28 minute read
PARTIE II : HISTOIRE, TYPOLOGIES ET VALEURS PATRIMONIALES DES GRANDS-ENSEMBLES
PARTIE II : HISTOIRE, TYPOLOGIES ET VALEURS PATRIMONIALES DES GRANDSENSEMBLES
Grand-ensemble d’Epinay Source : film Le temps de l’urbanisme, 1962, Réalisation : Philippe Brunet pour le MRU
Advertisement
Au delà d’une ode aux grands-ensembles, cette partie de la thèse visera à présenter le patrimoine des grands-ensembles à travers leur histoire et leurs qualités, pour prendre conscience des points à mettre en avant lors d’une potentielle réhabilitation. On commencera par une présentation historique puis on terminera par la mise en évidence des différentes valeurs de ces édifices.
1. Petite histoire des grands ensembles
HABITATIONS BON MARCHE
A la fin du XIXème déjà, des initiatives privées Fondation philanthropique dès 1888, le Groupe des Maisons Ouvrières dès 1899 ou la Fondation Rothschild dès 1904) commencent à bâtir des cités ouvrières pour héberger les travailleurs dans les régions industrielles. En 1889, c’est la création de la Société Française des Habitations à Bon Marché qui voit le jour94, ce qui « agit comme un révélateur de la question du logement populaire auprès d’architectes qui , jusque là, avaient été très rares à s’en être préoccupé »95 . Désormais, des concours d’architectes sont lancés pour ce type de projets de logements collectifs.
94 Jacques Lucan, Habiter, ville et architecture, EPFL Press, 2021
95 Roger-Henri Guerrand, Propriétaires et Locataires, les origines du logement social en France 1850-1914, Éditions Quintettes, 1966
LE CONTEXTE DE CRISE DU LOGEMENT
Dès le début des années 1940, la Guerre a sinistré des pans de villes entiers et des millions de français ont tout perdu, se retrouvant sans domicile. 400 000 logements ont été détruits.96 L’enjeu a été de s’abriter pour l’hiver notamment. Après avoir déblayé on a commencé à construire des logements provisoires : des baraquements en bois qui se montent rapidement. Des villages de maisons en bois préfabriquées voient ainsi le jour. L’urgence est à la reconstruction de masse, à des coûts les plus faibles possibles. On s’inspire des modèles de baraquements militaires réalise en masse des cités provisoires. On peut notamment citer la contribution de l’architecte Jean Prouvé à qui le Ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, commande une série de maisons démontables afin de reloger les sinistrés de Lorraine. Acheminées en pièces
96 Charles Rambert, L’habitat collectif. Problème urbain, Paris, 1956, p7
Baraquements en bois pour loger les sinistrés de la Guerre
Source : ina.fr
détachées, elles peuvent être montées en une journée.
« C’est dans des logis pitoyables que vivent encore et que vivront encore pendant des mois près d’un million de français ruinés par la guerre. Sur les vestiges du combat, la misère laissée par l’occupation n’a pas permis sans doute de recréer pour l’hiver qui vient des conditions d’habitation normale. Il fallait un gîte à deux millions de français. Tous ne seront pas relogés dans les conditions espérées mais le temps était court pour une tâche aussi gigantesque. »97
L’urgence est réelle. Durant l’hiver 1954, l’appel de l’abbé Pierre met le projecteur sur ces milliers de français sans logis. Il faut noter qu’aux français se retrouvant sans logement à la suite des bombardements, il faut ajouter l’explosion démographique du babyboom, et par la suite les mouvements migratoires qui auront lieu dans les années 1960-1970, notamment avec les rapatriements d’Algérie. Les grands ensembles apparaissent ainsi comme le remède à la crise du logement avec l’avènement de logis modernes et sains, en opposition aux centre-villes anciens présentés comme insalubres dans les films institutionnels. Au lendemain de la guerre, les logements de certains sont de véritables taudis. Les grands ensembles sont associés à la modernité car ce sont des villes nouvelles adaptées à l’Homme contemporain.98
97 Les actualité françaises, Construction de baraquements provisoires face au problème du logement, 23 novembre 1945, consultable sur : https://enseignants.lumni.fr/ fiche-media/00000000329/construction-debaraquements-provisoires-face-au-problemedu-logement.html#infos 98 Camille Canteux, Filmer les grands ensembles, conférence du 15 novembre 2016, consultable sur https://www.canal-u.tv/video/ chs/filmer_les_grands_ensembles.35843
Carte postale de la Cité de la Muette, Drancy (93), Eugène Beaudouin et Marcel Lods architectes, 19291946
Source : geneanet.org
UNE POLITIQUE PUBLIQUE AMBITIEUSE
En novembre 1944 est créé le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, avec l’homme politique Eugène Claudius-Petit comme ministre, qui a des missions de direction de la construction, la reconstruction et l’aménagement du territoire. Le MRU occupe une place prépondérante dans l’encadrement de la construction et dans la réglementation des activités liées au logement.99 Le Ministère fixe des objectifs quantitatifs : 240 000 logements sont à construire avec le plan Courant de 1953. Par la suite sont créées les Zones à Urbaniser en Priorité (ZUP) par décret en 1958. Elles établissent des zones pour planifier et encadrer le développement urbain. Dans ce contexte, 1,2 millions100 de
99 Gwenaëlle Le Goullon et Danièle Voldman, Les grands ensembles en France - genèse d’une politique publique, conférence du 15 septembre 2015, consultable sur : https:// www.canal-u.tv/video/chs/genese_des_grands_ ensembles.35833
100 Grégoire Allix, L’utopie manquée des cités-dortoirs Le Monde, 05 décembre 2005 logements sont construits en France. Les grands ensembles sont aujourd’hui emblématiques de la politique menée par l’État après la Seconde Guerre mondiale.
LE PASSAGE D’UN SECTEUR ARTISANAL A INDUSTRIEL
Après la Seconde Guerre Mondiale, il a fallu reconstruire les villes et les agrandir afin d’accueillir la nouvelle générations de baby-boomers. C’est en effet près de la moitié du parc immobilier actuel qui est bâti à cette époque. C’est donc naturellement en hauteur que les constructions se profilent pour libérer de l’espace au sol et y installer des jardins. Comme il faut faire vite, les techniques de préfabrication sont largement utilisées : une contrainte qui va forcer l’ingéniosité des architectes et des urbanistes, lesquels inventent là une nouvelle forme architecturale.101
« Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le secteur du bâtiment
101 tema.archi, CAUE Ile-de-France, Des Petits et des grands ensembles, podcast Voyages d’architecture, 2017
connaît en France un bouleversement sans précédent. Les besoins immenses de la Reconstruction, puis de la construction massive de grands ensembles de logements seront l’occasion de moderniser un secteur dont tous les acteurs de l’époque – architectes, ingénieurs, entrepreneurs, politiques – s’accordent a` d’énoncer l’archaïsme. Créé en novembre 1944, le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU) va être le moteur de cette modernisation, dont les fondements techniques sont puisés dans l’un des mythes fondateurs de la modernité´ architecturale du début du XXe siècle : l’industrialisation de la construction. »102
Avant la Seconde Guerre Mondiale, des facteurs gênent la production de logements à grande échelle : - les entreprises du bâtiment étaient des petites entreprises artisanales avec peu de matériel (grues, bétonnières...) et un manque de qualification de main d’œuvre. - Avec la crise des années 1930, les moyens financiers sont limités. Malgré ces problématiques, les entreprises de bâtiment et travaux publics commencent à réfléchir à une organisation plus industrialisée et rationalisée de la construction. Il y a des études pour développer l’industrialisation et la préfabrication, incitant à l’innovation dans le domaine. On situe la naissance des grands ensembles au moment de la création du MRU, mais les méthodes qui permettaient de construire plus rapidement et efficacement pour avoir plus de logement trouvent leur origine dès les années 1930.
102 Yvan Delemontey, Le béton assemblé, Formes et figures de la préfabrication en France, 1947-1952, Histoire urbaine n° 20, 2007, p. 15 En 1930 l’Office Public d’Habitat à Loyers Modérés de la Seine fait construire à Drancy la Cité de la Muette, édifiée par les architectes Eugène Beaudoin et Marcel Lods qui ont utilisé des techniques plus industrielles. En effet, concevoir du logement collectif permettait de réduire les coûts du foncier et de construction et offrir massivement des logements dans cette période de crise. Pour dynamiser cette marche vers l’industrialisation et passer d’un secteur artisanal à industriel, des capitaux sont investis. Dans une France d’après-guerre ruinée, l’Etat et des entrepreneurs s’engagent dans cette aventure, avec notamment des chantiers expérimentaux. L’objectif est toujours de construire beaucoup et peu cher.103
La notion de « grand-ensemble » est utilisée pour la première fois en 1935 dans un article que l’ingénieur et urbaniste Maurice Rotival publie dans l’Architecture d’Aujourd’hui. Il préconise la construction de quartiers neufs en se basant sur des principes héliothermiques.104 Dans cette thèse on considérera comme « grand-ensemble » tout immeuble de logements de grande envergure (au moins des centaines de cellules, à voir selon les villes) construits entre les années 1930 et 1970 pour pallier à la crise du logement en France.
103 Gwenaëlle Le Goullon et Danièle Voldman, Les grands ensembles en France - genèse d’une politique publique, conférence du 15 septembre 2015, consultable sur : https:// www.canal-u.tv/video/chs/genese_des_grands_ ensembles.35833
104 Maurice Rotival, Les Grands ensembles, L’Architecture d’Aujourd’hui n°6, juin 1935, p. 57
LA PRÉFABRICATION
Le MRU lance à partir de 1944 ses programmes annuels dits des « chantiers d’expérience » dont le premier est la réalisation de plusieurs îlots du centre reconstruit d’Orléans dirigée par Pol Abraham.105
Une quarantaine d’autres opérations pilotes suivent rapidement entre 1947 et 1948. L’objectif est de comparer et de mettre en œuvre à une échelle « semi-industrielle » un certain nombre de techniques nouvelles de construction pour construire beaucoup plus rapidement. On distingue quatre grands types de procédés de gros
105 Pol Abraham, « Une expérience de préfabrication. Montage d’immeubles en maçonnerie : les îlots 1,2,4 et 5 d’Orléans », Annales de l’Institut technique du bâtiment et des travaux publics, no 245, avril 1947, p. 1-24 œuvre particulièrement représentatifs de la diversité de la préfabrication au lendemain de la guerre :
- La construction en parpaings agglomérés de béton évidés (procédés Alphilaire, Barbé, Besser, Coignet, Ottin, Préfadur, Rouzaud, etc.) possédant des propriétés physiques comparables aux matériaux traditionnels, mais dont l’isolation thermique est obtenue au moyen d’alvéoles judicieusement placées ou de construction à double paroi, - Les procédés alliant une ossature (en éléments de béton moulé ou en métal) montée très rapidement et entre laquelle est fixé un remplissage de dalles de parement en béton (procédés Cimap-Schueller, Inotro, JEEP, Phénix, SIUBB, Stran-Steel
A.S. Reconstruction Laruelle et cie : Orléans - îlot 7A, vers 1949-1950
Source : Archives municipales d’Orléans
Procédé de préfabrication lourde Technove
Source : Techniques et Architecture n°4, mai-juin 1965
- Les procédés mettant en œuvre des dalles ou panneaux de moyennes dimensions d’environ 1 m² qui participent directement à la résistance générale du bâtiment ou qui permettent de couler à l’intérieur une ossature en béton armé (procédés Lemay, Schindler, Village français, SEGFIC, SEHM).
- Les procédés de béton banché qui touchent à la préfabrication dans le sens où les coffrages qui permettent de couler le béton sont constitués d’éléments moulés, jouant le rôle de parement définitif (procédé SEPCA).
« Les architectes, les dessinateurs se sont mis au travail. Ils ont préparé les plans et les devis. Le ciment est maintenant le maitre matériau des bâtisseurs. Nos usines ont broyé, malaxé des tonnes de calcaire et d’argile. Pour armer le béton, pour rendre les maisons désormais solides comme l’acier, les fonderies ont coulé des millions de tonnes de fonte et fer. Toutes les ressources, toutes les techniques encourent au même but : construire. La préfabrication procède de la même nécéssité : faire vite. C’est ici le triomphe de la méthode. Chaque pièce a été minutieusement étudiée. L’un après l’autre, chaque élement
de construction prend sa place avec une rapidité que l’on ignorait jusqu’à ce jour. Des heures de travail sont économisées et cinq étages seront édifiés en huit mois seulement. La préfabrication n’interdit pas la diversité : les modèles sont nombreux et avec les mêmes éléments une agglomération de maisons préfabriquées peut présenter des aspects les plus variés, sans sacrifier au confort, ni au charme de l’ensemble. »106
Pour pouvoir construire des logements standardisés en série et à grande échelle, la solution que les architectes et ingénieurs trouvent est celle de la préfabrication des éléments de construction en usine ou sur le chantier pour les assembler ensuite in situ. C’est intéressant car ça fait baisser les coûts et délais et de construction. L’accent est mis sur l’innovation technique et on cherche sans cesse des procédés plus efficaces pour construire toujours plus rapidement.
« Cette période des années 1950 voit aussi l’émergence d’un procédé totalement novateur en celui de la préfabrication lourde. Elle est notamment initiée par le procédé Camus en France qui est employé pour la première fois à Orléans (sur un chantier expérimental). Cette technique marque une rupture dans l’industrie du bâtiment. Le principe constructif est de pré-fabriquer tous les éléments nécessaires à l’édification du bâtiment en usine, les chantiers se résumant alors à un simple lieu d’assemblage des modules préfabriqués. » 107 Ce procédé sera le modèle de réflexion de plusieurs systèmes constructifs dans les années suivantes. Avec le recul, on peut aujourd’hui repprocher à ces systèmes d’avoir créé des parois trop fines, pas assez isolées, ce qui pose aujourd’hui problème d’un point de vue «d’efficacité thermique». Or, on rappelle qu’à l’époque on ne se souciait pas autant de ce facteur, et que la priorité était à la construction massive de logement pour abriter la population française de plus en plus nombreuse.
LE CHOIX DES GRANDS ENSEMBLES
Dans le cadre des chantiers expérimentaux poussant à la recherche et l’innovation, sont testés différents types de logements (pavillons indépendants, pavillons mitoyens, collectifs...). La forme qui a finalement été privilégiée par les acteurs politiques de l’époque est celles des grands ensembles. Dès le milieu des années 1950, les personnalités publiques qui font ce choix des grands ensembles essaient de prévenir dans la mesure du possible les problèmes déjà identifiés qui pourraient survenir dans ces grands ensembles. Il faut noter également que toutes les opérations ne sont pas surveillées par l’État. Par exemple, les maisons Phenix sont issues d’une entreprise privée et contemporaines des grands ensembles.108
106 MRU, Mur en quatre heures, film de communication, 1945
107 APUR, Réhabilitation des bâtiments construits à Paris entre 1945 et 1974, Pratiques actuelles/nouveaux enjeux, 2016, p. 8 108 Gwenaëlle Le Goullon et Danièle Voldman, Les grands ensembles en France - genèse d’une politique publique, conférence du 15 septembre 2015, consultable sur : https:// www.canal-u.tv/video/chs/genese_des_grands_ ensembles.35833
CRITIQUES DES GRANDS ENSEMBLES
Dès les années 1960, les grands ensembles commencent à être critiqués, notamment dans les médias, qu’ils soient de fiction ou documentaires. Sont soulevées les problématiques de leur gigantisme ou souligner leur caractère de « villes-dortoirs ». Les grands-ensembles revêtent par la suite dans l’imaginaire collectif un visage pathogène, voire criminogène, qui est encore d’actualité aujourd’hui. C’est à cette période qu’on entend pour la première fois parler dans la presse de la « sarcellite », qui serait le mal qui touche les habitants du grand-ensemble de Sarcelles. Ces personnes seraient déprimées par la monotonie de leur ville sans âme. Il faut noter cependant que ce sont des représentations dans les films ou la presse, mais qui ne représentent pas forcément la réalité.109 Dans les années 1970, la vision des grands-ensembles s’empire. Progressivement les grands ensembles deviennent l’emblème de la banlieue mal fréquentée et dangereuse.
CIRCULAIRE GUICHARD : LA FIN DES GRANDS ENSEMBLES
En mars 1973, le ministre de l’équipement et du logement, Olivier Guichard signe une circulaire marquant la fin de la construction des grands ensembles, porteurs selon lui de ségrégation sociale, liée notamment à la présence majoritaire de logements sociaux en leur sein.
« Ils [les grands ensembles] ne correspondent plus aux aspirations des français. Dans la mesure où ils sont très grands, ils sont un facteur de ségrégation sociale ! »110
109 Camille Canteux, Filmer les grands ensembles, conférence du 15 novembre 2016, consultable sur https://www.canal-u.tv/video/ chs/filmer_les_grands_ensembles.35843 110 Olivier Guichard, 21 mars 1973
Le personnage principal du film ne trouve plus sa maison remplacée par le nouveau grand ensemble de Sarcelles
Source : Henri Verneuil, Mélodie en sous-sol, 1962
Destruction des tours des Minguettes à Lyon (69) le 9 juin 1983
Source : Bibliothèque municipale de Lyon / P0901 FIGRP01098 003
APRES LES GRANDS ENSEMBLES
« Rapidement, la critique des grandsensembles s’attache à en dénoncer l’uniformité et la répétition. Les difficultés sociales dont ils sont le cadre ne font que les stigmatiser, et si on les nomme rapidement les « quartiers », c’est en leur ajoutant le qualificatif de « difficile » : les « quartiers difficiles ».»111 « Dans les années 1970, en France, des projets d’habitat intermédiaire ainsi que le Plan Construction lancé par le Ministère de l’Équipement créent un climat favorable pour un renouvellement de l’architecture urbaine. »112
Dès les années 1970 les grands ensembles deviennent le lieu de grande précarité sociale, porteurs de nombreuses problématiques dont l’immigration massive ou les tensions et violences urbaines. Ils apparaissent
111 Jacques Lucan, Habiter, ville et architecture, EPFL Press, 2021, p. 199
112 Fédération Française du Bâtiment, Les bétons du patrimoine, Histoire - Diagnostic - Rénovation, Éditions SEBTP, 2021, p. 22 finalement comme les nouveaux taudis qu’ils ont fait disparaitre des années auparavant. La banlieue, et donc les grands-ensembles, deviennent un véritable sujet. Les grands ensembles sont montrés comme les nouveaux habitats précaires. Dans les années 1980, on en vient à se demander s’il faut raser les grands ensembles pour soigner ces problèmes. Le 23 janvier 1982, Michel Polac présente une émission télévisée intitulée « Faut-il raser les grands ensembles? » où sont invités les architectes reconnus Fernand Pouillon et Ricardo Bofill pour répondre à la question. C’est en 1983 que les premières tours de grands ensembles sont démolies dans la banlieue lyonnaise.113
Cette période est également marquée par le choc pétrolier de 1973 et la prise de conscience générale sur la consommation des énergies et matériaux, qui présentent les grands-
113 Camille Canteux, Filmer les grands ensembles, conférence du 15 novembre 2016, consultable sur https://www.canal-u.tv/video/ chs/filmer_les_grands_ensembles.35843
ensembles comme trop consommateurs de ressources.
CLICHES QUI PERSISTENT
L’idée que les grands ensembles ne sont que des ghettos pour les immigrés a tendance à persister dans l’imaginaire collectif. Dans les faits, les immigrés commencent à entrer dans les grands ensembles dans les années 1970-1980. Il ne faut pas naïvement croire que c’était la fonction première que de regrouper les communautés étrangères marginalisées et précaires. Si c’est souvent le cas, les grands ensembles ne sont pas systématiquement la propriété de bailleurs sociaux, mais sont en accession à la propriété (une grande partie de Sarcelles). L’image des grands ensembles est aussi très généralement rattachée à l’image de la banlieue des grandes villes. Or, ce n’est pas toujours vrai : certains sont construits en pleine ville (Place des Fêtes à Paris) ou d’autre encore sont construits ex nihilo (Mourenx, Bagnolssur-Cèze...).114
DES PATHOLOGIES SPÉCIFIQUES A RÉPARER
« L’après-guerre marque le début de la production industrielle du logement en France. Les bâtiments produits entre 1945 et 1974 à Paris ont généralement appliqué les nouveaux modes de fabrication alors émergents tels la préfabrication lourde, la préfabrication légère et le coffrage industriel. Ces bâtiments souffrent de pathologies intrinsèques, liées à leur conception et à leur réalisation en phase chantier. De
114 Camille Canteux, Filmer les grands ensembles, conférence du 15 novembre 2016, consultable sur https://www.canal-u.tv/video/ chs/filmer_les_grands_ensembles.35843 façon schématique, on peut qualifier cette période comme celle étant l’avènement du pont thermique dans la construction. Outre les pathologies thermiques liées à l’enveloppe, les systèmes de chauffage, généralement collectifs, affichent des consommations très élevées qui posent de nombreuses difficultés à une époque où la contrainte carbone devient pressante. » 115
A l’époque de leur construction, les grands-ensembles ont donc sauvé la vie de milliers de personnes qui auraient vécu dans des logements précaires si l’on avait pas pu construire si rapidement cette masse de logements. Le caractère expérimental et rapide de leur construction engendre des problématiques liés aux modes constructifs utilisés. Les problématiques les plus mises en évidences aujourd’hui (et qui préoccupent majoritairement les législations et labels presque uniquement thermiques) sont celles des ponts thermiques, créés notamment par les balcons et loggias (qui apportent un certain confort aux logements) ou les éléments de menuiserie (grandes fenêtres modernes). On peut aussi citer des problématiques d’inconfort d’été car les occultations sont le plus souvent absentes. Pendant très longtemps on s’est soucié du confort d’hiver mais peu de celui d’été, dont on a tendance à malheureusement évoquer aujourd’hui à cause des problématiques de réchauffement climatique. Posent aussi problème la qualité des parois et des cloisonnements trop fins qui laissent passer courants d’air et bruits entre les appartements. Enfin les équipements techniques
115 APUR, Réhabilitation des bâtiments construits à Paris entre 1945 et 1974, Pratiques actuelles/nouveaux enjeux, 2016, p. 4
(chauffage, équipements sanitaires) ont forcément vieilli et ne sont plus d’actualité aujourd’hui. Leur remplacement fait d’ailleurs très souvent partie des opérations de réhabilitations des logements HLM par les bailleurs sociaux aujourd’hui.
« Parmi les raisons pour lesquelles les grands-ensembles ont été rapidement dénigrés, la mauvaise isolation acoustique figure en bonne place. Depuis 1969, de nombreux arrêtés sont donc entrés en vigueur afin de garantir une isolation acoustique de qualité, fixant des seuils de décibels acceptables dans l’espace du logement. Progressivement, l’extérieur du logement (parties communes, types de voiries attenantes, zones bruit) est davantage pris en compte pour permettre une isolation acoustique convenable. »116
116 Pauline Dutheil, Samuel Rabaté, Alexandre Néagu, Nos logements, des lieux à ménager, Étude sur la qualité d’usage des logements collectifs construits en Île-de-France entre 2000 et 2020, IDEHAL Recherche, aout 2021, p. 55
2. Valeurs patrimoniales des grands ensembles
DÉFINIR LE PATRIMONIAL
A la notion de « Patrimoine », l’historien français Pierre Nora donne la définition suivante : « Bien constitutif de la mémoire d’un groupe ».117 Il apparait alors comme un bien d’intérêt public. Le patrimoine n’est pas un concept neutre. C’est le résultat de choix d’une société (conserver un élément ou pas). Il est question de perpétuer la mémoire d’un homme ou d’un événement remarquable lorsque l’on parle de conservation et transmission du patrimoine.
Les grands ensembles ne sont souvent pas appréciés par le grand public car ils présentent des limites avérées. En revanche, ils ont quand même beaucoup de qualités qui ont tendance à être oubliées. Ces caractéristiques permettent de mettre en valeur leur intérêt patrimonial à protéger.
117 Pierre Nora, Présent, nation, mémoire, Paris : Gallimard 2011, p. 25
VALEUR DE REPRÉSENTATIVITÉ
Comme nous l’avons vu précédemment, les grands ensembles répondent au besoin urgent que connait la France dès le début des années 1940.
« Les grands ensembles se présentent comme les réalisations emblématiques de la politique menée par l’État après-guerre dans le domaine de l’aménagement du territoire et de la planification urbaine. »118
En 1944 c’est la création du Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme, qui est le premier Ministère dédié à la construction. On peut d’ailleurs rappeler qu’aujourd’hui le service de la Direction générale des Patrimoines et de l’Architecture est une branche du Ministère de la Culture. Le MRU crée des conditions de pratique différentes : on oublie le découpage parcellaire pour construire des
118 Raphaële Bertho, Les grands ensembles, Cinquante ans d’une politique-fiction française, Etudes photographiques n°31, printemps 2014
ensembles d’une nouvelle dimension pour pallier à la crise du logement qui frappe le pays.
Ainsi, on peut considérer que les grands ensembles sont un objet d’histoire, représentatifs des choix de la société à cette époque pour répondre à une situation précise.119
119 Voir PARTIE II.1, Petite histoire des grands-ensembles, p.52
EFFICACITÉ SPATIALE
Les grands-ensembles ont été construites pour abriter une masse de population. Par leur forme de tours ou barres, ils permettent de concentrer les individus là où des lotissements s’étalent démesurément, ce qui pose une véritable problématique de la construction sur le foncier disponible. La question de la densité du bâti est plus que jamais un sujet d’actualité pour réfléchir aux enjeux écologiques. Très récemment, a été mis en avant la
Plan de la ZUP de la Croix-Rouge, Chambery (73), Jean Dubuisson architecte, 1966-1968
Source : Technique et Architecture n°5, juillet-aout 1964
problématique de l’étalement urbain induit par l’habitat individuel :
« ce modèle du pavillon avec jardin n’est plus soutenable et mène à une impasse. Il s’agit d’un fonctionnement urbain dépendant de plus en plus de la voiture individuelle, d’un modèle derrière nous et même d’un non-sens écologique, économique et social »120
QUALITÉ URBAINE
« C’est la recherche d’une harmonie et le plan masse y contribue. (...) Dans la partie est nous avons fait un axe principal qui passe par une place centrale qui est en réalité le forum antique, avec des axes secondaires qui distribuent toute la cité, et tout autour de cette composition nous avons réuni des sortes d’unités d’habitation, de petites places de village qui permettent de réunir là des espaces verts, des jeux d’enfants où les véhicules n’ont pas accès et où cela crée une sorte d’intimité que naturellement la notion des grands
120 Emmanuelle Wargon, ministre du logement, discours de clôture de la concertation portant sur « Habiter la ville de demain », prononcé le 14 octobre 2021 ensembles fait un peu disparaitre. »121
La forme urbaine des tours et barres issues des théories des architectes et urbanistes du mouvement moderne et permises par l’affranchissement du parcellaire permet d’implanter des grands nombres de logements mais également de libérer le sol pour composer un espace public avec des aires de jeux, des terrains de sport, des espaces publics et des parcs. Les espaces extérieurs sont pensés pour être traversés, on a souvent des compositions avec des barres ou des ensembles de barres proposant des cours ouvertes pour favoriser une fluidité des circulations.
On entend souvent des la critique du manque d’équipement des quartiers des grands ensembles. En réalité ce n’est pas toujours justifié. Il est cependant vrai que dans de nombreux cas, dans leur première phase de construction, la priorité était donnée au logement car c’était l’urgence absolue. Les équipements n’ont pas forcément vu le jour dans les mêmes temporalités et
121 L’architecte à propos de la ville de la cité de Mont-Mesly à Créteil,le Journal de Paris, le 15 juillet 1964, disponible sur : https://www.ina.fr/ video/CAF89027150/les-grands-ensembles-decreteil-video.html
Mont-Mesly, Créteil (94), Charles-Gustave Stoskopf architecte, 1956-1987
Source : https:// www.ville-creteil. fr
Lake Shore Drive, Chicago (USA), Mies Van Der Rohe architecte, 1949-1951
Source : https://fr. wikiarquitectura. com/b%C3% A2timent/ appartementslake-shoredrive-860-880/
La Rouvière, Marseille (13), Raoul Guyot architecte, 1966-1975
Source : photographie personnelle
sont souvent implantés dans un second temps. On comprend alors l’émergence des critiques à ce moment là des « cités dortoirs » ou « cages à lapins »122 . Aujourd’hui, selon les quartiers, ce n’est plus véridique.
UNE NOUVELLE ESTHÉTIQUE MODERNE
« Une population beaucoup plus nombreuse trouve là beaucoup plus de confort, d’hygiène, de soleil et d’espace libre. Cependant, ces bâtiments géants, surfaces plates, volumes cubiques, géométries monotones risquent de conduire à une autre laideur. Quoi que harcelés par les impératifs d’urgence et de prix, les architectes s’efforcent d’y pallier. Comme à Epinay, ils recherchent la diversité des volumes, la variété des couleurs, l’inattendu des perspectives. »123
Les immeubles modernes que sont les grands ensembles ont un aspect qui découle directement de la Charte d’Athènes rédigée par Le Corbusier en 1933 et qui pose les principes de l’architecture et l’urbanisme moderne, et qui prend elle même des inspirations de l’architecture épurée du Bauhaus de Walter Gropius ou du mouvement artistique cubiste dans les années 1920. C’est vers 1930 que le mouvement moderne s’introduit en Amérique à une époque quand la crise politique pousse de nombreux architectes de premier plan à passer d’Europe en l’Amérique du Nord. Walter Gropius et Ludwig Mies van der Rohe arrivent aux
122 tema.archi, CAUE Ile-de-France, Des Petits et des grands ensembles, podcast Voyages d’architecture, 2017
123 Philippe Brunet, Le temps de l’urbanisme, 1962, film disponible sur : https:// www.dailymotion.com/video/xgj2zz États-Unis en 1937 et y apportent leur vocabulaire architectural moderne. C’est avec ce vocabulaire que les skycrappers américains en béton et métal sont construits et deviennent des références. Certains architectes français comme Marcel Lods, Eugène Beaudouin, ou Jean Dubuisson s’inspirent de l’esthétique épurée moderne des ces buildings pour l’architecture de leurs grands-ensembles. L’esthétique moderne des grands ensembles rompt avec l’image classique qu’on connaissait de l’architecture à l’époque. C’est un élément dont sont conscients les constructeurs. Dans son article évoquant pour la première fois le terme de grand ensemble, l’ingénieur Maurice Rotival écrit :
« l’œil n’est pas encore habitué et qui sera sans doute critiquée du point de vue romantique, artistique pendant encore fort longtemps »124 .
QUALITÉ DU LOGEMENT
Les architectes qui réfléchissent aux grands ensembles ont l’occasion de mettre en œuvre de nouveaux principes pour ces projets d’envergure inédite : on peut se permettre de créer des logements traversants, ce qui est assez inédit dans le logement moyen. Par exemple, à Créteil, Paul Brossard conçoit un ensemble où tous les T3 et T4 ont une double orientation pour garantir le meilleur ensoleillement aux logements. Les chambres orientées à l’est profitent de la lumière du matin et les pièces de vie bénéficient d’un ensoleillement maximum en milieu de journée. Cette disposition d’appartements traversants est facilitée par la trame
124 Maurice Rotival, Les Grands ensembles, L’Architecture d’Aujourd’hui n°6, juin 1935, p. 67
désormais industrialisée.
« La construction sur refends porteurs obéit à un rythme voulu par le procédé de construction industriel. »125
Les bâtiments modernes ne sont plus
125 Henri Delacroix et Clément Tambuté, architectes de la Cité des 4000 à la Courneuve, citation issue de l’ouvrage de Jacques Lucan, Habiter, ville et architecture, EPFL Press, 2021, p. 190 accolés les uns aux autres mais séparés de manière à avoir un grand développé de façade pour avoir de grandes surfaces que l’on peut ouvrir pour la lumière, l’aération. En effet, le travail de la lumière à l’intérieur des logements est central. On peut citer l’immeuble Mouchotte de Jean Dubuisson à Paris. Dans cet immeuble il conçoit des baies vitrées qui éclairent du sol au plafond. L’architecte a aussi l’ingéniosité
Appartements traversants à la Cité des Bleuets, Créteil (94), Paul Brossard architecte, 1959-1962
Source : RVA Architecture
d’intégrer une tablette horizontale dans son motif de façade, offrant un élément de mobilier aux habitants. L’implantation des bâtiments des ensembles est réfléchie en fonction de la course du soleil pour permettre aux logements d’être justement éclairés en fonction du moment de la journée. Les ingénieurs et architectes calculent les ombres portées des immeubles pour ne pas que l’ombre d’un bâtiment en assombrissent un autre.
QUALITE DES ÉQUIPEMENTS TECHNIQUE POUR LE CONFORT
Les logements des grands ensembles ont permis d’élever le niveau de vie en offrant le confort moderne des équipements techniques : des salles d’eau, des toilettes individuels. Auparavant, selon un recensement de 1946, seulement 9 résidences principales sur 10 disposaient de l’électricité, 6% possédaient une douche ou baignoire, 37% l’eau courante à l’intérieur du logement et 20% des WC intérieurs.126
ADAPTABILITÉ/MUTABILITÉ
Si les grands ensembles ont des défauts, notamment la mauvaise efficacité thermique qui est aujourd’hui beaucoup mise en avant, ils ont une qualité majeure : ils sont assez facilement adaptables car leur mise en œuvre n’est pas si complexe. Ces bâtiments offrent généralement des vastes espaces libres qui permettent d’installer des équipements tiers.127
126 Virginie Dejoux, Morgane Valageas et Maryse Gaimard, Panorama de l’évolution des conditions de logement en France depuis la fin des années 1960, 2019
127 APUR, Réhabilitation des bâtiments construits à Paris entre 1945 et 1974, Pratiques actuelles/nouveaux enjeux, 2016, p. 47
Immeuble Mouchotte, Paris (75), Jean Dubuisson architecte, 1966
Source : JPHH Photographe
Tours Nuages, Nanterre (92), Emile Aillaud architecte, 1973-1981
Source : https:// www.docomomo. fr/actualite/lettreouverte-pourla-rehabilitationdes-toursnuages-demileaillaud
UN PATRIMOINE VARIE
Si les grands-ensembles sont très souvent caractérisés par les aspects présentés cidessus, ce ne sont évidemment pas des caractéristiques absolues. Les grandsensembles ont tendance à être réduits à une vision de « tours et barres rectangles » identiques et uniformisées, cependant, on peut citer des travaux d’architectes qui rompent clairement avec cette idée reçue et ouvrent les possibles du grandensemble. Un exemple évident serait le travail de l’architecte Émile Aillaud, qui préfère les courbes aux lignes droites. Il conserve certains aspects des grands ensembles (la densité, le grand jardin central pour le quartier) mais propose une esthétique différente. « La réalisation des « grandsensembles » n’empêche pas quelques rares architectes de souhaiter retrouver une certaine diversité urbaine qui serait aux antipodes « des alignements, des ordonnances ou des répétitions mêmes rythmées, et qui proposerait des replis, des clôtures, des ouvertures et des enclos auxquels chacun s’adapte, se modèle et s’attache. »128
La « rigidité» des grands-ensembles a été questionnée assez tôt par plusieurs architectes qui ont proposé d’autres formes pour des logements collectifs d’envergure. On peut citer l’Habitat 67 (1967) à Montréal de Moshe Safdie
128 Jacques Lucan, Habiter, ville et architecture, EPFL Press, 2021, p. 193
qui propose un développement tridimensionnel plus aléatoire, le Toulouse-le-Mirail de Georges Candilis (années 1960) qui développe le principe de la matrice en nid d’abeille ou les villes nouvelles classiques de Ricardo Bofill. Ces bâtiments, sont directement issus de réflexions sur les grands-ensembles classiques. Ce sont autant de nouvelles solutions qui n’auraient jamais existé sans les grands-ensembles. Ils sont automatiquement liés au patrimoine des grands-ensembles.129
129 Jacques Lucan, Habiter, ville et architecture, EPFL Press, 2021, p. 194 à 207
Habitat 67, Montréal (Canada), Moshe Safdie architecte, 1965-1970
Source : Nora Vass photographe
Plan du quartier du Mirail, Toulouse (31), Georges Candilis architecte, 1969
Source : Fonds Candilis
Les Arcades du Lac & le Viaduc, Saint-Quentinen-Yvelines (78), Ricardo Bofill architecte, 1982
Source : Ricardo Bofill architecte