de son modèle professionnel, Richard Desjardins, il tient à son indépendance. Il garde un pied dans l’industrie, mais gère toutes ses affaires avec la collaboration de Nicole Bouchard chez Fullspin Musique. Maintenant éveillé face à la cruauté du monde, il maintient ce côté rêveur et ambitieux de tout fonceur. Traduisant bien le titre de son prochain single radio La vie n’est pas qu’une salope, il me dit croire «à la force tranquille de l’Homme pouvant nous faire réaliser que la vie est belle malgré le malheur». On est tous humain, conclut-il.  Yann Perreau prépare la sortie de son prochain album, prévue pour le 18 avril. Il sera en spectacle le 12 mars prochain au Pavillon de l’entrepôt, 2901, boulevard Saint-Joseph à Lachine (billets sur Admission). Pour plus d’information, consultez son site internet: www.yannperreau.com

culturemusique

Bande à Part Incontournable !

Depuis sa création, Bande à Part se distingue de tous les médias alternatifs offerts présentement. Alexandre Vincent

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réé en 1996, par la station de Moncton de RadioCanada, ce projet offrait une vitrine audacieuse pour la musique émergente. Cinq ans plus tard, la direction de la SRC lance le site www.bandeapart.fm, un tournant dans la petite histoire de la diffusion de la musique au Québec. À l’automne 2001, le réseau ARTV lui fait une place dans sa programmation et l’aventure durera 40 épisodes et se poursuit avec un spécial sur le gala de l’ADISQ. Le format radiophonique a changé au cours des années. Maintenant logé à la chaîne Espace Musique (anciennement la Chaîne culturelle), l’émission dure à présent 14 heures en fin de semaine et accompagne les nuits de plusieurs «obsédés musicaux». La raison de ce succès est fort simple, Bande à Part est formé d’une solide équipe qui fait un travail de taille pour une industrie qui a grandement besoin de diffusion. De la réalisation à la recherche

je besoin de comparer?

musicale, en passant par l’animation et surtout le site Web, Bande à Part offre de la qualité. Dans le domaine des communications, il n’est pas rare qu’on prenne les auditeurs pour des ignorants, voire des esprits simplistes, en réduisant la diversité à sa plus simple expression. Sur le site, ils affirment que «bandeapart.fm, c’est une équipe de passionnés qui prend un méchant plaisir à brouiller et à transgresser les territoires. On aime triturer nos plates-formes de diffusion radio et Web car elles se

modèlent de toutes sortes de façons et pousser le laboratoire le plus loin qu’on peut. Faire de la radio de nuit et réaliser un site Web au jour le jour c’est comme faire une randonnée sous la pleine lune: ne jamais savoir ce qui nous attend au prochain détour… frissons garantis!» Ce discours est à cent lieux de celui de Guy Cloutier qui disait: «Palmares, c’est un plus pour la colonie artistique québécoise puisque le monde voit l’artiste et ça permet de vendre des disques». Ai-

Un site complet Le site www.bandeapart.fm offre tout le support audio et vidéo dont l’amateur de musique a besoin pour faire les découvertes dont il a faim. Présentation des artistes (avec des hyperliens vers leur site personnel ainsi que des suggestions d’artistes qui flottent dans les mêmes eaux; de quoi orienter votre curiosité), concerts (classés par style: pop-rock, chanson-folkworld, électro, Hip Hop et Hard) et vidéo-clips. De plus, chaque semaine, il vous est possible de voter pour la chanson qui mérite d’être propulsée via le Baposcope; il y a aussi les critiques CD de la semaine par Éric Parazelli et chaque mois, un employé œuvrant dans le milieu est mis sur la sellette. Pour Bande à Part, les conventions et les études des focus groups vont à la poubelle: «On aime tout ce qui sort des boîtes, ce qui n’entre pas dans une catégorie, tout ce qui dérange les protocoles de

classement», disent-ils. «On aime aussi les rencontres entre les univers musicaux les plus incongrus, mais ce qu’on aime le plus, c’est les provoquer: un quatuor métal et 13 musiciens classiques, un duo techno dans un cloître, un roi de la country avec les «bums» du rock alterno, des jeunes avec des vieux, bref, tout ce qui, en apparence, ne semble pas pouvoir se côtoyer». Aucune excuse Lorsque j’étais enfant, nos sources étaient très limitées. Il n’y a pas si longtemps, les grandes sœurs et grands frères s’occupaient de l’éducation/orientation musicale des plus petits. Aujourd’hui, nous, amateurs de musique, avons de moins en moins d’excuses. L’accessibilité n’a jamais été aussi facile. Alors «obsédés musicaux, assumez-vous!»  Consultez les médias alternatifs et faites Bande à Part au www. bandeapart.fm.


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culturemusique

Douce soirée intime

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Kate et Anna McGarrigle nous font voyager. Nicholas Bellerose En cette soirée glaciale du 18 février, les sœurs McGarrigle nous ont livré une performance des plus intimes à la salle Jean-Louis-Milliette du Théâtre de la Ville de Longueuil. Durant une heure et demie, elles ont bercé leur public venu entendre principalement les chansons de leur dernier cru francophone La Vache qui pleure. Il y a plus de 20 ans que nous ne les avions pas entendues sur scène interpréter de nouvelles compositions dans la langue de Molière. Cependant, l’attente en valait la peine pour les nombreux venus à ce concert. Il est clair que depuis leur fameux disque Entre La jeunesse et la sagesse de 1980, appelé aussi communément le French Record, leurs fans ne les avaient certes pas oubliées. Dès l’entrée en scène de Kate et Anna, on pouvait sentir une chaleur familiale dans la salle. L’éclairage sobre et feutré faisait en sorte que la musique prenait toute la place et nous poussait à nous laisser transporter. D’ailleurs la magnifique interprétation de la chanson Petite Annonce Amoureuse représente

Les soeurs McGarrigle ont offert un spectacle intime le 18 février dernier.

très bien leur style musical et la façon conviviale dont elles abordent leur œuvre. Tout d’abord, elles interagissent amicalement avec la foule, parlant de tout ou rien et ensuite elles invitent la fille d’Anna,

Lily Lanken, à les accompagner sur scène. Prenant place au piano ou à la guitare, elles accordent leurs instruments. Elles débutent les premières notes, mais se trompent ou oublient les paroles. Les gens

ricanent avec elles et ne s’en soucient guère. La chanson peut maintenant commencer. À la sonorisation, Rob Heaney, donne le ton avec une introduction calme et soutenue rappelant le son d’un cours d’eau. Par la suite, la guitare acoustique, le piano et le violon électrique ajoutent un style folk, country, voire même cajun. Appuyé aussi par un léger tempo à la batterie avec la fusion d’une partition de basse assez rythmée, on sent les influences de l’album Acadie de Daniel Lanois. Cependant, le charme de cette soirée fut les harmonies vocales féminines. Dans presque toutes les chansons, elles savent marier leurs douces voix pour faire passer leur poésie. Même si le répertoire était majoritairement en français, les sœurs McGarrigle nous ont aussi livré quelques compositions anglophones. Même si les instruments et les arrangements sont semblables à leurs chansons francophones, le ton général est beaucoup plus blues, country et intense. De plus, les textes sont plus directs et déchirants comme nous

le prouvent ces lignes décrivant les conflits mélangés à la beauté de l’amour tiré de Love Is: «Love is a mental war, love is a pleasure untold». Finalement, pour la grande joie des spectateurs, elles ont joué la Complainte pour Sainte-Catherine. Un de leur plus grand succès commercial, cette chanson reste toujours dans la mémoire collective québécoise: «Le samedi c’est l’soir du hockey, Y’a longtemps qu’on fait d’la politique, Vingt ans de guerre contre les moustiques». On comprend bien que ces paroles sont encore d’actualité en 2005. Ainsi, ce fut une douce soirée à nous laisser séduire par cet univers mélancolique et tranquille. Après avoir vu et écouté les sœurs McGarrigle en spectacle, nous comprenons mieux pourquoi des artistes internationaux et locaux comme Lou Reed, Nick Cave et Michel Rivard ont requis leur collaboration. De plus, nous espérons qu’une nouvelle génération découvrira cette musique riche en références et influences culturelles de tous genres. 

culturemusique

Les Cowboys fringants à l’assaut du monde

Après le triomphe de leur nouvel album, le groupe s’apprête à débarquer en France. Arnaud Decroix

L

es Cowboys fringants sont en passe de devenir un véritable phénomène de société. Tous leurs concerts affichent complet plusieurs mois à l’avance (même les prolongations du mois de mai à La Tulipe sont déjà saturées) tandis que les ventes de leur dernier opus continuent de s’envoler. Mais jusqu’où iront-ils donc? Sortie fin novembre 2004, La Grand-Messe se présente comme une œuvre très accomplie, dont le titre Si la vie vous intéresse est maintenant quasiment devenu un classique. L’album mêle habilement plusieurs textes engagés et engageants, qui traitent aussi bien du gouvernement actuel que de l’environnement. Il convient de reconnaître que ce groupe populaire semble alors traduire les aspirations de toute une génération de Québécois, dont les idéaux ont durement été confrontés aux «lendemains qui déchantent». Le 16 février dernier, Les Cowboys célébraient le dixième anniversaire (déjà…) de leur rencontre, l’occasion de faire le point sur ce portedrapeau de la chanson québécoise.

C’est fin 2003 que le travail de ces cinq personnalités attachantes a été véritablement consacré à sa juste mesure. En effet, c’est à cette époque que le groupe obtient une reconnaissance officielle en recevant le Félix du meilleur spectacle pour leur album Break syndical. Le 30 décembre 2003, ce sont près de 20 000 fans qui attendent les artistes au Centre Bell. Que de chemin alors parcouru pour ce groupe originaire de Repentigny et dont le chanteur Karl Tremblay et le guitariste JeanFrançois Pauzé constituent les figures historiques! Désormais les succès seront toujours au rendezvous. Le 19 avril prochain, La GrandMesse sera diffusée en France et une tournée européenne est d’ores et déjà prévue. Mais, il y a déjà un an, le groupe québécois, pourtant inconnu en France, était déjà parvenu à remplir la salle parisienne de l’Elysée-Montmartre par le simple phénomène du «bouche à oreille». Cette technique simplissime, qui écarte radios et journaux, paraît être la clef du succès de cette équipe

prometteuse.Ainsi, leurs fans français se sont déjà baptisés les Cousins fringants et se préparent activement à accueillir leurs idoles. 

Le dernier album du groupe s’intitule La Grand-Messe. Les concerts à La Tulipe sont malheureusement tous complets. Pour plus d’informations,

Les Cowboys fringants en concert à La Tulipe.

vous pouvez consulter leur site officiel: www.cowbotsfringants.com ou celui de leurs fans: www.cowboysfringants. darktech.org


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John Cale HoboSapiens (EMI)

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Musique et musiciens, dans la perspective d’une relation avec un quelconque public, font face à un défi/ intrigue: comment embrasser et laisser voguer la créativité sans toutefois s’emmurer dans l’hermétisme quasi inhérent aux exercices de cette même créativité? À ce jeu, deux routes se croisent: l’une est la contrainte de cette créativité dans le cadre de l’accessible, l’autre est la contrainte de l’accessible dans le cadre du créatif. Dans le premier cas, l’artiste doit travailler à aller vers le public. Dans l’autre, le public doit travailler à aller vers l’artiste. Fait notable. La source de ce problème semble être le ratio créativité/accessibilité que se permet un artiste. Selon toute logique, plus de créativité signifie moins d’accessibilité, tandis que plus d’accessibilité signifie moins de créativité. Mais le seul fait de résoudre ce problème, surtout dans la voie de l’accessibilité, demande lui aussi un effort de créativité. Plus et moins? John Cale John Cale choisit, pour la plupart de ses projets solos, le défi de la chanson. Musicien prodige, d’abord de formation classique, il plonge vers la fin de son adolescence dans le monde de la musique d’«avant-garde» (au début des années 60). Il collabore alors avec l’ensemble minimaliste The Dream Syndicate dont faisaient aussi partie Tony Conrad et LaMonte Young. Il quitte ensuite l’ensemble pour former le groupe The Velvet Underground. Ses horizons

artistiques s’élargissent vers la fin des années 60 avec le début de sa carrière solo tandis qu’il met en veilleuse la quête expérimentale de l’avant-garde pour celle de la chanson. La suite de sa carrière sera tintée de ce dialogue entre la musique créative et la créativité de la musique accessible. Parmi ses collaborateurs – dans ses propres projets, dans des projets en groupe ou à titre de producteur - on trouve Terry Riley, Lou Reed, Brian Eno, Patti Smith, the Stooges, Nico, the Modern Lovers et Squeeze (pour ne nommer que ceux-là). HoboSapiens – dernier album, paru en 2003 Le terme anglais «hobo» signifie d’une part l’idée du vagabond – sans racines et en perpétuel déménagement – et d’autre part celle du travailleur immigrant – le déraciné qui prend racine. «Sapiens» est en lien avec l’homo sapiens. Je suggère deux interprétations à HoboSapiens: l’homme en quête perpétuelle, vagabondant sans attaches, mais aussi l’homme qui prend l’ailleurs comme attache et qui en porte le poids. À mon sens, la thématique de l’album est tissée sur la toile que constitue la juxtaposition de ces deux interprétations. Ainsi, les chansons et leurs textes se présentent comme des microcosmes joints par l’album en un cycle. Les pièces sont des îles, des points dans l’espace des amalgames possibles du caractère brut et direct du rock, de la dualité légèreté/lourdeur du folk, des contrastes passé/présent/futur que permet l’électro et du raffinement envoûtant du minimalisme frénétique des projets à la Dream Syndicate. Les pièces sont une dérive toutefois ancrée dans la finitude d’un album et dans la personne de Cale, lui qui joue le jeu du paradoxe de la quête créative. L’intrigue artistique aime bien gravir les montagnes et y parvient souvent assez bien. Du moins, c’est selon moi le cas avec HoboSapiens: une écoute presque facile mais constamment stimulante.  Borhane Blili Hamelin

John Coltrane A Love Supreme (Impulse)

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aites maintenant place à quatre musiciens qui sont parmi les plus importants du jazz contemporain des années 60: Elvin Jones à la batterie, Jimmy Garrison à la contrebasse, McCoy Tyner au piano et John Coltrane au saxophone. A Love Supreme tire son inspiration créatrice d’un moment de réflexion spirituelle et de communion avec l’univers (et Dieu) que reçut un jour John Coltrane. Coltrane eut la ferme conviction que le message, provenant d’une inspiration divine, devait être re-transmis à l’humanité en musique. Ce qui est fascinant, c’est que la pertinence de cet album n’a pas régressé depuis sa conception en 1964. L’habileté et la fluidité des envolées sonores de Coltrane sont devenues une source de référence pour la grande majorité des adeptes du saxophone,

depuis sa courte carrière (il est décédé à 40 ans) jusqu’à nos jours, et possiblement pour de nombreuses générations futures de musiciens. De l’introduction, avec cette fameuse mélodie à la contrebasse, jusqu’aux dernières notes soufflées, Coltrane se présente au sommet de son art. Il est aussi efficace logiquement qu’émotionnellement, s’échappant en solo avec une variété substantielle, et le groupe gravite remarquablement bien autour de Coltrane dans son énergie spirituelle. Composé en quatre parties, chacune présente une progression thématique menant vers une compréhension de la spiritualité par la méditation. Même si Coltrane est parfois atonal et agressif pendant A Love Supreme, l’ensemble est quand même une réussite pour ce qui est de son concept d’un voyage spirituel à travers la musique. La durée est juste au-delà de trente minutes et c’est idéal ainsi, car plus long, ce voyage nous aurait probablement obligés à une écoute plus laborieuse et complexe. En somme, ce quatuor créé en studio a donné un des albums les plus marquants de l’histoire du jazz. Il est impératif d’intégrer A Love Supreme à votre collection de CD de jazz.  Sébastien Lavoie


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